VIII


Liodik ou le silence










Au printemps 1942, sur les routes de ce qui, en temps de paix, s’appelait la région de Leningrad, marchaient dans le crépuscule des groupes de soldats soudés en une chaîne et s’accrochant de toutes leurs forces les uns aux autres. Ils avaient d’ordinaire à leur tête quelqu’un qui s’orientait dans l’espace un peu mieux que les autres. Ce dernier repérait, à l’aide d’un bâton, les ornières, les corps des hommes et des chevaux, et la litanie des aveugles, qui le suivait comme elle pouvait, évitait ces obstacles. Leur maladie, au nom grec de nyctalopie, commence ainsi : la personne cesse de distinguer le bleu foncé et le jaune ; son champ de vision se rétrécit et quand elle entre dans un local éclairé, des taches de couleur dansent devant ses yeux. Le populaire l’appelle la cécité des poules, c’est la maladie du long hiver, de l’avitaminose, de la fatigue extrême. Un mémorialiste racontera par la suite qu’il « ne voyait que deux bouts de terrain droit devant lui. Alentour, tout était cerné par les ténèbres ».

Leonid Himmelfarb, cousin de mon grand-père, alors âgé de dix-neuf ans, se trouvait dans les forêts et marécages entourant ces routes : depuis l’automne précédent, son régiment de fusiliers, le 994e, tenait les positions dans la région, ayant dû, à plusieurs reprises, renouveler entièrement ses effectifs et son commandement. De tout ce temps, Liodik – comme on l’appelait en famille – avait écrit à sa mère évacuée dans la lointaine ville sibérienne de Ialoutorovsk. Il était encore chez les siens un an plus tôt – ses premières lettres avaient été envoyées en mai des camps militaires des environs de Louga. Dans l’une d’elles, il disait qu’il était allé à Leningrad porter des papiers pour entrer à l’école d’aviation : « Mais, naturellement, je n’ai pas été pris, j’ai été déclaré inapte. »

Le 1er septembre 1939, premier jour de la guerre mondiale, l’URSS adoptait la loi sur les obligations militaires, qui imposait la conscription. Désormais, les enfants et petits-enfants de ceux dont l’origine sociale était jugée douteuse – anciens nobles, manufacturiers, marchands, officiers de l’armée tsariste, prêtres*1, paysans aisés – étaient jugés aptes ; précisons qu’ils devaient servir en tant que simples soldats et que les écoles militaires leur restaient fermées. Sur le moment, cette innovation parut presque démocratique, dictée par une logique d’égalité. Toutefois, la même loi abaissait d’un coup l’âge de l’appel, qui passait de vingt et un ans à dix-neuf (et dix-huit pour ceux qui n’avaient pas été au-delà de l’école secondaire). Liodik écrivait que dans sa tente pour dix on dormait au chaud, confortablement, qu’ils s’étaient fabriqué une table, un banc, avaient un peu embelli les lieux alentour, et il promettait d’apprendre à mieux jouer aux échecs. Selon les nouvelles normes, la ration de pain était de huit cents grammes, et non plus d’un kilo, on avait instauré un jour sans viande pour lequel on avait prévu du fromage, et tout cela était sinon joyeux, du moins intéressant et compréhensible.

Il y a, dans les papiers de maman, une enveloppe à part, contenant les lettres et des photographies de Liodik enfant. Le petit garçon chaussé de bottes de feutre et de caoutchoucs vernis, coiffé d’une toque d’astrakan rabattue sur les yeux, avait eu une place importante dans sa propre enfance, l’absence en avait fait, en quelque sorte, un garçon de son âge, et sa mort à vingt ans à peine serait à jamais une nouvelle effarante. Au décès de sa mère, tante Verotchka, femme toute sèche aux cheveux gris, ce qui resterait de lui, une fois les cendres de celle-ci reposant dans le mur du crématorium au monastère Donskoï, se résumerait à cette enveloppe recelant son avis de décès et des bandes de papier officiel avec des chiffres et des ajouts : « Un bonjour de la première ligne ! » « Je t’embrasse fort. » « P.-S. Suis sain et sauf. » Sain et sauf était, au fond, l’essentiel des lettres de Liodik, bien qu’il mît à profit la moindre possibilité de donner de ses nouvelles. L’incantation du « rien de nouveau » passait de feuillet en feuillet, ce qui se passait alentour avait cessé d’être descriptible. Ce qu’il ne parvenait pas à celer était l’étrange cliquetis que l’on percevait derrière ces lignes, lesquelles semblaient pourtant tracées par un être paisible et sachant apaiser ; ainsi tinte la porcelaine dans le buffet, quand dans la rue passe l’artillerie lourde.

Au crayon sur une feuille de cahier à lignes :



28/VII/41

Chère petite Maman,

Avant-hier, j’ai reçu beaucoup de courrier, à savoir cinq lettres, une carte postale et deux lettres de toi, une de Papa et une de vous deux. Tu peux imaginer combien ces chères lettres m’ont rendu heureux. Petite Maman, je n’ai pas écrit de longtemps parce qu’il était impossible d’envoyer du courrier. À présent, notre instructeur politique a pris l’affaire en main et la poste marchera sans doute mieux. Même si je ne reste pas au même endroit, mon adresse ne changera pas.

Tout va bien, je suis en bonne santé et certain de notre victoire. J’espère être avec vous le jour de mes vingt ans, mes chers parents. Je suis fier de mon père et de ses frères. Dans sa lettre du 6 courant, Papa écrit qu’il s’est engagé dans la résistance civile et qu’il ne sera pas utile simplement à l’arrière, mais aussi au front. Bientôt, oncle Filia, oncle David, ainsi qu’ils l’écrivent à Papa, seront également dans les rangs de l’Armée rouge. Le mari de tante Betia *2 a été mobilisé ; ça se comprend, il est instructeur politique. Papa a trouvé du travail le 2 courant. Je suis content pour lui.

Petite Maman, les bombardements ne vous ont-ils pas trop perturbés ? En tant que combattant expérimenté, je vous donne ce conseil : si l’on se trouve près d’une station de métro, le mieux est de s’y cacher, là ou dans un abri. Si tu en es éloignée, essaie de courir te réfugier dans un endroit plus bas, et ne reste pas debout.

Un grand merci pour l’attention que me portent tante Betia, Lionia, Liolia. Félicitations à Lionia pour son grade de père, à Liolia pour celui de mère, à tante Betia et à Sarah Abramovna pour celui de grand-mère.

L’argent ne t’a-t-il pas été retourné ? En tout cas, ne te tracasse pas pour ça. En ce moment, je n’ai aucun besoin d’argent. Surtout que j’ai reçu les vingt roubles de ma solde. Petite Maman, comment vas-tu ? Pour ta main, est-ce qu’elle va tout à fait mieux ?

J’arrête là. Porte-toi bien et sois heureuse. Je t’embrasse très fort et te serre dans mes bras. J’embrasse fort tous les nôtres, en particulier tante Betia, oncle Sioma, oncle Boussia, tante Rosa, Lionia, Liolia.

Ton Liodik

De fait, Liodik avait été mobilisé d’emblée, il s’était retrouvé dans la guerre alors que celle-ci n’avait pas encore commencé. Cette lettre est écrite le jour de son anniversaire : il a tout juste dix-neuf ans. Les troupes allemandes font déjà mouvement pour encercler Leningrad. À Tcherepovets, on forme en hâte, avec des évacués, des adolescents d’hier, des résistants locaux enrégimentés, avec tous ceux qui tombent sous la main, la 286e division, qui comprend le 994e régiment de fusiliers. Que l’on jette aussitôt au cœur de la bataille.

Du côté de la gare de Mga*3, se trouve la rivière Nazia ; alentour, des lieux appelés Voronovo, Poretchié, Michkino, Karboussel, tout un espace – seize-vingt kilomètres – de terre marécageuse et de forêts. Kirill Meretskov, qui commande le front du Volkhov et y a laissé des centaines de milliers de soldats, se remémore, des années plus tard : « J’ai rarement vu un endroit moins propice à l’offensive. Les lointains infinis des forêts, les fondrières, les champs de tourbe noyés d’eau, les routes défoncées sont à jamais gravés dans ma mémoire. » Là, dans les fondrières, le 994e régiment de fusiliers végétera pendant trois ans, s’efforçant d’avancer, reculant pour installer son campement, cédant et maintenant tour à tour ses positions.

Cela commence dès le mois de septembre, où le convoi se fige dans le brouillard, sans pouvoir atteindre la voie d’évitement ; Dieu sait pourquoi, nos avions ne sont pas là, alors que les Allemands sont proches. On décharge les wagons pendant une alerte aérienne, en glissant et en trébuchant, on traîne dans le taillis armes et télègues. Les chevaux tirent péniblement les charrettes à essieux de bois. Suivent des semaines de bombardements incessants. En même temps que les bombes, tombent du ciel des tonneaux aux parois percées de trous, qui font entendre un long hurlement insoutenable. Çà et là, des cuisines de campagne se perdent dans la forêt, redoutant de traverser les zones à découvert. La faim commence à se faire sentir. Comme armes, on ne dispose que de fusils. Le 11 septembre, près du village de Voronovo, quand les chars allemands passent à l’attaque, c’est la panique, les hommes se dispersent dans les marécages. En quelques jours, la division perd la moitié de ses effectifs et une grande partie de son commandement.

Étrangement, on peut reconstituer de manière assez détaillée ces jours et ces semaines ; un certain nombre de textes, d’interviews, de lettres appartenant à ceux qui ont alors survécu entre Voronovo et la Nazia ont été conservés. Nous n’avons pas eu d’artillerie pendant deux mois, se souvient un commandant de bataillon du 996e régiment, voisin. Outre les fusils, on donne à chacun une grenade à main et une bouteille contenant un mélange inflammable. Le temps se rafraîchit, il n’y a plus de pain, juste des biscuits. Pas d’alcool non plus. On a droit à un repas chaud par jour. Certains récupèrent les capotes des cadavres et les portent par-dessus les leurs. On rampe dans la neige jusqu’à l’état-major et retour. On partage entre les compagnies la viande des chevaux tués et on la fait bouillir.

« Un jour nous n’avons pas eu l’ordre de passer à l’attaque. Les Allemands ne nous ont pas non plus bombardés et leurs canons n’ont pas tiré. On n’entendait même pas de tirs de fusils. Sur toute la ligne de défense des marécages de Siniavino régnait un silence strident… Vous comprenez, une journée de silence ! Au bout de quelques heures, les hommes ont été pris d’une peur panique, un état d’angoisse effroyable… Certains étaient à deux doigts de balancer leur arme et de filer à l’arrière… Nous autres, du commandement, on faisait le tour de la ligne en essayant de calmer les hommes, à croire que les chars allemands arrivaient sur nous. »

Dans les lettres de Liodik, rien de cela n’est mentionné, pas la moindre allusion. Sur chacune d’elles, le tampon obligatoire : « visé par la censure militaire » ; en l’occurrence, le censeur n’avait pas à s’inquiéter. Un ouvrage consacré au front du Volkhov cite une lettre d’un lieutenant Vlassov, datée du 27 octobre 1941 : « Les premières gelées et la neige mettent hors d’eux les fascistes*4, surtout quand, à travers leurs jumelles, ils voient nos soldats de l’Armée rouge dont tous les vêtements sont doublés d’ouate, qui portent de chaudes chapkas et ont, par-dessus tout ça, leur capote. Eux, à ce que nous en voyons, n’ont toujours que de courtes vestes… Tout ce qu’on peut dire, c’est que les opérations de combat sont à notre avantage et que les officiers de Hitler n’auront pas le plaisir de déjeuner à l’hôtel Astoria, ce dont ils rêvaient. » Ce tableau, avec chapkas et congères, on le voit comme dans les jumelles évoquées ; la pointe d’humour et la certitude de la victoire sont obligatoires pour le commandement. Néanmoins, nul ne s’attend à ce qu’un lieutenant cache, par exemple à sa femme, qu’il est, malgré tout, à la guerre.

C’est pourtant ce que fait Liodik Himmelfarb, concentré pour ne rien raconter de lui. Il ne cesse de poser des questions, en premier lieu sur la santé de sa mère qui le tourmente : son travail ne la fatigue-t-il pas trop ? Il lui demande de ne pas s’inquiéter pour lui, tout, absolument tout, est parfait. S’il est resté silencieux pendant plus d’un mois, c’est à cause de l’« effroyable paresse » qui s’empare de lui « dès qu’il s’agit d’écrire des lettres ». Rien de nouveau de son côté. Lionia, Liolia, leur nouveau-né, Sarah Abramovna vont-ils bien ? Et oncle Sioma et sa femme ? Que dit oncle Boussia ? Comment allez-vous tous, mes très chers ? Simplement, je t’en prie, ne t’inquiète pas pour moi, c’est inutile, superflu. Porte-toi bien et sois heureuse. Porte-toi bien et sois heureuse. J’ai tout ce dont j’ai besoin.

* * *

Au tout début de la guerre, à Leningrad, Daniil Harms et le peintre Pavel Zaltsman se rencontrent par hasard chez des amis. On sait bien de quoi ils parlent : il n’y a aucune illusion à se faire. À un moment, Harms évoque l’avenir proche : « Nous fuirons en rampant, sans jambes, nous agrippant à des murs de flammes. » Marina, son épouse, se remémore la veille de l’arrestation du poète : il fallait porter une table dans le couloir, mais « il avait peur que survienne un malheur si on la bougeait ». Harms est arrêté le 27 août. Dans sa cellule de la prison des Croix, il entend peut-être vrombir l’air pur de ce 8 septembre où les lourds bombardiers lâchent leurs bombes sur les entrepôts Badaïev.

Beaucoup ont gardé le souvenir de cette journée ensoleillée : à Levachovo, dans la banlieue de Leningrad, l’étudiant Nikolaï Nikouline voit exploser les obus de la DCA, pareils à des morceaux d’ouate dans le ciel d’azur. « L’artillerie tirait comme une folle, de manière désordonnée, sans causer le moindre dégât aux avions. Ces derniers ne se donnaient pas même la peine de manœuvrer, ils ne modifiaient en rien leur formation et, comme s’ils ne remarquaient pas les tirs, volaient obstinément vers leur but… C’était terriblement effrayant, et je m’aperçus soudain que je m’étais caché sous un morceau de bâche. » Dans le sable sifflaient et s’éteignaient les bombes incendiaires.

Quand tout se calme, on voit qu’une fumée noire recouvre la moitié du ciel en direction de la ville. Lioubov Vassilievna Chaporina, âgée de soixante-deux ans, regarde du même côté par sa fenêtre. « Haut dans le ciel, les petites boules blanches des explosions, les tirs désespérés de la DCA. Tout à coup, de derrière les toits, grossit rapidement un nuage blanc, il va de plus en plus loin, d’autres s’amoncellent sur lui, tous sont dorés par le soleil couchant, ils emplissent le ciel, deviennent de bronze et, d’en bas, monte une bande noire. Cela ressemble si peu à de la fumée qu’il me faut du temps pour admettre qu’il s’agit d’un incendie… Un tableau grandiose, d’une sidérante beauté. »

Les journaux intimes et les carnets du blocus, au cours de l’effroyable hiver 1941, ne disent pas autre chose, à croire que ce mot de « beauté » explique quoi que ce soit, ou plutôt isole – çà et là surgissent des aires se distinguant étonnamment du reste du texte. Ces zones, qui rappellent des bulles se formant sous la glace, sont aménagées par différents auteurs pour voir et décrire la beauté. La ville affamée, entièrement absorbée par la question de sa survie, tombe parfois dans la contemplation : ainsi s’endort-on par grand froid, sans plus craindre de geler. Le rythme du texte change. Ce qui s’écrivait en hâte – vite, fixer, ne pas laisser les choses sombrer dans l’oubli –, relevant un détail, des conversations, des blagues, tenant la chronique quotidienne de la déshumanisation, s’accorde soudain une longue pause afin de contempler les nuages et de décrire les effets de lumière. C’est d’autant plus frappant lorsqu’on saisit à quel point tous ceux qui écrivent sont accaparés par le labeur acharné de la survie. Leurs témoignages ont en vue un destinataire, le futur lecteur qui prendra conscience de ce qui s’est passé dans toute son horreur et sa honte, qui pourra entrevoir les arrestations et les relégations, les bombardements nocturnes, les tramways figés, les baignoires emplies de saletés gelées à manger, la peur et la haine dans les files d’attente pour le pain.

Néanmoins, les longues digressions n’ont, me semble-t-il, ni visée consciente ni sens immédiat ; je les qualifierais volontiers de « lyriques », n’était leur caractère curieusement impersonnel. Une vision détachée, qui paraît n’appartenir à personne, qui n’a pas de point de vue, comme dispersée dans tout l’espace, lequel, récemment encore, était la maison, un lieu de vie paisible, ou de repos, de déplacement, mais s’est déjà transformé en surface impénétrable, sans nom ni explication. « On voit dans les rues comme en plein jour. La lune éblouit, et je crois n’avoir jamais contemplé une Grande Ourse aussi brillante. » En ces instants, il semble que le spectateur lui-même ne soit pas là : celui qui voit le ciel et la terre changés n’est plus moi, c’est quelqu’un d’autre (« cela, je ne le pourrais pas », disait Akhmatova qui avait quitté la ville dès le mois de septembre). Le corps a des démangeaisons, il a mal, peur, il essaie de s’amnésier mais ne le peut ; cependant, l’instance qui rédige ces notes va à sa guise, sans se presser, à croire que l’air lui-même et son infinie réserve de temps se perdent dans la contemplation des quais et des édifices.

De la même façon progressent, avec de longues interruptions-comas, les Mémoires de ceux qui combattent durant ces mois aux environs de Leningrad et voient de leurs yeux les projecteurs, gigantesques lustres au-dessus de la glace, descendant du ciel en parachute, et les jaillissements de flammes multicolores palpitant sur la ville en feu. Il semble que ces territoires voués à la mort se dédoublent soudain, se reflètent entre eux, comme s’il n’y avait aucune différence entre la ville assiégée qui périt (sept cent quatre-vingt mille personnes mourront durant la première année du blocus) et le front.

La ville-front : que la propagande d’alors ait affectionné ce cliché ne doit rien au hasard ; il fallait expliquer d’une façon ou d’une autre la dégénérescence du quotidien, son aboutement sauvage à l’expérience incessante de la souffrance et de l’effondrement, et tenter de l’élever. Les frontières entre l’habituel et l’impensable avaient cessé de fonctionner, dans les salles de la Bibliothèque publique, les cadavres raidis des employés gisaient sur le sol, mais on servait encore les livres à la première demande.

Les gens qui peuplaient la ville et le front changeaient aussi rapidement que leurs représentations du possible et du naturel. Le Journal du siège de Leningrad de Lidia Guinzbourg décrit en détail les étapes de la dégradation, laquelle se révèle avant tout physique, affectant les principes d’hygiène et les usages quotidiens, se traduisant en « peau et cheveux devenus gris », en « effritement des dents », évinçant le besoin de lire, aiguisant, en revanche, la volonté de s’adapter aux circonstances et de survivre.

Durant l’été 42, la faim et le froid refluèrent un peu, ce qui entraîna un nouveau problème inédit, quelque chose comme un écart entre le répit offert et l’inertie de la lutte pour l’existence entée dans la chair. Un petit coussin de cuir dans un fauteuil (charmant cadeau de l’ancienne vie) suscitait une pesante perplexité : « la possibilité surgissait d’un retour des choses à leur vocation première. » Mais qu’en faire ? Et que faire des rayonnages de livres, que faire des livres eux-mêmes ? Voici qu’ils avaient rampé plus près de nous, simplement on ne voyait pas encore dans quel but les prendre en main. La capacité irréfléchie de chauffer les poêles, de monter l’escalier glacial avec un seau d’eau, de supporter le poids des gamelles, des sacs, des cartes de rationnement, l’accablant rituel quotidien du réveil et des préparatifs – tout cela était le lot d’un homme nouveau. Dans le monde ainsi changé, il était préférable de se séparer de son ancien moi, sans un regard en arrière. En fin de compte, tout, alentour, mutait charitablement, la vodka se transformait en pain, les meubles en sucre ; « On préparait des galettes d’herbe et des boulettes de hareng », écrit encore Guinzbourg. Elle y perçoit une leçon facile à comprendre : « Chaque denrée devait cesser d’être elle-même. » C’était exactement, sans conteste, ce que devaient faire les hommes.

Envoyé au front durant l’été 1941, Nikouline raconte à peu près la même chose ; à la fin de l’automne, il connaît, lui qui souffre de dystrophie et est complètement perdu, un changement inattendu. Plein de poux, à bout de forces, il passe une nuit dans une fosse, où il pleure de cafard et de faiblesse. « Des forces me revinrent je ne sais d’où. Au matin, je rampai hors de mon trou, errai dans les trous déserts des Allemands et trouvai une pomme de terre gelée, dure comme la pierre. J’allumai un feu… Alors commença ma renaissance. J’eus soudain des réflexes de défense, de l’énergie. J’eus du flair, lequel me souffla la conduite à tenir. J’eus de la poigne. J’entrepris de trouver de quoi bouffer… Je me mis à ramasser des biscuits et des croûtes près des entrepôts, des cuisines, bref, je trouvais à manger partout où je pouvais. Et on me prit en première ligne. »

L’homme nouveau, capable, qui a appris à survivre, n’est pas seulement utile à lui-même, il l’est aussi à l’État – il sert la cause et, là encore, il n’y a plus de différence entre la ville-front et la ligne de feu. La pensée qui anime les textes du blocus de Guinzbourg est précisément celle de l’utilité, entendue de façon particulière. Le monde occidental s’est révélé impuissant face à Hitler, dit-elle. Le seul qui a pu en venir à bout aura été le Léviathan soviétique : un système terrorisant, corrompant, dépersonnalisant l’individu au point que celui-ci a appris à se sacrifier sans presque s’en rendre compte. Alors que l’individuel se figeait d’horreur, se décomposait, avait une conduite stupide ou vile, le sens vint sous le signe d’une résistance collective à un mal incontestable. Des entrailles de la ville agonisante (de l’intérieur du sacrifice accompli), Guinzbourg se propose, et propose à sa classe d’intellectuels libres, une autre sorte de mobilisation : le renoncement au privé/à l’égoïsme, au nom d’une citoyenneté sans faille, indifférente au destin individuel, mais cherchant à sauver le tout. Si la chose était impensable avant guerre, le conflit avait aboli l’ancien ordre des relations. Les petits privilégiés du monde académique, écrit-elle, où sont-ils à présent ? Ils se traînent sur les routes, leurs appartements pillés sont vides. Après sa renaissance, purifié des vieilles habitudes, l’homme efficace du temps de guerre vit, léger, et peut donc être utilisé pour la cause commune.

Conformément à cette logique de service, le texte de Guinzbourg est un modèle de concision et d’économie. Ses notes, que l’on trouve dans d’innombrables rédactions et variantes, servent à fixer des sujets dont on peut extraire le typique – des observations fondant des conclusions. Tout aspect personnel est écarté, considéré comme mort ou peu s’en faut. Il convient de l’étudier, de l’étriper-vider, de le soumettre à analyse ; le décrire uniquement dans la mesure où il est possible d’en faire une généralisation. Tout ce qui n’est pas indispensable (telles les chroniques hédonistes de rencontres avec le beau) en est banni. Au demeurant, dans l’énorme volume du Journal du siège de Leningrad, il est un fragment, presque gêné d’exister, dans lequel l’odieux observateur succombe inconsciemment à l’envoûtement familier de la contemplation.

« Habitants de grandes villes, ne soupçonnant pas que la lune existât ailleurs qu’à la datcha, nous trouvions naturel, une chose allant de soi, qu’il y eût de la lumière, la nuit, dans les rues. Je me rappelle comment cela m’apparut la première fois. Tout était d’un noir absolu, l’obscurité d’une nuit de novembre. La noirceur du ciel se distinguait difficilement de celle des immeubles qui se dressaient, énormes boîtes (çà et là, des fentes mal colmatées laissaient passer un filet de lumière). D’étranges tramways bleus circulaient, ils paraissaient à étage, car ils se reflétaient profondément dans la noirceur mouillée de l’asphalte.

Sur la Nevski*5, en perspective, apparaissaient et se rapprochaient les gros feux jumeaux des voitures, tantôt d’un bleu sombre, ainsi qu’il convenait, tantôt verdâtres ou, curieusement, d’un orangé sale. Les feux avaient pris une importance inouïe. Ils allaient par paires (et en chaîne), et brusquement, dans le brouillard, exhalaient un rayon concentré ou une corne. »

Le texte qui, jusqu’à présent, se déroulait entre compte-rendu et généralisation, commence sous nos yeux à se voir – on le dirait noyé d’une amnésie comateuse, il perd toute mémoire de sa mission et des circonstances. Quelques lignes plus bas, l’auteur reprend ses esprits et s’empresse de déclarer qu’« il n’y a pas ici, pour nos contemporains, la moindre mystique, le moindre romantisme », juste un malaise quotidien, mais que l’expérience de ses camarades d’infortune, envoûtés par ces lumière et obscurité, a une autre signification. Le « nous » de naguère des habitants de la ville, devenu répulsif pour Guinzbourg, s’amincit à l’extrême et laisse voir au travers ponts et édifices. Il semble que seules les zones honteuses de l’heureuse stupeur permettant aux individus de contempler ce qui existe en dehors d’eux représentent cet espace commun dont Lidia Guinzbourg rêvait en vain pendant le blocus.

* * *

À la moitié de l’automne, la ville commence seulement à se refroidir. On dit la famine inévitable, mais on peut encore trouver à manger dans les cafés. Après une attaque aérienne, on chauffa le bain et on lava les enfants. Très vite, l’idée qu’il suffit d’un léger mouvement pour que l’eau coule à flots du robinet paraîtra invraisemblable. La ville est bombardée, les fenêtres des maisons sont camouflées, mais les tramways bleu foncé circuleront jusqu’en décembre. Les normes alimentaires sont de plus en plus basses : au lieu de six cents grammes de pain, on en donne deux cents aux employés. En septembre, Chaporina va faire des courses, on lui donne du pain sur présentation de sa carte de rationnement, et elle se laisse distraire par la lecture d’un journal affiché dans la rue. Elle comprendra par la suite qu’elle a oublié de demander les cinq œufs auxquels elle avait droit. Quelques semaines plus tard, oublier de la nourriture sera impensable. Quelqu’un note qu’il dort tout habillé depuis des jours : il arrive qu’on soit obligé, la nuit, de descendre dans l’abri. Dans les appartements glaciaux de cet effroyable hiver, on gardera ses vêtements pour dormir, en ajoutant tous les chiffons que l’on pourra trouver chez soi ; quand viendra le printemps, Lidia Guinzbourg, qui aura survécu, se persuadera difficilement de troquer ses bottes de feutre contre des bottines. Le froid se fait sentir ; les réserves de combustible sont épuisées dans la ville dès septembre, on envoie le plus de monde possible faire du bois – adolescents, jeunes filles en manteau, chaussées d’escarpins. Dans la nuit du 6 au 7 octobre, tombe la première neige. Le lendemain, Liodik se retrouve, Dieu sait comment, dans Leningrad assiégée.

À l’encre violette sur un bout de papier :



8/X/41.

Chère petite Maman,

Pardonne-moi de te donner si rarement de mes nouvelles. Je n’y arrive pas. Petite Maman, tu prends vraiment tout trop à cœur. Ça ne sert à rien.

Je t’écris cette lettre chez tante Lizotchka. Je n’étais pas loin de Leningrad et j’ai profité de l’occasion pour faire un saut dans la ville. Chez la tante, j’ai trouvé tante Soka et Lioussia. Tu n’imagines pas ma joie de cette rencontre.

Petite Maman, elles s’occupent de moi comme d’un fils. J’en suis tout bonnement gêné. Lioussia m’a cousu une veste matelassée bien chaude, que je peux porter sous ma capote.

La tante m’a donné des chaussettes, des bandes de pieds *6 chaudes et des mouchoirs. Tout cela tombe à pic et je leur suis infiniment reconnaissant. Elles m’ont fourni en bonnes papirosses *7 , de sorte que, pour cela aussi, je suis un « homme riche ». Malheureusement, petite Maman, je devrai les quitter dans la soirée. C’est comme ça, on n’y peut rien.

J’ai reçu plusieurs cartes postales de toi quand tu étais en route, et quelques lettres de Ialoutorovsk. La dernière remonte au 5 septembre. Je suis heureux d’apprendre que tout va bien pour vous. Tu as trouvé du travail, c’est une bonne chose. Ce n’est pas une question d’argent, l’essentiel est que tu ne t’ennuies pas sans rien faire à la maison. Que tante Betia soit venue vous voir est merveilleux.

Petite Maman, j’ai reçu une lettre de Papa, envoyée de Moscou et datée du 27 août. Il écrit qu’il sera bientôt mobilisé. Je n’ai plus rien de lui depuis. Notre nouveau parent est-il venu au monde ? Si oui, fille ou garçon ? Porte-toi bien et sois heureuse. Je vous embrasse tous très fort et vous serre dans mes bras. Tante Lizotchka va t’écrire.

Ton Liodik

Au même moment, Chaporina note dans son journal que les trognons de choux qu’elle a trouvés en dehors de la ville font, cuits à l’étuvée, un bon plat et qu’il serait bien d’en avoir en réserve. Soir : Liodik a déjà quitté ses proches, il marche par les rues non éclairées, il lui faut encore rejoindre son unité. À la nuit, les nuées se sont dissipées, on commence à voir les étoiles, et Chaporina s’attend à des surprises : une attaque aérienne. « Marina Harms est passée, D[aniil] a été arrêté il y a un mois et demi, l’immeuble voisin du leur est détruit, quant au leur, il est fissuré, toutes les vitres sont en miettes, écrit-elle. Marina n’a aucun moyen de subsistance et est morte d’inquiétude pour Daniil Ivanovitch. »

Le même jour, les éclaireurs allemands rapportent au commandement de la 18e Armée l’état d’esprit des habitants de la ville assiégée et recommandent de diversifier la propagande. « Il est indispensable d’utiliser des tracts. C’est un moyen d’agir par surprise, à même de semer la confusion chez l’ennemi en présentant les mesures adoptées par les Soviets comme servant les intérêts allemands. Par exemple, les ouvriers ne doivent pas refuser de prendre les armes, car, à l’instant décisif, ils devront les retourner contre les dirigeants rouges. » Il y a là un curieux écho des paroles reproduites dans l’acte d’accusation du dossier de Harms. Si l’on en croit un informateur anonyme du NKVD, il aurait dit naguère : « Si l’on me force à tirer à la mitrailleuse depuis les greniers dans des combats de rue contre les Allemands, je ne tirerai pas sur ceux-là, mais sur eux, avec la même mitrailleuse. »

En admettant que ce soit vrai, il n’était pas le seul. Les rapports du NKVD cités dans l’ouvrage sur le blocus de l’historien Nikita Lomaguine tiennent un compte détaillé des sentiments défaitistes dans Leningrad assiégée. En octobre, on relève entre deux cents et deux cent cinquante « marques d’antisoviétisme » par jour, et trois cent cinquante en novembre. Devant les magasins où, dès 3 ou 4 heures du matin, des files d’attente se forment et où des foules de gamins mendient des croûtons de pain, on explique que les Allemands vont venir et remettront de l’ordre. Chaporina, non sans compassion, rapporte les rumeurs : ils vont lancer des bombes spéciales sur la ville, qui envelopperont tout de fumée, et quand celle-ci se dissipera, il y aura à chaque coin de rue un policier allemand.

Je ne sais pourquoi, je songe ici à la façon dont, aux premières semaines de la guerre, Lev Lvovitch Rakov, naguère amant de Kouzmine, savant, bel homme et dandy russe, tentait de rassurer une amie dans un café de Leningrad qui brillait encore de tous ses feux. « Allons donc, pourquoi vous inquiéter ainsi ? disait-il. Bon, les Allemands vont venir, mais ils ne tiendront pas longtemps. Ensuite, ce seront les Anglais et nous lirons tous du Dickens. Et ceux qui ne voudront pas ne liront pas. »

Dickens s’est révélé fort utile dans la Leningrad du blocus, faisant office tantôt de remède réconfortant, tantôt de source de chaleur. Étrangement, on relisait surtout, et on lisait aux enfants, Les Grandes Espérances, avec la maison glaciale et le gâteau de mariage gâté. Le journal de Micha Tikhomirov, seize ans, rapporte qu’en vue de la lecture du soir il avait mis de côté, pour plus de douceur, « quatre petits morceaux de pain sec (très petits), un bout de biscuit, une demi-cuillerée à café de sucre fondu ». Je lis et relis aujourd’hui la lettre d’octobre de Liodik, avec sa veste matelassée et ses mouchoirs : je veux poursuivre cette scène paradisiaque, impensable, scène de Dickens, sur la façon dont on tente de réchauffer un soldat gelé, ensauvagé, dont on s’occupe de lui, dont on le vêt de tout ce qu’on peut trouver, dont, heureux qu’il soit vivant et qu’on le soit aussi, on le nourrit de la dernière chose qu’on possède, ou de l’avant-dernière. Le tout au pire moment de la guerre, dans une ville noircie de l’intérieur, où nul, bientôt, ne pourra plus aider quiconque dans l’appartement aux fenêtres camouflées, et pourtant, à l’intérieur, aussi lumineux que l’ambre.

La lettre est envoyée par l’intermédiaire des tantes, et le jeune homme aurait pu écrire librement, sans méfiance. Il ne le fait pas et ne le fera jamais. À l’automne 41, le nombre de lettres en provenance du front de Leningrad retenues par la censure ne cesse d’augmenter, rien que dans la ville elles se comptent par milliers. Mais même celles qui parviennent à leur destinataire se distinguent des lettres de l’enveloppe de ma mère, en premier lieu par un désir non dissimulé de partager ce qui se passe alentour. Ici, on demande d’envoyer des choses, des papirosses, on décrit le fonctionnement d’une batterie de mortier, on explique les particularités du travail d’instructeur politique. Là, on promet de vaincre l’ennemi jusqu’au dernier et on raconte comment on procède (« Chère sœur Mania, les peurs ne manquent pas au front, c’est insupportable »). Leonid Himmelfarb, lui, continue d’écrire que tout va bien, et cela commence à paraître bizarre quand on n’a pas de lettre de lui pendant un mois et demi ; puis une nouvelle lettre arrive, où il fait allusion à sa paresse et à une angine.



27/XI/41

Chère petite Maman,

Je n’arrive décidément pas à trouver le temps de t’écrire. La raison principale en est mon affreuse paresse dès qu’il s’agit de rédiger des lettres. Petite Maman, j’ai été une seconde fois à Leningrad et j’ai vu tante Lizotchka, Soka et Lioussia. Toutes trois vont bien. Je me suis retrouvé à Leningrad en raison de ma bonne vieille maladie, l’angine, j’ai été hospitalisé, de sorte que Soka, Lioussia et la tante sont venues me voir. Petite Maman, comment vas-tu, comment est ta santé ? Je t’en supplie : ne te tracasse pas pour moi, je n’ai besoin de rien, tout est pour le mieux. Je me sens à présent parfaitement bien.

Je regrette beaucoup que les choses que tu m’as envoyées ne puissent parvenir à destination, parce que j’ai quitté mon unité depuis un mois. Je pense toutefois que ces choses te seront intégralement retournées. À l’avenir, petite Maman, n’envoie rien, j’ai tout le nécessaire.

Je n’ai aucune nouvelle. Je n’ai pas d’adresse pour l’instant. Dès que j’en aurai une, je te l’enverrai.

Porte-toi bien et sois heureuse. J’embrasse fort tante Betia, Lionia, Liolia, oncle Sioma, Rosalia Lvovna et Sarah Abramovna.

Ton Liodik

C’est impossible à vérifier, mais je ne peux me défaire de l’idée qu’une angine, en ces semaines, n’était pas un motif suffisant pour se retrouver des premières lignes à l’hôpital, surtout à Leningrad. Il n’était pas si simple d’atteindre la ville. L’explication qui vient tout de suite à l’esprit est une blessure dont Liodik ne veut pas parler à sa mère – explication à la fois vraisemblable et improuvable. Les carnets de Nikolaï Nikouline indiquent qu’au front on n’était pas malade : on n’avait pas la place. On dormait dans la neige, et quand la canicule était là, on la supportait debout. Nikouline se remémore que les ongles tombaient de ses mains gelées, il se rappelle le nom d’un gars des transmissions qui passait ses nuits à quatre pattes, « dans la posture d’un canon antiaérien », tant son ulcère de l’estomac le faisait souffrir. Un autre témoin évoque la faim permanente : « De nombreux combattants qui, au prix de tant d’efforts, avaient réussi à franchir les mètres mortels du no man’s land, faisaient fi de leur instinct de conservation et se mettaient à chercher de quoi manger dans les lignes allemandes. Aussitôt, nous avions droit à une pluie de mines et d’obus, à une grêle de grenades, et ceux qui s’en sortaient sains et saufs devaient encore regagner leurs tranchées. »

Le 16 novembre, le 994e régiment de fusiliers essuie un feu nourri d’artillerie. Il fait froid, dans les – 20 ºC. Pas moyen, dans les marécages, de construire des casemates, on se retranche comme on peut. Les Allemands avancent et occupent une partie de nos tranchées ; leurs canons tirent en continu, ne nous laissant pas progresser d’un mètre. Le lendemain, l’attaque s’enraye, l’ennemi recule. La terre est gelée, on trouve des fosses toutes prêtes, creusées dès l’automne, on y balance quatre cents cadavres. Les autres, russes et allemands, restent à gésir en première ligne, la neige ne tarde pas et recouvre ce qu’elle peut.

La lettre de Liodik datée de novembre est envoyée le 27. D’où écrit-il ? Allez savoir… Que lui est-il arrivé ? Impossible de le deviner ou d’expliquer pourquoi les parentes de Leningrad n’ont pas écrit aux nôtres qu’il avait été malade. Comment avaient-elles pu se rendre à l’hôpital en ces jours où l’on n’avait pas obligatoirement la force de monter un escalier ? Comment étaient-elles rentrées chez elles ? Le 25 novembre, nouvelles restrictions concernant la norme de pain : employés, enfants et personnes à charge ont désormais droit à cent vingt-cinq grammes. Les blessés et ceux qui se trouvent auprès d’eux sont un peu mieux lotis, comme l’écrit dans son journal le médecin Klavdia Naoumovna, dont j’ignore le nom de famille (ses notes s’adressent à son fils évacué, Liossik, mon petit trésor, mon enfant ; elle répète ces mots tendres aussi souvent que mon Liodik – la différence de prénom ne tient qu’à deux lettres – son petite Maman. Le journal s’interrompt en 1942) : « Nous sommes nourris à l’hôpital, et notre ration est à peu près la suivante. Le matin, un tout petit peu de macaronis noirs, un petit morceau de sucre et cinquante grammes de pain. Au déjeuner, soupe (souvent très mauvaise) et, en plat principal, soit, de nouveau, des macaronis noirs, soit des céréales, parfois un petit bout de saucisson fumé, de viande et cent grammes de pain. Et au dîner, les macaronis sont de retour, ou nous avons encore des céréales et cent grammes de pain. Il y a du thé, mais on ne nous donne pas de sucre. Une ration bien modeste, comme tu vois, et pourtant plantureuse comparée à ce qu’on mange en ville… »

Au début du mois de décembre, Chaporina remarque que les gens ont le ventre gonflé par la faim. Les passants ont un teint jaune tirant sur le verdâtre, comme en zinc, « il y en avait beaucoup comme cela en 18 ». On raconte que quelqu’un a vu deux individus morts de froid dans la rue. Durant ces semaines, le gonflement de la mort, son évidence, occupent de plus en plus de place dans les textes du blocus : les gens se mettent à décrire les files d’attente pour les cercueils, les luges et les charrettes transportant de nouveaux morts, les corps gisant dans les rues, les camions d’où s’échappent des cadavres. Vers la fin janvier, cette horreur deviendra habituelle, et la coexistence avec les morts sera une réalité quotidienne dont on parlera en passant, comme d’une chose ordinaire. Au matin de la nouvelle année 1942, l’artiste peintre Anna Ostrooumova-Lebedeva, âgée de soixante-dix ans, notera non sans plaisir qu’elle a mangé de la colle à bois : « Pas si mauvais. On a parfois, au début, un spasme de dégoût, mais qui me semble dû à un excès d’imagination. Cela fait une gelée pas trop répugnante si on y ajoute de la cannelle ou une feuille de laurier. »

* * *

La dangereuse obsession de la nourriture – on pouvait aisément s’y enliser, ne plus vouloir bouger – forme le contenu secret de la vie pendant le blocus. Il était terrifiant mais si doux d’en parler, et on s’efforçait d’éviter le sujet, surtout en public, au travail, dans l’espace de la mobilisation générale. En privé, le soir, la nourriture devenait l’unique canal que pouvait emprunter la conversation ; elle offrait de larges bancs de sable pour évoquer des souvenirs communs de dîners et de collations, de serviettes de restaurants et de petits lacs de jaune d’œuf. Il était également possible de rêver de l’avenir, de ce qu’on mangerait quand la guerre serait finie, et ces imaginations avaient un charme des plus toxiques, elles brillaient faiblement, réchauffant la mère et la fille avant qu’elles ne sombrent dans le sommeil : par exemple, on n’aurait plus à rationner le pain, on le romprait en gros morceaux, on pourrait saupoudrer largement de sucre, arroser abondamment d’huile, faire frire son content de pommes de terre dorées. Ces visions, estimaient les Leningradois, mieux valait les chasser, elles marquaient rapidement le début de la fin ; de la même façon, ils conseillaient à eux-mêmes et aux autres de ne pas dévorer la ration de pain d’un coup, à peine sorti du magasin. La nourriture, il fallait en parler avec prudence et discernement, la moindre erreur était grosse de scènes féroces et de terribles paroles d’accusation. Dans les lettres et les journaux, son évocation réveillait une chaîne d’énumérations passionnées, auxquelles peu étaient en mesure de résister : je veux te raconter ce qu’on a mangé pour la fête !

Les lettres de Leonid Himmelfarb ne soufflent mot de la nourriture.



28/XII/41

Chère petite Maman,

Je t’ai écrit de tout ce temps sans pouvoir te communiquer mon adresse. J’en ai une, à présent, tu auras donc la possibilité de me répondre. Il y a quelques jours, j’ai été convoqué à l’état-major de l’unité dans laquelle je me trouvais, où l’on m’a dit que je partais pour une formation. J’étais obligé d’accepter, et dès le lendemain j’étais aux cours. Ces formations sont prévues pour le commandement intermédiaire. Étant donné que nous sommes en guerre, le temps d’instruction est réduit à deux mois environ. J’aimerais savoir ce que tu en penses, écris-moi à ce sujet.

Petite Maman, je n’ai rien de toi depuis un moment, de sorte que je ne sais rien de vous tous. Écris sans faute sur tout ce qui m’intéresse.

Comment vas-tu ? Et ton travail ? Comment se portent les nôtres ? Comment s’appelle l’enfant de Liolia et Lionia ? Tante Betia est à présent grand-mère. Elle doit être heureuse. Est-ce qu’il fait diablement froid chez vous autres « Sibériens » ? Petite Maman, qu’il est dépitant que tes envois ne me soient pas parvenus ! Je pense qu’ils te seront retournés. De toute façon, je suis à présent chaudement vêtu pour l’hiver. Tu écris que vous avez des problèmes de papirosses ; est-ce que cela continue ? As-tu des nouvelles de Papa ? Et les Nercessov, que deviennent-ils ? Il y a un mois, j’ai vu Iouri Apelhot, Lioussia et Soka, ainsi que tante Lizotchka. Tous avaient l’air assez bien. Iouri est complètement adulte, il porte l’uniforme, il est médecin militaire. Je crois bien que je t’ai tout dit. Porte-toi bien et sois heureuse. Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras. J’embrasse fort tante Betia, Lionia, Liolia et leur enfant, Sarah Abramovna, oncle Sioma. Réponds vite !

Ton Liodik

Cette lettre est particulière, un peu étrange, on la dirait écrite sous un angle différent des autres. Les précédentes commencent par une cascade de questions et s’achèvent par la panoplie symétrique des salutations (à tante Betia, Lionia, Liolia, l’ordre est toujours le même : du cœur chaleureux de la famille à des parents plus éloignés), qui paraîtraient formelles sans la nostalgie qu’elles recèlent. On la perçoit le plus nettement non dans les mots, mais derrière eux, dans le nombre même des lettres – parviennent-elles à leur destinataire ? –, dans l’insistance (comment allez-vous, mes très chers ?) des répétitions. On pourrait croire qu’il préférerait envoyer un télégramme, mais qu’il est contraint, à la place, de remplir tout l’espace de la feuille de cahier avec la même question qui ne le laisse pas en repos. La correspondance est l’unique moyen d’atteindre ses proches, tout en se gardant de leur laisser entrevoir ce qui se passe vraiment. Les bords ne s’écartent que très rarement et, dans la percée ainsi formée, l’envers apparaît, fugitif. Durant l’été, Liodik écrira à sa tante, mon arrière-grand-mère : « Je suis heureux que vous soyez tous installés, que vous ayez votre petit carré de terrain, et même des poulets. La phrase dans laquelle tu dis que nous laisserons tout cela avec plaisir quand nous rentrerons à la maison m’a fait beaucoup rire. Aussi bien que vous soyez là-bas, on est toujours mieux chez soi, inutile de le dissimuler, pas vrai ? »

Le propos sur la formation est le seul où une angoisse poignante est perceptible. Le sujet est tout entier compressé en quelques lignes mal assurées, dans lesquelles le choix effectué (« j’étais obligé d’accepter ») ne semble pas tout à fait fixé et l’on souhaiterait entendre ce qu’en dira maman : « Écris-moi à ce sujet. »

Les commandants intermédiaires, de sections, de compagnies, manquaient désespérément au front ; aux environs de la nouvelle année, ils avaient dû être presque tous renouvelés sur le front du Volkhov. Le 4 octobre 1941, paraît l’ordre no 85, appelé à corriger cette situation : « Sur la création, auprès des états-majors des armées et divisions, de cours visant à former des commandants subalternes et intermédiaires ». Cet ordre, Staline l’a rédigé en personne, réduisant en conséquence les délais prévus pour cette formation : ils ne sont plus que d’un mois dans la zone du front, de deux dans les états-majors des armées. Le deuxième point concerne directement Liodik et sa récente expérience des combats :

2. Créer auprès des états-majors des armées une formation à l’intention des sous-lieutenants appelés à prendre le commandement de sections. Les cours pourront accueillir jusqu’à deux cents hommes.

Les effectifs seront complétés par des sergents et par les meilleurs des caporaux qui se seront illustrés au combat, y compris ceux rétablis après une blessure légère. Le temps de formation sera fixé à deux mois.

3. On sélectionnera pour assurer la formation les meilleurs éléments des états-majors et des unités des armées.

Un correctif sera apporté au troisième paragraphe : Staline modifiera les « meilleurs éléments », optant pour une formulation plus réaliste : les éléments « compétents ». Les exigences concernant les instructeurs sont minimales, la formation est extrêmement courte. Les commandants intermédiaires, qui doivent emmener leurs hommes à l’attaque, sont les premiers à tomber, ils meurent par milliers, il en faut de nouveaux, le pays n’en est jamais rassasié. Ils sont plus présents sur le devant de la scène que les soldats du rang, et la faute retombe sur eux lorsqu’une compagnie fait soudain retraite sous un feu nourri ou qu’une sentinelle quitte un instant son poste pour se réchauffer un peu.

L’existence famélique menée en première ligne est moins chiche que ce qui attend un élève dans la ville assiégée. En 1941, on révise sans cesse à la baisse les normes alimentaires pour les soldats, mais les combattants de la ligne de front ont encore droit à ce qui, bien souvent, est un luxe à dix kilomètres au nord. On leur donne aussi du gros-gris. Ils touchent quatre-vingt-dix grammes de pain, auxquels s’ajoutent viande, céréales, pommes de terre et oignons ; à ceux qui ont le scorbut on distribue des comprimés de vitamine C. Dans les hôpitaux militaires, la ration des blessés est assez généreuse. Elle comprend non seulement six cents grammes de pain, de la viande, du poisson, mais aussi du beurre et du lait, du sucre, des jus de fruits ou des extraits de fruits et de baies. Pour les convalescents, la ration de pain monte jusqu’à huit cents grammes. En comparaison, la vie des élèves est miséreuse, et la rumeur s’en répand dans les unités.

Bien que Liodik ne redoute pas la faim et qu’il n’ait pas vu de ses yeux ce qui se passe à Leningrad durant ces mois, il a toutes les raisons de s’angoisser. Les enfants et petits-enfants de prêtres, d’aristocrates ou de marchands sont bons pour le service dans le rang, mais les postes d’officier leur sont interdits. De ce point de vue, tout n’est pas rose pour Leonid Himmelfarb : il a de la famille à l’étranger, dont on conserve, dans les vieux albums, de nouvelles photos en couleur ; et puis il y a ses grands-pères, dont on s’efforce, dans les enquêtes et questionnaires, de ne pas préciser l’origine et la situation. Les promotions dans l’armée rendent ces choses un tout petit peu plus visibles ; les enquêtes, avec leurs « n’a pas fait partie de », sont vérifiées plus sérieusement, le fait d’être un simple soldat a l’air plus suspect. Il y a sans doute autre chose pour Liodik : la gêne de quitter ses camarades de première ligne. Lui qui ne veut jamais rien dramatiser, déteste, sans doute, le statut même de chef, maître de circonstances extérieures, innocent-coupable, tiré malgré lui du rang.

Les Mémoires d’Ivan Zykov, soldat du front, décrivent les formations de Leningrad, mais à un grade plus élevé, à l’intention des commandants de bataillons. Elles avaient lieu dans une école du quartier de la Grande Okhta ; les élèves y dormaient, le nagant*8 sous l’oreiller, les fusils chargés en faisceaux. Ils ne sortaient quasiment pas dans la ville, il n’y avait d’ailleurs rien à y faire, hormis se remémorer le Leningrad d’avant-guerre, « la majesté et la beauté de ses quais et perspectives ». L’école n’était pas chauffée, les canalisations étaient gelées depuis novembre. Quelque part, affirmait-on, des théâtres fonctionnaient, et les acteurs, hâves, montaient sur la scène pour jouer.

« Assurer le ravitaillement était compliqué. Les cuisiniers étaient des civils ; des élèves étaient désignés, chaque jour, pour livrer l’eau et fendre le bois. L’eau, puisée dans la Neva, était transportée dans un grand tonneau sur une luge, l’opération se répétait de nombreuses fois par jour. À quelque quatre cents mètres, une maison en bois était débitée. On s’y rendait à pied, on portait à dos d’homme une paire de rondins, on les sciait, les fendait, les apportait à la cuisine. À toi de jouer, cuisinier, prépare-nous de la soupe et de la kacha ! Voici le déjeuner prêt, mais on ne nous permet pas d’entrer dans la cantine. Il faut d’abord faire la queue près d’un tonneau contenant une décoction d’aiguilles de pin ou de sapin : on a ordre d’en emplir son quart et de la boire pour éviter le scorbut. Alors seulement, va déjeuner, mon gars ! »

Le froid persistera encore longtemps, longtemps. « La neige tombait, tombait, tombait. La place, le quai, le palais d’Hiver écaillé, l’Ermitage aux vitres cassées, tout cela me semble quelque chose de lointain, de fantastique, une ville de conte, morte, au milieu de laquelle se meuvent, se hâtent jusqu’à leur dernier souffle, d’irréelles ombres chinoises. »

Aux environs de février, le cannibalisme devient le sujet permanent des conversations : journaux et carnets s’emplissent de sombres rumeurs sur ce thème. « Le professeur D., médecin légiste, affirme que le foie d’un homme mort d’inanition-épuisement n’est pas bon ; toutefois, mélangé à de la cervelle, c’est excellent. Comment le sait-il ??? » On colporte la chose, accompagnée de la sempiternelle question : « légende ou réalité ? », de détails outrageusement naturalistes, qui renvoient d’un bond le conteur et l’auditeur en arrière, du côté de la raison. Au même moment, lucide jusqu’au détachement, Chaporina note : « Je retourne à l’âge de pierre. » Sa carte de rationnement lui permet de toucher quatre cent cinquante grammes de viande : « Je n’ai pas eu la patience de la couper avec un couteau et de la manger à l’aide d’une fourchette ; je l’ai prise dans mes mains et l’ai dévorée comme ça. »



17/IV/42

Mes très chers,

Je ne sais comment commencer cette lettre. Je suis sain et sauf, tout va bien. Je vous ai écrit maintes fois depuis que les cours ont débuté, mais je n’ai pas reçu de réponse. Je ne sais comment l’expliquer.

J’ai à présent une adresse permanente, c’est pourquoi je vous écris à nouveau, dans l’espoir d’avoir un mot de vous. Racontez-moi votre vie à tous, mes très chers, dites-moi comment vous allez. Comment vont petite Maman, tante Betia, Lionia, Liolia, leur petit, Sarah Abramovna. Je m’inquiète beaucoup, n’ayant aucune nouvelle de vous.

Je suis resté à Leningrad jusqu’en mars, ce qui, pour la nourriture, n’était pas vraiment extraordinaire. À la fin de février, j’ai quitté Leningrad et traversé le lac Ladoga, de sorte que mon ordinaire s’est amélioré. Du coup, je me sens aujourd’hui solide et en pleine santé.

Parlez-moi en détail de tout et de tous. J’attends votre réponse avec impatience. J’embrasse fort et serre dans mes bras petite Maman, tante Betia, Lionia, Liolia, leur enfant et Sarah Abramovna.

Mon adresse : Sous-lieutenant L.M. Himmelfarb, PPS 939,994 s/p, 3e bataillon, 7e compagnie.

* * *

Au printemps 1942, la vie, malhabile, commença presque à contre-cœur à reprendre ses anciennes formes. Les distributions de produits alimentaires augmentèrent ; le marché revint et, avec lui, la possibilité d’acheter des choses. La ville, devenue plus simple et rude, prit sous le soleil les traits d’un village ; çà et là, la terre était dénudée, bonne pour des potagers, ici on récolterait des pommes de terre, des choux, des concombres. En avril, les Leningradois sortirent dans les rues, afin de les purifier des traces de l’effroyable hiver ; il n’avait pas disparu, il s’exhalait de la moindre fente, mais les changements semblaient paradisiaques. L’euphorie, instable, vacillante (on n’osait y croire, on avait simplement envie de souffler un peu sous son soleil de verre), rejaillit dans les textes du blocus au cours de ces semaines et de ces mois. Au début de l’été, Klavdia Naoumovna écrit à son fils : « La vie s’anime, je dirais même qu’elle bat son plein, comparée à l’hiver. Les gens sont propres, ils portent à nouveau des habits corrects. Des tramways circulent, des magasins rouvrent peu à peu. On fait la queue devant les parfumeries – il y a eu un arrivage de parfums à Leningrad ! Certes, le flacon coûte cent vingt roubles, mais les gens achètent et m’en ont acheté. Cela m’a fait un plaisir fou. J’aime tant le parfum ! Je me parfume et j’ai l’impression d’être rassasiée, l’impression que je rentre à l’instant du théâtre, du concert ou d’un café. Cela vaut particulièrement pour le parfum Moscou rouge. » Chaporina lui fait écho – l’air est merveilleux, et ces radis ! On n’a rien de spécial à espérer – « il n’empêche, nous sommes vivants ».

Otter, héros et alter ego de Lidia Guinzbourg, éprouve la même impression de satiété incrédule en se réveillant un matin avec « le sentiment pas encore annihilé d’une absence de souffrance ». Le texte d’Une journée d’Otter qui, par la suite, donnera la construction achevée du Journal du siège de Leningrad, est écrit, déjà avec une distance, en 1943-1944, mais le retour improbable de la vie est toujours perçu comme tout frais dans son invraisemblance. « La fenêtre est ouverte. Il n’a ni froid ni chaud. Tout est lumineux alentour, ce le sera longtemps, durant l’entièreté de la nuit blanche, à l’infini, [au-]devant pas une once de ténèbres. Il n’a même pas faim… Otter rejette son drap, livrant son corps nu à l’air lumineux, léger, ni froid ni chaud. »

Sur le front de Leningrad, un semblant d’heureuse accalmie. Quand la neige disparut, écrit Nikouline, on découvrit des entassements de morts, qui avaient passé là tout l’hiver ; ceux de septembre, portant tunique d’été et chaussures ; par-dessus, des fantassins de l’infanterie de marine en caban noir, des Sibériens en pelisse courte, des combattants volontaires du blocus. Les routes étaient détrempées, impraticables, les trous individuels étaient pleins d’eau. Le printemps assécha, nivela, repeignit tout de verdure, on ne remarqua plus les fosses communes. « Les troupes se reposaient dans la défense. Il n’y avait presque pas de tués et de blessés. Les écoles rouvrirent, il y eut même du cinéma… On aménagea partout des bains publics et on vint à bout des poux. » L’été fut ensoleillé, on préparait peu à peu l’offensive. La mère de Liodik lui demanda s’il n’aurait pas droit à une permission. Il expliqua : « Je te répondrai qu’il n’y a pas de permission en temps de guerre. Quand la guerre sera finie, alors j’espère vous revoir tous, mes très chers. » Des artistes se rendaient sur les positions et donnaient des concerts ; Klavdia Chouljenko, peu connue à l’époque, chantait Le Petit Foulard bleu26, spécialement retravaillé pour elle.

Je reçois des lettres de toi,

Et j’entends ta voix qui résonne,

Alors je vois, entre les lignes,

Le petit foulard devant moi.



5/VII/42

Chère petite Maman,

J’ai reçu, hier, une carte postale de toi, qui m’a fait un immense plaisir. Il y a quelque temps, j’en avais reçu une autre. Je suis heureux d’apprendre que vous êtes tous en bonne santé et que tout va bien. As-tu reçu ma lettre, dans laquelle je t’écrivais tout en détail ? Le même jour, j’en ai envoyé une à Papa, mais je n’ai rien de lui jusqu’à présent. Je t’ai expédié sept cents roubles. Je te l’ai déjà écrit. Les as-tu reçus ?

Rien de neuf chez moi, petite Maman, je ne vois pas passer les jours. Nous avons du beau temps. Il y a quelques jours, nous avons vu arriver des artistes, des musiciens de jazz, un récitant, deux danseuses, une chanteuse et un baryton. J’ai particulièrement aimé l’interprétation des chansons Tchelita27 et Le Petit Foulard bleu, ainsi que la musique de Dounaïevski*9 par le groupe de jazz. Je suis resté longtemps sous l’impression de ce concert, car c’est pour nous un luxe exceptionnel. Sans doute que ces vils Teutons en ont un peu profité, eux aussi, car il a eu lieu non loin des premières lignes.

Tout va parfaitement bien pour moi ; je vis de l’espoir de te revoir bientôt, de même que Papa et toute notre chère parentèle. Je suis fier de mon père qui porte le titre de soldat de la garde. C’est un honneur. De mon côté, j’espère justifier la confiance que le peuple m’accorde en tant que commandant de l’Armée rouge.

Petite Maman, raconte-moi tout, donne-moi des nouvelles de vous tous. J’ai une demande à te faire : si tu en as la possibilité, envoie-moi des enveloppes ; ici, il est très difficile de s’en procurer.

Porte-toi bien et sois heureuse. Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras.

Ton Liodik

J’embrasse fort tous nos chers parents.

P.-S. J’ai rencontré des gars de Moscou. C’était agréable de parler avec eux. L’un d’eux travaillait et vivait dans notre rue.

Je t’embrasse à nouveau.

Liodik

* * *

Avant la guerre, Le Petit Foulard bleu semblait un peu primaire, les paroles, d’ailleurs, étaient différentes. Cette chanson devint pourtant, presque par hasard, l’hymne de la mélancolie bleue (du blues) des soldats (dans la version de la guerre, un combattant se retourne et, à travers la brume, voit brûler au fenestron de son aimée une petite flamme bleue) ; un jeune lieutenant, qui servait lui aussi sur le front du Volkhov, avait transmis à Chouljenko son remake du texte :

Pour les aimées, les désirées,

Canarde le mitrailleur,

Pour l’humble petit foulard bleu

Qui couvre les épaules chères.

D’autres chansons, parmi les plus populaires, connaissent ce genre d’aventure. Cielito lindo, très en vogue – aïe-aïe-aïe, fillette ! – est transformée en Tchelita pour les variétés soviétiques dans les années 1930 : l’original mexicain est plus frénétique, plus éthéré, la version russe, elle, emploie des mots consensuels, qui passent tout seuls, et une ligne lutte des classes y a été soigneusement élaborée. De riches señores lui promettent des montagnes de perles, mais l’héroïne n’aime que le soleil au zénith et le petit gars tout simple qui travaille à la boulangerie. La célèbre chanson de l’Armée rouge Hardiment nous irons au combat pour le pouvoir des Soviets a son jumeau des Armées blanches Hardiment nous irons au combat pour la Sainte-Russie, avec cette nuance qu’elle se chante plus lentement, plus sourdement, comme si elle montait de la terre. Toutes deux ont une racine – ou un buisson – commune, la romance Les Grappes odorantes du blanchoyant acacia. Une chanson que, dans mon enfance, me chantait grand-mère Dora, laquelle se rappelait bien la guerre civile (Fringants, marchaient les escadrons des partisans de l’Amour), trouvait son revers imprévu dans la marche militaire des fusiliers sibériens, en 1915 : De la taïga, de la taïga profonde, vont au combat les Sibériens… Il n’est jusqu’à une valse de salon, découverte dans la pile de vieilles partitions, qui ne manque de me rappeler la soviétique Plaine, ma plaine

La fameuse Katioucha, composée en 1939 par Matveï Blanter, est également chantée par la moitié du monde, arrangée à diverses sauces – l’une de ses incarnations étant l’hymne de la Division Bleue espagnole (la Division Azur), qui combattait, côté allemand, aux environs de Leningrad. Dans cette variante, il est question d’un printemps sans fleurs, loin de l’aimée, des eaux du Volkhov et de l’ennemi infâme qui se baigne dans la vodka. Cette chanson triste s’achève par la promesse d’une mort héroïque : en un unique combat près de Krasny Bor, plus de mille soldats espagnols tombent en une heure. Cet été-là, la mort est partout. De l’autre côté de la ligne de front, Liodik écrit à son cousin : « Je compte rejoindre bientôt les rangs du Parti communiste pour vaincre, en bolchevik, l’ennemi maudit. À te revoir à la victoire prochaine ! À te revoir bientôt ! »



26/VII/42

Chère petite Maman,

J’ai appris par une lettre de tante Betia que tu avais reçu mon argent (700 r.). Je ne comprends pas pourquoi tu ne me l’as pas dit toi-même. La dernière fois, j’ai reçu de toi une carte à laquelle Lionitchka *10 avait ajouté un mot. J’espère avoir bientôt une lettre de toi. Tu m’as demandé, petite Maman, de t’adresser une promesse de versement. Je l’ai fait et tu pourras désormais, par le biais du Commissariat militaire de district, toucher tous les mois de l’argent. Ma solde est de sept cent cinquante roubles, mais cela inclut les indemnités de campagne, sinon elle est de six cents roubles. Le règlement prévoit que l’on ne peut verser que 75 % du taux de base, de sorte que je suis autorisé à te donner seulement quatre cents roubles. Je continuerai donc de t’envoyer le reste par mandat postal. La promesse sera valable un an, soit jusqu’au mois de juillet 1943 inclus. L’argent commencera à te parvenir à partir d’août de l’année en cours. Le 23 de ce mois, je t’ai envoyé neuf cents roubles, quand tu les recevras, écris-moi sans faute. Petite Maman, j’ai indiqué sur la promesse l’adresse suivante : Commissariat militaire de district de Ialoutorovsk, 13 rue Lénine, Poste restante. Habites-tu loin de chez tante Betia ? Si tu estimes nécessaire de mettre plutôt son adresse, arrange-toi avec le Commissariat militaire.

Petite Maman, comment te portes-tu ? Ton travail ne te fatigue pas trop ? Ne te surcharge pas. Je t’ai déjà dit que j’avais eu une lettre de Papa à laquelle j’ai aussitôt répondu, mais il reste muet pour l’instant. As-tu reçu ma précédente lettre ? Je suis en parfaite santé, tout va bien. Dans deux jours, j’aurai vingt ans. J’espère, pour mon anniversaire suivant, être avec toi et tous les nôtres. Porte-toi bien et sois heureuse.

Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras.

Ton Liodik qui t’aime

Aussi étonnant que cela puisse paraître, en temps de guerre soldats et officiers continuent de percevoir leur solde. Les normes de 1939 prévoient entre cent quarante et trois cents roubles par mois pour un fantassin et un peu plus pour les artilleurs et les tankistes. En situation de guerre, s’y ajoutent des indemnités de campagne, qui représentent 25 % de la solde pour le corps des officiers. Le sous-lieutenant Himmelfarb commande une section : la solde de base dans ce cas est de six cent vingt-cinq roubles ; il écrit qu’il en touche six cents, plus les fameuses indemnités. Il envoie tout son argent à sa mère. Dans l’enveloppe contenant les papiers de la belle Verotchka Himmelfarb, sont conservés les talons jaunis des mandats, avec, au dos, quelques mots et l’invariable ton Liodik.



10/VIII/42

Chère petite Maman,

J’ai reçu hier une lettre de toi mais, quand je l’ai ouverte, je n’ai trouvé que quatre enveloppes, sans un mot. La lettre elle-même s’est peut-être perdue, je ne sais. Il y avait très longtemps que je n’avais pas de nouvelles et je m’inquiétais beaucoup pour ta santé, car Papa m’a écrit que tu étais souffrante. Parle-moi en détail de ta santé. La dernière lettre que j’ai reçue était de tante Betia, il y a longtemps ; j’ai aussitôt répondu et ajouté un mot pour toi. J’ai signé une promesse de versement à ton nom pour quatre cents roubles, parce que je ne peux pas faire plus. Je t’enverrai le complément poste restante. As-tu reçu les neuf cents roubles que je t’ai envoyés le mois dernier ? J’ai reçu récemment une lettre de Papa et une carte postale d’oncle Filia. Papa va bien. Oncle Filia sert dans la Flotte du Pacifique depuis près d’un an. Tonia, sa femme, travaille aux studios d’Alma-Ata. Oncle Filia promet de donner l’adresse de tous les nôtres. Il t’a écrit à toi aussi, Papa lui a indiqué ton adresse. Je suis en parfaite santé, tout va bien. Comment vont tous les nôtres ? Raconte-moi tout. Simplement, je t’en prie, ne te tracasse pas pour moi, c’est absolument inutile, superflu. Porte-toi bien et sois heureuse. Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras. Embrasse toute notre parentèle.

J’attends une prompte réponse.

Ton Liodik qui t’aime

Cette lettre est la dernière. Le 25 août, rapportant dans son journal les propos d’une relation, Chaporina note entre parenthèses : « Je suis là, à écrire et, quelque part aux environs de la ville ou dans les faubourgs, retentit une intense canonnade, c’est un duel d’artillerie, la basse tonne, menaçante, tel un gros orage qui approche. »

Le 27 août, est lancée la funeste offensive de Siniavino, destinée à briser le blocus à l’endroit le plus étroit. Pour effectuer leur jonction, les unités soviétiques n’ont que seize kilomètres à parcourir, à travers des forêts et des marécages littéralement farcis, depuis un an, de positions allemandes, de casemates, et semés de champs de mines. Des barbelés courent sur des centaines de mètres, auxquels s’ajoutent des retranchements fortifiés munis de fenêtres de tir, entourés de fossés emplis d’eau marécageuse. « Les canons ne cessent de tonner, tandis que la radio diffuse une joyeuse musique. À en croire la rumeur, nous sommes passés à l’offensive », écrit Chaporina.

Le 994e régiment de fusiliers a pour mission de s’emparer du village de Voronovo et de s’y retrancher ; de l’autre côté de la rivière, se trouvent deux maisons de repos à moitié en ruine, que les Allemands tiennent aussi. Dans ses Mémoires, le commandant du 1er bataillon se montre très précis : un feu nourri plaque les fantassins contre terre, quelques chars parviennent à franchir le pont et comprennent trop tard qu’ils sont seuls, que nul ne les suit, cinq jours et cinq nuits de combats incessants et vains, et les officiers tombent les uns après les autres. « Le commandant du 3e bataillon [celui, justement, dans lequel sert Liodik – M.S.] a une jambe cassée, mon commissaire une épaule, le commissaire en chef du bataillon les deux jambes arrachées. Plusieurs hommes sont tués, j’ai la jambe droite brisée au-dessous du genou. Un éclat d’obus m’arrache les tissus mous jusqu’à l’os. J’ai deux doigts sectionnés à la main droite, et deux autres cassés. Trois éclats d’obus me pénètrent dans la hanche droite… Le sang coule et nous n’avons pour nous tous et toutes ces blessures que deux trousses de secours individuelles. »

Zykov reviendra invalide de la guerre. La mère de Liodik Himmelfarb recevra un avis de décès standard, lui annonçant que son fils est tombé le 27 août, au premier jour de l’offensive. Sebald, qui aimait les analogies – signes d’affinités électives unifiant le tissu vital –, aurait pu noter qu’un an plus tôt exactement, le même jour, Harms était arrêté. D’un autre côté, dans les ténèbres de ces morts en gros, dates et anniversaires étaient pures conventions, on ignorait les dates réelles. Alexandre Goutman, qui commandait un bataillon dans le régiment voisin, racontait que les avis de décès « mort au combat » étaient rédigés pour tous les soldats à la file : on était bien souvent dans l’incapacité de récupérer les corps sur le champ de bataille, « le compte des morts était tenu approximativement ». Les dernières choses que l’on pouvait discerner dans la ténèbre qui s’avançait remontaient à quelques heures avant que tout ne commence.

« La mission est claire pour tout le monde, tous sont prêts pour l’offensive. Nous passons le relais de notre zone de défense à une unité qui arrive à peine. Le régiment part vers le point de rassemblement ou, pour le dire autrement, nous occupons nos positions de départ en vue de l’offensive. Nous dînons dans la forêt, fixons les postes d’observation et, au petit bonheur, nous installons pour dormir. Pour beaucoup, ce sera la dernière nuit de leur vie, or personne n’y pense, tous n’ont qu’une idée en tête : vaincre et survivre. La nuit passe, une nuit de bivouac, sans alertes particulières. À 6 heures du matin, on fume une papirosse, les combattants vérifient leurs armes, prennent sur eux des munitions, des cartouchières, leurs capotes roulées, des masques à gaz. Nous attendons le commandement. À 8 heures précises, on commence à préparer l’artillerie et les mortiers dans toutes les troupes de la 54e armée qui forment le groupe de Siniavino. À 9 heures, les troupes se mettent en marche. »

* * *



Commissariat du Peuple à la Défense de l’URSS

994e Régiment de Fusiliers

16 sept. 1942

N° 1058

PPS N° 939

AVIS

Votre fils, lieutenant commandant une section de fusiliers de la 7e Compagnie du 994e Régiment, Himmelfarb Leonid Mikhaïlovitch, né à Moscou, quartier Lénine, a été blessé en combattant pour la patrie socialiste, montrant, fidèle à son serment, héroïsme et courage, et est mort de ses blessures le 27 août 1942.

Il est enterré au sud-est du vill[age] de Voronovo, distr. de Mga, région de Leningrad.

Le présent avis a valeur de document permettant d’entamer des démarches en vue de l’obtention d’une pension.

Le commandant du 994e Fusiliers,


lieutenant-colonel Popov

Le commissaire militaire du 994e Fusiliers, commissaire de bataillon Gouskov

Le chef d’état-major, capitaine Jijikov



19.2.43

Chère Vera Leontievna,

Chère Maman,

J’ai reçu une lettre de votre mari Himmelfarb, il veut des nouvelles de son bienaimé fils, Leonid Mikhaïlovitch. Je peux vous informer que votre fils a péri de la mort des braves, en défendant la ville de Lénine, le 28.8.42. Il s’est montré digne de notre patrie. Vous devez être fière d’avoir élevé un tel fils. On regrette, bien sûr, votre cher fils, mais qu’est-ce qu’on y peut ? La guerre est implacable, elle exige des victimes. Une chose est réjouissante : le sang versé par le peuple russe ne sera vain. Nous autres, combattants de l’Ar. rouge, vengerons votre fils. Je m’adresse à vous parce que je ne connais pas l’adresse de votre mari et que je n’ai pas pu lui répondre directement.

Porte-toi bien. Tiens bon.

Com-dant adj. du Régiment

A. Ougolkov

* * *

Les lettres de Liodik évoquent, çà et là, un enfant, pour l’instant sans nom, on ne sait de quel sexe, né ou à deux doigts de naître. Cet enfant à peine venu au monde mais déjà important pour lui est celui de Liolia et Liona, c’est-à-dire ma mère, Natacha Gourevitch. Elle me parlait de lui quand j’étais petite ; depuis l’enfance, elle en avait fait son héros, le centre secret de son petit monde, et elle en garda le souvenir sa vie entière. Sur l’enveloppe contenant ses lettres, ses photographies et son avis de décès, l’écriture de ma mère.


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