IX
La question du choix
« Le monde est une tombe commune sacrée, en tous lieux, donc, reposent les cendres de nos pères et de nos frères », dit le canon funéraire orthodoxe. La terre étant une (et nous-mêmes ne faisant qu’un), le lieu de rencontre des vivants et des morts qu’est traditionnellement le cimetière peut être n’importe quel lambeau de terre sous nos pieds. Néanmoins, le cimetière œuvre pour nous : il a d’ailleurs trop de fonctions. Au xviiie siècle, les monastères de Venise aménageaient des salles où les laïcs venaient faire de la musique, jouer aux dominos, deviser et boire du café, rendant visite au passage à leurs proches qui avaient quitté ce monde. Les moines et les novices, séparés (j’ai failli écrire « des vivants ») par une grille, étaient également présents, soutenant la conversation, avant de revenir à leur autre vie. Au cours des deux ou trois cents dernières années, les cimetières sont devenus, eux aussi, des zones de discours à sens unique, des sortes de parloirs – de monastères ou de camps –, toujours fragmentaires, incomplets. Mais le cimetière a également une autre charge, bien plus ancienne : il est le lieu de l’écrit, le territoire du témoignage écrit.
Cet annuaire de l’humanité comporte tout le nécessaire, en abrégé simplement, se résumant pour l’essentiel à des noms et des dates. A-t-on besoin de plus ? De toute façon, nous ne lirons que deux ou trois noms familiers : qui pourrait garder en mémoire un volume de milliers de pages ?
Si l’on prend pour hypothèse que ceux qui reposent là sont un tant soit peu sensibles au fait que nous nous souvenons d’eux, il ne leur reste qu’à espérer une lecture inopinée – un passant qui s’arrête, un homme qui, Dieu sait pourquoi, a distingué dans la rangée de pierres tombales telle ou telle en particulier. Il s’immobilise, lit, plein d’une curiosité à l’ancienne de ce qui fut avant lui. Cette foi dans la vision salvatrice d’un étranger, dans ses yeux se promenant de lettre en lettre le long des lignes de pierre, les emplissant d’une vie éphémère, de la chaleur d’une chaîne téléologique, rend orphelines les tombes anonymes dont les pierres ont perdu leurs traits et qui n’ont personne pour les déchiffrer. Il semblerait qu’une stèle funéraire soit quasi superflue, sorte de panneau de signalisation (passant, ci-gît un homme…), le plus important n’y est pas, il est au-dessous, et chacun reconnaît les siens. Pourtant, étrangement, une brève notice concernant le nom de celui qui est au-dessous et l’âge qu’il avait, est indispensable : pour quelle raison et dans quel but, c’est une autre question.
C’est là un besoin très ancien, antérieur au christianisme et à sa foi dans la résurrection universelle. Dans un livre comparant pied à pied deux corpus de textes inattendus (Celan et Simonide de Céos), Anne Carson affirme que c’est précisément devant une tombe – où ne se trouvent que la mort d’autrui, la pierre et le besoin de déchiffrer l’inscription – que la poésie sort de sa coquille sonore et éclot en art de l’écrit, adressé à ceux qui regardent et voient, à ceux aptes à faire de ce qui est gravé dans la pierre une part de leur mémoire, de leur ordre intérieur. L’épitaphe devient le premier genre de la poésie écrite, l’objet d’un contrat particulier entre les vivants et les morts, d’un pacte de salut mutuel. Les vivants offrent aux morts une place dans leur mémoire et croient que – pour citer le poète – nos morts ne nous abandonneront pas dans le malheur13.
Un poète, quel qu’il soit, est ici indispensable : il fait œuvre de salut, rend les vies portatives, séparant le signe du corps, la mémoire du lieu où ce corps repose. Une fois lue, l’épitaphe devient brusquement volatile : moyen de transport, bulletin d’absence offrant aux morts une nouvelle nature verbale et des possibilités illimitées de se mouvoir dans les espaces intérieurs et extérieurs de la mémoire, dans les anthologies de la poésie mondiale et les couloirs de nos esprits. Mais que leur sont nos anthologies ?
« Le poète est celui qui sauve les morts », dit Carson. Pas toujours, et pas tous : on manque de place ou de mots pour tous, force est de choisir une ligne, la logique sélective de la pitié, du hasard, d’une inclination particulière ou du principe de l’obole versée à Charon pour franchir le Styx et sombrer dans le néant. Le poète, manifestement, touche lui aussi des drachmes pour fournir un billet retour. Et l’injustice, sur la rive, attend le poète comme les passagers.
Le cimetière, avec sa modeste panoplie de noms et de dates, est plus honnête ; dans les limites de son territoire, il ne choisit pas et s’efforce de se remémorer tout un chacun. Cela explique, sans doute, qu’il se soit transporté aux abords de nos villes, à la périphérie de la vue et de la conscience, à croire que le volume du vécu des autres et le nombre de ces autres excèdent ce que l’esprit peut retenir. Ces personnes déplacées de l’histoire humaine, rayées de tous les comptes et privées de tout droit, hormis celui d’avoir une inscription, une petite plaque, de rares fleurs les jours de fête, ces morts, telle une mer agitée, cernent notre quotidien. Ils se font parfois plus visibles qu’à l’accoutumée. En ces rares instants, la réalité semble s’écarter ; tandis que mon frêle esquif glisse à la surface de l’eau noire, des visages émergent des ténèbres au-dessous, et l’on peut encore distinguer, détailler chacun d’eux, le tirer de là en le logeant dans le halo d’une attention concentrée.
Mais comment choisir ? Et qui ? Dans l’espace entre l’évidente nécessité de sauver tout le monde, sans se poser plus de questions, et celle, tout aussi évidente, inhérente à l’homme, forcée jusqu’au craquement dans les os, de choisir le bon, le seul, dès qu’il est question de quantité, il n’est pas de place pour une juste solution. Cette zone de noire injustice, imprégnée de nos souffrances et de celles d’autrui, encore altérée par notre impuissance commune, est actuellement traversée par un arc voltaïque qui soude passé et présent jusqu’à la consomption complète des deux. Le moindre texte, le moindre discours découlant de cette situation de choix impossible, s’enflamment et brûlent sans apporter de réponse à nos questions. Ne pas choisir et donner tous les noms à la suite, jusqu’à la dernière page ? Se limiter à ce qui (à ceux qui) est (sont) plus proche(s) ? Trouver et tirer hors du tissage du temps, tel un fil de couleur, ce qui répond à un unique critère indistinctement formulé ? Fermer les yeux et s’effondrer, tomber en arrière, comme si les tiens, les mains tendues dans l’attente, t’agrippaient ?
* * *
Il y a, aux Archives d’État de la Fédération de Russie, un département ouvert au public, sorte de brèche dans le mur, où trône une dame gardienne qui délivre aux lecteurs des tickets permettant d’occuper une place temporaire dans l’épaisseur du passé. Sur sa table de travail est posé un gros appareil, assez monstrueux dans son obsolescence de blindé, qui lui sert à apposer des tampons. Il date des années 1930 et fonctionne encore vaillamment. Pour qu’il entre en action, il faut une force physique qui n’a rien d’une plaisanterie : on doit faire tourner un moulinet de fer autour de son axe, un peu comme une plaque tournante, alors le tampon se pose sur le papier avec un claquement. En attendant mon passe, je ne pouvais détacher les yeux de ce qui était accroché à la cloison, sur la gauche. Quelqu’un y avait collé une image de magazine représentant une fleur découvrant ses délicates entrailles, au cœur desquelles était fixé par une punaise un papillon découpé dans du papier.
Faute d’habitude, il me fallut du temps pour venir à bout de ce que les habitués connaissaient parfaitement, à savoir les usages locaux, l’ordre simple réglant la rotation des archives et de la documentation qui allait avec. Dans la grande salle éclairée par des vitres du sol au plafond, il y avait foule, les gens étaient serrés, on entendait le froissement continu des pages feuilletées en quête d’informations. Ce dont j’avais besoin était disséminé dans différents fonds, munis de numéros d’inventaire et d’appellations qui ne renseignaient guère ; peu à peu, pourtant, comme le dos d’un gros poisson émerge des profondeurs d’un lac, apparut le contour d’une possible demande. Les noms ordinaires de ma parentèle, tous ces Guinzbourg, Stepanov, Gourevitch, rallongeaient encore le travail et, pareilles à des boules de naphtaline, de petites pelotes d’informations durcies par le temps me tombaient dessus, qui n’avaient rien à voir avec l’histoire de ma famille mais dessinaient des portes – sortes de peepholes – derrière lesquelles continuait de palpiter une vie étrangère, impénétrable.
En 1930, paraissait à Leningrad un curieux petit livre intitulé Comment nous écrivons. Des écrivains connus, de Gorki et Andreï Biely à Zochtchenko*1 et Tynianov (plus un certain nombre de représentants de la littérature du Parti, des gens qui pensaient exactement comme il fallait), y racontaient comment s’agençait leur écriture, comment fonctionnaient les mécanismes du projet et de sa réalisation. Il y avait parmi eux Alexis Tolstoï, rentré d’émigration pour occuper l’invraisemblable niche de comte rouge. Son récit est l’un des plus intéressants de ce livre en lui-même intéressant.
Ce qu’évoque Tolstoï avec un évident ravissement, ce qui lui a servi de modèle et de source d’inspiration, n’est autre que les rapports de tortures du xviie siècle, des témoignages de fonctionnaires anonymes, greffiers, copistes, avec participation des prévenus et recours aux chevalets, aux pinces, au feu. Tolstoï s’extasie sur leur façon d’aller à l’essentiel, « tout en gardant les caractéristiques du discours des torturés », « leur concision, leur précision », de sorte que le lecteur parvient à voir et à toucher « la langue russe pure, que ne dévoient ni les formes mortes du slavon d’église ni les efforts effectués pour en faire un discours pseudo-littéraire d’importation. C’était la langue que parlaient les Russes il y a un millier d’années, mais que nul n’écrivait jamais ».
Je dois dire qu’il s’agit d’un texte talentueux, construit de manière à rendre le sujet captivant, à lui conférer – au prix de quantité de petits trucs d’écriture – une forme de respectabilité ; quelque chose comme un filet à ressort éthique permettant à l’auteur de frémir devant l’enthousiasme du lecteur, sans tomber dans le trou sans fond qui s’ouvre dès que l’on se rapporte à ce qui se passe actuellement (qui, au demeurant, se passera toujours, tant que vivront les écrits des greffiers) et au type de locuteur dont on goûte la langue. Le goût de Tolstoï a un double fond invisible – les procès politiques, les déportations et les exécutions, qui, au moment où il écrit, n’ont pas encore atteint un pic, mais qui sont là, tout près, au bord de la table de travail de l’écrivain : opérations massives de l’Oguépéou*2, procès de Chakhty*3, récente exécution de l’écrivain Sillov*4 – « je ne me détacherai jamais de la façon dont tout cela s’est déroulé », écrit Pasternak durant la même année 1930. Les « actes judiciaires » russes, comme les appelle Tolstoï, avec leur litanie d’aveux arrachés au long des siècles, sont une source d’une inestimable valeur. Toute la question est de savoir à quoi ils sont utilisés.
Ce que Tolstoï ne dit pas, c’est que le charme de ce discours (sur lequel plane l’ombre ancienne du péché et de la tentation), ce qui fait la souplesse de la syntaxe et le choix minutieux des mots, est précisément la contrainte à laquelle les auteurs étaient soumis. Cette contrainte ne s’impose pas d’elle-même : elle n’est pas le fruit d’une volonté, mais la résultante d’une douleur. Le russe de ceux que l’on juge et torture est enfant d’une effroyable concordance, que des mains étrangères t’arrachent, au sens propre du terme. Cette langue est dépourvue de toute nécessité intérieure, elle n’est pas un ornement, mais une empreinte, la trace, crue comme un morceau de viande, d’événements non linéaires. Ce discours n’inclut ni dessein ni interlocuteur, et nous pouvons ne pas douter un seul instant que celui qui parle ait voulu que jamais il ne résonne. C’est un cas extrême de ce que Rancière qualifie de « monument », une information se résumant entièrement à ce qui en a été le prétexte et qui ne vise ni longévité, ni auditeur, ni compréhension. Le discours est ici pris par surprise, au point extrême du tourment et de l’humiliation, à la limite de l’effondrement.
Et de même que tout ce qui n’est pas destiné à un œil extérieur, de même que, sur une photographie, une ombre tombe sur la nuque d’une femme qui ne nous voit pas et est toute à son paisible ouvrage, les paroles d’un détenu à l’interrogatoire, les paroles du délateur et du témoin ont un relief particulier. Nous voyons ce que nous ne devrions voir en aucune circonstance, et cet événement reste béant dans notre esprit à l’instar d’un trou d’obus, à l’instar de ce que l’historienne Arlette Farge qualifie de brèche dans le tissu des jours. Elle s’ouvre quand, hors de tout plan et programme, le regard se pose sur des choses auxquelles il ne s’attendait pas.
La langue des documents et des productions judiciaires devient révélation, non parce qu’elle n’est pas recouverte du vernis brillant de la littérature, du désir de bien dire ; il s’agit d’autre chose : ce discours et son objet n’ont pas de subjonctif permettant d’exprimer le doute, le souhait, l’hypothèse. Pour eux, il n’est pas de passé, ils en ont déjà été arrachés ; ils n’ont pas non plus d’avenir – impossible de les apercevoir de ce point de vue-là. Les documents d’archives se trouvent intégralement dans le présent, ils ne voient qu’eux-mêmes, leur processus et son résultat. C’est la vie prise par surprise, ce sont des individus qui ne seront jamais plus, tirés des ténèbres par une lumière fortuite, et retournant à l’obscurité.
Dans l’ouvrage consacré par Arlette Farge à la poétique et à la pratique du travail d’archives, l’éclairage est crépusculaire, à croire que le discours se déroule dans des catacombes. Farge ne cesse de décrire les ténèbres et la difficulté de s’y mouvoir ; elle parle de l’épaisseur des archives comme d’une roche dans laquelle on distingue les taches de différents métaux. Je me représente souvent comment, au long des siècles, l’information se fige en un immense corps collectif, très semblable au corps de la terre elle-même, densifié par des millions de vies ayant perdu leur signification première, des corps gisant côte à côte, sans espoir que quiconque les identifie et les distingue.
Comparé aux archives et à leur « surabondance de vie », le goulot de l’Histoire est étroit : elle se contente de quelques exemples, de deux ou trois détails un peu importants. Les archives reviennent à la chose elle-même, à la singularité de chacun des événements qui nous sont inconnus. Il se passe, en outre, d’étranges phénomènes : la généralisation semble s’exfolier, elle devient granuleuse, se redissociant en grains ronds d’existences humaines ; les parties du tout lèvent comme de la pâte à pain, les règles se donnent des airs d’exceptions. Les ténèbres du passé se changent en une sorte de pellicule semi-transparente constamment suspendue devant nos yeux, déformant les proportions et les rapports entre les objets. Celan évoque ce genre de voile mobile dans son Entretien dans la montagne : « À peine une image a-t-elle fait irruption qu’elle demeure suspendue dans la trame, et un fil est en place déjà, qui de lui-même se tisse là à l’entour de l’image, et lui procrée un enfant, moitié image et moitié voile. »
* * *
Par un jour de juillet si torride que la touffeur emplissait la ville à ras bord, je me trouvais dans une petite pièce des archives régionales de Kherson, penchée sur des documents du comité révolutionnaire. L’une des six tables du lieu, qui évoquaient des pupitres d’écoliers, était recouverte, comme d’une nappe, du plan (blanc sur fond bleu foncé) d’une usine de matériel agricole sur laquelle je reviendrai. Avec ses différents services et ses ailes, l’usine était énorme, elle manquait d’espace, certains de ses bâtiments pendouillaient au bord de la table et n’étaient pas entièrement visibles. Je venais d’achever la lecture d’un rapport de la commission médico-sanitaire locale, dans lequel on apprenait qu’en 1905, « le sagou rose du boutiquier Ioffé était en réalité coloré à l’aniline et qu’une livre et demie en avait été détruite », que, « dans toutes les brasseries, on utilisait une tasse d’eau pour laver les verres – il était suggéré de se pourvoir d’un réservoir muni d’un robinet ». Entre autres mesures d’hygiène, des programmes étaient imposés à la population, concernant la propreté et la remise en ordre des cours, latrines, fosses d’aisances et décharges. Au nombre des contrevenants, on désignait les habitants de la rue Potemkine, Savouksan, Tikhonov, Spivak, Kotliarski, Faltz-Fein, Gourevitch. Chaque fois que je tombais sur le nom de mon arrière-arrière-grand-père, surtout dans ce genre de circonstance imprévue, voire ambiguë, je ressentais comme une piqûre de soudaine proximité, comme si le texte du rapport perçait un petit trou à l’aide d’un objet pointu – et voici que mon œil fouillait les poubelles des cours, en quête de nourriture.
Mais il n’y avait plus rien pour moi dans les cours et les boutiques. Le vide régnait également dans le dossier du comité révolutionnaire de Kherson pour la terrible année 1920, qui regorgeait pourtant de papiers manuscrits ou tapés à la machine – ordres, enquêtes, demandes. Parmi ceux qui adressaient des requêtes pour des proches se retrouvant sans emploi ni logement, qui priaient qu’on leur rende un piano réquisitionné, ne figurait aucun Gourevitch – j’eus beau feuilleter les documents du début à la fin et retour, en vain. Pourtant, je continuais – impossible de faire autrement. « Je demande que me soit accordée une avance de soixante (60) mille roubles, pour aménager et organiser sommairement la Section des enquêtes criminelles de la ville de Kherson, dont la charge m’a été confiée. » « Je confirme que le citoyen Pritzker est le père de Maria Pritzker, qui a fui les persécutions des Blancs (c’est une “lutteuse”). Il a été arrêté à la place de sa fille en fuite, et dépouillé. Il est indispensable de lui prêter assistance. » « Prière de me dire d’urgence qui a donné l’ordre de perquisitionner le domicile du ci-devant archevêque de l’église de la Trinité et de réquisitionner ses biens. Ces renseignements sont indispensables pour rapporter au GOUBVOIENKOM*5. »
Il semble que depuis soixante-dix ans nul n’ait eu en main ces papiers, la fiche de demandes étant vide. Impossible ou presque de distinguer, derrière le « voile mobile », les lutteurs (ainsi désignait-on les membres du parti ukrainien des socialistes-révolutionnaires de gauche) dépouillés et les ci-devant archevêques. La rédaction du journal Notre Région, interdit, demandait l’autorisation de reprendre son activité. Le camarade Olshwang, un as de la machine à écrire, suggérait au comité révolutionnaire de se pourvoir chez lui d’un « ruban pas tout neuf pour 800 roubles ».
Çà et là, ce qui ressemblait à un chœur se divisait en voix distinctes, le texte se gonflait de bulles de littérature. « Les innombrables déménagements (le quatrième en une semaine) de la Section administrative ont marqué d’un certain nomadisme les employés comme les solliciteurs. Tous se déplacent, s’agitent, et cela n’a aucun sens », écrivait le responsable adjoint de cette même Section, le camarade Fissak, justifiant la nécessité de bender (sic) toutes les forces et d’occuper sans délai le bâtiment de l’ancien conseil du zemstvo, comptant un nombre suffisant (onze) de pièces, tandis qu’une troupe de théâtre de Saint-Pétersbourg tentait de partir pour la ville voisine de Kakhovka, arguant qu’il y avait trop de théâtres à Kherson, que le public était au bord de l’indigestion et que la troupe n’avait plus de quoi vivre.
J’avais l’impression de voguer sur un lac noir impénétrable, dans une sorte de fragile esquif, me penchant jusqu’à toucher l’eau ; des profondeurs, montaient les petites taupinières incolores de têtes. Il y en avait de plus en plus, elles surnageaient, pareilles à des pelmeni*6 ballottant contre les bords d’une casserole d’eau bouillante. On devinait à peine les visages et il fallait tirer à l’aide d’une lourde gaffe ceux qui étaient les plus proches, les retourner, les fixer sans pour autant les identifier. Parmi ceux qui bougeaient muettement les lèvres, je ne reconnaissais aucun des miens, il ne restait presque plus de place dans l’embarcation, la poupe débordait de sacs au contenu incompréhensible. Comme il arrive dans les rêves, cela n’avait pas de fin – il n’y avait que ce calme mouvement sans issue, le fait qu’il était impossible de prendre à bord qui que ce soit, ni même d’éclairer, au moyen d’une lampe de poche, une bouche entrouverte, pareille à une fente ; impossible de distinguer ce qui se disait, et comment choisir – au demeurant, un choix était-il possible ?
Il n’est sans doute plus grand mensonge que l’impression d’être en mesure de prolonger, ne fût-ce que d’un jour, une existence, d’offrir la possibilité de barboter encore un peu à la surface, de paraître une dernière fois à la lumière, avant que ne s’abattent les ténèbres absolues et définitives. Pourtant, à mon pupitre en contreplaqué des archives, je notais les mots d’autrui, le discours captif de l’histoire commune, comme on gratte le sol en quête d’une pomme de terre gelée de l’année précédente, et m’efforçais de ne pas en changer une lettre.
Au Commissère militère de Kherson.
Déclarassion.
Vous avez, Camarade Commissère, ranvoillé le gérant de la boulengerie Filippovitch, c’te saboteur de Stchabetovski, c’te pilleur du peuple, c’te vipère blanche, c’te canaille, c’te spéculateur et l’diab sait quoi encore, qui vit à côté du bâtiman militère près d’la forteresse, qui profite du bien du peuple et qui crache à la gueule de c’te même peuple, d’sorte qu’un ennemi pareil du peuple et du pouvoir soviétique a pas l’droit d’abiter là. Moi, ouvrier, j’proteste et j’vous prie, Camarade Commissère, de chasser Stchabetovski d’la maison du peuple et d’lui montré la place qui mérite.
En haut du texte, au crayon rouge, la même chose qu’en bas, à la machine, en bleu : « Conformément à la résolution du Commissaire aux Armées, transmettre pour information. »