Non-chapitre


Sarah Guinzbourg, 1905-1915












1.

Alexandre à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, 24 décembre 1905. Sur la photographie, que l’on a coutume d’intituler dans la famille Grand-mère sur les barricades, un homme se tient près d’elle, dont le visage réapparaîtra dans nos archives. La correspondance ne donne pas une seule fois son vrai nom : les amies de grand-mère l’appelaient malicieusement Sancho Pança, à l’instar du compagnon de Don Quichotte, dont il avait le dévouement jamais démenti. Au dos du cliché, une information fournie par le musée de la ville de Gorki : à l’en croire, Sancho, beau moustachu vêtu d’une chemise russe paysanne, avait nom Baranov.

Sur une carte postale, une reproduction de la Neuvième Vague du peintre Aïvazovski, qui, des décennies durant, a orné les salons russes et les salles des actes : rejetée de la mer, l’énorme vague d’un vert mousseux plane au-dessus d’un débris de mât auquel s’accrochent des hommes en train de se noyer ; à l’horizon, sombre leur navire. Au-dessus, est ajouté à la main : « Bonjour de Nijni. »



Sarah,

Vous nous demandez de vous décrire notre train-train, de vous parler de nos « petites affaires ». Il me semble que vous devriez bien plutôt venir vous-même, et au plus vite. Notre train-train, vous pourriez le voir, et prendriez la part la plus directe aux ardentes discussions q[ue] nous avons ici avec les S.-R.*1 Je me figure que vous allez chercher chez vous de quoi vous remplumer ? Quant à moi, je dois reconnaître que je ne suis pas content de n’avoir plus mal à la gorge.

Alexandre

De quoi débattaient-ils avec les S.-R., en ce mois de décembre ? Et qui participait aux disputes ? Si je me fie au cercle des relations de mon arrière-grand-mère, Sancho et ses amis étaient proches des bolcheviks, et il s’agissait sans doute de la nécessité de la terreur révolutionnaire. Le parti S.-R. venait tout juste – suite au Manifeste d’octobre*2 – d’annoncer la dissolution de son Organisation de combat. Les bolcheviks, eux, jugeaient indispensable de poursuivre l’action terroriste et les expropriations*3 ; les S.-R. demeuraient fermes sur leurs positions : entre l’automne 1905 et l’automne 1906, 3 611 fonctionnaires d’État seront assassinés.

Pour se « remplumer » (le mot reviendra dans une autre lettre), Sarah retourne chez elle, à Potchinki, rejoindre son père et ses sœurs. À Nijni, elle est au gymnase no 2, le meilleur de la ville, elle fait des connaissances. Dans cette lettre, son nouvel ami commet encore une faute classique : il écrit Sarha au lieu de Sarah. Il semble, toutefois, qu’elle lui rende visite. Et elle sera à ses côtés sur les barricades, avec son œil abîmé et son bandeau qui s’est mis de travers. Le jour où Sanka*4 lui envoie cette carte, il y a des troubles à l’usine de Sormovo*5, on barre les rues enneigées avec tout ce qu’on a sous la main, caisses, meubles de bureau. Le gouverneur de Nijni-Novgorod a déjà envoyé une dépêche dans la capitale : « La situation est très inquiétante dans la ville. Demain, il peut y avoir des désordres. Je n’ai pas de troupes. » Le 29 décembre, au moment où le cachet de la poste de Potchinki sera apposé sur la carte postale de la tempête, la révolte sera écrasée au canon.


2.

Platon à Sarah Guinzbourg (en prison), 9 février 1907. Une harpiste aux pieds nus, aux yeux de braise et à la crinière brune, est assise sur un rivage désert et triste. Sur la carte postale : « Nathaniel Sichel, Consolation par la musique. »



Bonjour, camarade Sarah ! Je ne suis pas musicien, je suis un piètre chanteur, mais la musique et la poésie sont toujours pour moi une consolation et une jouissance. Je sais par la « petite Sarah » que vous chantez et que vous aimez la musique, c’est pourquoi je vous envoie, dans votre casemate, cette carte postale ; elle me plaît beaucoup, tant par son sujet que par sa facture. C’est l’incarnation de la beauté, elle parle grandement à mon âme qui souffre, peut-être le fera-t-elle aussi à la vôtre. Curieusement, je suis convaincu qu’on ne vous retiendra guère ; et bien que notre époque n’ait rien de féerique, il y a de l’espoir !… La gauche et l’opposition l’ont pleinement emporté à la Douma. La situation est clairement en faveur du triomphe sur les forces obscures, et l’on peut penser que nous n’aurons pas longtemps à attendre « l’aube du merveilleux bonheur ».

« Camarade, crois-le, elle se lèvera,

L’aube du merveilleux bonheur

La Russie de son sommeil sortira,

Et sur les débris de l’autocratie

Vos noms elle tracera ! »

Pouchkine

Autocratie = souffrances pour qu’advienne l’aube de notre Russie. La lumière est devant nous, camarade !

Ayez foi, vous aussi, dans la joie et endurez votre lot.

Je vous serre la main.

Platon

Sarah Guinzbourg est arrêtée pour diffusion de littérature clandestine et emprisonnée à Saint-Pétersbourg, à la forteresse Pierre-et-Paul. La « petite Sarah » – tout indique qu’il s’agit de Sarah Sverdlova – n’est pas seulement une amie proche, pour la vie, de mon arrière-grand-mère, elle a aussi un frère plutôt effrayant.

En citant Pouchkine, le camarade Platon commet deux erreurs touchantes : il parle d’« aube » en place d’« étoile », emploie « tracera » au lieu d’« écrira »*6. Celui qui porte le nom de guerre de « Platon » est un homme peu ordinaire. Ivan Adolfovitch Teodorovitch, fils et petit-fils d’insurgés polonais, révolutionnaire professionnel, ami et compagnon de lutte de Lénine, est membre du Comité central du POSDR*7 (chargé des « planques », comme l’indique un rapport de police). Dix ans plus tard, il sera le premier commissaire du peuple soviétique en charge de l’alimentation et quittera presque aussitôt le Conseil des commissaires du peuple pour protester contre le communisme de guerre*8. Trente ans après, le 20 septembre 1937, il est condamné à la peine capitale par le collège militaire de la Cour suprême, et fusillé.

La Deuxième Douma d’Empire venait d’être formée, la première n’avait survécu que soixante-douze jours, celle-ci se maintiendrait trente de plus, avant que ces parlementaires russes ratés ne soient renvoyés dans leurs foyers. La gauche y était en effet nombreuse, plus du tiers. On s’étonne, aujourd’hui, à détailler la liste des députés d’alors : on y trouve un nombre énorme de paysans (169), trente-cinq ouvriers et seulement six industriels, vingt prêtres, trente-huit enseignants, et même un poète, Édouard Treïmanis-Zvārgulis, qui vivait à Riga et écrivait en letton. Le camarade Platon s’était présenté, lui aussi, mais n’avait pas été élu.


3.

Sanka à Sarah Guinzbourg, 12 août 1907.



Une beauté, pas vrai, Sarouska*9 ? Aussi belle que toi ! Quand je contemple un aussi joli minois, je me dis que les femmes sont une force terrible dans la vie, surtout pour nous autres hommes. Pour elles, pour un seul de leurs sourires, nous sommes prêts à tous les combats, les tourments, la mort ! La femme est la reine de la vie, et tout dans la vie, le meilleur comme le plus beau, lui appartient. Parce qu’elle est elle-même la plus belle, la plus magnifique création de la nature ! Et combien follement heureux pourra être celui q[ui] saura allumer le feu de la passion dans ses beaux yeux ; ils étincelleront alors d’une joie insensée, d’une enivrante beauté… Cet h[omme], les dieux eux-mêmes l’envieraient. Je veux être celui-là, je le veux follement…

Alexandre


4.

Sanka à Sarah Guinzbourg, 17 octobre 1907. Une carte postale représentant un tableau intitulé N’y va pas ! Une femme fait ses adieux à un révolutionnaire coiffé d’une koubanka*10. Il porte la moustache, a dans la main un revolver ; un peu plus loin, des toits enneigés et une petite coupole. Ajouté par-dessus, à la main : « Toi, tu me diras toujours : vas-y ! »



Ce matin, Saroussia, je t’ai envoyé une lettre et j’ai oublié que nous étions le 17 oct., aussi n’ai-je pas mentionné cette fête. Or cette date me sera à jamais mémorable et chère, pas seulement en raison de son importance pour notre société, mais aussi parce que ce jour-là, il y a deux ans, nous sommes allés tous deux pour la première fois, main dans la main, à une manifest[ation] de rue. Nous étions alors de parfaits étrangers et j’ignorais encore, je ne pouvais imaginer ce que cette jeune fille aux yeux noirs, q[ui] marchait à mes côtés et d[ont] je serrais fort la main, me deviendrait bientôt chère et me serait ensuite une fiancée. Le 17 oct[obre] nous a faits camarades et nous a liés. Vive le 17 octobre 1905 !

Ton Sanka

Passe le bonjour à Katia.


5.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Montpellier. 25 mars 1909. Un couple antique, une blonde tend à un brun une somptueuse rose ; il s’incline et la respire avec application.



Cette carte vous parviendra aussi pour les fêtes et au cœur du printemps méridional. Il doit faire bon chez vous, à présent. Chez nous, il neige, il fait froid (pas très froid), mais la fonte s’amorce et l’on sent l’approche du printemps. Le printemps de la nature, cela va de soi, pas celui de cette carte. Ah, Sarah, ma très chère, j’ai parfois désespérément envie de vous retrouver !

Écrivez, écrivez plus souvent, afin que mon âme puisse se reposer de la vie, tandis que je vous imagine devant moi.

Votre Mikhaïl


6.

Sanka à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, avant le 13 juillet 1909. Des vieux, des vieilles, des mères, des enfants, abattus, voûtés, font la queue pour avoir une soupe gratuite, mais la porte reste close ; le tableau s’intitule Soupe populaire.



J’ai reçu toutes tes cartes, ma petite Sarah, et tu n’imagines pas combien la dernière m’a plu. Un grand merci.

Vois ce tableau, triste, désolant, regarde ces vaincus de la vie, pitoyables parce que presque tous sont des vieillards ; mais quelle impression aurait-on si l’on voyait la jeunesse s’éteindre, si l’on voyait sous nos yeux s’abattre un morne désespoir et, pour finir, tout le vivant, le coloré, tout ce qui nous est cher, se briser ?…

Je t’envoie la biographie de Gorki, tu comprendras à peu près tout.


7.

Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, destination Montpellier, 29 décembre 1909. Une lettre pratico-pratique : une petite écriture perlée emplit la page à ras bord, les passages du français à un semi-russe semblent fautifs, résultat de la hâte et de l’émotion. Dans deux jours, on fête le nouvel an, l’arrivée de Sarah est imminente.



Chère Sarah,

Je ’ampresse de répondre à la carte que je viens de recevouar. J’ai écrit, l’autre jour, que valait mieux partir matin de Lausane (sic) pour arriver ici de bonne heure*11. Le mieux, c’est de se mettre en route matin, à 5 h 5 min. Le train sera à Lyon à 10 h 13 min, avant le déjeuner, chang. 10 : 45, Tarascon à 3 h 39 de l’après-midi et Montpellier à 7 heures du soir. Il y a un autre train, bien aussi, mais il arrive tard à Montpellier. Il est à 9 h 17 min avant le déjeuner, et à Lyon à 4 h 5 min de l’après-midi. Départ de Lyon à 5 h 53 min, arrive à Tarascon à 10 h 23, et à Montpellier à 12 h 23, le soir. Il y a un troisième train, mais pas sûr qu’il y ait la IIIe classe. Le mieux est à 12 h 10 min, au moment du déjeuner. Il arrive à Lyon à 4 h 34 de l’après-midi. Il repart de Lyon à 5 h 53 min, et il sera à Montp., comme le deuxième, à minuit. Regarde bien tout, on dit que c’est le meilleur et il y a une IIIe classe. Donc, prends obligatoirement celui-là, si vous pouvez pas partir matin, à 5 heures. Après, regardez et faites comme c’est marqué sur le plan. À la gare, faut avoir la tête à la fenêtre et que vous me cherchiez aussi. Sinon on risque de ne pas s’apercevoir. De toute façon, on se retrouvera forcément à Montp., si y a pas d’autre moyen. On verra bien. C’est décidé : je viendrai à Tarascon. De sorte qu’il faut aussi m’y chercher. Si je vous vois pas à Tarascon, j’irai à Nîmes, et si je vous y vois pas, je retournerai à Montpellier, j’attendrai toute la nuit, mais je te trouverai. J’écris à Ida de me procurer des enveloppes. Achetez-m’en aussi, j’en ai besoin pour [illisible] visite. Ne faut pas quitter Lausane après déjeuner, parce qu’alors on passe toute la nuit dans le train.

Ardentes salutations,

Votre D.G.


8.

Rachel Guinzbourg (la sœur cadette) à Sarah, 3 janvier 1910. Une carte postale sans tampon de la poste (on y voit des enfants en haillons qui s’affairent auprès d’une colombe ; l’image s’intitule Les Petits Mendiants). Elle est envoyée de Potchinki, de la maison désertée. Abram Ossipovitch, le père de famille, est mort quelques mois plus tôt.



Chère Sarotchka,

Je te souhaite, tout d’abord, une très bonne nouvelle année. Dieu veuille qu’elle soit plus heureuse que 1909… Un grand merci pour les mouchoirs. Nous en sommes toujours à préparer un colis pour toi… Ce sera fait dès que Mania aura moins de problèmes avec ses doigts. En ce moment, tous sont au spectacle. Je suis seule à la maison, avec Liolia. Les autres sont allés voir Innocents coupables*12. Hier, nous avions 40 invités. Ils sont restés jusqu’à 4 heures. Je me sentais très mal et je me suis couchée après le dîner. Et toi, Sarotchka, comment vas-tu ? Aucune nouvelle de Nijni. Liolia a raconté deux ou trois choses. Liza part bientôt pour Nijni. Elle ne travaille plus. Je t’embrasse.

Rachel


9.

Sanka à Sarah Guinzbourg, 4 janvier 1910. Une carte postale allemande, avec un tampon de Berlin. Elle représente un couple de paysans qui se font des mamours dans les seigles. Lui a une moustache couleur de blé, elle une jupe de couleur vive. Sur le côté, un bref poème de Liebesgedanken*13.



« Die Liebe bleibt sich immer gleich » [l’amour ne change pas]… que l’on soit à Paris ou à Berlin. C’est le deuxième jour que je sillonne Berlin. Je visite. La ville est intéressante. Si je n’avais pas mon billet pour Piter*14, je resterais ici et essaierais de trouver du travail. Aussi bien je rencontrerais un joli minois, comme celui qui, sur la carte, se serre contre le jeune faucheur, et je ne serais plus poursuivi par les yeux noirs de l’israélite.

Je t’envoie un petit bonjour.

Alexandre


10.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, 26 décembre 1909. Une jeune fille aux grands yeux se languit devant une fenêtre ouverte, les cheveux répandus sur ses épaules, ses mains inutiles croisées sur ses genoux. Légende : « Rishon. Si j’étais un oiseau ! »



Ma chère Sarah,

Je ne vous ai pas envoyé de vœux de l’étranger pour la nouvelle année, ignorant si ma lettre vous trouverait chez vous, car j’avais entendu dire que vous aviez quitté Montpellier*15. Mais sachant à présent que votre départ n’est pas définitif et espérant que vous recevrez ma lettre, je vous adresse mes meilleurs vœux pour la nouvelle année. Je souhaite que ne tarisse jamais votre foi dans l’avenir, que la moindre démarche de votre part soit couronnée de succès, que vous réussissiez, enfin, à agencer votre vie de telle sorte qu’elle réponde le plus possible à vos idéaux.

Encore un vœu : que nous parvenions à nous voir.

Votre affectionné Mikhaïl


11.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Nancy, printemps 1910. La Volga bleu azur et grise sous la haute muraille du kremlin de Nijni-Novgorod.



Je regrette beaucoup que vous m’ayez demandé un peu tard de vous prêter de l’argent pour le voyage. Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit lorsque je suis rentré d’Orenbourg ? J’avais alors assez d’argent et j’aurais pu librement, Sarah, vous offrir 100-150 roubles, d’autant que je n’imaginais pas que je tomberais malade. J’ai fait, ces jours-ci, la connaissance de vos parents, y compris de votre frère, et, hier, nous avons effectué ensemble une promenade. Nous avons parlé de vous et pensé vous adresser un télégramme commun – nos bons souhaits pour votre examen. Eh bien, qu’en est-il de votre venue ? Peut-être qu’on arrivera de conserve ?

Micha *16


12.

Sanka à Sarah Guinzbourg, destination Paris, 1911.



Je suis arrivé à Dijon, autant dire presque à la maison, toutefois mes pensées tendent vers le sud… Étrange existence ! On vit et on agit à l’encontre de ses désirs ! Quel sens cela a-t-il ?

Je n’ai plus la paix de l’âme que j’avais hier, je ne ressens qu’angoisse et manque d’assurance. D’où cela vient-il ? Je l’ignore. Je suis resté longtemps posté à la fenêtre, à sonder la ténèbre nocturne. Le train file à toute vapeur vers un but précis.

Et ma vie ? A-t-elle un but précis ? Où file-t-elle ainsi ?

Sanka


13.

Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, 27 juillet 1912.



Chère petite Sarah,

Je reçois à l’instant ta carte de Sofia. Il y a un moment, déjà, que j’ai passé mon examen d’État, c’était ardu, mais je l’ai eu. Tu sais bien que la chance me sourit parfois. À présent, je reste ici deux ou trois jours, puis je partirai pour une autre ville où je serai soldat-médecin à l’hôpital militaire de division. Ce sera très dur, car je n’ai pas d’argent. Le service lui-même n’est pas difficile, tout est très professionnel. Hier, pour la première fois, petite Sarah, j’ai eu la visite d’un patient, on ne m’a payé que 2 fr. Et aussitôt, dans la journée, j’ai tout dépensé. Mes affaires ne vont pas fort, tout ça parce que je suis impécunieux. Je ne suis pas encore marié et ne le serai sans doute jamais, personne ne m’aime, personne ne veut m’épouser. Et toi, petite Sarah, pourquoi tu ne m’as pas parlé plus en détail de ton passé et de ton avenir, c’est que je ne sais rien de toi ?!

[Au verso]

Petite Sarah, viens à Drianovo vivre datcha, ici drôlement bien, drôlement agréable, drôlement libre – partout que des cochons et des poules. Te serre la main et arrête là.


14.

Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, Tarnovo, 29 octobre 1912.



Un bonjour de l’ancienne capitale de la Bulgarie. Demain, la commission de recrutement doit m’examiner et m’approuver*17 comme soldat. Demain soir, serai de retour à Drianovo, écrirai détails. Il y a trois jours, mon frère est venu (il rentrait du champ de bataille). Il est blessé au bras droit (1/3 moyen du bras, humérus intact).

Salut. <…>

Le « champ de bataille » se déploie en Europe deux ans avant la Première Guerre mondiale : c’est la première guerre des Balkans.


15.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 1913. Une photo de Paris prise depuis Notre-Dame ; les ponts de la Seine.



J’avais écrit une carte postale quand je me suis rappelé que j’avais pour vous une « Française » que je m’apprêtais à envoyer depuis longtemps. J’ai peur qu’elle ne s’abîme dans l’enveloppe, il me faut donc l’expédier dans quelque chose de rigide, et me revoilà dans l’obligation d’écrire une autre carte. Vous êtes un veinard, Micha ! Elle est jolie, cette Parisienne, elle fait de l’effet. J’aime ces caricatures, dont il y a ici une grande variété. Quant à cette vue de Paris, prise de Notre-Dame, elle est étonnamment réussie. Le même Micha va hurler que j’ai une écriture illisible, mais c’est l’écriture de la plupart des médecins ; manifestement, en faisant leurs études, ils ont, comme moi, perdu patience, et cela se ressent jusque dans leurs lettres. Allons, Micha, elle vous plaît, ma Française ? Ou seriez-vous russophile ? Avez-vous bien festoyé pour la libération de Gourvitch ? Comment cela se passe-t-il pour lui dans sa nouvelle région ?… Il est déjà fameusement tard, cela en devient indécent.


16.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, septembre 1913.



Sarah,

Si vous ne visez pas à vous remplumer, quel sens cela a-t-il de rester aussi longtemps là-bas ? Venez ici au plus vite, car je me languis follement. Et puis, il est temps de prendre le taureau par les cornes ! Je rentre à peine de la datcha et repars. Je n’irai pas à Teliatnikovo, impossible. Les « villageois » vous saluent bien.

Micha


17.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, octobre 1913.



Le plus vraisemblable, mon bon ami, est que je passerai l’hiver à Paris. Je n’ai pas encore la réponse du ministre concernant ma mutation, mais, de toute évidence, ce sera entériné. Il y aura une semaine demain que je suis arrivée ; les jours se sont écoulés dans une sorte de chaos – je ne les ai pas vus passer. Je suis à présent installée, j’ai une chambre et je veux, au plus vite, me mettre au travail. Je suis en manque, après cet été à ne rien faire, je pense donc que le travail ira mieux. Et vous, où en êtes-vous ? Vous rappelez-vous les petites nuits sombres ? Comment les passez-vous, maintenant ? Je vous souhaite tout le meilleur.


18.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, Paris, 15 novembre 1913.



Micha,

Vous n’êtes pas quelqu’un de bien ; Sarah est partie et… tout tombe à l’eau. Ce n’est guère louable de votre part, même si on n’en demande pas tant des juristes. Il n’empêche. On m’a emmenée hier dans un cabaret (je me plaignais d’être peu au fait de ces choses), et aujourd’hui, je tombe de sommeil et j’ai la tête qui éclate. Quelles sont les nouvelles chez vous, comment va le travail, quelle est l’atmosphère après « Beilis » ? Écrivez, sinon, pour les lettres, je vais faire comme vous.

Les jurés venaient d’innocenter pleinement le juif Menahem Beilis, accusé de crime rituel sur la personne d’un gamin de Kiev âgé de 12 ans ; on avait coutume de comparer ce procès retentissant à l’affaire Dreyfus.


19.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, Paris, 18 février 1914.



Vous avez sans doute raison de dire que j’ai cessé d’écrire. Oui, je l’ai senti moi-même, mais fugacement. Toutefois, maintenant que j’ai lu votre carte, cela m’est revenu en mémoire. La faute vous en incombe en partie. En fait, ce n’est pas ce que je pense. Simplement, j’ai enduré bien des choses ces derniers temps, des choses qu’il m’est difficile, voire impossible de partager avec vous. Tout cela est trop divers et trop loin pour vous être aussi compréhensible et clair que ce l’est pour moi. Or, cela m’a tellement occupée que tout le reste en a été repoussé, j’ai vécu seule avec moi-même. Je vous comprends, Micha, comment ne le pourrais-je ? Multiplier les expéditions pour trois sous… En ce qui me concerne… oh, comme le temps va être long ! – D’abord, mon séjour ici n’en finit pas et jamais je n’en aurai terminé pour Pâques. De plus, une fois à Paris, impossible de dire qu’on en aura fini à telle date. Bah, à la grâce de Dieu ! Pour ce qui est de ma photo, elle n’est pas encore faite. Mais vous aussi, vous m’aviez promis la vôtre, alors envoyez-la. Eh bien, Micha, je vous souhaite tout le meilleur. Donnez plus souvent de vos nouvelles.

S.

P.-S. J’ai trouvé dans mes papiers ces deux vieilles femmes peintes il y a plus de deux semaines. Tout compte fait, je vais les envoyer.

+ admirez comme elles sont follement vieilles.


20.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 19 mars 1914.



Eh bien, Micha, je me fraie peu à peu un chemin vers mon diplôme de docteur en médecine. J’ai passé hier les examens de fin d’études les plus ardus – au demeurant, vous devez être au courant si vous avez vu quelqu’un des nôtres, je le leur ai télégraphié, selon ma vieille habitude. Il m’en reste deux, et ensuite on pourra, libre comme l’air, se « lâcher la bride ». Micha, soyez gentil de demander à Mania si elle a reçu la lettre envoyée poste restante. Dans le cas contraire, qu’elle aille la chercher. Je m’inquiète parce que je n’ai pas de réponse. Comment allez-vous ? Micha, j’attends toujours la lettre qui doit contenir ce que vous avez depuis longtemps l’intention de m’écrire.

Sarah


21.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 29 mars 1914.



Micha, quel printemps nous avons ! Une matinée incroyable, je ne pouvais m’arracher ni aux rues inondées de soleil ni aux visages joyeux, rieurs, printaniers. Envie d’être moi-même aussi resplendissante, envie de quitter la ville, d’être plus près de la campagne, des premières fleurs de printemps, d’en cueillir une énorme gerbe et de respirer ce parfum des champs sans afféterie, mais si incroyablement frais. Pas vrai ? Je me sens très alerte aujourd’hui, une boule d’énergie, je vais faire en sorte de bien l’utiliser, je me mets à l’étude.

P.-S. Ma carte postale est partie ces jours-ci, sans timbre, une amie l’a jetée par mégarde à la boîte, sans remarquer qu’elle n’était pas affranchie. Excusez-moi.


22.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 8 mai 1914.



Je rentre à l’instant de mon examen. En miettes. Incroyable comme les nerfs peuvent être tendus et comme, ensuite, on n’a plus du tout la force de les maintenir en état. Le contre-coup se fait sentir. Tout s’est bien passé mais, demain, j’ai de nouveau un examen, la clinique des accouchements, si c’est bon, je pourrai prendre un peu de repos.

Donnez-moi des nouvelles de chez vous.

Sarah


23.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, octobre 1914. La carte postale est envoyée, cette fois, de Russie, elle représente le pont Anitchkov*18. La Première Guerre mondiale a éclaté en juillet.



Scandalisée par votre négligence et votre indifférence à mon endroit : toujours pas un mot de réponse à mes lettres.

S.


24.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Petrograd*19, octobre 1914. Un dessin de Leonid Pasternak*20 : un matelot blessé est effondré contre un mur, le visage noyé de rouge. Ajouté à la main : « Voici la dernière esquisse de Pasternak, inspirée de notre vie d’aujourd’hui. Vraiment bien traduit. Micha. »



Sarah,

J’ai reçu, la veille de mon départ pour Voronej, votre lettre me demandant de passer à l’université, aussi n’ai-je pu le faire. Je pense, d’ailleurs, qu’il ne sert à rien de se démener. Il en sera à Saratov comme partout. La situation changera-t-elle avec la déclaration de guerre à la Turquie ? Alors, on aura besoin de médecins et, vraisemblablement, on ne demandera pas de passer des examens supplémentaires. Et si c’est exigé, inutile de se décourager. Les derniers temps, à Paris, vous aviez bien l’intention d’en passer, donc pas de raison de désespérer.

Tout le meilleur.

Micha


25.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, novembre 1914.



2 heures du matin

Je suis seule, à présent, Olia et Sanka sont partis il y a peu. J’ai déplié mon lit, luxueux comparé à la plupart de ceux de Russie (ma logeuse a séjourné à l’étranger, elle sait quels lits il y a là-bas et elle m’en a fourni un semblable). J’étais prête à me coucher quand, embrassant ma chambrette du regard, j’ai vu comme elle était belle et douillette, à présent. Des fleurs blanches dans un angle, Polia me les a apportées, tout est propre, joli, la lampe électrique jette alentour une douce lumière… Et j’ai eu mal : pourquoi es-tu parti sans venir me voir ici ? J’ai eu envie de t’adresser au moins un petit bonjour, en ce moment où rien d’autre n’est possible. Olia m’a apporté une carte postale, mais c’est une vue triste, et elle ne vient pas de toi. Je te souhaite une nuit paisible. Écris.


26.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 20 novembre 1914.



Qu’as-tu décidé pour ta venue, as-tu pris une décision ? Je m’inquiétais, je pensais que tu étais malade. J’ai reçu ta lettre.

Je t’écris.

S.


27.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, avant le 25 novembre 1914.



Sarah,

Je ne peux pas venir à Petrograd : j’ai trop de travail, et puis je n’ai pas d’argent. Le moindre voyage me coûte vraiment trop cher. Je t’enverrai ces jours-ci une longue lettre qui t’apprendra tout en détail. En attendant, je te souhaite tout le meilleur. Pardonne-moi d’être resté si longtemps sans t’écrire et, quand je l’ai fait, de t’avoir laissée insatisfaite.

Micha


28.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 4 décembre 1914.



Les jours n’en finissent décidément pas, les nuits sont encore plus interminables. Combien passeront encore avant que je ne reçoive une lettre de toi ? Ressens-tu dans quel état je suis, afin de me répondre, de m’écrire sans délai ?

Micha, je suis fringante, ne sois pas triste, toi non plus.

S.


29.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, 10 avril 1915.



Il y a longtemps que je ne t’ai écrit, Sarah. Tout tourne, tout tourbillonne. Ce tintouin, j’en ai par-dessus la tête. Je voudrais tant me reposer des soucis, des ennuis, et vivre paisiblement. Mais il est clair que ce n’est pas pour demain. Ces jours-ci, je repars pour Tambov et Razskazovo, où une régulation s’est mal passée, ce qui est embêtant pour moi. Bah, je m’en fiche. J’y retournerai une fois et en finirai avec toute cette histoire. Écris-moi à Saratov. Je salue tes amies.

Micha

* * *

La ketouba de Sarah et Mikhaïl – leur contrat de mariage rédigé en hébreu – est signée un an plus tard, en avril 1916. Après quelques semaines, naît ma grand-mère, Olga (Liolia) Friedman.


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