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Ce que j’ignore










À Moscou, sur la place de la Loubianka occupée depuis cent ans par les immeubles aux nombreux étages de la Tchéka-Oguépéou-NKVD-KGB-FSB, se trouve un monument non moins remarquable, que l’on a accoutumé de qualifier du simple nom de pierre : la pierre des Solovki. Elle fut apportée de ces îles septentrionales où, en 1919, avait été ouvert un camp de concentration, l’un des premiers camps soviétiques. Il y en eut ensuite beaucoup d’autres.

Chaque année, à l’automne, au jour fixé, on s’y rend pour prendre part à la cause commune. L’organisation est la suivante : on remet à chacun un petit carré de papier sur lequel sont écrits le prénom, le nom, la profession d’une personne fusillée dans les années de la terreur communiste ; les gens vont en file jusqu’à la pierre où ils prononcent ces noms à voix haute. Cela dure toute la journée, sans que l’on arrive au bout ; la queue ne diminue pas, même le soir quand il commence à faire vraiment froid. Ceux qui ont ainsi perdu des proches, parents, grands-pères, grand-mères, nomment indifféremment les leurs et des étrangers. Des bougies brûlent près de la pierre. L’an dernier, notre fils âgé de dix ans a fait la file, il semblait savoir où il était et pourquoi, mais, à un moment, le froid l’a saisi et il a commencé à se hérisser ; puis il a écouté les noms et les dates, s’est agrippé à son père et a fondu en larmes. Cet homme, disait-il, a été tué le 6 mai, le jour de mon anniversaire. Papa, on n’a pas le droit, papa !

* * *

Donc, une date de naissance signifie quelque chose. Prenez ma grand-mère Liolia, née un 9 mai, le Jour de la Victoire (avec deux majuscules, telles deux tours) – je marchais à peine que l’on m’avait déjà informée de ce fait important. Maman aimait à se remémorer le printemps 1945, le retour d’évacuation, le feu d’artifice au-dessus du Kremlin, la longue table où, ce jour-là, se trouvaient parents, amis, habitants de l’appartement communautaire, le fait que tout cela semblait un dénouement naturel, un cadeau d’anniversaire longuement attendu. Grand-mère était née en 1916, mais c’était un détail négligeable : avec la victoire générale, sa discrète fête personnelle paraissait acquérir une plénitude définitive, confirmant qu’elle ne devait rien au hasard.

Le lien naturel de ma grand-mère avec le 9 mai était, dans le mythe familial, si intangible que je me suis rappelé, il y a peu de temps seulement, qu’en réalité la petite Liolia (petite tasse à monogramme, petite cuiller à une dent*1) était née un 26 avril, dans l’ancien monde au calendrier – julien – particulier*2. J’ai aussi songé que son père, mon arrière-grand-père Micha, avait eu, à sa naissance, un autre prénom qu’il avait gardé un certain nombre d’années ; on trouve, parmi de vieux papiers, une attestation délivrée à Mikhel Friedman, étudiant en pharmacie, et j’ai beau me crever les yeux, je n’arrive pas à repérer l’instant de la transformation, la seconde où quelque chose bouge et où l’arrière-grand-père réapparaît, différent, jeune juriste, adjoint d’un avocat, chaussures étincelantes aux pieds, avec des volumes de Tolstoï. Je sais seulement qu’il avait donné à un neveu étudiant cet unique conseil : « Aménage-toi une vie intéressante. » La sienne l’avait-elle été ?

Changer de prénom était monnaie courante pour ces gens, comme passer d’une ville à une autre. Une blague de l’émigration, datant du début du xxe siècle, met en scène un juif qui doit prendre un nouveau nom de famille, américain. Il en invente un et l’oublie, hat vergessen ; qu’à cela ne tienne, il s’appellera dès lors Ferguson ! Mon autre arrière-grand-père, le beau Vladimir Gourevitch, au veston à rayures, en fringante compagnie de villégiature, se révèle, d’après ses papiers, être Moïse Wulf. Comment, à quel moment, tous deux ont-ils changé de peau ? Comment ont-ils choisi la nouvelle ? Mikhel devient Micha presque sans effort, Wulf se retrouve être Vladimir comme si de rien n’était. Mais le beau Iossif (Joseph), le premier-né, frère de Sarah, fils préféré d’Abram Guinzbourg, qui lui brise le cœur en décidant de se faire baptiser, devient, sans aucune logique phonétique, Volodia*3, à croire que l’époque exigeait de ses pupilles rectitude et bleu des yeux. Il y avait aussi des noms de famille que nul ne changeait, on portait ce qu’on avait sans y prendre garde, comme les numéros d’une place de théâtre. Les Guinzbourg et autres Gourevitch, gens de lointaines villes polonaises et bavaroises, trimballaient des toponymes comme ils l’eussent fait de sacs à dos avec tous leurs biens. Les Stepanov, issus d’un lointain Stepan sans visage (le grec stephanos – la couronne – s’est usé jusqu’à devenir indistinct), n’avaient pas de signes particuliers. Quelle que fût la branche, il n’y avait ni roses ni amandiers. Nos noms de famille ne supposaient pas non plus de pierres précieuses ou d’étoiles ; en revanche, ceux qui les portaient semblaient gens aimables et paisibles, tous des Friedman et Liberman, et c’était tout ce qu’on savait d’eux.

Le plus intéressant d’une histoire personnelle est ce qu’on en ignore ; dans celle des autres, il y a le magnétisme animal des affinités électives, qui pousse à retenir infailliblement telle histoire sur une centaine. Dans un conte, un apprenti magicien doit subir une épreuve : reconnaître sa bienaimée parmi une dizaine d’oiseaux, une dizaine de renards, une dizaine de jeunes filles impossibles à distinguer les unes des autres. Sebald fonde sa méthode – un moyen de penser et de parler – sur le refus du choix. Néanmoins, lorsqu’on lit ses livres, on a peu à peu l’impression qu’il n’y a rien, hormis de petites routes de fourmis menant à des rimes inattendues. « Inconcevable, pensais-je. Comment les affinités électives surgissent-elles ? Et qu’en est-il des analogies ? Comment expliquer que l’on se voie dans un autre, et si ce n’est soi, du moins son prédécesseur ? » À l’en croire, cela se fait tout seul, par la force des choses ; ainsi la pie embarque-t-elle dans son nid tout ce qui lui tombe sous le bec. Mais Sebald est plus ému encore par les coïncidences de dates, les anniversaires, coïncidences de morts et d’événements à travers lesquels on voit ce qui nous concerne. Ces voisinages, manifestement, le réchauffent plus que ceux liés aux noms ; au demeurant, il ressent quelque attachement pour son homonyme et voisin, le graveur Hans Sebald Beham, né en 1500, dans Nuremberg toute proche. Et, en effet, les êtres dénudés, athlétiques et mélancoliques, qui peuplent les travaux de ce premier Sebald, se comportent à peu près comme le héros-narrateur du second. Chargés de guirlandes ou de grosses boules, ils supportent patiemment les attouchements d’autrui, comme s’ils n’avaient absolument rien à y voir, ils étreignent des chevreaux, nourrissent de leur sein des vieillards, sont assis ou debout sous le signe de leurs planètes, sans perdre jamais leur air distrait commun, à croire qu’ils ne sont pas tout à fait des hommes, plutôt des figures d’air libre à travers lesquelles on peut passer.

Notre Sebald, lui, et je le suis sur ce terrain, aime par-dessus tout les coïncidences numériques, la seconde où, d’une page ou d’une pierre tombale, vole à notre rencontre (tel l’oiseau de l’objectif du photographe) une date nous concernant directement. Le livre d’Eliot Weinberger sur les fantômes d’oiseaux commence ainsi par mon anniversaire ; il est écrit, dès la première ligne : « Le 9 juin 1603, Samuel de Champlain assiste aux célébrations de la victoire des Algonquins sur les bords de la rivière Ottawa. » Il va de soi que toutes les conversations qui ont lieu ce jour-là m’intéressent particulièrement, teintées de vert ou de carmin ; sur la même page en surbrillance, le sagamore des Algonquins raconte comment nous sommes venus au monde. Une fois l’univers entier créé, Dieu ficha quelques flèches dans un sol bien sec, lesquelles se transformèrent en hommes et en femmes qui peuplèrent la Terre. Là, il vaut la peine de s’interroger sur les raisons qui nous poussent à faire remonter notre généalogie aux armes ou à la station debout, à la nécessité et à l’obligation de nous tenir droits.

D’un autre côté, le besoin de nous rejeter en arrière pour nous y retrouver dans cette fameuse généalogie n’est pas venu de nulle part, à l’instar de ma stupide habitude de calculer des intervalles de temps : me remémorant tel ou tel jour, j’effectue parfois mentalement une opération dont je ne vois pas moi-même le sens. « Si ce jour-là avait eu un enfant, me dis-je, il aurait tel âge. » C’est exactement cela : pas moi ni quelqu’un d’autre, mais l’événement lui-même, comme si ce qui avait changé mon monde était la naissance d’un être nouveau. Ces enfants sans existence, qui ont peuplé ma terre, comptent déjà un certain nombre d’années et sont eux-mêmes assez nombreux ; le plus souvent, je m’en remémore un. Si le 15 janvier 1998, jour où Moscou était éblouissante et glacée, et Wurtzbourg grise, suante de l’intérieur, la mort de maman était devenue un enfant, il aurait aujourd’hui dix-neuf ans.

* * *

« Un soir, à Moscou, dans l’appartement d’E.P. Pechkova*4, Lénine, écoutant l’Appassionata jouée par Issay Dobrowen, déclare :

“Je ne sais rien de mieux que l’Appassionata, je pourrais l’entendre tous les jours. Une musique stupéfiante, non humaine. Je me dis toujours, avec une fierté peut-être naïve, enfantine : voilà de quels miracles sont capables les hommes.” Et, plissant les yeux, laissant échapper un petit rire, il ajoute sans joie : “Mais je ne puis écouter souvent de la musique, elle me tape sur les nerfs, me donne envie de dire de charmantes sottises et de caresser la tête des gens qui, vivant dans cet enfer crasseux, sont capables de créer pareille beauté. Or, on ne doit, aujourd’hui, caresser la tête de personne – on vous arracherait la main d’un coup de dents. Les têtes, il faut cogner dessus impitoyablement, même si, dans l’idéal, nous sommes contre toute violence. Hum… une fonction d’une difficulté infernale.” »

Cet extrait des souvenirs sur Lénine écrits par Maxime Gorki et censurés par le pouvoir soviétique, est souvent cité, notamment le passage sur les « têtes à cogner ». On prétend aussi que le narrateur a confondu les sonates : une fois dans l’émigration, Dobrowen affirme qu’il a joué pour le Grand Guide la Pathétique. Le soir où Lénine rend visite à l’écrivain a été reproduit tant de fois par la mémoire populaire officielle que le film Appassionata, réalisé en 1963, reprend littéralement la composition du tableau de Nalbandian, V.I. Lénine chez A.M. Gorki en 1920, peint quelques années plus tôt. Le divan à rayures, le chaud demi-châle d’Andreïeva*5, la lampe basse de bureau sont des incontournables de cette soirée, de la musique et de la conversation, tout comme la tempête de neige qui fait rage derrière la vitre. Le film s’ouvre sur la neige qui tourbillonne au-dessus de la muraille crénelée du Kremlin, c’est un hiver terrible, famélique, épique, Lénine et Gorki alimentent de bûches la bourgeoise*6 dans l’appartement glacial. Une fillette entre en courant et parle de la Crimée – on ne peut pas s’y rendre, elle est aux mains des armées de Wrangel*7. En réalité, l’hiver est encore loin, Dobrowen est un invité spécial (il n’y a que les hôtes et Lénine) le 20 octobre. Ce soir-là, rapporte-t-on, Lénine suggère avec insistance à Gorki d’aller vivre un peu à l’étranger ; et d’ajouter en guise d’adieu le fameux : « Et si vous ne partez pas, on vous expulsera. »

Il ressort que tout cela a eu lieu et n’a pas eu lieu ; on a fait de la musique, mais une autre, il y a eu une tempête, mais dix jours plus tard, le « on vous expulsera » a été prononcé, mais était-ce à ce moment-là ? Dans cet appartement, Gorki aussi était un invité, il y avait belle lurette qu’Ekaterina Pechkova et lui ne vivaient plus ensemble ; le célèbre pianiste Dobrowen, avec son étrange pseudonyme évoquant un bon vin comme il l’expliquait lui-même, portait en réalité le nom comique de Barabeïtchik. À l’époque, il était une véritable star, les écoliers collectionnaient les cartes postales avec son portrait. Il y a, dans mes archives, parmi les photographies, celle-ci : cheveux bouclés, plastron amidonné, cernes sous les yeux, l’artiste dans toute sa force, dirait le poète russe29. En travers, un autographe imposant ; au verso, cette dédicace :



À mon cher ami…

Isaïe Abramovitch

Avec mon affection sincère, en souvenir de la fin du Conservatoire.

Issaïtchik

Moscou

20

mai 911

Comment cette carte s’était-elle retrouvée dans notre album, d’où venait-elle ? Isaïe Abramovitch Shapiro, beau-frère de mon arrière-grand-père, était un médecin (maladies de la peau et vénériennes, il pratiquait à la foire de Nijni-Novgorod) connu dans la ville. Il vivait sur la Pokrovka (de même, au demeurant, que la famille du révolutionnaire Sverdlov), une rue cossue et chère ; sur une autre photographie, il est avec sa femme et leurs trois enfants – chapkas de mouton, manteaux assortis de pèlerines –, ils sont assis parmi des bouleaux dans un jardin enneigé, sur les fameuses chaises Thonet aux pattes fines, qui s’insinuaient partout. L’imposant Isaïe Abramovitch ne pouvait connaître Issaïtchik que par Nijni-Novgorod, dont ils étaient tous deux originaires. Gorki aussi : leur maison, à Pechkova et à lui, est toujours là, sur la colline, et c’est une des rares choses au monde où tout est comme avant : assiettes à joyeux liseré, longue table dans la salle à manger, vaste divan à rouleaux escamotables, lits métalliques pour les invités, lavabos en faïence et, ce qui est un peu effrayant, bouquets cueillis par les maîtres de maison il y a cent ans et quelques, plantes insouciantes des bords de route, condamnées désormais à la vie éternelle. On m’a rapporté que la bonne conservation des lieux, rare à l’époque, s’expliquait par la prévoyance d’une femme : la Pechkova savait pertinemment qu’elle avait épousé un grand écrivain et elle s’était efforcée de tout laisser pour l’avenir : stores, portières, jouets de son fils vivant et de sa fille morte en bas âge. Quand son mariage avec Gorki s’était délité, elle avait entrepris d’élever post factum un monument à leur brève vie commune – à peine quelques années. Les choses furent serrées dans des caisses, inventoriées, tendues de tissu, et réussirent à subsister jusqu’à ce qu’elles soient transportées dans la vieille maison et disposées dans l’ordre familier.

* * *

Chaque fois que je fais un saut dans une librairie, j’ai l’impression que les titres de ce genre sont de plus en plus nombreux. C’est particulièrement net dans cette partie du monde où l’on écrit et pense en caractères latins ; aujourd’hui, par exemple, dans une librairie de New York, ils sont en rangs serrés, exhibant leur couverture : Le Manteau de Proust, Le Nez de Rembrandt, L’Oreille de Van Gogh, La Couverture de Catulle, Le Chapeau de Vermeer, Le Secrétaire de Brontë, l’histoire de telle ou telle famille en huit objets, cent photographies, quatre-vingt-dix-neuf trouvailles.

Il s’est produit une chose étrange : il semblerait que la foi dans la matérialité de ce qui était avant nous ait vacillé, l’image lisse a révélé sa base épineuse en pixels et, sans preuves tangibles, sans manteau enveloppé dans des couches de papier de soie, l’existence de Proust serait quelque peu mise en doute. Je me suis même dit qu’il y avait là une injustice vaguement tordue : l’homme responsable d’un siècle de recherche incessante est lui-même devenu partie intégrante d’une touchante exposition, d’une exposition universelle où le passé, telle une colonie, présente ses fruits insolites.

Le passé est grossi ou réduit, on le rapproche de ses yeux de façon à ne plus rien voir, hormis un mouchoir, on lui donne d’autres noms, on l’apprivoise par des analogies. La seule chose qui ne le cède en rien à l’aujourd’hui est la science de l’oubli. Dieu sait pourquoi, il paraît impossible de laisser les morts en paix, de les mettre en jachère (de même que les paysans font reposer un champ en ne l’ensemençant pas pendant un an ou plus).

Nous plongeons dans l’eau de l’Histoire comme si nous y cherchions de la poussière d’or. La fièvre de la chasse au trésor s’empare de nous – chasse aux trophées, chasse aux bijoux indiscrets. L’écriture des biographies devient une forme de roman policier : à la recherche de Sapho, à la poursuite de Salinger, sur les traces de Balenciaga. Pour cent choses que l’on ignorait de Kafka, il en est cent que ce dernier ignorait de lui-même, on pourrait croire que l’unique moyen d’entrevoir le vieux monde serait de le prendre au dépourvu. Ce qui est destiné à la publication perd tout intérêt, comparé à ce qui demeure dans les marges ; les brouillons noyés sous la sciure des corrections et des variantes intéressent plus le lecteur que le produit final et son brillant. Mais le plus chaud est ce qui concerne le corps de l’auteur (ce qui lui était lié, ce qui se réchauffait au contact de sa main et de ses yeux).

Apparemment, tandis que je réfléchissais à tout cela, le vieux monde est sorti de ses rives pour inonder le quotidien ; la recherche du temps perdu est devenue la principale occupation, autour de moi les gens se sont adonnés avec abnégation à la lecture, l’écriture, l’éclaircissement de leur rapport à l’hier. Ce que je m’apprêtais seulement à faire, trier mes papiers, fouiller-retourner les archives, aller ici ou là voir de mes yeux, s’est brusquement révélé une part du mouvement général, un de ces points blancs semés en abondance sur nos écrans. « Aller voir » – tous paraissaient n’avoir que cette occupation en tête, comme s’il était impossible d’imaginer autre chose, comme s’il s’agissait d’une nouvelle variété de Grand Tour, de grand périple européen, obligatoire pour tout homme instruit et en ayant les moyens. Le vide qui avait empli les villages incendiés, les gens qui peuplaient des pièces qui n’étaient pas les leurs, font désormais partie du programme imposé, à l’instar des ruines romaines et des théâtres parisiens.

Je lis tous ces livres comme on boit de la vodka, à la file, sans m’étonner de n’être pas rassasiée – chaque nouveau texte exige que l’on cherche et assimile le suivant : impossible de restreindre ou d’arrêter l’augmentation d’un savoir absurde. Tout cela ne ressemble guère à la construction, grandissant peu à peu, étage après étage, d’un espace à vivre ; c’est nettement plus proche d’un effroyable dégel à la guerre, où seuls les vêtements permettent de repérer ceux qui ont passé l’hiver sous la neige. J’aurais peut-être voulu demeurer isolée dans le cercle de craie de mon obsession, mais il y a autant de monde que dans la salle d’attente du médecin, où les maladies des autres passionnent et effraient tout à la fois. Tous se sentent directement concernés. Lorsqu’on me présente quelqu’un, je laisse toujours passer le moment où mon nouvel interlocuteur et moi plongeons, ravis, dans les histoires de nos grand-mères et arrière-grands-pères, dans les comparaisons de noms, de circonstances et de dates, pareils à des bêtes qui ont enfin trouvé un point d’eau et qui boivent, frissonnant sous cette fraîcheur paradisiaque. D’ordinaire, cela se produit une demi-heure après le premier « b’jour ».

Je n’ai qu’un regret ; la recherche, de même que la quête du Graal, répartit ceux qui en sont en deux catégories : les chanceux et les malchanceux, or j’ai toujours été parmi les seconds, zélés et infortunés. L’espoir de découvrir enfin le noyau dur de l’énigme, une clé capable d’ouvrir, dans notre vieil appartement, un couloir secret, ignoré, où le soleil brillerait et où des portes donneraient sur de nouvelles pièces, ne m’a jamais quittée, depuis, sans doute, qu’à l’âge de sept ans on m’a emmenée dans un pré circulaire, pour me montrer le Champ des Bécasses. Je savais fort bien de quoi il retournait ; c’était le lieu d’une très ancienne bataille menée par le prince de Moscou contre le khan tatar, et il se trouvait à deux pas, non loin de la ville, à quelques heures de voiture. Je lisais et relisais alors le poème de Pouchkine ; son héros, pèlerin enchanté que l’on qualifie tantôt de chevalier, tantôt de preux, est conduit dans son errance jusqu’au champ de la lointaine bataille, la vallée de la mort30. Sous un soleil limpide (ce qui, chez cet auteur, est toujours lié à l’observation et à la compréhension – clarté de la vision et de l’esprit), lui apparaît une sorte de gigantesque installation édifiante : mêlés à des armures et des boucliers, des os jaunis, des flèches, tous enfoncés dans le sol, se sont couverts de lierre, un crâne macère dans son casque, l’organique et le non-organique se confondent, comme s’il en était naturellement ainsi. Le héros, toutefois, après avoir un peu cédé à la tristesse, se choisit une armure à son goût, qui va le servir dans la foi et la vérité.

Je savais donc parfaitement à quoi ressemblerait le Champ des Bécasses (« Ô plaine, plaine, qui t’a ainsi semée d’os inertes31 ? ») et je n’attendais pas autre chose. L’espoir d’un spectacle dramatique, voire effrayant, était douillettement rééquilibré par la conscience d’un rapide profit : j’avais l’intention d’en rapporter un souvenir, pas trop gros mais impressionnant, il s’en trouverait forcément parmi les crânes et les boucliers qui rouillaient sous les cieux. Il y aurait lieu, sans doute, de récupérer quelques pointes de flèches à porter dans ma poche ; un élégant petit poignard ferait aussi mon bonheur.

Or le champ était vide, parcouru en vagues par la seule herbe verte et nue. Notre chien courait en tous sens, aboyant, sans rien trouver. À l’écart, se dressait un obélisque qui n’avait rien d’imposant. Et c’était tout. Le trait principal du champ de cette vieille bataille se révélait être son caractère éphémère : toutes les choses intéressantes, d’autres, sans m’attendre, se les étaient appropriées.

Cette injustice manifeste était, en outre, permanente, elle illustrait une habitude qui ne se laissait pas expliquer. Dans des greniers inconnus, au milieu des pigeons crevés et du bric-à-brac, se trouvaient des éditions anciennes et d’autres trésors ; je ne voyais simplement pas le moyen y accéder. En revanche, ma copine de classe Ioulia Guelfer ne cherchait rien du tout ; elle était juste assise dans le sable près de la vieille église, non loin de l’école, quand elle était tombée sur une vraie pièce de cinq kopecks du temps de Catherine II, noircie à en paraître verte, avec, côté face, l’aigle bicéphale tsariste. Des années plus tard, on me rapporta un autre succès du même genre, après quoi je dus me résigner pour toujours : une amie d’amie, fatiguée, est assise dans un square, à Rome, et dit à son interlocutrice, en fouillant la terre de son talon : « Maintenant, j’aimerais trouver une antique pièce de monnaie. » Et elle en tire aussitôt une du sol friable – de la terre à pins –, telle une précieuse bague à écailles de poisson. C’est ce qui arrive à ceux que le passé nourrit directement, comme s’il tentait d’indiquer ou de réfuter quelque chose. Dans mon cas, au contraire, il ne cesse d’éloigner la cuiller de ma bouche béante et, visiblement, il sait ce qu’il fait.

* * *

On m’a raconté que dans un musée littéraire – or c’est là que tous les mots et toutes les choses d’un écrivain doivent se précipiter, en quête sinon d’immortalité, du moins d’un repos mérité –, se trouve un tiroir de bureau où repose « un petit sac contenant des affaires de Marina Tsvetaïeva ». On prétend qu’il y fut apporté d’Elabouga par Murr*8, âgé de seize ans, après le suicide de sa mère et avant qu’il ne disparaisse lui-même. Le petit sac a survécu, et le fait qu’on n’écrive pas de livres à ce sujet, le fait qu’on ne l’expose pas, est la démonstration de l’envers des vestons de Proust et autres memorabilia, de la facilité avec laquelle ces choses tombent, telle une clé dans un trou, dans une absolue inconscience, dans la poche profonde du néant.

Ce qui se trouve dans le tiroir n’est pas inventorié, donc n’existe pas vraiment, et l’on ne peut que présumer que l’unité de stockage, avec un numéro d’inventaire, est en réalité multiple. Il y a là des choses d’aucune utilité pour personne durant toutes les années où la moindre ligne de Tsvetaïeva suscitait une attention passionnée ; des objets par trop disgracieux ou abîmés pour se retrouver dans une vitrine. Tsvetaïeva les avait emportés en évacuation, quand elle avait choisi ce qui venait de France (on pourrait le vendre), ce qui était de l’ordre du souvenir (on ne pouvait le perdre) et, en même temps, des choses plus du tout nécessaires, qui s’étaient, par hasard, agrégées au tas. Nul ne dira dans quelle catégorie se rangeaient les choses que Murr avait jugées suffisamment importantes pour les retirer de l’obscure isba d’Elabouga, les emporter à Tchistopol, puis à Moscou, afin de tenter de les sauver et les préserver, en admettant qu’il ne les ait pas réunies à l’aveuglette, comme sa mère, formant un tas de ce qui restait. Petites boîtes miteuses en ferraille, au contenu incertain, collier, poignée, mèches de cheveux d’enfants ; d’autres trucs sans nom ni destination ont aussi pu se retrouver dans le sac, comme ça, dans la précipitation. Mais ils pouvaient être les plus chers, ce dont il était impossible de se passer : souvenir de sa mère, de son mari, de sa fille, caillou particulier, bris d’une inoubliable tasse. Il n’est personne pour le raconter. Les objets dont nul ne sait rien sont orphelins d’un coup, ils s’aiguisent comme le nez d’un défunt : ils deviennent ceux auxquels l’entrée est interdite.

Parmi les livres, les papiers, les chaises, les plastrons que j’ai reçus en héritage, il y a trop de choses que l’on a oublié d’étiqueter, afin d’expliquer (ou au moins de laisser entendre) d’où elles viennent et en quoi elles me sont liées. La photographie du pianiste Dobrowen voisine, dans l’album, avec un tirage de très bonne qualité d’un célèbre portrait de Nadejda Kroupskaïa, la veuve de Lénine ; au dos, de la grosse écriture de mon arrière-grand-mère : « Qui vous a apporté cette photo de Nadejda Konstantinovna ? J’en avais vu une très différente, un portrait en pied, chez Moïsseï Abramovitch. S. Guinzbourg, 1956, 2/VII. » Il semble que cette photo de Kroupskaïa soit due au concubin de Sarah. Vient ensuite le tampon de l’atelier photographique qui se trouvait à proximité, rue Miasnitskaïa. Jamais je n’aurai le fin mot de cette histoire ; les grandes et terribles figures du siècle – Kroupskaïa, Sverdlov, Gorki – ont glissé hors de la mémoire familiale, comme si elles n’y avaient jamais été, et il n’est aucune possibilité de vérifier.

Un jour, maman me montra brusquement – j’avais quinze ans – une chose qui ne m’est plus jamais retombée sous la main, autant que j’aie retourné la maison en quête de curiosités. C’était une petite bourse – à peine la moitié de ma main – faite d’une dentelle aérienne, avec, à l’intérieur, quelque chose de rigide : pliée en quatre, craquelée aux pliures, une feuille de papier. Là, bien au centre, était soigneusement écrit : « Viktor Pavlovitch Nelidov ». Ma grand-mère Liolia, fille de Sarah, avait gardé toute sa vie cette petite bourse dans la pochette de son sac à main qu’elle tenait serré contre elle. Je posai des questions. Maman ignorait de qui il s’agissait. J’insistai : comment fallait-il le comprendre ? Comme ça, répondit maman. La conversation était terminée.

Dès que j’apparais, le passé refuse, séance tenante, de s’agencer en quelque chose d’utile, en narratif tricoté, constitué de recherches et de trouvailles, de preuves et de découvertes. La moindre histoire, la moindre chose soulignent qu’elles sont un trésor acquis, mais qu’il faut les voir et les comprendre en elles-mêmes, sans recourir à des notes, sans essayer de les relier à d’autres. La division entre ce qui est à moi et ce qui est à autrui a, la première, cessé de fonctionner : tout, alentour, se rapportait d’une façon ou d’une autre au monde de mes morts. Je me suis à peine étonnée quand, dans un tiroir du vieux bureau acheté par hasard, j’ai trouvé des bandes de carton, portant, écrit à la main en français : billets d’un cinéma parisien pour deux films parus juste avant la première guerre. L’un d’eux, tourné en 1910, empruntait son titre à un vers de Victor Hugo : Lorsque l’enfant paraît*9. Je l’ai cherché, bien sûr : si grand-mère Sarah allait au cinéma dans son Paris d’il y a cent ans, elle avait pu le voir, même si le tiroir n’avait aucun rapport avec elle. Elle avait pu aussi ne pas le voir ou en voir d’autres (et je me suis plongée dans les catalogues, comme si les titres de films pouvaient me souffler quelque chose) ; elle avait pu ne pas aller au cinéma, au café, aux expositions, ne pas rencontrer de Russes, de Français, ne s’intéresser à rien. Le procédé populaire qui consiste à mettre une héroïne imaginaire en situation de rencontrer à Paris, dans la rue, Gertrude Stein, Picasso, Tsvetaïeva, Ekaterina Pavlovna Pechkova fraîchement divorcée (tous y étaient en ces jours, se croisaient, se frôlaient), m’a toujours paru un exemple honteux de la logique prosaïque de la contrainte. Pourtant, mentalement, c’est à cela que je m’occupais : je partais à la chasse aux simultanéités et voisinages qui auraient pu rendre un peu moins seule mon indépendante arrière-grand-mère.

* * *

La parenté est parfois la résultante d’un simple contact. Ici, me revient en mémoire l’expérience bien connue que l’on effectuait dans les années 1950 avec des bébés singes. On les retirait à leurs mères velues pour les placer dans une volière où les attendaient des ersatz : des représentations de singes, dont l’une était réalisée en fil de fer, et une autre en un truc poilu et doux. Tous les petits s’efforçaient, comme un seul, de se loger dans les bras de la duveteuse, où l’on pouvait se nicher, contre laquelle on pouvait se serrer, que l’on pouvait entourer de ses bras. Au fur et à mesure de l’expérience, le contact avec la mère douce commençait à faire mal, des épines apparaissaient sous la fourrure, mais cela n’arrêtait pas les petits. Ils poussaient des cris mais ne relâchaient pas leur étreinte. Les efforts consentis pour rester près du mannequin le leur rendaient peut-être plus cher encore.

Tandis que, mois après mois, je retapais à l’ordinateur les lettres et papiers de mes proches en essayant de déchiffrer les caractères microscopiques, la cursive d’une conversation refroidie, je commençais vraiment à les comprendre mieux et à les aimer plus. L’imitation, semble-t-il, se termine toujours par quelque chose de ce genre : l’homme qui recopie à la main Don Quichotte devient un peu Cervantès, le jeune poète qui partage la relégation de Mandelstam à Voronej se met à tenir pour siens les vers du poète, et moi qui recopie les virgules et les coquilles de mes grand-mères, je cesse de voir une frontière entre leur vie et la mienne.

C’est ainsi que je retapai, texte après texte, me réjouissant et m’étonnant, les lettres de mon propre père, envoyées en 1965 de la région de Baïkonour où l’on travaillait secrètement, à l’époque, à la construction du secteur spatial. Des soldats y étaient employés, mon père et son ami Kolia Sokolov y étaient des sortes d’instructeurs civils qui rationalisaient le processus. Je connaissais, dès l’enfance, l’histoire de papa attrapant, dans la steppe kazakhe, un malin petit renard corsac, et essayant de l’apprivoiser. Mais le fier animal refusait de boire et de manger, il avait le mal de la liberté et, au bout de deux jours, il fut relâché. Il y avait des lettres dans les papiers de tante Galia, et pas une ou deux, beaucoup, concernant le petit corsac, la vie là-bas, tout jusqu’à la façon de monter une tente où l’on dormait sous une sorte de baldaquin formé d’un drap mouillé que l’on arrosait d’un seau d’eau pour la nuit. Les hommes et les choses de ces lettres, au fur et à mesure que celles-ci s’écrivaient, s’installaient dans ma tête, comme s’ils y avaient toujours été, prolongement naturel de mon paysage intérieur. Alors âgé de vingt-six ans, mon père trouvait une voiture de hasard et allait boire un coup avec un groupe de géologues moscovites, il se prenait de bec avec le chef de chantier pour savoir qui se ferait un atelier d’un bout de hangar sans propriétaire, était furieux contre ses monteurs, empaillait une marmotte, demandait qu’on lui envoie un fusil par la poste en l’enveloppant dans une courte pelisse, bref, se comportait comme les héros des bons films soviétiques montrant de joyeux gars, acteurs de la construction socialiste. De fait, je ne m’en étonnais pas : les lettres avaient été écrites cinquante ans plus tôt.

À un moment, sans trop réfléchir, j’envoyai le fichier de lettres à papa et lui demandai si je pouvais les citer dans un livre. Je ne doutais pas un instant d’avoir son autorisation : c’étaient des textes magnifiques, drôles, vivants et infiniment loin de nous, aujourd’hui. Mais il y avait autre chose : les lettres que j’avais trouvées et recopiées étaient devenues miennes dans ma tête, part d’une histoire générale dont j’avais accoutumé depuis longtemps d’être l’auteur. Découvertes dans un tas de papiers, ne servant plus à personne, on pouvait en faire ce qu’on voulait, les jeter ou les garder, elles dépendaient en outre de ma volonté de publication. Les citer signifiait les sauver-conserver ; les laisser dans la boîte – les vouer à une longue obscurité ; qui, sinon moi, devait décider qu’en faire ? Sans en avoir conscience, j’étais dans une logique de propriétaire, sinon de barine sauvage, maître omnipotent de centaines d’âmes, du moins de son voisin éclairé, détenteur d’un petit théâtre de serfs et d’un beau parc. L’objet de mon amour et de ma nostalgie s’était imperceptiblement changé en bien mobilier dont j’usais à ma guise. Pour des raisons évidentes, mes autres héros ne pouvaient ni résister ni s’insurger : ils étaient morts.

Or les morts n’ont aucun droit ; n’importe qui peut disposer n’importe comment de leur propriété et des circonstances de leur destin. Les premiers mois-années, l’entrepreneuse humanité tente de se conduire convenablement – force est maintenir dans des cadres l’intérêt pour les détails pas encore refroidis, ne fût-ce que par respect des vivants, de la famille et des amis. Avec le temps, les convenances, les lois communes, les copyrights semblent céder telle une digue sous la pression de l’eau, et aujourd’hui cela se produit plus vite qu’avant. Les destins des défunts sont un nouveau Klondike ; l’histoire de gens dont, de fait, nous ne savons rien, devient un sujet de romans et de films, de spéculations sentimentales et de révélations galopantes. Nul ne les défendra, nul ne nous demandera de comptes.

Aveu profondément comique, ce genre de sentence suscite d’ordinaire les rires, à l’instar de Tsvetaïeva qui, il y a un siècle, disait qu’elle avait de la peine à se résigner à la mort d’Orphée, à toute mort de poète. Au début du nouveau siècle, les morts, majorité invisible et indescriptible, sont devenus une nouvelle minorité, infiniment vulnérable, humiliée, dépouillée de tous droits. Un sans-abri est en droit de s’indigner si sa photo paraît en couverture d’un calendrier familial. Un individu condamné pour meurtre peut interdire la publication de ses journaux intimes ou de ses lettres. Il n’est qu’une catégorie absolument privée de ce droit. Chacun de nous est maître de son histoire. Mais pour un temps – comme il l’est de son corps, de son linge, de son étui à lunettes.

Enfant, j’ai été très impressionnée par un dialogue que rapporte Korneï Tchoukovski*10 dans De deux à cinq, livre écrit dans les années 1920 sur ce que pensent et disent les petits enfants : « Grand-mère, tu vas mourir un jour ? – Oui. – Et on te mettra dans la terre ? Dans un grand trou ? – Un grand trou, oui. – Ben alors, comment je pourrai m’amuser à faire tourner ta machine à coudre ? »

Quand nous faisons marcher ou tournons et retournons entre nos mains des disques de gramophone, quand nous triturons les bijoux, les portraits de ceux déjà profondément enfouis, nous partons du principe que cela leur est parfaitement égal ; de l’idée, aussi, que, quoi qu’il en soit, ils ne viendront pas en statues du Commandeur chercher leur bien ou récupérer leur réputation. Je ne suis pas certaine qu’il faille compter là-dessus. Eliot Weinberger dit, dans un court récit, que tous nos efforts à la gloire des morts – clôtures en fonte, pierres tombales en marbre, couronnes et incantations – n’ont qu’une visée : les enfermer plus profondément dans la terre, ne pas les laisser revenir. J’ajouterai : revenir ici, dans ce monde où nous nous partageons leurs vêtements et détruisons ce dont nous n’avons pas l’utilité.

Je pense que cela changera forcément – changement dont nous serons les témoins, comme celui qui s’est produit au cours des cent dernières années pour d’autres humiliés, dépouillés de leurs droits.

Papa mit plusieurs jours à me répondre, puis il me téléphona par Skype et me dit qu’il voulait me parler. Il ne m’autorisait pas à utiliser ses lettres dans un livre ; il ne voulait pas les voir publiées. Même celles sur le petit renard ? Même celles sur le petit renard. Il espérait que je le comprendrais. Il y était catégoriquement opposé. Tout était très différent, me dit-il sans détour.

J’étais horrifiée et vexée : entre-temps, les non-chapitres formés des lettres familiales se bâtissaient en une chronique harmonieuse, une gamme qui allait de haut en bas, de la fin d’un siècle au début du suivant, et l’année 1965 de papa, avec ses joyeux monteurs et ses bottes de soldats, me semblait un degré essentiel. Comment s’en passer ? Je me suis mise à argumenter, à le prier et même à montrer les muscles. Quand nous nous sommes un peu calmés, papa a lancé : « Tu comprends, il me répugne de songer que ces lettres seront lues par quelqu’un qui pensera que je suis comme ça. »

J’aurais pu continuer à tenter de le persuader, j’aurais même eu des arguments. Que tu sois comme ça n’est pas le sujet, me disais-je obstinément ; de toute façon, ce n’est pas sur toi : ce n’est pas toi qui écris à tes parents et à ta sœur, c’est le temps lui-même, il y a mille émissions de radio et cent romans sur les chantiers de Sibérie, la conquête des terres vierges et le travail en conscience. On voit dans nos papiers, lui aurais-je répliqué, que la langue change, celle dans laquelle se raconte le quotidien, on voit le gap entre l’intonation des années 1910 et celle des années 1930, on voit les journaux et le cinématographe former un discours intérieur. Tes lettres, en l’occurrence, sont un modèle des années 1960, un modèle de ce qu’elles étaient, non pas « en réalité », mais dans ce concentré que nous donne la sensation du temps. Ce n’est pas un livre sur ce que tu étais, il parle de ce que nous voyons lorsque nous regardons en arrière.

Je ne prononçai pas tout cela à voix haute, par bonheur nous avions terminé la conversation, et ma conviction d’avoir raison allait croissant, jusqu’à ce que je saisisse que c’était précisément ce que j’avais en vue – je n’en étais pas arrivée à me dire : « Je me moque bien de comment tu es », mais je n’en étais pas loin. Heureux celui qui, tel Blok, est parvenu à récupérer ses lettres et journaux et à en expurger tout ce qu’il ne voulait pas montrer ! Le texte écrit, qui fait la joie des maîtres chanteurs, crée une impression mensongère d’éternité, où un stupide billet d’amour ne se tranche pas à la hache32, où une phrase lâchée sous l’empire de la colère devient vérité ultime. Tel était, de fait, le sujet caché de notre conversation : pour le formuler brutalement, j’étais presque prête à trahir mon père vivant pour un document mort, auquel je croyais bien plus. On eût pu penser que la lettre elle-même avait engagé la conversation avec moi et m’avait intimé : « Ne me touche pas ! »

J’ai peur d’imaginer ce qu’aurait répondu grand-mère Sarah à la demande de publier sa correspondance. Mais on n’interroge pas les morts.

J’avais compris mon père de la façon suivante : ses comptes-rendus de sa vie au Kazakhstan étaient une sorte de stylisation visant à distraire ses proches, à les amuser. Là où je me représentais un roman picaresque, des aventures dans un décor colonial, lui se rappelait la saleté, l’abattement, les soûleries effrénées ; les baraquements et les hangars minables au bout du monde, les obscénités des soldats, les vols incessants, sans limites. Sa hardiesse, le ton alerte de ses récits étaient faux, mais le temps les avait conservés. Il y avait pire : si ces lettres, tellement détaillées, ne pouvaient être un témoignage, le petit bout d’os qui permet de reconstituer l’apparence du passé, toutes les autres tentatives de reconstituer quelque chose à partir de lettres ou de mouchoirs relevaient du wishful thinking, ce que les psychanalystes qualifient du mot peu convenable de « fantasme ». Au lieu d’une occupation respectable, les recherches ou les enquêtes qui étaient les miennes durant tout ce temps, se révélaient un roman familial freudien, la romance sentimentale du passé.

Il doit en être ainsi. On regarde la photo de sa parentèle comme un human zoo, comme des bêtes fantastiques dans une volière, avec leur vie impénétrable, profondément tapie. Cela a quelque chose à voir avec la chemise contenant des recettes de cuisine, que je garde sous la main. Écrites par mon arrière-grand-mère, ma grand-mère, ma mère (une fois, je reconnus avec un frémissement ma propre écriture d’enfant pour la description du gâteau marron appelé « Patate »), elles m’avaient longtemps semblé un guide pour l’action et le contour d’un finale, le point où tous seraient enfin réunis. C’est vrai, ce serait magnifique : je me mettrais aux fourneaux et préparerais tout cela, incarnation de la succession, feignant d’être chacun tour à tour, rappelant à la vie leur cercle amical dont les noms m’étaient connus ou inconnus : « Gâteau à la Mourotchka », « Pain d’épice à la Rosa Markovna », « Brochet à la tante Raïa ». Je dois dire que dans ce à la, je vois nettement un après, l’indication que de ces gens il ne reste plus personne ; ne demeure qu’une certaine quantité de papier. Inutilisable : quand, enfin, je fus prête à lire toutes ces recettes, il me devint évident que je ne préparerais pas ces plats. Les ingrédients disparus y étaient en abondance, tels que la margarine et des céréales soviétiques. Il y avait surtout des desserts, dont chacun valait largement un déjeuner – lourdes crèmes, pâtes sablées, litanie de biscuits, gâteaux, pâtisseries, pains d’épices, comme si le déficit de douceur dans la vie devait être compensé de l’extérieur : la ration d’un autre monde, englouti. Je n’avais aucune envie d’y faire un tour, malgré toute ma nostalgie de ses habitants en noir et blanc.

* * *

Une des choses les plus étonnantes que j’ai trouvées dans les caisses familiales et les boîtes de mes Stepanov ne ressemble pas du tout à une chose. C’est un feuillet de bloc-notes plié en quatre à la verticale, que quelqu’un avait conservé. Il ne comportait qu’une phrase, sans adresse, date ou signature, dont l’écriture n’appartenait à aucun de ceux que je connaissais bien : celle de grand-père, ou de Galia. Étrangement, cette phrase me stupéfia, à croire que j’en étais la destinataire. Mais peut-être tout tenait-il, précisément, au fait que cette note n’était pour personne, comme provenant de l’intérieur d’une bouche muette. « Il est des gens qui n’existent pas comme objets, vagues mouchetures ou tachetures de hasard », était-il écrit.

Je n’ai pas aussitôt identifié la citation, même si, en passant, j’ai noté la beauté et la justesse des mots ; j’avais l’impression que ce qui se passait sur la feuille était une tentative de dire quelque chose de soi, mais de manière à ne rebuter ni ne déprimer quiconque. Quelqu’un qui m’était bien connu et tout à fait inconnu en était secrètement arrivé à la formule bilan, et le fait que ces mots étaient empruntés aux Âmes mortes n’y changeait rien. Celui (ou celle) qui écrivait n’avait modifié qu’un mot du texte de Gogol : à « figures », il avait préféré « gens », et ce discret glissement avait entraîné un résultat inattendu. Sortie de son contexte, entourée de son papier, la phrase avait soudain commencé à vivre sa vie, elle s’était transformée en une sorte de poème ou de verdict.

Le texte original était : « Le quatrième siège fut bientôt occupé par une dame ou demoiselle, parente, gouvernante ou simplement une habitante de la maison, ce qu’il était fort malaisé de déterminer, une chose, en tout cas, sans bonnet, dans la trentaine, enveloppée d’une robe bariolée. Il est ainsi des figures qui n’existent pas en elles-mêmes, vagues mouchetures ou tachetures de hasard, elles sont toujours à la même place et bougent à peine la tête. Déjà, on les confond avec les meubles et l’on se dit que jamais, au grand jamais, un mot n’est sorti de leur bouche, puis on les retrouve dans une chambre de bonne ou au cellier, et là… aïe, aïe, aïe33 ! »

Il était devenu :



Il est des gens

qui n’existent pas comme objets,

vagues mouchetures

ou tachetures de hasard.

C’est ainsi, sans doute, que je voyais mes proches et leur vie fragile, imperceptible, pareille à un œuf tacheté : il suffisait d’appuyer dessus et il se cassait. Et qu’ils (pas moi) aient en réalité montré, autrefois, leur capacité à survivre (et avec eux les fauteuils en cuir qui n’étaient pas d’un goût exquis ou la collection d’œuvres classiques) les rendait plus vulnérables encore. Sur le fond des figurants solidement établis sur la scène de l’Histoire, les locataires, leurs albums photo et leurs cartes de nouvel an semblaient voués à l’oubli. Pire : je n’en avais moi-même presque plus le souvenir. Néanmoins, au milieu de ce qui était inconnu, à moitié su, obscurci, je savais irrévocablement quelques choses de ma famille.

Nous n’avions pas eu de morts au temps de la révolution et de la Guerre civile.

Nous n’avions pas eu de victimes des répressions.

Pas de victimes de l’Holocauste.

Pas de tués, excepté Liodik.

Pas de gens qui avaient tué.

Nombre de ces choses se trouvaient brusquement douteuses ou se changeaient en d’évidentes contre-vérités.

Un jour, j’avais alors dix-douze ans, je posai à maman une de ces questions que l’on ne pose qu’à cet âge : « Qu’est-ce qui te fait le plus peur ? » J’ignore à quelle réponse je m’attendais. Sans doute : la guerre. Il était d’usage, en Union soviétique, de remplacer le ciel étoilé kantien par un ciel paisible ; le pays était dans l’attente, il craignait une troisième guerre mondiale. À l’école, on avait préparation militaire obligatoire – comment monter et démonter une kalachnikov, comment se comporter en cas d’explosion nucléaire… Dans cette dernière circonstance, il était évident que la kalachnikov ne serait d’aucun secours. Les vieilles femmes, qui se tenaient en abondance sur les bancs à l’entrée des immeubles, disaient : « L’essentiel, c’est qu’il n’y ait pas de guerre. »

À mon grand désarroi, maman répondit aussitôt un truc incompréhensible. On avait l’impression qu’elle avait depuis longtemps une réplique toute prête et qu’elle attendait, mine de rien, que quelqu’un lui pose la question. Cette réponse, qui me laissait perplexe, se grava dans ma mémoire. Je redoute, dit maman, la violence contre les individus.

Des années, des décennies ont passé ; aujourd’hui, c’est moi qui ai peur des violences contre les individus. Je suis une professionnelle de cette peur, à croire que celle-ci, la colère et la capacité de résister sont plus vieilles que moi, qu’elles ont été polies à en briller par de nombreuses générations. Cela ressemble un peu à une pièce dans laquelle on pénètre pour la première fois, comme si on y avait passé sa vie entière (et les démons qui la partagent avec moi, à l’instar de la parabole de l’Évangile, la trouvent balayée et ornée34). On y passe des films sans date et, me réveillant, je comprends que les Allemands sont entrés dans Paris et qu’il faut cacher les enfants, que l’horrible concierge me soumet à un interrogatoire dans la neige pour savoir où je suis autorisée à résider, que Mandelstam, à peine arrêté, vient de franchir, là, sous mes yeux, les portes de fer du stade, lequel évoque par trop un four crématoire. J’avais huit ans quand on m’a parlé de Mandelstam, et sept quand on m’a expliqué que nous étions juifs. Cependant, le trou noir situé à l’endroit de ce qu’on ne me racontait pas venait peut-être de ce qu’on n’en savait rien – c’était plus ancien que toute explication, tout exemple.

Chaque illustration, chaque livre et photographie, parmi les dizaines que j’ai lus ou vus, ne fait que confirmer ce que je me rappelle – ce que mes entrailles se rappellent – par trop. Peut-être cette vieille peur est-elle née en 1939, quand mon grand-père Kolia, encore jeune, rendait son arme de service et attendait d’être arrêté. Peut-être est-elle venue plus tard, en 53, avec l’affaire des blouses blanches*11 : mon arrière-grand-mère et ma grand-mère, toutes deux médecins et juives, rentraient le soir et restaient côte à côte, muettes, sous la lampe, dans leur pièce d’appartement communautaire, attendant, elles aussi, le dénouement. Peut-être cela remonte-t-il à l’année 19, qui vit la disparition de mon arrière-grand-père Isaac, lequel avait trop bien réussi – il possédait des usines, des immeubles, des bateaux : nous ne savons rien des circonstances de sa mort ni du moment où elle a eu lieu, mais nous nous figurons parfaitement ce qui se passait alors, dans la Kherson postrévolutionnaire. Peut-être, et même sûrement, était-ce plus tôt encore, en 1902, 1909, 1912, où à Odessa et dans tout le sud de l’Ukraine avaient lieu des pogroms, où des cadavres gisaient dans les rues. Mes proches étaient là-bas (l’homme se trouve toujours quelque part là-bas, au voisinage de la mort des autres et de la sienne) et, comme il apparut par la suite, ils avaient ordre de ne rien me raconter – or, je savais tout d’emblée.

Bien des années plus tard, j’allai au musée de l’Holocauste à Washington, en quête d’un conseil, et je suis reconnaissante, aujourd’hui encore, à la personne avec laquelle je m’entretins alors. Nous avions pris place à une longue table en bois, dans la bibliothèque qui recèle, semble-t-il, tout ce qui a pu paraître sur n’importe quelle question susceptible d’être considérée comme juive. J’ai exposé mes demandes et obtenu des réponses ; puis mon interlocuteur, historien, m’a demandé sur quel sujet j’écrivais. J’ai entrepris de le lui expliquer. A-ah ! a-t-il dit, c’est un de ces livres où l’auteur voyage à travers le monde, à la recherche de ses racines, il y en a beaucoup actuellement. Oui, ai-je répliqué, cela en fera un de plus.


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