III


Goldchain ajoute, Woodman soustrait










Il y a, dans l’Austerlitz de Sebald, une longue énumération – sur une page ou plus – des objets confisqués dans les appartements des juifs de Prague, après le départ forcé de leurs propriétaires. Tout est bon à prendre, jusqu’aux pots de confiture de fraises des bois et à leur luminosité d’été mise en conserve. On parvient, ici ou là, à suivre l’itinéraire (j’allais écrire « posthume ») de ces choses et il existe même des photographies où elles sont réunies et placées sous bonne garde, des lieux qui s’apparentent à des camps de transit, des baraquements pour objets prisonniers. Il y a là de longues tables, comme pour une noce, où sont disposées, serrées, les porcelaines-faïences orphelines, un peu effrayantes dans leur coquette nudité ; il y a aussi des étagères de bois, semblables à des châlits, supportant des casseroles et des poêles qui ne se connaissent pas, des bouilloires-théières et des saucières, à croire que l’on a ouvert un buffet à l’instar d’un ventre pour en sortir les entrailles – ce qui, de fait, est le cas. En d’autres lieux se pressent des armoires à la surface polie, il en est où le linge est disposé en piles soigneuses, taies d’oreillers et couvre-couettes plus tout jeunes. Cela évoque un magasin fermé où des privilégiés peuvent choisir en cadeau les objets d’une vie étrangère stoppée. Il y avait les mêmes dans la Russie soviétique – fourrures et meubles de la bourgeoisie liquidée revenaient à ceux qui étaient désormais les vainqueurs, gens d’une formation nouvelle.

Sur le territoire de l’Europe contemporaine, aux plaies à peine refermées, avec ses trous noirs et ses traces de déplacements-removals qui ont balayé de la surface de la terre des multitudes humaines, des archives familiales préservées relèvent de la rareté. Ce qui s’appelait autrefois « agencement », une unité de meubles et de vaisselle formée au long de décennies, que l’on héritait de tantes et de grand-mères et qui avait le poids de leurs ans, mérite aujourd’hui un mémorial à part. D’ordinaire, ceux qui se voyaient dans l’obligation de fuir (peu importe qui) et de brûler des papiers, de déchiqueter des photos, les privant de tout ce qui était au-dessous du menton – pattes d’épaules d’officier, uniforme de fonctionnaires – se retrouvent finalement avec bien peu de choses auxquelles leur mémoire pourrait s’accrocher dans l’espoir de surnager.

Les choses de l’ancien temps, prises au dépourvu, se révèlent maladroites, gênées dans leur nudité : on dirait qu’elles ne savent plus à quoi s’occuper. Privées de leurs précédents propriétaires et fonctions, elles sont vouées à une existence pure ; c’est ainsi qu’un homme part à la retraite et, d’un coup, désapprend à vivre. Il me paraît toujours étrange qu’on en parle à la troisième personne, comme s’il s’agissait, là encore, d’une sorte de martyrologe, comme si la liste de vêtements que j’emportais à dix ans au camp de pionniers (trois maillots blancs, un short bleu marine, un calot) ne se distinguait en rien des inventaires que l’on affectionnait de faire, en toute occasion, au xviie siècle, énumérations de pourpoints, de jarretières et de culottes. Les choses se refroidissent-elles donc si lentement de la présence humaine, d’être remarquées et remémorées ? Toujours est-il que chacune d’elles paraît embellie et attendrissante, tout le temps où elle est tirée du néant. À côté du pourpoint au tissu coloré et du vieux gilet de soie noire, on rencontre ici cinq corbeilles en osier venant des Indes orientales, une ceinture large en armoisin vert, six perruques en vrais cheveux, une canne, alias un bâton de marche à pommeau d’ivoire, et une pipe turque. C’est un extrait de la liste des choses appartenant à Lodewijk van der Helst, liste établie à Amsterdam le 7 janvier 1671, à l’occasion d’un déménagement. La liste est longue et que n’y trouve-t-on pas ? Il y a même des soieries et d’autres tissus, ainsi que tout le nécessaire à l’art du peintre. On ne sait absolument rien, semble-t-il, du peintre Edo Quitter, sinon qu’il est mort en 1694, et tout ce qui reste de lui est un inventaire effectué le 10 décembre, dans lequel les choses encore vivantes sont appelées par leur nom :

Trois vieux chapeaux noirs.

Une toque polonaise rouge.

Une ceinture de cuir rouge.

Une paire de manchettes noires.

Deux paires de vieilles chaussures.

Une chevalière en argent.

Des pantoufles de couleur pourpre.

* * *

Le livre de Rafael Goldchain Je suis ma famille (I Am My Family) paraît à New York en 2008. C’est plutôt ce qu’on appelle un album ou un catalogue, l’équivalent papier d’un projet artistique achevé. Il porte en sous-titre Mémoires et fictions photographiques (Photographic Memoirs and Fictions) – sous-titre dans lequel chaque substantif dédouble le sens : Mémoires, bon d’accord ! Mais fictions ? Là, on voudrait obstinément prendre le mot non pas au sens de fantaisies imaginaires, mais au sens de tromperies. Or ce livre stupéfiant traite de la mémoire et de sa vanité.

Goldchain naît au Chili en 1953, il est un survivant (survivor) de deuxième génération, fils et petit-fils de ceux qui ont eu le temps de sauver leur vie. « Du début des années 1920 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, une grande partie de ma famille est partie de Pologne pour émigrer au Venezuela, au Costa Rica, au Brésil, en Argentine ou au Chili. Quelques autres ont également pu se construire une vie nouvelle aux États-Unis ou au Canada. Certains ont quitté la Pologne, espérant y revenir les poches pleines pour aider leur famille, mais le début de la guerre a rendu la chose impossible. Toute ma parentèle demeurée en Pologne quand la guerre a éclaté, a péri dans la Catastrophe… »

Le commencement du projet (comment l’appeler autrement ?) ressemble à tous les commencements : le père raconte l’histoire à son fils, pas à pas, s’y plongeant de plus en plus profondément. À l’évidence, Goldchain ne s’intéresse guère aux affaires familiales jusqu’à ce que lui-même devienne père. Chez lui, on ne parlait pas du passé, un mutisme en quelque sorte étanche, pareil à un message dans une bouteille que le temps n’est pas encore venu d’ouvrir, une chose ordinaire – « chez nous, cela ne se faisait pas d’en parler », « il ne disait jamais rien », « elle se refusait à en souffler mot », répètent petits-enfants et arrière-petits-enfants. Goldchain vit ici et là, à Jérusalem, Mexico, Toronto et, vers la quarantaine, avec la naissance de son premier fils, comprend soudain qu’il a à peu près le même âge que ses grands-pères et grand-mères à la veille de la guerre et qu’il ne sait rien d’eux, y compris de ceux avec lesquels il a passé toute sa vie.

Vient un jour où l’on doit réunir les parcelles éparses de ce qui vous est connu en une ligne de transmission. Dire que la pâte du sous-entendu ne prend véritablement forme qu’au moment du récit, perdant du même coup en volume, est un truisme ; mais il y a là une loi claire. Voici un sujet emblématique, une image tirée de la bibliothèque d’or universelle : le père ou la mère raconte à l’enfant l’histoire familiale, qui se transmet ainsi oralement. Tel est le début de Maus, texte classique sur la Catastrophe et sur la façon d’en parler ; ainsi commencent des centaines d’autres textes.

Quand l’auditeur est un enfant, la simplification n’est pas seulement naturelle, elle est indispensable : les angles s’arrondissent, les lacunes paraissent se combler d’elles-mêmes. Le récit du passé risque toujours de devenir celui de l’avenir ; force est de rendre le savoir supportable en évitant les zones douloureuses et en restaurant les liens distendus, faute de quoi le monde s’écroulera. À la fin des années 1950, Lioubov Chaporina, l’une des chroniqueuses les plus attentives et les plus caustiques de la Russie postrévolutionnaire, ayant vécu deux guerres, le blocus*1, les Purges staliniennes, n’espérant plus rien et ne croyant plus à grand-chose, se retrouve soudain en vacances en Suisse, chez des parents aisés. Elle voudrait raconter, partager, déposer son savoir entre d’autres mains, or c’est précisément ce qui est impossible ; on ne veut ni écouter ni évoquer ce qui n’a d’importance que pour elle : « Sacha n’a pas permis qu’on m’interroge sur le blocus et sur la guerre. » Elle a pour cela une sorte de compréhension d’outre-tombe – c’est ainsi, sans doute, d’en haut et de loin, que les fantômes doivent considérer les peurs des vivants. « Moi, je n’en aurais pas parlé, tant il est douloureux de l’aborder. »

De l’énorme clan des Goldchain qui vivaient en Pologne il y a un siècle, ne restent que des photographies – toutes sont dans le livre, dans les dernières pages, une des annexes. Le livre a un avant-propos, vient ensuite un avertissement de l’auteur, enfin seulement on en arrive à l’essentiel : les quatre-vingt-quatre photographies qui reconstituent le corps de la famille. Toutes sont faites comme en studio, sur un fond monochrome neutre, en buste, le bas des clichés se situant quelque part au niveau des côtes ou du ventre. Il y a là des hommes portant chapeau, des femmes coiffées de bibis, des vieilles massives au regard perçant et des petits élèves de yeshiva, oreilles en feuilles de chou, des paysans du shtetl et des messieurs très dignes, auxquels on colle spontanément un respectueux « don Moïse » ou « don Samuel ». L’auteur ne joue pas à Croque la pomme avec le spectateur, je ne le ferai pas non plus, il n’y a aucune raison – qu’il y ait un problème dans cet album de famille saute aux yeux, pas besoin de bulles pour l’expliquer. Tous, d’âges et de sexes différents, ont le même visage, la ressemblance familiale se transforme en perspective de miroir, et la famille Goldchain est une collection d’autoportraits de l’auteur, réalisés pour restaurer le lien perdu, tentative de se trouver soi-même dans les traits d’autrui.

« Mon premier autoportrait sous l’apparence d’un ancêtre s’inspire du physique de mon grand-père maternel, don Moïse Rubinstein Kronhold, qui a vécu chez nous de 1964 à 1978 ; il est né du désir de créer, par les seules forces de la mémoire, une image susceptible de définir ma vie à un niveau profond, une image que je puisse montrer en disant : “Voilà d’où je viens.” »

Guennadi Aïgui*2 est l’auteur d’un livre poétique dans lequel, avec une grande finesse, silence après silence, sont mis en mots les premiers mois de sa fille. Il y parle de ce qu’il appelle la période des ressemblances ; celle-ci ne dure guère mais, dans ce laps de temps, passent tour à tour, tels des nuages, sur le visage du bébé, des visages et des expressions connus et inconnus, à croire que la lignée, anxieuse, se regarde dans l’enfant comme dans un miroir, cherchant à se reconnaître et imprimant son image. Goldchain ne dit rien lorsqu’il voit dans son travail un processus qui s’apparente au spiritisme : des images fantomatiques émergent brièvement du fond de la photographie, les ressemblances ne sont pas parfaites et elles sont difficiles à retenir.

D’emblée, les photographies imaginaires de la famille imaginaire – telle qu’elle aurait pu être et qu’elle n’est pas devenue – frappent par leur abondance. On est en présence d’une extraordinaire multitude de types humains, à croire qu’il s’agit d’une arche où tout ce qui bouge doit être représenté. On songe au défilé des métiers sur les photographies d’August Sander, à cette différence près que les héros sont membres d’une même famille, comme si les Goldchain étaient appelés à peupler une nouvelle terre et devaient, de ce fait, tout prévoir. Il y a là des paysans et des citadins, deux chefs cuisiniers, et l’auteur donne l’impression de devenir fou lorsqu’il en arrive au domaine musical : sont représentés le violon, le saxophone, l’accordéon, le tambour, encore le violon, la trompette – une exposition kafkaïenne de métiers où, derrière chaque étal, se tient (ou risque un œil de chaque barrique) toujours le même homme. Plus riche est le choix, mieux on voit le fond : les différences s’effacent presque aussitôt, sur les parois du tonneau ne reste que le typique – profession, âge, costume et sa qualité, le cadre de la formule dans laquelle l’auteur est appelé à plonger la tête. Grosso modo, une femme élégante d’âge moyen, souffrant d’une légère dépression chronique – il y en a dans les meilleures familles.

Il est, dans la parentèle de l’auteur, des gens dont celui-ci ne sait rien, il ne connaît que leur nom, et son opération de sauvetage exige de leur inventer des vêtements et une apparence. Parfois, l’autoportrait est raté – impossible de saisir la ressemblance avec l’homme-modèle réel. Ces portraits-là fonctionnent néanmoins, on leur fabrique des noms et la famille devient plus nombreuse : un Haïm Itzik Goldchain apparaît, qui, par pur hasard, n’existait pas auparavant. « Nous voyons l’image en noir et blanc d’un homme qui, vraisemblablement, a vécu en Pologne après 1830, lit-on dans l’avant-propos. Il s’agit sans doute aussi d’un Goldchain, dans la mesure où il ressemble à tous les autres. » Ainsi la tentative de raconter au fils l’histoire familiale tourne-t-elle au périple dans le royaume des morts, afin de séjourner à leur place, d’être chacun d’eux, de leur donner la possibilité de jeter un coup d’œil en eux-mêmes, comme par une petite lucarne. L’auteur devient une issue, le goulot de la bouteille du récit familial, l’unique moyen et matériau pour parvenir à tout dire. Il en résulte tout ce qu’on veut, mais pas un récit sur sa famille. L’aisance des descriptions, leur caractère optionnel du point de vue de l’écriture (well-dressed, distinguished-looking, portant chapeau orné d’un oiseau) s’expliquent de plus en plus à chaque nouvelle photographie : dans ce projet finement et précisément conçu, la lignée entière/le monde entier montre un seul et même visage, ce qui est à la fois étrange et effrayant. Le problème de la mémoire – de l’inconnaissable, de l’obscurité pluvieuse, éclairée par le clignotement des hypothèses –, disparaît d’un coup : toute la lignée, renvoyée en arrière jusqu’à la troisième ou la treizième génération, est moi, moi et moi, avec moustache, coiffé d’un bonnet, au berceau, dans le cercueil, indivisible et intangible. Une nouvelle fois, le passé cède le pas à l’aujourd’hui.

La façon dont le livre est agencé dit beaucoup sur la mécanique de la vision de l’auteur : après les prologues, les autoportraits et les notices laconiques concernant les héros/modèles, on trouve les carnets tenus par l’auteur durant les années de préparation du projet, tout ce qu’il est parvenu à rassembler, y compris ses hypothèses, ses fantaisies et quelques vraies photographies, dont celle d’une vieille femme au beau visage, qu’il eût été impossible, semble-t-il, de contrefaire. Les carnets sont écrits à la main, force est donc de les déchiffrer, on endosse malgré soi le rôle de textologue, ce qui aide, la résistance du matériau rendant ce dernier attrayant. Là, on marche avec Goldchain : fuyante, la connaissance aide à prendre de la vitesse, dans le texte sont inclus des ready-made, des choses réelles, des fragments de lettres et des documents, le tout assez chiche en soi, mais un truc est trouvé, un moyen d’obliger le lecteur à percevoir l’ensemble comme intéressant.

On y arrive malgré tout, pas souvent, et ce n’est donc pas pour rien que je m’efforce de trier le texte comme des grains de sarrasin, les différents schémas, les attitudes diverses à l’égard du passé, qui paraissent fonctionnels et fonctionnent. Anna Akhmatova disait qu’il n’était rien de plus ennuyeux que les rêves et les fouteries d’autrui. Les histoires des autres respirent aussi la poussière et la chaux. Il ne manque pas de moyens de changer l’inintéressant en son contraire, de le rendre envoûtant, mais bien peu y parviennent. Rafael Goldchain en a inventé un de plus : créer, pour lui-même et son fils, une illusion de continuité, une famille dans laquelle l’ensemble de la parentèle se complète des demi-chœurs d’une « famille imaginaire », d’individus dotés de vos traits et de votre regard. Un monde de compensation, où tout ce qui a été perdu est rendu au centuple, où Job a encore plus d’enfants et de brebis, où l’imprévu sous toutes ses formes est aboli.

La catastrophe est supplantée, le trou se referme, les choses reprennent leur place, tous sont vivants, plus de lacunes ni de non-dits. Une sorte de paradis d’avant la chute (trop nombreux sont, aujourd’hui, ceux qui pensent que telle était l’Europe de 1929 ou la Russie de 1913), une toile de fond devant laquelle on a envie de se faire photographier : j’y étais ! Mais il n’est pas où revenir. Le serment de fidélité à l’histoire familiale devient l’anéantissement de celle-ci, une parodie de résurrection des morts : soi se substitue à l’autre, le connaissable cède la place à l’imaginaire, l’enfer-c’est-les-autres se fait album de famille, où tous sont à leur place et feignent d’être en vie. Dans l’idéal, ils devraient, en outre, parler par votre voix, comme un répondeur enragé.

* * *

Le musée de l’Holocauste, à Washington, met en exergue un genre particulier de documents, d’abord masqués aux regards des visiteurs : en règle générale, il s’agit de vidéos ou de séries de photographies, véritablement effroyables – comment le dire de façon plus précise ? Elles sont encore plus incompatibles avec la vie que tout le reste, que ce qu’on montre dans le musée. Ces écrans sont séparés de nous par une petite barrière contre laquelle il faut se coller pour les apercevoir. Cela vise sans doute à ce que les gens puissent s’autoriser à plisser les yeux, à se protéger volontairement, non de la connaissance de ce qui s’est passé et qui est toujours là, à l’intérieur, boule qui roule de la gorge au ventre, mais des détails : on peut, après tout, ne pas regarder avec les yeux les amoncellements de corps humains en décomposition depuis plusieurs semaines, les assassins les arrosant au jet pour qu’ils refroidissent un peu, la vieille Géorgienne qui tente de masquer une gamine dévêtue ; on peut ne pas s’approcher trop près.

Il me semble parfois, au demeurant, que les barrières sont nécessaires pour les protéger, eux, de nous, afin que la nudité précédant et suivant la mort demeure l’affaire des défunts, qu’elle n’illustre rien, qu’elle n’appelle à rien et ne serve point de fondement pour des déductions et des associations tardives. Le problème n’est pas que cette brève mise à l’envers de la vie – une simple vidéo –, avec coutures et fibres apparentes, soit une variété de l’expérience déformante décrite par Chalamov : elle n’a tout bonnement ni sens ni utilité, on ne peut ni l’appliquer à quoi que ce soit ni la dé-voir (j’aime ce verbe nouveau qui signifie « oublier ce qu’on a vu, l’invalider »). Tout ce que cette expérience sait faire, c’est vous détruire de l’intérieur. Le problème n’est pas même que les mécanismes d’autodéfense que vous avez intégrés s’efforcent de tout faire pour que ces photographies soient perçues comme des images, écrans distanciés de la réalité pour nos peurs et nos imaginations.

Plus le contemporain remonte loin dans le passé (jusqu’aux genoux, jusqu’à la ceinture, jusqu’à la poitrine, et hop ! un, deux, trois, le héros de la vieille pièce de théâtre se transforme en statue de marbre !), plus nettement résonne la discussion sur l’appartenance de ce passé : discussion sur le droit à posséder tel ou tel lambeau du vieux monde et sur ceux qui ne jouissent pas de ce droit. D’ordinaire, les héritiers et défenseurs sont les plus proches par la connaissance ou la naissance, savants, parents, compagnons de pensée ; viennent ensuite tous ceux qui tiennent ces morts pour leurs. L’affaire devient intéressante quand l’espace délimité et protégé est revendiqué par un étranger, un individu extérieur n’ayant pas fait ses preuves sur cette terre de la communauté. Généralement, les choses tournent au conflit pour l’héritage, et le premier à mettre en cause l’outsider est son propre moi. Un type comme lui n’a pas à s’intéresser à ces choses, donc ses activités par défaut ne sont pas désintéressées ou, pire, elles sont sans fondement : elles relèvent de l’hystérie, du hasard, elles n’ont pas de racine. Les métaphores agraires et végétales sont ici celles qui fonctionnent le mieux, le-sang-et-le-sol se mettent à vrombir sous les pieds. Ainsi, de façon posthume – ce qui confère au sujet un éclairage morbide supplémentaire –, on accuse la blonde Sylvia Plath d’avoir composé des vers, dans les derniers mois de sa vie, évoquant vainement les juifs, les nazis, les fours. Les accusations d’exploitation de la Shoah planent sur les champs de la mémoire, sur les dos ployés de ses ouvriers et de ses familiers, sur les ruisseaux souterrains et les pointes de flèches.

* * *

Certains, néanmoins, réussissent parfois à œuvrer sur le terrain de la mémoire, « en y demeurant, mais en ressortant secs », pour reprendre l’expression de Prigov*3, paraissant ne pas remarquer où ils se trouvent. Dans l’histoire (fort brève) de Francesca Woodman, il n’est rien qui semble évoquer les ecchymoses du passé, voire un intérêt particulier pour le vieux monde. Fille d’artistes, sœur d’artiste, elle se lance dans la photographie dès l’âge de treize ans. À sa mort, à vingt-deux ans, il reste une certaine quantité de traces, quelques vidéos et une multitude de négatifs, reliés par une cohésion rare, une unité pas même de la méthode, mais de la problématique. Difficile (surtout pour elle) de formuler ce dont elle s’occupe, ce qui est l’objet de son travail perfectionniste, obsessionnel. En tout cas, les lettres de Woodman (tapées dans le feu de l’action, elles s’interrompent parfois, il y a des blancs, il faut recommencer, elles rappellent beaucoup sa petite voix grinçante d’enfant, qui résonne en off dans les vidéos), ses lettres, donc, ne cherchent pas à évaluer les tâches qu’elle s’est fixées. Le plus simple est de les définir comme des bulles à la surface de ruisseaux, de l’eau entourant des pierres.

Ceux qui écrivent sur Francesca Woodman se divisent d’ordinaire en deux camps : pour faire court, les biographes et les formalistes. Les deux catégories sont de plus en plus nombreuses : la nature des travaux de Woodman et sa disparition prématurée lui ont assuré une forme particulière de gloire. Elle n’a pas tardé à devenir une icône pour la jeunesse et les malheureux – une déesse de plus au panthéon postromantique, où l’on n’établit guère de différence entre Rimbaud et Kurt Cobain, et où l’on prise l’incompatibilité avec la vie. Dans le cas de Francesca Woodman, dont le matériau favori (et le thème, et l’un des principaux modes d’expression) était le corps féminin, ce sujet se lit aisément comme une impossibilité de vivre dans un monde d’hommes, sous le regard des hommes, ou une tentative désespérée d’éviter ce regard, de se cacher ou de feindre d’être quelqu’un d’autre. Ainsi Rosalind Krauss déchiffre-t-elle le message de Woodman, dans l’un des premiers articles qui lui ait été consacré, au début des années 1980 ; ce texte est à l’origine d’une histoire de la réception de ses photographies comme une chronique de la disparition, un commentaire préalable à sa propre mort. Au fur et à mesure que cette version trace son chemin, le mot le plus fréquemment employé à propos de Woodman est haunting : c’est ainsi, avec une nuance d’effroi douillet, que l’on parle des maisons hantées et des contes qui font peur la nuit. Si l’on s’en tient à cette interprétation, notre tâche consiste à témoigner de la façon dont le corps d’une jeune fille blonde disparaît sous l’eau, se perd dans des racines d’arbres, apparaît sous le papier peint en lambeaux, se réduisant et s’effaçant, et de documenter sans cesse toute cette affaire pour notre information et notre divertissement, dans la meilleure tradition des confessions poétiques.

Les photographies offrent tous les arguments en faveur de cette interprétation et de beaucoup d’autres. Elles ont pour milieu naturel la lumière brumeuse de la mutation, de transformations et déformations diverses, qui ne laissent aucune possibilité de les considérer comme merveilleuses ou ne fût-ce qu’anomales : dans l’univers de Woodman, tel est le cours naturel des choses. Pasternak évoque, dans un poème, la plainte, naturelle comme les feuilles de la forêt, et, au début, l’épithète retient l’attention : pourquoi, il en est de non-naturelles ? Puis on comprend ce que vient faire ici ce mot, comme recouvert de la craie blanche des italiques. Ce qui se trouve à l’intérieur du poème, dans son écosystème hors du temps (le poète est cerf, souches et feuilles d’une nuit d’été, midsummer night, où les frontières s’effacent, où il n’est plus de différence entre l’homme et l’animal), contredit un autre ordre, extérieur : la chasse, la traque et la mort. Vus du dehors, les thèmes de Woodman s’inscrivent aisément dans le théâtre d’ombres victorien anglo-américain, où les fantômes se promènent à l’air libre avec des petites filles perdues.

À dix-sept, dix-huit, vingt ans, Francesca aime jouer aux déguisements de ce type, elle aime porter des vêtements anciens, ceux que l’on qualifiera plus tard de vintage – robes à fleurs, bas épais, escarpins à bride. À l’école, elle déclare à sa voisine de chambre qu’elle déteste la musique de son époque et n’a jamais de sa vie regardé la télévision. Il semble, au demeurant, que ce soit vrai : le film Les Woodman donne une idée de l’éducation qu’elle a reçue dans sa famille, éducation qui valait une bonne école d’art et excluait tout compromis avec ce que les parents tenaient pour des sottises. À un moment, le père de Francesca dit en passant que si sa fille s’était intéressée non pas aux angles de prise de vue, non pas aux éclairages, mais à ses copines, il n’aurait rien eu à lui dire. Là encore, il semble que ce soit vrai, et la petite fait vraiment pitié.

Le côté fabriqué de Woodman, de sa personnalité et de son travail, évoque un projet total, parfaitement réussi – précision de l’écriture, intelligibilité des décisions, logique et ampleur de chaque mouvement –, et offre une possibilité supplémentaire de parler d’elle comme d’une victime : époque, circonstances, ambitions des parents. L’attente de la réussite, son exigence (et l’incapacité à s’adapter à son inévitable report ou aux obstacles susceptibles de surgir), bien connues des enfants « professionnels », petits musiciens et danseurs en qui l’on place trop d’efforts et de foi, ajoutent encore à la compréhension de sa vie et de sa mort ; ce qu’elles n’expliquent pas, en revanche, c’est l’organisation des quelque huit cents photos réalisées par Woodman, dans l’espoir d’atteindre à son but.

« Aucun organisme vivant n’est en mesure de garder un jugement sain dans un contexte d’absolue réalité. Certains estiment que même les alouettes et les sauterelles font des rêves en dormant. » Ainsi s’ouvre un roman de Shirley Jackson écrit en 1958, l’année de naissance de Francesca Woodman ; il s’intitule La Maison hantée et passe à bon droit pour l’un des meilleurs sur les rapports entre l’homme et l’immatériel qui a résolu de s’intéresser au premier. L’héroïne du roman se voit contrainte de se convaincre de sa matérialité, célébrant le moindre de ses actes – vider une tasse de café, acheter un pull rouge contre la volonté de ses parents – comme une victoire, le début de la vie ; au fur et à mesure du déroulement de l’histoire, elle se fond de plus en plus avec la maison maudite dans laquelle il lui est donné de vivre, de sorte que ses désirs coïncident avec les espoirs des murs, des étroites fenêtres et des portes qui claquent constamment. La maison devient elle, entre elles deux il n’y a plus de différence.

Je citerai quelques commentaires concernant la désincarnation de Francesca sur ses propres photographies : « son corps devient transparent, étrangement impalpable, presque immatériel, érodant les frontières entre le corps humain et ce qui l’entoure » ; « son corps, surpris en mouvement par l’appareil, est comme une tache de brume, à croire qu’elle n’a pas de corps, qu’elle est aussi inhumaine que l’air autour d’elle » ; elle est « un fantôme dans la maison d’une femme artiste ». Il me faut manifestement, ici, dire ce que je voulais retenir, tant que c’était encore possible : la mort de Francesca Woodman était un suicide, l’aboutissement d’une longue dépression et, comme fréquemment, d’un ensemble de coïncidences stupides et douloureuses – vol de sa bicyclette, refus de lui attribuer une bourse, relations dégradées avec son amant. De la même façon, parlant du suicide de Maïakovski, on finit tôt ou tard par évoquer une grippe tourmentant le poète.

Le suicide éclaire n’importe quel destin, à la façon d’un puissant projecteur : malgré nous, il épaissit encore les ombres et souligne les échecs. Pourtant, la famille et les amis de Francesca réfutent de manière convaincante l’interprétation biographique de son travail, s’efforçant d’attirer l’attention sur un autre aspect, formel – le brillant étudié de ces petites images, leur humour particulier, le langage des coïncidences et des correspondances, les rimes visuelles, les ombres de Breton et de Man Ray, les bras se transformant en branches de bouleau, et les branches votant « pour ». « Elle ne cherchait pas à disparaître », affirment, l’une après l’autre, son amie et sa mère, irritées par l’insistance avec laquelle les critiques soulignent le motif de cette disparition. Néanmoins, lorsqu’on regarde ces photos, il est franchement difficile, en réponse, de résister au désir de se fondre, de se dissoudre dans le cadre proposé, intérieur ou paysage. Ou de se fondre dans l’auteur jusqu’à en être indissociable. C’est un lieu commun, aujourd’hui, de qualifier Woodman de maître de l’autoportrait – banalité qui empêche presque de voir que nombre de corps, voire de visages, qui nous semblent, pour ainsi dire, le corps-confession de l’auteur, appartiennent bien souvent à d’autres femmes.

Ce sont des amies, des modèles, des connaissances ; parfois nous distinguons leur visage, parfois elles se ressemblent étrangement, parfois encore elles sont masquées par des objets muets : assiettes, mugs noirs, photographies de Francesca elle-même. Certaines n’ont pas du tout de visage et sont présentées comme des parties du corps sans propriétaire, coupées de nous par un coin du cliché, jusqu’à être des vagabondes sans abri : voici des jambes tendues de bas, et voilà (sur une autre photo) des seins et des clavicules, un bras sortant d’un mur, un corps de femme qui s’envole, un saut, un tourbillon. L’ensemble, manifestement, n’appartient à personne et peut, tel un parapluie noir ou un bas froissé, être tenu pour une circonstance du lieu, une partie de l’intérieur d’une maison vide en ruine, de ces maisons – les seules – que photographiait Woodman. Toutefois, si l’on se demande à qui appartiennent ces bras dépareillés, ces jambes, ces omoplates, quelle créature (quelle sorte d’existence) se tient derrière eux, on peut émettre l’hypothèse qu’ils forment une unité, quelque chose comme un corps collectif – le corps de la mort ou, plus exactement, le corps du passé.

Woodman intitule une de ses photographies Portrait de jambes – et de temps. Sur les objets qui figurent dans ses séries tardives, entrées dans le livre précédant sa mort (les photos y sont logées dans les pages d’un vieux cahier de géométrie, un coin chassant l’autre, le nouvel ordre supplantant l’ancien), elle écrit : « Ces choses me sont venues de ma grand-mère et elles m’obligent à songer à ma place dans l’étrange géométrie du temps. » La géométrie du temps est indissociable de sa texture, laquelle se transforme sans cesse, se désagrège, s’émiette, se desquame, se change en fumée et rejaillit de la fumée, vit selon les lois du monde organique. L’expression body of work acquiert ici un sens concret, presque médical : ce qu’enregistrent ces photographies, c’est le corps du monde en tant que tel, avec ses poils, sa peau, la saleté qui pénètre ses pores, ses extrémités qui bougent de façon inégale, sa surface continue et remuante.

L’érotisme de ces images va bien au-delà de la route linéaire du désir humain ; tissu blanc serré, à peine touché par le soleil, il est en quête d’une rencontre/d’un éclairage, plus que d’une épaule féminine à nu. Les intérieurs et les paysages de Woodman fourmillent de blanches fiancées-willis, innombrables, dénudées, se balançant comme des algues. Mais autant qu’on les nourrisse, elles jettent des regards (de loups) dans la forêt d’autres possibilités : leur zone d’intérêt passe sur la frontière de leur peau, aucun effleurement de l’extérieur n’est comparable au mécanisme des aventures enclenché de l’intérieur. De ce point de vue, les fantômes sont parfaitement inoffensifs, car entièrement centrés sur eux-mêmes et ce qui leur est arrivé ; que Woodman ait qualifié ses photographies d’« images avec spectres » paraît ici très exact.

Le corps, le nôtre et celui d’autrui, se révèle ici, bien sûr, un matériau indispensable, une argile à pétrir : force est d’en vérifier la solidité et la fragilité simultanément. Sur l’un des autoportraits, un fil de téléphone transparent, entortillé, sort de la bouche de Francesca, comme si elle vomissait des bulles de savon. Sur d’autres, les bris coupants d’un miroir sont enfoncés dans le ventre et les cuisses, les seins et les flancs sont saisis dans des pinces à linge qui pointent, pareilles à des becs. C’est le temps qui passe : l’homme devient flou, les objets gardent leurs contours ; il n’y a plus de différence entre soi et autrui, il n’y a qu’une infinie et impersonnelle tendresse. C’est la substance pure de l’inconscience ; un océan sans fenêtre, pour citer Mandelstam, en constante dispersion, se gonflant, se rétrécissant, conservant un visage et l’écrasant soudain ou le lacérant. Parfois, pas toujours, rarement, à la surface du flot apparaissent des ondulations : quelque chose le presse de l’intérieur, quelque chose enfle, apparaît comme involontairement, s’affûtant et se faisant de plus en plus dur. Ainsi, noyé émergeant de l’eau noire, le passé s’infiltre-t-il dans le contemporain. Ainsi, sans disparaître, sans se fondre dans le décor, mais pointant hors des petites fleurs et du badigeon de chaux qui s’effrite, se cristallisant et se concentrant, empreinte après empreinte, apparaît le corps de Francesca. Dans une vidéo, elle est enroulée dans du papier sur lequel elle écrit son nom, lettre après lettre, puis déchire l’emballage de l’intérieur et naît à la lumière.


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