Non-chapitre


Liolia (Olga) Friedman, 1934











Ma grand-mère a à peine dix-huit ans, mon grand-père est son aîné de quatre ans. Ils se sont rencontrés « aux datchas », parmi un groupe d’étudiants en architecture, réuni du côté de Saltykovka. Ils ne se marieront que dans quelques années : Sarah Guinzbourg, la mère de Liolia, tenait à ce que la petite achève d’abord ses études de médecine et a mis un temps fou à se résigner à son échec.


1.

Olga Friedman à Leonid Gourevitch, 25 novembre 1934



1-3 heures du matin

Une larme, mon aimé, une larme a chamboulé mes pensées.

Petite, chiche, elle a coulé de ton œil et l’a emporté. Elle l’a emporté sur les doutes stupides, la peur, la honte – tout ce qui faisait obstacle à ton bonheur. Ce petit point brillant m’a comme envoûtée, m’emplissant d’un bonheur véritable – un bonheur étincelant.

Tu sais, mon très cher, jamais je n’avais pensé que le chagrin, les souffrances d’autrui pouvaient procurer tant de joie.

Je comprends, à présent, ton désir de voir mes larmes ; à présent, je t’ai enfin pardonné les tourments que tu m’as infligés.

Je n’avais jamais connu pareille béatitude. Voir un être infiniment proche se tourmenter comme un fou pour ne pas vous créer de souffrances ; sentir que vous êtes chère, indispensable à l’autre, c’est le bonheur, mon aimé !

Un bonheur douloureux et, de ce fait, ressortissant à la béatitude. Un bonheur à part, difficile à saisir.

Il se peut que je ne sois pas moi-même en mesure de comprendre ce que j’ai ressenti à l’instant où cette brillante magicienne qui t’a valu tant de mois de souffrances a définitivement chamboulé mon « moi » intérieur… Je n’avais jamais vu personne se tourmenter ainsi, j’avais toujours eu l’impression que j’étais la seule à souffrir aussi fort, aussi sincèrement. Or, ce que j’éprouvais peut-il se comparer à tes tourments ?!

Non, certes non !!! Je comprends, maintenant seulement, ce que signifie ressentir ; j’ai appris, maintenant seulement, où se niche ce qu’on appelle le « désir »… Quand je ne te voyais pas d’une journée entière, je ne savais que faire de moi, pourtant je ne te téléphonais pas, je ne te racontais pas ce qui se passait dans mon cœur. J’en étais empêchée par la peur, les doutes, il me semblait que cela nous séparerait ; il me semblait qu’on n’avait pas le droit d’être aussi irréfréné dans ses désirs, il me semblait… Bah, que ne me semblait-il… J’avais coutume de retenir mes élans et ma patience me tirait d’affaire.

Mais toi, mon aimé, tes désirs sont si irréfrénés ! J’ai compris aujourd’hui que tu devais les faire taire. J’ai compris que mes souffrances n’étaient plus aussi pénibles et, sais-tu, l’idée m’a même traversée que, peut-être, je ne te valais pas.

Je ne veux pas dire par là que je suis moins que toi, ou plus superficielle. Non, ce n’est pas ça ! N’interprète pas mal mes pensées… Simplement, tu sens les choses encore plus finement, encore plus… Pourtant non, ce n’est pas le problème ! Je ne peux accepter l’idée que tu aimes plus fort que moi. Tu comprends, c’est un mensonge !

En réalité, tu n’as jamais été confronté à des difficultés, tu es gâté, tu n’as jamais dû étouffer tes désirs. Moi, force m’est toujours de le faire. Tu es égoïste, tu ne penses qu’à toi, et surtout, tu ne t’es jamais trouvé entre deux extrêmes également aimés, fût-ce d’un amour différent, tu n’as jamais été dans l’obligation de partager entre eux ce que tu voudrais tellement donner à l’un seulement.

Songe simplement, mon petit, à ce que cette vie a de pénible ; mes souffrances te donneront peut-être la force d’attendre et de lutter…

Je ne voulais pas te dire tout cela, je ne voulais pas te tourmenter, je ne le voulais pas pour moi-même, je le confesse…

Mais il suffit !

J’ai toujours contraint mes désirs à passer à l’arrière-plan. À présent, j’escomptais vivre un peu pour moi, indépendamment de tout, or j’ai compris que c’était une erreur, une erreur cruelle, une erreur ou des rêves roses, car vivre pour moi en tourmentant mon aimé, je n’en suis pas capable. J’ai compris aujourd’hui que je n’existais plus en tant qu’individu, que je m’étais fondue avec toi, entièrement dissoute, et j’avais résolu, Liochik*1, d’être toute-toute à toi ; mais vois-tu, mon petit, en rentrant chez moi, j’ai trouvé maman retournée, bouleversée, alors une douleur, une douleur brûlante, m’a incendié le cœur. J’avais décidé, seulement maman, les yeux chavirés, tourmentés, de maman m’ont dit : « Il faut attendre ! »

Comment avais-je pu l’oublier un seul instant ?

Mon très cher ! Maman a tellement peu connu le bonheur, maman s’est tellement inquiétée, elle en a tant supporté pour moi, elle souffre tant encore, que je n’ai pas la force de lui porter ce dernier coup. Comprends donc, elle n’a que moi. Je t’ai, toi, ta mère a un mari, la mienne n’a que moi. C’est pour moi que, toute jeune, elle a renoncé au bonheur, à moi qu’elle a consacré sa vie, à cause de moi qu’elle ne s’est pas remariée et m’a élevée, éduquée, tout à fait seule.

Je sais ce qu’il lui en a coûté ! Je sais, je sens à présent l’immensité de son sacrifice, je le sais – bien que pas une allusion, pas un geste, pas une action de sa part ne m’aient permis de le penser. Ô maman, solide comme un roc ! Avec elle mourra tout ce qu’elle a ressenti et souffert, et nulle âme n’en aura la moindre idée. Supporter autant et le cacher si fort, seule maman en est capable.

Vois-tu, mon très cher, maintenant que je suis grande, maman a peur de me perdre, pas même de me perdre, mais de me lancer dans la vie alors que je ne suis pas prête, trop naïve encore, elle pense que je suis une enfant, et l’idée que je puisse me marier avant de devenir, à l’institut, un individu autonome, complètement formé, lui cause beaucoup, beaucoup de souffrance. Elle n’en souffle mot, n’y faisant allusion qu’en plaisantant, mais je sais que cette issue lui porterait un coup fatal…

Vois-tu, je me tourmente, néanmoins je ne suis pas en état de t’accorder ce que j’ai lu aujourd’hui dans tes yeux. Oh, tout est très, très compliqué !… Plus compliqué même que tu ne le crois, Leniok *2 !

Tu comprends, il y a longtemps, j’ai juré sur la tombe de papa, alors que maman, brisant sa vie par ma faute, répondait par la négative à l’homme qu’elle aimait, que je consentirais un jour pour elle un aussi gros sacrifice.

Ce temps est venu. Je te le dis : « Attends, mon aimé », de même que maman lui avait dit : « Attends, mon aimé, que Liolia soit autonome. »

Ne me réponds pas que je ne sais pas, que je ne comprends pas comme tout cela est douloureux. Oh, j’en ai pleinement conscience…

Je t’avais envoyé mon autre lettre pour ne pas avoir à t’envoyer celle d’aujourd’hui. Je ne pensais pas ta souffrance aussi profonde.

Pardonne-moi !!!

Sinon je ne me serais jamais permis d’être à ce point cruelle.

Et voici qu’aujourd’hui, je me trouve dans l’obligation de te dire ce que j’aurais voulu ne jamais partager avec toi.

Encore une fois, pardonne-moi, Lionetchka !

J’ai sous-estimé ce que tu ressentais, j’avais peur de te faire part de ce qui m’appartenait à moi seule.

Cette larme de toi m’a dit que je n’existais plus, qu’il y avait « NOUS », et que nous devions triompher d’une période pénible, pleine de privations, qu’il nous fallait nous sacrifier pour quelqu’un qui s’est tellement privé pour l’un de nous. C’est la seule solution que je connaisse, mon aimé !

L’accepteras-tu ? Auras-tu la solidité et la force ?

À toi de décider, mon petit ! À compter de ce jour, rien ne t’est celé ; tu dois te représenter clairement ce à quoi je t’invite.

La conscience de notre sacrifice nous aidera peut-être à envisager joyeusement l’avenir, notre soutien mutuel adoucira peut-être les heures de tourment qu’il nous faudra vivre, leur caractère inéluctable nous obligera peut-être à être forts.

Je n’imagine pas qu’il en aille autrement. Je suis certaine que tu me soutiendras. Je ne peux tout de même pas te perdre maintenant que tu m’es devenu particulièrement proche et cher ?! Je ne peux pas !!…

Deux sacrifices – je n’en suis pas capable !

Promets-moi que tu m’aideras à accomplir ce que, toute ma vie, j’ai tenu pour un devoir sacré, jure que ton amour est assez profond pour cela.

Oh, je serai indiciblement heureuse de ne pas m’être, là encore, trompée sur toi !…

J’enluminerai toute la pesanteur des souffrances ordinaires d’attentions et de reconnaissance, car je place très haut la force de ton sacrifice. Cette larme, ô cette larme, a fait beaucoup, mon aimé !

Ton Olia qui t’aime


2.

Olga Friedman à Leonid Gourevitch. Sans date.



Mon très cher, mon aimé,

Que monot[ones] et lents sont les jours, que mélancoliquement s’écoule le temps…

Ces trois journées me semblent une éternité.

Je suis désorientée, incapable de rien faire. Je voudrais être avec toi, supporter tous tes chagrins, tes infortunes, bien que, grâce à Dieu [biffé], je croie qu’ils sont déjà derrière toi ! Mais cela ne m’apaise que partiellement et je me sens d’une humeur atroce.

Je suis là à lire tes lettres et je comprends une fois encore quel bon petit garçon est le mien.

Lionetchka, mon chéri !

Comment te dire ce que j’ai enduré, pensé et repensé durant ces jours interminables, comment te raconter toute la mélancolie et la souffrance de mon âme ? Mon aimé, comme je voudrais que notre vie s’écoule dans la chaleur et la tendresse dont sont empreintes tes lettres !

Que de non-dits accumulés ! Mais je n’ai pas les mots ! Je ne sais pas partager !

F.



[Au verso]

Que le sentiment récemment né en moi attise notre bonheur ! Que nos relations soient fondées sur l’attention et la tendresse ! Que jamais l’amertume ne monte du fond de nos cœurs ! Que jamais nos lèvres ne laissent échapper l’offense, que nos pensées mêmes visent à notre seul bonheur mutuel !

Celle qui a changé



[Au dos, de la grosse écriture de mon grand-père]

Ma toute chère !!!

Ces trois mots te diront tout, ils te feront part de toutes mes pensées, de tous mes désirs et mes rêves. Je pourrais les exprimer par des centaines, des milliers de lignes, mais il te faudrait malgré tout lire entre ces lignes pour comprendre ce que je veux te confier et que les mots ne sauraient exprimer, car les mots fixent les fruits de la pensée, et non des sentiments. Sois heureuse, ma très chère.


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