II


Le petit Lionia de la chambre d’enfant










Novembre, au milieu de la nuit. Un coup de téléphone à cette heure est toujours effrayant, surtout quand la sonnerie retentit dans les sombres entrailles d’un appartement communautaire, où l’appareil collectif (« Untel à l’appareil ! » disait-on en décrochant) est posé sur une petite étagère, attendant qu’on coure jusqu’à lui. La voix ne ressemblait à rien de connu – des décennies plus tard, mon père avait des difficultés à la décrire ; rauque, avec un bruit de caniveau, elle annonça : « Y a vot’ grand-père, là, qu’est sur la fin, faudrait venir. » Et mes parents y sont allés. Dans une pièce dont je n’ai aucun souvenir, dormait la petite de deux ans que j’étais. Quatre mois plus tôt seulement, Liolia, Olga Mikhaïlovna, la mère de maman, était morte, à peine âgée de cinquante-huit ans.

La maison était située dans les ruelles de la Taganka*1, presque invisible dans la nuit, au milieu d’habitations identiques au front bas, à étage. La porte fut ouverte, une femme en combinaison fit un bond de côté sous la lumière jaune un peu chiche ; là-bas, au fond, se trouvaient une pièce et un lit, et dans le lit, dans un tas de linge, mon volumineux grand-père, nu et mort. Son corps était couvert de taches d’un bleu sombre, toutes les lampes, en ce lieu de hasard, étaient allumées, comme dans les bureaux d’une administration.

Lui non plus n’était pas très âgé, il n’avait que soixante-deux ans. Quelques années plus tôt, sa femme et lui avaient emménagé dans un appartement à eux. Grand-père Lionia prenait une part active aux affaires de l’immeuble ; devant la façade blanche en panneaux de béton sur onze étages, une bande de terre était plantée de lilas et, surtout, de peupliers pyramidaux qui ressemblaient à des harengs, rangés selon un plan qu’il avait conçu. Les mêmes devaient pousser dans la cour de derrière ; comme disait maman, ces arbres lui rappelaient le Sud, après tout grand-père était odessite. Les peupliers cernaient à présent la maison où, comme à l’intérieur d’une pyramide, une petite boîte était vide – un logement dans lequel il ne restait plus personne. Des bouquets-époussettes, séchés, prenaient la poussière. Ils étaient l’œuvre de Liolia. Il n’y avait rien dans le tiroir où grand-père gardait ses livrets d’épargne (au porteur). Où étaient-ils passés ? Maman l’ignorait. On téléphona au juge d’instruction, on discuta des résultats de l’autopsie, il y eut des promesses de tout éclaircir et de rappeler ; il n’y eut qu’un appel : on conseillait sèchement à mes parents de ne pas essayer d’en savoir plus, sinon ce serait pire pour eux. Qu’est-ce qui pouvait être pire ?

C’était une année charnière pour la famille qui, brusquement, se retrouvait sans les anciens. Avec la mort de ses parents, Natacha Gourevitch, ma mère, devenait la bergère d’un étrange petit troupeau, composé, en plus de moi qui bavardais-m’agitais avec ardeur, des deux arrière-grand-mères de quatre-vingt-dix ans, Betia et Sarah, qui avaient toujours montré l’une pour l’autre une indifférence polie. Force leur était, désormais, de vivre côte à côte. Le fils unique, la fille unique, qui soudain n’étaient plus, représentaient dans leur existence de guingois une sorte de système d’isolation, de laine de bourrage douce et sensible, et la vie nouvelle se révélait pleine d’incompréhensibles courants d’air. Quelqu’un a dit que la mort des parents abattait la barrière nous séparant du néant. La mort des enfants avait déplacé quelque chose de définitif dans la structure de mes arrière-grand-mères ; le néant les baignait à présent de tous côtés.

Pour mes parents, il n’y avait pas l’ombre d’un doute : grand-père avait été tué, Dieu savait pour quelle raison et dans quel but ; quels criminels vivaient donc entre les murs de cette maison maléfique et comment grand-père, paisible et prospère, s’y était-il retrouvé ? On se perdait en conjectures. Après la mort de Liolia, lorsque les funérailles avaient été terminées et que notre concession familiale au cimetière Vostriakovo avait, pour la première fois depuis cinquante ans, rouvert et refermé sa gueule, avalant un nouveau locataire, grand-père avait fait venir sa fille pour parler. Elle avait alors appris qu’il avait une autre femme. Il conviait maman à prendre cette information en personne sensée, à discuter, en quelque sorte, de plans pour l’avenir. La situation avait ses bons côtés : maman pouvait, désormais, s’installer dans le grand appartement de la ruelle aux Bains, où il y avait plus de place pour un enfant que dans l’appartement communautaire de la Pokrovka ; grand-père et son amie, en revanche, s’y installeraient. Tout cela fut examiné avec une efficacité tranquille, comme les autres avantages de la nouvelle organisation : l’amie de grand-père ne travaillait pas à ce moment-là, elle aurait donc le loisir, par exemple, de garder la petite Macha, elle aimait beaucoup les enfants.

J’appris cette histoire par bribes, bien des années plus tard. À mes questions sur la mort de grand-mère et grand-père, j’obtenais une réponse aussi immuable que l’ordre du monde, dont la sinistre symétrie m’envoûtait : il était mort d’une inflammation des poumons, elle était morte d’une crise cardiaque. L’un et l’autre cas n’étaient pas vraiment clairs et d’autant plus angoissants : le cœur et les poumons, dès lors, demeurèrent dans mon esprit comme des parties du corps humain d’une extrême importance – tant de choses en dépendaient –, qui s’ingéniaient traîtreusement à s’enflammer ou à se rompre. Je me rappelle, aujourd’hui encore, la sensation d’effroi, l’impression de tournant brutal et définitif, qui se grava en moi, à l’âge de dix-sept ans, la première fois que j’entendis mes parents raconter ce qui s’était passé « en réalité » et qui devait, par la suite, achever de se construire, de développer les pousses de nouveaux détails. L’histoire elle-même était effroyable et incompréhensible, elle n’apportait aucune réponse ; mais le plus pénible était le processus même du récit : on eût dit que mes parents tentaient de décoincer une porte métallique bloquée sur son rail, laquelle ouvrait sur un trou noir, d’où sortait le sifflement d’un froid qui n’était pas d’ici. Ils n’avaient rien à répondre à mes questions, pas même à celle-ci, toute simple : qui était cette fameuse amie ? Ils n’en avaient pas idée. À l’époque, en août 1974, maman avait refusé furieusement de la rencontrer et, plus généralement, de reconnaître cette intruse qui avait évincé la mémoire de Liolia. Trois mois plus tard, disparaissaient dans les ténèbres Lionia, ses projets, sa moustache en petite brosse et ses plaisanteries amusantes, mais sans rien de joyeux.

* * *

Liolia et Lionia. Dans mon esprit, ils avaient toujours formé un couple, avec leurs noms légers, se complétant si bien, à égalité. Leur correspondance semi-enfantine, regorgeant de points d’exclamation et de perles de points de suspension, datait de 1934, où la vie paraissait encore avoir un poids et devoir durer, où il fallait des fiacres pour se rendre à la datcha, où les chariots y transportant les effets, la ménagère, les caisses de linge, les réchauds et les lampes, le samovar, s’étiraient par les rues de Moscou, au matin, comme s’il fallait qu’il en fût ainsi. Nous avions, nous aussi, un samovar, nous l’avons toujours, bien que nul n’ait eu recours à ses services depuis des années. Les formes de vie sérieuse de l’arrière-grand-père avaient, çà et là, encore cours, en dépit des nouvelles mœurs et de la légèreté des rencontres et des coïts, qui avait presque tout d’un cirque. Le moment venu, Lionia avait fait sa demande, laquelle avait été accueillie positivement, avec un ensemble d’obligations et de réserves. Les jeunes mariés ne se pressaient pas de faire des enfants, comme ils l’avaient promis ; la vie avait des allures méridionales, elle fleurait bon la villégiature. On allait aussi à la mer. Les photographies montrent des éboulis de pierres, sur le fond desquels posent les vacanciers, une automobile-scarabée noire, une plaque Gaspra*2, un certain nombre de robes (« frêles papillons, matières duveteuses, jupettes et corsages41 », dira Mandelstam, encore vivant au moment où cette photographie est prise).

Cette vie étincelante a ses aspects ombreux, dont on ne parle pas. Comme tout le monde, ces deux jeunes spécialistes soviétiques remplissent des questionnaires qui comprennent obligatoirement un paragraphe origine sociale, ils ont l’habitude de contourner ou de modifier les faits pour les rendre acceptables.

Le questionnaire de 1938 exige de préciser si le dénommé Gourevitch a servi dans l’ancienne armée, dans les troupes ou les administrations des gouvernements blancs et en quelle qualité. A-t-il pris part aux combats de la Guerre civile, où, quand et à quel titre ? A-t-il été victime de répressions pour activités révolutionnaires avant la révolution d’Octobre ? Il faut également indiquer les résultats de la dernière Purge du Parti ; un certain nombre de nouvelles questions s’ajouteront au questionnaire de 1954 : avez-vous été en captivité, chez les partisans, dans les territoires occupés ? Dans chaque petit carré imprimé, apparaît un non à l’encre bleue, qui déborde un peu.

Natacha, sa fille, ne lui pardonnera jamais vraiment l’entrain avec lequel il se précipite vers sa nouvelle vie après la mort de sa femme, ni le fait que son ancienne vie avait clairement un double fond. Lors des soirées familiales consacrées aux photos et aux souvenirs, on ne parle pas de tout cela, mais plus tard, quand je me pencherai sur les caisses sans fond et les rayonnages, je tomberai, par-ci, par-là, sur d’étranges artefacts qui ne sont pas du tout dans le style de la maison : cartes postales, billets, trucs appartenant à un autre mode de vie, captivant, ni le nôtre ni soviétique. Il y a ainsi un dessin de couleur représentant avec grand soin un cœur brisé. La ligne de cassure est bordée de rouge, en bas on lit, écrit en majuscules : « C’EST DUR POUR TOUS LES DEUX », et de grosses larmes brillantes tombent sur les lettres. Il y a des vœux de nouvel an, dans une enveloppe artisanale, portant la mention : « À ouvrir le 31/XII à 10 heures du soir ». Celle qui l’a fabriquée, décorée et scellée au moyen d’un petit kopeck soviétique, sait bien qu’à minuit le destinataire, à la table familiale, aura autre chose qu’elle en tête. À l’intérieur, des poèmes et une lettre signée « Votre petit ami ». Le côté miniature et l’inexpérience de l’ami sont soulignés avec une certaine insistance : « Je vous écris, je dessine un sapin, la tête inclinée, avec une application d’enfant, et sur le chiffre douze je fais se joindre les aiguilles de l’horloge. Bonne année, Leonid Vladimirovitch ! »

Puis, lorsque mes parents partirent et que l’appartement se vida, ses fonds commencèrent à se dénuder. On trouvait dans les papiers les choses les plus diverses, notamment une vieille connaissance, la Photographie sur Divan de Cuir, avec sa franchise sans ambiguïté, et une autre, que j’ai présentement devant les yeux.

Ce qu’elle a de choquant tient moins au piquant (comme on disait alors) de la situation qu’aux signes du temps. Une femme blonde en culotte et soutien-gorge sombres est assise, jambes repliées, sur une table ronde recouverte d’un journal, elle regarde de biais, s’apprête à allumer une cigarette : la scène rappelle les vidéos d’amateurs que l’on réalisait dans les années 1990, scène de genre jouée chez soi pour un unique spectateur et acteur. Une stylisation, façon pin-up russe, effectuée selon des modèles vus ou imaginés, une tentative de les appliquer à des circonstances parfaitement inappropriées. Une image, à tous égards, des plus conservatrices, ce qui ne l’empêche pas d’être hardie, voire inconvenante.

La première chose que l’on voit, ce sont les caractères imprimés de la Pravda, qui rendent la photographie dangereuse (poser ses fesses nues adultères sur l’organe du Parti pouvait aisément vous valoir un certain nombre d’années de prison), et un paquet de Bielomor (où est dessinée une carte du fameux canal, construit par des détenus*3) dans la main gauche de la femme. Le journal no 1 du pays et les papirosses les moins chères – du tabac costaud –, avec leurs larges embouts de carton, se trouvent ici réunis comme sur un blason, liés par ce corps féminin. Ce dernier (cette femme) montre une parfaite indifférence aux deux ; la pièce semble une chambre de fortune, le vestiaire de quelque institution inconnue – les escarpins noirs à hauts talons ont tout d’accessoires de cabaret, de même que la lingerie trop belle, manifestement non soviétique. On est à la toute fin des années 1940 ou au début des années 1950, en plein saint hiver de la Russie stalinienne, avec sa sensualité lourdaude et ses litanies de ZIS et de ZIM*4 devant les théâtres ; c’est la deuxième vague de terreur – l’affaire de Leningrad*5, celle du Comité juif, celle des blouses blanches. Dans un coin du cadre, grossièrement collée sur le mur blanchi, une caricature de capitaliste levant son chapeau.

Je dois préciser ici que, sur le fond des générations de mes concitoyens qui, de toute leur vie, ne mettaient pas le pied à l’étranger, Leonid Gourevitch faisait figure d’heureuse exception : lui avait séjourné en terre étrangère, et je le savais depuis l’enfance. Il était né en 1912, avec un pied bot.

Sur les vieilles photographies, bébé aux yeux si clairs qu’ils en paraissent presque blancs, il est couché sur le ventre, je ne vois rien de particulier à ses pieds, mais je sais qu’on les avait soignés obstinément, méthodiquement, et qu’on avait fini par le tirer d’affaire. Tous les étés, sa mère partait avec lui dans la même clinique suisse, là où il y avait des collines aux flancs verts, que l’enfant grimpait de mieux en mieux. Il se trouva ainsi prêt pour une nouvelle vie qui marqua la fin des voyages. Mais sa Suisse resta gravée dans sa mémoire ; lorsque avaient lieu, en sa présence, les discussions classiques de l’intelligentsia sur les villes et les pays où l’on aimerait aller si l’on en avait la possibilité, et que les Rome-Paris-Tokyo s’abattaient comme des cartes sur la table, il demeurait de plus en plus silencieux. Toutefois, quand on lui posait directement la question, il disait simplement – racontait maman –, comme si le problème était réglé : « J’irais volontiers en Suisse. »

* * *

On affirmait que Lionia avait rédigé sa première thèse sur l’appui de la fenêtre, à l’hôpital où il était censé rester couché et se soigner, mais il ne tenait pas en place. Il s’intéressait toujours à quelque chose et la variété de ses activités donnait des résultats financiers impressionnants : la maisonnée vivait, ignorant la pauvreté ; au milieu des années 1950, on avait eu la petite datcha de Saltykovka, une pièce et demie dans la dépendance d’une vieille maison en bois, deux pommiers, un cerisier, les trains de banlieue que l’on voyait par la fenêtre. Tous adoraient cet endroit. L’activité principale de Lionia – pour autant que, enfant, j’y comprenais quelque chose – n’était pas intéressante, il était ce qu’on appelle aujourd’hui un urbaniste, s’occupait du milieu urbain, des échangeurs routiers, de la planification des routes.

Ses articles, ses livres, ses conférences dans trois instituts ne le satisfaisaient pas pleinement, comme s’il sentait qu’il était fait pour quelque chose de plus grand ou quelque chose d’autre. C’est ainsi qu’il allait d’une passion à une autre, à une troisième, cochant sans cesse de nouvelles cases d’un invisible questionnaire. Je subodore que ses sombres histoires de petites amies avaient la même visée – elles n’emplissaient pas sa vie mais masquaient une sorte de béance, une insatisfaction que nul ne percevait.

La coupe de l’existence qui lui était échue était ce qu’on appelle pleine : il projetait des lignes de transport, jouait aux échecs, inventait des choses, décrochant toujours plus de brevets, dont l’un devait à jamais enchanter ma vie, dont je me vantais, enfant, et m’enorgueillis à ce jour : un instrument pour vérifier le degré de maturité des pastèques. L’absurdité même de la chose lui conférait un chic particulier : ce que l’on pouvait savoir d’une chiquenaude (la pastèque répondait par un son plein, montant de ses entrailles) se révélait, en l’occurrence, soumis à un mécanisme plus complexe.

Les poèmes qu’il ne cessait de composer comptaient au nombre de ses passions compensatoires. Le talent évident de Lionia se manifestait là encore, les vers se déployaient comme sur un boulevard, devisant joyeusement, et pivotaient sur leurs talons quand l’heure était venue de plaisanter. Ses poèmes étaient toujours amusants, ils étaient faits pour l’occasion, que ce fût en famille ou au travail. Dans sa jeunesse, il en avait aussi écrit de sérieux, mais, par une étrange habitude, à la dernière strophe un ressort caché rappelait son existence, comme si l’auteur avait relâché sa vigilance, et le monologue sublime s’achevait en salut de bouffon. Tous les anniversaires, les mariages et les fêtes s’accompagnaient obligatoirement de joyeux poèmes, au demeurant de plus en plus sombres et caustiques, ce qu’il était de bon ton, semblait-il, de ne pas remarquer.

Autrefois, avant la guerre, il avait réussi à se tailler une réputation d’homme spirituel, génial pour les conversations à table. Aucun de ceux que j’ai interrogés ne l’a connu ainsi : les amis de maman me parlaient d’un homme très occupé, maussade, qui venait saluer et regagnait aussitôt ses quartiers. L’âme de la maison était Liolia, aimée de tous, aimant tout le monde, préparant tourte sur tourte, brodant nappe après nappe, connaissant tout un chacun, se rappelant tout, tenant l’immense famille, avec ses cousins au troisième et au quatrième degré, à distance d’étreinte, près du cœur. L’affaire des blouses blanches l’avait laissée au chômage, jusqu’à ce qu’une relation de Sarah ne l’invite, elle, une juive diplômée en médecine, à travailler avec elle, dans un centre sanitaire et épidémiologique – un geste d’une noblesse extrême qui, à l’époque, était quasi suicidaire. Liolia y resta toute sa vie, par gratitude ? par manque d’envie de changer de place ?

Après la mort de Liolia, maman demeura très longtemps sans me parler d’elle, puis me demanda tout soudain si je me rappelais grand-mère. Je me la rappelais. Comment elle était ? « Elle m’adorait », répondis-je avec assurance. Elle, en tout cas, proches et moins proches l’adoraient au point que cette lumière de tendresse collective éblouit aujourd’hui encore et empêche de voir les détails. Comment elle était ? Tata Sima, ma toute vieille nourrice, qui avait connu le temps où tous étaient jeunes, répondait négligemment à mes questions : « Elle était gaie. Elle se parfumait, se fardait les lèvres et courait à la statue de Griboïedov*6 à un rendez-vous. » Un rendez-vous ? Quel rendez-vous ? Qui pouvait l’attendre près du monument de ce diplomate bilieux, auteur d’une valse et d’une unique pièce ? Une amie de ma mère vint me raconter, je voulais des détails, elle me dit : « C’était… une héroïne positive*7 », et elle s’en tint là.

Ce à quoi elle faisait allusion ne trouvait pas à se loger dans le nouveau lexique de l’époque advenue. Une héroïne positive était un pur anachronisme, un être d’un autre siècle, doué de qualités et de vertus obsolètes, nécessitant un dictionnaire disparu lui aussi, le respect de règles depuis longtemps abolies. Cela devait déjà avoir un air vieux jeu dans les années 1950, et seul le bon cœur sans mesure de Liolia rendait supportable son mode d’existence pour son entourage. Une alternance de douceur et de dureté, un refus de tout compromis, un zèle que je ressens comme familier mais ne pouvant en aucun cas se loger dans les cases et sur les lignes de l’actuelle conception du monde.

Parmi les traditions et coutumes dont était farci le mode de vie familial, il y avait ceci : pour le nouvel an, Lionia écrivait un certain nombre de poèmes rigolos, pour sa fille, sa femme, les deux grand-mères, Sarah et Betia, les invités et invitées, si on en attendait. Tout simples, rarement dénués de meilleurs vœux-meilleurs souhaits, ils respiraient le confort douillet que suscite la répétition, lequel se plaque sur les murs de la maison, tel un dépôt jaunâtre dans une tasse de thé. Ils recelaient toutefois une étrange constante, qui m’avait toujours étonnée, et je me demandais quelle impression ils pouvaient produire à Liolia. Un petit bout de poème adressé à Natacha, alors âgée de douze ans, recommande à une fillette d’être :

Honnête, généreuse, charmante,

Tendre, docile, caressante,

Vive, rapide, pas fainéante,

Ni endormie ni arrogante,

Ni gobe-mouches ni négligente,

Ni entêtée ni ronchonnante,

Bref, d’être comme papa carrément

Et pas du tout comme maman.

Un poème de la même série avait été envoyé sur le lieu d’évacuation, dix ans plus tôt, en 1943, mais le ton y était déjà :

… de formation elle est un médecin ordinaire,

Malade ordinaire,

Épouse ordinaire.

(Précision : de nos jours, pour ne pas être mal élevé,

On dit « ordinaire »

Au lieu de « mauvais ».

J’espère que tu ne seras pas fâchée,

Que tu essaieras simplement… de changer.

Il n’empêche qu’ils parvenaient à s’entendre et que, de l’avis général, ils vivaient heureux – la belle Liolia, son Dickens (ses passages préférés marqués de l’ongle), sa couture, son tricot, et son mari, actif et morose. À Saltykovka fleurissait le jasmin, rue Pokrovka on cuisinait et on recevait les amis. Ils continuaient d’aller en vacances au bord de la mer, toujours tous les deux. On envoyait alors Natacha avec la nounou se remplumer à Sviatogorsk, où la petite s’ennuyait passionnément de ses parents et se laissait pousser une tresse immense et brune, qui lui arrivait déjà à la ceinture. Quand elle atteignit ses genoux, la petite était grande ; comme son père, elle écrivait facilement des poèmes et voulait être poète, Pouchkine, ainsi qu’elle le disait, enfant.

Des poètes, à l’époque, on en produisait en quantité industrielle, dans un établissement d’enseignement prévu à cet effet, l’Institut de Littérature, qui occupait un édifice ancien sur le boulevard de Tver, abrité derrière une grille de fonte et entouré d’arbres. Le bâtiment n’était pas ordinaire, il avait une généalogie et un art particulier d’attirer qui il fallait ; à l’époque soviétique, y avaient vécu brièvement, et pas très heureux, Platonov et Mandelstam, ce dernier parlant haineusement des « douze fenêtres éclairées de l’obscène maison où vivent les Judas42 ». À la fin des années 1950, cela devint intéressant. Natacha rêvait d’y être admise, mais elle était loin du compte : son père, qui ne lui refusait jamais rien, se montra, cette fois, d’une fermeté de béton, il lui interdit purement et simplement cet Institut de Littérature, en disant : « Je ne donne pas mon autorisation. » Et résonna à nouveau le fameux Nous sommes juifs, tu dois avoir une vraie profession. Docile, elle se lança dans les études, les acheva dans la construction, brillamment, comme tout ce qu’elle faisait, récompensée par l’obtention d’une spécialité dans le domaine des sols : elle devint « ingénieur-testeur de sol ». Elle travailla ensuite sous terre, dans la cave d’un modeste institut de recherche, y passant, telle Perséphone, la moitié lumineuse de la journée – des femmes en blouse noire restaient rivées à des microscopes, changeant des plaques de verre au contenu friable. Une énorme balance était munie d’une collection de petits et grands poids, brillants, agréablement lourds ; il y en avait un que je rêvais vainement de voler.

Ce qu’il ne convenait pas d’évoquer (et qui passait, manifestement, pour un exemple du fameux entêtement de Liolia) était les relations glaciales, à la limite de l’inexistence, entre elle et grand-mère Betia, la mère de son mari. Elles avaient peine à cacher leur hostilité, aussi franche que mutuelle, leurs représentations de la dignité exigeaient de se conduire idéalement. Participant aux fêtes et aux rassemblements, partageant le quotidien de cette grande famille accueillante, où tous étaient contents et n’oubliaient personne, elles s’observaient attentivement, notant chaque concession de l’une ou de l’autre. Impliquée dans tout cela sans le vouloir, Natacha s’efforçait d’aimer tout un chacun ; elle n’y parvenait pas toujours. Sa mère était la personne essentielle de sa vie, celle qui lui donnait forme et contenu, le récit principal appris par cœur. C’est pourquoi, des années plus tard, elle ne condamnait pas Betia, mais l’écartait de ses récits : elle l’évinçait malgré elle, dans les marges de l’histoire commune.

Berta Liberman, épouse Gourevitch, n’avait pas besoin de cela pour vivre en périphérie, discrète, indépendante, conservant la moindre ligne écrite par son fils et sa petite-fille, les images d’enfant, les petits poèmes, les télégrammes. Elle vivait parcimonieusement, ne s’autorisant rien de superflu, économisant plus que tout ses paroles. Elle n’a laissé ni lettres ni journaux – une rareté pour notre parentèle, chacun notant, rimaillant, envoyant des cartes postales sans nombre. L’opaque Betia préférait ne rien raconter d’elle-même ; le silence la recouvrait comme une capuche. Il est vrai qu’on ne lui posait guère de questions. Le résultat est que je ne connais à peu près rien d’elle, hormis l’atmosphère de désapprobation dans laquelle j’ai grandi. Je me rappelle à quel point maman fut piquée au vif quand quelqu’un fit remarquer que je ressemblais à Betia – elle ne dit rien, mais on l’entendait. Je revois la bague offerte à maman et jamais portée : avec sa lourde monture et sa grosse pierre un peu trouble, elle était jugée laide – « trop riche ». De fait, on ne ménageait quasiment aucune place à Betia, bête noire*8 de la légende familiale.

Il existe une photo de classe où, parmi les têtes bien droites des filles, on trouve la sienne, bouclée. Il y a encore quelques clichés de sa première jeunesse, mais peu. Son enfance s’était écoulée à la limite de la pauvreté – une famille de huit enfants, impossible d’escompter faire de bonnes études, force fut de renoncer au rêve d’une profession médicale. En revanche, les deux sœurs, Betia et Verotchka, étaient d’une rare beauté : blondes aux yeux noirs, dotées d’une ossature fine, avec, dans l’expression, une nuance (à la mode, dès cette époque) de mélancolie contenue. C’était donc, comme l’écrit Tsvetaïeva, qu’il y avait quelque chose à contenir. La légende veut que Betia s’était mariée tôt, et bien mariée, elle avait épousé le fils d’un homme qui, à Kherson, produisait des machines agricoles. Le couple vivait à l’aise (les papiers de mes parents conservaient le plan d’une vaste maison), on soignait l’enfant en Suisse, puis on s’était retrouvé à Moscou, où tout le monde atterrit tôt ou tard. Voilà, en gros, comment je me représentais les choses, et il y avait, au fond, une part de vrai.

* * *

Grand-père, je l’ai dit, était odessite, et ces trois mots exigent des éclaircissements, des détails.

Quelque chose, vers 1925, vaut à Odessa la réputation méritée et définitive de lieu particulier, pas tout à fait soviétique et même pas du tout russe, bizarrement aménagé et, pour cela, aimé de toute la population de l’immense pays. Qu’Odessa ne fût pas la Russie, il fallait être le roi des nuls pour ne pas le reconnaître, dès l’instant où la ville avait été conçue et bâtie ; Ivan Aksakov*9 la trouve « familièrétrangère », sans lien, ni par l’âme ni par la terre, aux autres parties de l’énorme corps de l’empire. Et, en effet, les lois, les usages en vigueur sur tout le territoire de la Russie semblaient ne pas être pris au sérieux à Odessa.

Un voyageur allemand, qui visite la ville au milieu du xixe siècle, affirme qu’ici « chacun parle politique à son gré ; on évoque même la Russie comme s’il s’agissait d’un État étranger ». Les cours des devises étrangères y sont affichés en grec, les noms des rues sont en russe et en italien, la bonne société parle le français, les théâtres présentent des pièces en cinq langues. Les rues éblouissantes, lignées d’ombres, sont arpentées par des Moldaves, des Serbes, des Grecs, des Bulgares, des Allemands, des Anglais, des Arméniens, des Karaïmes. Une source de la même époque prétend que « si Odessa devait arborer le drapeau de la population majoritaire dans la ville, il serait vraisemblablement juif ou gréco-juif ».

Au demeurant, les juifs orthodoxes ne se sentent pas non plus très à l’aise dans la ville : un dicton veut qu’à sept verstes autour d’Odessa, brûlent les flammes de la Géhenne (zibn mayl arum Odess brent dos gehenem). La profonde indifférence à tout ce qui est officiel est ici, comme le reste, internationale : églises et synagogues restent vides plus souvent que partout ailleurs, et plus du tiers des couples ne sont pas mariés. En revanche, l’opéra est de qualité. Tous y vont, y compris les juifs religieux à papillotes et chapeau, dont se gausse le parterre en raison de leur enthousiasme démesuré et bruyant ; les cochers chantent dans les rues « La donna è mobile… », comme s’ils étaient des gondoliers. L’organisation locale, inhabituellement tolérante à la diversité, exige moins des citadins d’être prêts à l’assimilation que de montrer de l’aisance dans le passage d’une langue à une autre et d’un sens à un autre.

Odessa évoque plus les antiques cités méditerranéennes, qui ne se rattachent ni à un pays ni à une culture ; à Odessa, les lois cessent d’avoir un impact, la mafia est immortelle et l’art culinaire sans égal. Simplement, à la différence de Naples, Odessa a surgi, droite comme un petit koulitch*10, faite d’écume et de sable, il y a quelque deux cents ans, et au début elle n’a pas eu le temps de s’inventer une mythologie acceptable.

On le fit donc pour elle, malgré elle, mais, curieusement, en accord avec elle. Un officier russe écrit : « À Odessa, tout est étrangement plus gai, plus jeune. Le juif, dans la rue, rase moins les murs et regarde moins derrière lui, l’étranger vous fixe plus cordialement dans les yeux… Sur le boulevard, on bavarde, on rit, on mange des glaces. On fume dans les rues. » Un visiteur anonyme de Lituanie enchérit, louant la dignité et la tranquillité de la communauté locale, les promenades dans les rues, les conversations dans les cafés, l’opéra italien et la tenue des services religieux ; tout indique que l’on vit ici en sécurité.

Régime à part, langue à part ; au début du xxe siècle, la ville devient le sanctuaire unanimement reconnu du grotesque, elle assure les livraisons de blagues spéciales, largement pimentées de yiddish. C’est le Sud. Le Sud ! Tout est théâtral, autrement dit outrancier, la rue et la maison se confondent sans effort et sans qu’on voie les coutures, la mer et le port sont une toile de fond idéale, et tout ce qui survient est soumis à la loi commune : la scène, les tréteaux existent par amour de la phrase. La légèreté, le rattachement incomplet à la terre (comme pour les montgolfières) est la condition sine qua non de la vie en ce lieu. D’où un parfum de criminalité qu’Odessa cultive avec joie : têtes brûlées, sang chaud – une sorte d’Occident sauvage où la violence paraît naturelle et, de ce fait, dirait-on, plus acceptable. La « musique limonade », dégoulinant de partout, et les gants citron des gangsters sont de même origine ; les bandits d’Odessa, chantés par Isaac Babel, attendrissent des générations de lecteurs, perçus comme des échantillons d’humanité d’avant l’écriture, dans leur milieu naturel, bêtes exotiques d’un riant zoo.

C’était avant les morts en gros de l’ère stalinienne, avant la guerre et la terreur, qui mélangèrent la population de telle façon que l’univers carcéral se généralisa et que la langue des prisons devint la langue d’État. Mais tout l’odessite gardait son quant-à-soi, l’odessite sonnait comme « libre de son caprice » et la moindre évocation de cette liberté hors norme suscitait une folle sympathie.

Outre les céréales, passaient par les portes fluviales du port « cire, fer, fer-blanc, cuivre, poivre, épices, coton, fromages, pétrole, pommes, soie, safran, or, perles, caviar », on pourrait continuer la liste.

De temps à autre, la vie, légère et colorée, avait des ratés, révélant une doublure grossière : cela se produisait de plus en plus souvent, jusqu’à devenir partie intégrante du bouillonnement quotidien. La violence contractait la ville comme un spasme facial, involontaire et irrépressible. Cité portuaire, Odessa regorgeait d’armes qui, au début, ne nécessitaient pas d’autorisation. Les tirs crépitaient dans les rues tels des feux d’artifice, grévistes et lanceurs de bombes faisaient la une des journaux. Rien que de février 1905 à mai 1906, le terrorisme comptabilisa, dans le gouvernement d’Odessa, 1 273 morts – fonctionnaires, policiers, usiniers, banquiers. Politiquement motivées, les expropriations ne se distinguaient en rien des vulgaires hold-up ; c’était un sport populaire que tous pratiquaient, des voyous aux anarchistes-communistes et aux groupes juifs d’autodéfense en chemise noire. Les suicides, aussi, étaient à la mode ; leur pourcentage s’était terriblement accru dans le pays, or dans la petite Odessa il n’y en avait pas moins qu’à Moscou ou Saint-Pétersbourg, et ils avaient là une nuance de théâtralité. Dans la ville, on tirait des coups de feu des balcons donnant sur la mer, comme sur la très chic rue de Ribas*11. Il y avait d’autres moyens : « Après s’être rendue chez le meilleur coiffeur, une artiste d’un petit théâtre, parfumée, tenant un bouquet de fleurs, vêtue d’une robe joliment coupée et portant des chaussons de satin blanc, s’ouvre les veines dans sa baignoire bien chaude. »

Tout cela se produisait, pour ainsi dire, publiquement, dans les espaces aménagés pour le spectacle de la mégapole cosmopolite ; plus près de son noyau chauffé à blanc, la ville commençait soudain à se diviser en deux catégories : les siens et les étrangers. Dans le roman de Jabotinski*12, Les Cinq, on trouve ce passage : étrangement, dit le narrateur que l’on a quelque peine à distinguer de l’auteur, « nous vivions tous, semblait-il, à l’écart des autres, les Polonais fréquentaient des Polonais, les Russes des Russes, les juifs des juifs ; les exceptions étaient assez rares. Mais nous ne nous demandions pas encore pourquoi il en était ainsi, dans notre subconscient nous estimions que c’était là un phénomène temporaire et considérions la bigarrure du forum commun comme le symbole des beaux lendemains. » Le même Jabotinski se remémore qu’en dépit de son éducation laïque, il n’avait pas, enfant, un seul véritable ami non-juif. À compter de 1828 (et jusqu’en 1905, date à laquelle Odessa se fit peur à elle-même), les pogroms et les rumeurs de pogroms, les murmures sur leur imminence et les récits très tranquilles de la façon dont ils se passent deviennent monnaie courante.

Les échos de pogroms se répandent en épidémie dans tout le sud de la Russie, ils prennent le train avec les cheminots, se bousculent sur les marchés d’embauche, descendent le cours du Dniepr, servent de modèles pour de nouvelles flambées d’une cruauté insensée : « À présent, on va le faire à la kiévienne ! » Toutes les villes auxquelles était liée ma famille prospère, portaient les traces de cette manière de faire. À Kakhovka, où grand-père Lionia était né en 1912, il avait pu être témoin d’un pogrom en 1915, déclenché par des unités cosaques battant en retraite. Kherson, où la famille avait une belle maison, se rappelait le pogrom de 1905. La mort n’avait pas une once de dignité, elle pouvait survenir à tout instant, attelée à l’horreur et à la honte. Personne, dans ma famille, n’en a jamais parlé, les pogroms n’étaient pas un sujet de conversation, comme aujourd’hui on se refuse à parler du cancer. Avions-nous eu des morts à Odessa, en octobre 1905, ceux qui gisaient dans la rue, à peine recouverts de chiffons, pointant leur menton inerte ? Où s’étaient cachés les survivants ? Dans les greniers, les caves, les niches à chiens, les appartements de chrétiens au grand cœur ? Je ne le saurai jamais.

Je sais, en revanche, autre chose. Dans une de ses lettres du front, Liodik Himmelfarb précise : « Tu n’ignores pas, sans doute, que grand-père est resté à Odessa. Je m’inquiète beaucoup pour lui. » Ses deux grands-pères, juifs, y vivaient. Israël Himmelfarb, le grand-père paternel de Liodik, fut fusillé aux environs d’Odessa en octobre 1941, aussitôt après l’entrée des troupes roumaines dans la ville. Son autre grand-père, le père de Betia et de Verotchka, s’appelait Leonti – Leib – et je comprends à présent que, si je connais l’année, le jour et presque l’heure de la mort de mes autres arrière-arrière-grands-pères, je n’ai rien trouvé sur celui-là, il a disparu, s’est évaporé, comme s’il n’avait jamais existé. D’une beauté incroyable – une beauté de cire – dans sa jeunesse, il évoque, sur un cliché des années 1870, un modèle pour tailleur. Ses filles n’avaient aucune photo de lui adulte. La précision de Liodik est peut-être le dernier endroit où la vie de cet homme émerge à la surface. À la demande « Liberman, Odessa », la base de données de Yad Vashem livre quatre-vingt-une réponses, et seuls quelques-uns de ces homonymes ont un prénom ; les uns apparaissent fugitivement dans des listes de personnes évacuées, les autres ont sombré dans le néant. Pour certains, figure l’initiale d’un prénom, un surnom ou un diminutif, Boussia, Bassia, Bessia Liberman : ceux fusillés ou pendus lors des raids punitifs d’octobre ; ceux brûlés dans les entrepôts d’artillerie de Lustdorf*13 ; ceux qui dormaient, entassés, dans le ghetto de la Slobodka*14 ; ceux tués à Domanevka, Akmetchetovka, Bogdanovka*15 ; à la fin de la guerre, dans cette Odessa aux rues polonaise, grecque, italienne, juive, ne restaient que six cents juifs, et aucun de notre famille.

* * *

Au début des années 1990, quand la faim se fit sentir, mon père se rendit en compagnie d’un ami dans le sud de l’Ukraine, espérant y vendre quelque chose et acheter de la nourriture. Il revint de Kherson avec des photos que maman et lui examinèrent longuement, puis ils tirèrent de la mezzanine le vieux plan d’une maison, étage par étage. Celle-ci, propriété du père de grand-père Lionia, se révéla belle ; elle avait un balcon large comme une vague, que supportaient deux atlantes barbus, les hanches couvertes d’un pagne. L’idée que toutes ces pièces et fenêtres aient pu appartenir à une seule famille était assez étrange et plaisante ; impossible de la mettre en balance avec notre quotidien, où l’on venait d’introduire des cartes de rationnement pour l’alimentation et les cigarettes.

Quand j’entrepris mes mouvements désordonnés de recherche, fouillant pour trouver ce qui restait de l’histoire familiale des cent dernières années, tout ce qui, jusqu’alors, me semblait évident, palpitant et abondamment documenté, se délita sous ma main, à l’instar d’un vieux tissu ; mes hypothèses ne se confirmaient pas, les témoignages ne se hâtaient pas de montrer le bout de leur nez. À une exception près. Sans me faire d’illusions, je tapai dans un moteur de recherche Gourevitch, Kherson, et, comme les jetons d’une machine à sous, je vis tomber une pluie de réponses, à croire qu’elles avaient toujours été là.

Il apparaissait qu’une ruelle de Kherson, autrefois nommée en l’honneur de Bauman*16, portait aujourd’hui le nom de mon arrière-grand-père : l’Ukraine se débarrassait de l’héritage communiste. Les usines Gourevitch (il y en avait plusieurs, impossible de s’y repérer au premier coup d’œil) rapportaient un revenu non négligeable, à plusieurs zéros ; une brochure soviétique indiquait avec dégoût qu’en 1913 leur propriétaire avait engrangé plus de quatre millions de bénéfices. Là, je fis une pause, le temps de prendre conscience que c’était aujourd’hui de l’ordre de cinquante millions de dollars, et l’origine des atlantes me parut un peu plus claire. Un site historique offrait aux regards des obligations d’un blanc bleuté, émises en France, en décembre 1911. La Société anonyme des Usines mécaniques I. Hourevitch*17 tentait d’attirer de nouveaux actionnaires et, dans des médaillons ovales, comme dans des meurtrières, apparaissaient deux entreprises modèles, plantées, semblait-il, de peupliers ; de la fumée s’échappait d’une haute cheminée, un drojki*18 roulait vers les portes.

Notre Gourevitch – une source l’appelait Isaac, une autre Israël (je savais que c’était Isaac, une carte de visite de son fils, Vladimir Isaakovitch, était l’un des rares documents qui s’étaient conservés) – était donc un homme connu : on lui télégraphiait à cette simple adresse : « GOUREVITCH, KHERSON ». Il était apparu dans la région au début des années 1880 et avait commencé en créant un atelier de réparation de chariots. Il avait également une fonderie dans la ville. Il en avait fait, des choses, en vingt-cinq ans ! Cette cité méridionale (réverbères à pétrole, jardins, cinq pharmacies, six bibliothèques, deux cent vingt-sept fiacres) comptait plusieurs types de production. L’usine du grand-père était l’une des plus importantes, offrant cinq cents emplois. On avait même une idée des rémunérations : un ouvrier qualifié touchait neuf roubles cinquante par jour, un apprenti quarante kopecks.

Quelque chose me troublait : malgré l’ampleur de la documentation, je n’étais pas parvenue à dénicher quoi que ce soit de vivant, sans lien direct avec l’histoire du capitalisme en Russie. Internet, qui bavarde volontiers sur les dépenses et revenus d’Isaac/Israël, ne m’a montré aucune photographie. Le catalogue de notre (si l’on peut dire) production était imprimé avec beaucoup de goût – coins ouvragés, splendides reproductions de charrues et de semeuses, évoquant d’énormes insectes. Elles portaient des noms à la mode, rappelant plus ou moins ceux de chevaux de course : Univers, Dactyle, Frina et même un Dentiste, d’on ne sait où venu.

« On peut toujours choisir une couche de terre assez humide pour favoriser la croissance des graines », lit-on dans cette brochure. Pas la moindre information, en revanche, sur les graines personnelles d’Isaac Gourevitch, à croire que ni lui ni moi n’avions jamais existé. Au demeurant, le site du cimetière juif promettait de montrer les « monuments funéraires des membres de la famille du fondateur et propriétaire de l’usine de matériel agricole Israël Zelmanovitch Gourevitch » ; manifestement, le fils de Zelman n’y était pas.

Étonnantes, cette abondance et cette absence d’informations ; elles devenaient inquiétantes, comme si une chose invisible me tirait par la manche ou le col. Quand on y songe, même chez nous où l’on ne jetait rien qui pût avoir la moindre charge sentimentale, où, des décennies durant, d’antiques plastrons et petits cols de dentelle reposaient dans des valises, il n’y avait pas, Dieu sait pourquoi, de souvenirs de la riche maison de Kherson. C’était curieux. Moi qui avais grandi au milieu de chaises Thonet plus ou moins déglinguées et de porcelaines vieillottes, je repassais l’inventaire dans ma tête. J’avais vu juste : toutes les choses de notre quotidien devaient leur existence à la brève période durant laquelle Sarah et Micha étaient mariés, travaillaient, avaient une maison, un ménage. Nous n’avions rien, semblait-il, côté Gourevitch, hormis la bague que ne portait pas ma mère. Et, pour la première fois, je me demandai ce que je savais de mon arrière-grand-père, le fils d’Isaac/Israël.

Je disposais de deux documents. Une carte épaisse, agréable à tenir (une autre, microscopique, y était accrochée, en forme de ruban) conviait à la circoncision du petit Leonid. L’acte de décès, lui, informait que Vladimir (Moïsseï Wulf, précisaient les parenthèses) Isaakovitch Gourevitch était mort à Odessa d’une inflammation du cerveau, à l’âge de trente-trois ans. Ce décès était survenu le 25 juin 1920. Au début de février, les derniers bateaux de réfugiés levaient l’ancre. Un témoin se rappelait la foule sur le quai, une femme, avec un landau, cherchant son mari et son enfant, une autre traînant derrière elle un miroir dans un cadre doré. Puis les troupes rouges étaient entrées dans la ville, et la célèbre Tchéka d’Odessa s’était mise à l’ouvrage. Curieusement, la famille n’avait reçu l’acte de décès de mon arrière-grand-père que deux ans plus tard, en 1922.

Ma peu loquace arrière-grand-mère avait néanmoins un récit du passé qu’elle affectionnait. Des amis étaient venus voir le petit Lionia, ils plaisantaient, demandaient : « Tu es qui, toi ? » L’enfant était intimidé, c’étaient pour lui des visages nouveaux ; puis, se troublant définitivement, il avait répondu d’une voix grave : « Je suis le petit Lionia de la chambre d’enfant. »

Durant la même année 1922, Betia et son fils – on ignore pourquoi et comment – se retrouvent soudain à Moscou, où ils sont seuls, tout seuls, comme le Gvidon de Pouchkine et sa mère, la reine, dans leur tonneau goudronné43. Personne ne les connaît, ils ne connaissent personne ; ils n’ont avec eux rien de ce qui serait en rapport avec leur ancienne vie, hormis quelques photographies – robes blanches, pyjamas rayés, le joyeux Vladimir, à l’épaisse moustache, assis sur un banc avec des amis. Dans les questionnaires le concernant, il est écrit, comme de juste : « employé ». Betia travaille à la maison, elle tape avec deux doigts à la machine – une lourde Mercedes à clavier amovible. Elle finit par dénicher un emploi. Lionia va à l’école. La vie s’organise.

* * *

Durant ma première nuit à Kherson, impossible de m’endormir. Il y avait de quoi. Les ténèbres se raréfiaient de plus en plus vite, le petit lac des réverbères jaunes, un peu plus loin, se décolorait, mais les chiens ne se calmaient pas, ils déroulaient dans tout le quartier une chaîne d’aboiements solides et graves. Puis les coqs se mirent de la partie. Derrière la dentelle de la fenêtre, on voyait les crêtes orphelines des maisons et les planches des palissades qui se prolongeaient jusqu’à l’horizon. J’avais choisi cette maison d’hôte au hasard, elle s’était révélée luxueuse : deux étages, une propreté de sou neuf, elle comprenait une table de billard, des natures mortes accueillantes dans de riches cadres, un somptueux fauteuil, énorme tel un monstre marin, qui se tenait bas sur ses pattes arquées. La rue qui y menait n’en finissait pas, elle était caniculaire, mais ici on était toujours au frais, et un chien gros comme un beurrier poussait des cris perçants, implacables, contre les étrangers.

L’usine de l’arrière-grand-père était située juste à côté de la gare, qui n’avait pas changé en un siècle ; le bâtiment jaune avait été construit à la limite de la steppe, en 1907, et l’apparition de la voie ferrée avait donné lieu à une grande fête. Il y avait une fanfare et, désormais, on pouvait aller jusqu’à Nikolaïev en quelque deux heures ; un billet de troisième classe jusqu’à Odessa coûtait un peu plus de sept roubles, et la somme exorbitante de dix-huit roubles cinquante en première. Une source un peu étrange, impossible à affiner, montre Isaac Zelmanovitch parmi des gens réunis sur la place : c’est « le monsieur en habit noir, debout à côté d’une automobile anglaise de la marque Vonshall ». Il tend au machiniste un porte-cigarette en or et lui propose de fumer.

Il s’agit, bien sûr, de la marque Vauxhall*19, spécialisée dans les voitures de sport. Quelques spécimens, datant du début du xxe siècle, se sont conservés ; restaurés, aimés, ils sont évoqués avec tendresse, à croire qu’ils ont su attendre la fin de la catastrophe et ont enfin atteint le rivage sûr d’aujourd’hui. Transparents, dotés d’énormes yeux de verre, montés sur de hauts ressorts, ils semblent être les frères des moissonneuses et des semeuses du catalogue de la firme Gourevitch – étranges coléoptères voués à une existence éphémère.

Nous descendons du train d’Odessa à midi, au moment où le similicuir des sièges commence à nous coller au corps, cependant que la steppe blanche est lasse de courir le long des fenêtres. La ville s’étend rapidement, un peu effrayante. C’est la chaleur de juillet ; on a l’impression qu’on a laissé la cité, en 1919, là où elle était tombée, et que les constructions en béton l’ont recouverte, de la même façon que le tissu cicatriciel se plaque sur une brûlure. En plein centre, à l’endroit où la rue Souvorov coupe la rue Potemkine, devait se trouver notre ancienne maison, la maison aux atlantes, comme l’appelaient les guides de voyage, qui ne mentionnaient ni Isaac ni Vladimir, son héritier ; il y avait encore la ruelle, qui n’avait aucun lien avec notre famille, mais qui portait notre nom. Je commençai par les archives municipales où l’on se montra très aimable à mon endroit. Que n’y avait-il pas !

Il apparut que notre Gourevitch était venu de l’Oural où il n’y avait jamais eu le moindre juif. Lui s’était débrouillé je ne sais comment et, jusque vers 1905, il figurait dans les documents de la ville comme un marchand de Tcheliabinsk. Il y avait un monceau de papiers traitant de ses activités multiples. Aciéries, fonderies, constructions mécaniques étaient menées de main de maître ; l’équipement, dans les ateliers, valait dans les cent mille roubles et la production ne faisait que croître. Il avait osé ester en justice pour une terre à la périphérie de la ville, où il avait ensuite construit une nouvelle usine ; là, on me dénicha un plan tracé en blanc sur un papier d’un bleu de ciel d’orage. La table était trop petite pour qu’on puisse le déplier et l’étaler dans toute sa largeur, les dépendances, conçues par l’architecte Spanner, pendaient dans le vide. Les archives recelaient aussi des extraits de la correspondance de Gourevitch ; ils avaient sans doute été rédigés par un secrétaire et j’espérais en vain repérer dans le texte des traces de dictée, de discours direct : « Étant donné que j’ai actuellement un besoin extrême d’argent, j’ai l’honneur de vous prier, dans la mesure du possible, de me transférer cette somme. » La signature, toutefois, était authentique et je la grattai de l’ongle, nul ne regardant de mon côté.

Tandis que je lisais, me laissant distraire de-ci de-là, la ville se développait peu à peu dans mon esprit, je la comprenais mieux. Déjà, je savais qu’en 1908, pendant que, sur le territoire d’un jardin, on construisait l’usine du grand-père, les théâtres locaux donnaient des pièces aux titres étranges : L’Hétaïre de Kherson, Les Masseurs et Allez, montrez-moi ce que vous avez ! Un spectacle plus élevé bénéficiait d’un succès tout particulier : La Dame du 23N, ou Au son des merveilleux accords de Chopin, qui avait rapporté en taxes 295 roubles et 28 kopecks ; des opéras d’importation (Aïda, La Dame de pique, Rigoletto) essayaient vainement de le détrôner. L’été, la ville se faisait plus belle, cours et poubelles exhalaient un parfum d’ordures, et la rivière apportait de la fraîcheur. On s’arrachait des boissons rafraîchissantes dont on ne saisissait pas bien l’origine – grenadines, Gladstone, champagne-framboise. On ne savait toujours rien d’Isaac Zelmanovitch et de ses familiers.

Je voulais éclaircir au moins un point : comment et quand il était mort. Parmi les lambeaux d’informations semi-crédibles que l’on pouvait tirer de divers sites, il y avait ceci : en son âge avancé, l’ancien usinier Gourevitch, prenant le soleil, disait avec un petit rire qu’il se rappelait la guerre, la révolution, mais qu’il n’arrivait vraiment pas à se remémorer comment il avait offert son usine au communiste Petrovski. J’essayai de me le représenter prenant le soleil, de me figurer le banc des retraités, les pigeons – ça ne fonctionnait pas. L’article ne citait aucune source ; j’écrivis à l’auteur et n’obtins pas de réponse. Entre 1917 et 1920, le pouvoir avait changé une vingtaine de fois à Kherson ; après les bolcheviks étaient venus les Autrichiens, les Grecs, les hommes de Grigoriev*20, et de nouveau les Rouges, qui prenaient en otages les plus fortunés et exigeaient des rançons. Plus personne n’avait le sou et les journaux publiaient des listes de fusillés. La dernière chose que j’ai apprise concernant le destin de l’arrière-grand-père, je le dois à un protocole de séance du comité d’usine, en date du 28 février 1918 : « Ont entendu : 1. Le rapport sur le transfert de l’usine aux ouvriers. Ont résolu : de retirer sans délai l’usine au propriétaire privé Gourevitch, ainsi que toutes les possessions de ladite, bâtiments, outillage, matériel, produits déjà réalisés, et de les confier aux ouvriers de l’usine sans préjuger de leur nationalisation, socialisation ou municipalisation, tant que cette question ne sera pas tranchée par l’organe de pouvoir central. »

Avant de récupérer l’entreprise, le comité d’usine explique au propriétaire, en février 1918, qu’il est normal que le travail ait cessé et que la faute lui en incombe, parce que, après la révolution, il n’y a plus ni argent ni matières premières. « 1. Établir que les ouvriers ne sont en rien fautifs du manque de matériaux, que le grand responsable est M. Gourevitch lui-même. 2. Qu’il est en mesure d’en fournir, sinon dans l’instant, du moins dans les délais les plus brefs. 3. Qu’en renvoyant des ouvriers, M. Gourevitch vise à purger son usine d’éléments indésirables. La réunion conjointe exige : 1. Qu’aucun des ouvriers ne soit renvoyé sans le consentement du comité d’usine. 2. Que tous les ouvriers touchent leur salaire à taux plein jusqu’au rétablissement du travail normal. »

La suite des événements est de plus en plus difficile à reconstituer. Tout va à vau-l’eau dans la ville, on instaure en urgence un nouveau calendrier, l’usine se fige. Les propriétaires de terres, de maisons, les locataires, les professions libérales ont jusqu’au 23 février pour réunir 23 millions de roubles à verser au fonds de soutien de l’Armée rouge. Ceux qui n’obtempéreront pas seront arrêtés. Cependant, les concerts du pianiste Moguilevski ont du succès, il joue Scriabine et vise à amener le public à « apprécier les derniers chefs-d’œuvre » du compositeur ; sous les fenêtres de la salle, les anarchistes et la milice se mitraillent, les arbres du jardin municipal sont tous transformés en bois de chauffage.

Quand les Autrichiens entrent dans la ville, un ordre fragile s’instaure. L’administration municipale adopte la langue ukrainienne. Il fait de plus en plus chaud et, sur le terrain du club sportif, on joue au football et au lawn-tennis. L’armée de Denikine*21 recrute « messieurs les officiers, les junkers, les étudiants, les élèves ». On élit à la mairie le chirurgien bien connu Boris Bontch-Osmolovski, qui meurt du typhus en 1920. La steppe est parcourue d’émeutes paysannes, on tue les propriétaires terriens, on attaque les colonies juives. Pendant ce temps, à Kherson, on célèbre la fête de la Marguerite blanche, afin de réunir des fonds pour les tuberculeux, et l’Union des espérantistes est à l’œuvre. En juillet, le journal Rodnoï kraï (Région natale) annonce enfin : « Après accord entre le propriétaire, le délégué du gouvernement et le commandement austro-hongrois, l’usine de construction mécanique Gourevitch reprend son activité. »

Voilà tout ; les informations sur les arrestations, les pillages et les morts alternent, comme dans la vie, avec les matchs de football et les bazars de charité. Pour un temps, la ville devient une sorte de banc de sable chauffé par le soleil : la population bigarrée de Moscou et de Saint-Pétersbourg, poussée par un courant invisible, le traverse en diagonale. Vertinski et Vera Kholodnaïa*22 y rencontrent le public, et Nikolaï Evreïnov*23 y fait une conférence sur un thème d’actualité : « Théâtre et échafaud ». À la grippe espagnole succède une épidémie de typhus. Le 11 décembre, les troupes austro-hongroises quittent Kherson. Arrivent alors les volontaires, Petlioura*24, Grigoriev, les Grecs et les Français, puis de nouveau les Rouges, les Blancs, et encore les Rouges ; les corps des fusillés sont parfois rendus aux familles et, au début, enterrés en assez grande pompe.

Le nom de mon arrière-grand-père sombre peu à peu dans l’oubli ; les archives recèlent encore quelques documents, tels qu’une feuille d’impôts adressée par l’administration de la ville en 1919. En mars 1920, le comité révolutionnaire de Kherson se demande qui va payer l’impôt annuel sur le terrain et les biens de l’usine. La réponse est la suivante, adressée à mon aïeul : « Déclarassion [sic] du comité révolutionnaire de l’usine Gourevitch… étant donné que l’usine Gourevitch est passée aux mains de l’État, le Comité d’usine n’accepte aucun versement de Gourevitch. » Mais on n’a plus sous la main, semble-t-il, aucun Isaac Zelmanovitch, ni en mars, ni en avril, ni au moment où les biens de l’entreprise sont peu à peu vendus, ni quand les ateliers se remettent à fonctionner. Pas l’ombre d’une trace, pas de photographie du marchand de Tcheliabinsk, rien d’humain à quoi me raccrocher et que je puisse considérer comme mien, hormis quelques paraphes à l’encre et une chose en métal.

Cette dernière occupe une salle presque entière du musée municipal, au milieu des amphores, des chemises brodées et des ferrailles utiles. Énorme, sur ses pattes de fonte écartées, avec son long cou étiré et ses roues pointant sur les côtés, la charrue semeuse pour labourage en surface porte, telle une tache de naissance, le sceau de notre origine commune. Sur elle, celle-ci apparaît plus nettement encore, en caractères cyrilliques sans ambiguïté : USINE GOUREVITCH KAKHOVKA.

* * *

La ruelle Isaac-Gourevitch a récemment changé de nom, en février 2016, sans s’en apercevoir. Elle est formée de portes et de clôtures, ce qui la fait paraître étroite, mais personne ne va s’y promener. À l’angle, on peut lire le nom de la rue, l’ancien : Bauman. Ce lieu n’a aucun rapport avec mon arrière-grand-père, pourtant je suis reconnaissante à Kherson de sa mémoire sélective. La maison aux atlantes de la rue Souvorov, enduite d’une épaisse couche de couleur baie, avec sa cave fermée de planches et sa boutique de souvenirs, n’éveille en moi aucune réminiscence familiale particulière. Nous entrons pourtant dans la cour, nous engouffrons dans l’escalier éraillé pour monter à l’étage, où les vitres colorées de la mezzanine donnent sur la verdure.

Le couloir s’enfonce dans les profondeurs et, étrangement, je le suis jusqu’à un carré de lumière, tout au bout : dans le Sud, on ne ferme jamais les portes à clé. Du linge est étendu, un chat a un mouvement de repli, apparaît, un instant, une éblouissante lumière, l’envers d’un balcon et le ciel au-dessus. Tout cela m’est étranger, tout cela appartient à une femme qui crie dans mon dos que des comme moi, il en circule beaucoup par ici – et je n’ai pas à le regretter.

Ce n’était pas pour rien que mes Gourevitch n’étaient pas revenus ici – ni Lionia et sa moustache imbécile sur son jeune visage, à l’instar de son père autrefois, ni sa mère austère. Dans les dernières années de sa vie, il semble que mon grand-père se soit rendu à Odessa et qu’il y ait même vu quelqu’un. Kherson et Kakhovka, en revanche, se refroidissant, s’étaient déposées tout au fond de sa mémoire, aussi inaccessibles que la Suisse, et il n’y avait rien à chercher là-bas. Pour la forme, il me restait à visiter encore un endroit.

Créé à la toute fin du xixe siècle, il s’appela d’abord le Nouveau Cimetière juif. La veille, alors que nous étions dans un café en compagnie d’un sympathique spécialiste de la région, je lui avais dit que je m’apprêtais à m’y rendre, et il m’avait poliment répondu que le lieu n’était pas dans le meilleur état. C’était une évidence ; il restait peu de juifs, ici. Dès midi, la chaleur était aussi dense et solide qu’un toit, et ma robe me collait aux jambes. Nous avons pris un taxi ; le milieu urbain s’interrompit rapidement, cédant le pas à la confusion, de nombreux chantiers de maisons se dressaient au milieu de vastes parcelles, dont la construction était à peine entamée, comme si quelqu’un en avait coupé un morceau d’un coup de dents et ne l’avait pas complètement mangé. Tout était de couleur lilas et paille, nous longions un champ en friche derrière un grillage, le chauffeur dit que c’était la bonne adresse, mais qu’il ne voyait pas où était l’entrée. Loin devant, se trouvaient des entrepôts ou des garages, nous suivîmes encore et encore la clôture à pied, jusqu’à ce que nous nous heurtions à une barrière fermée dont le loquet ne fonctionnait pas. Il y avait au-delà une sorte de niche vide, puis des monuments funéraires. La clôture n’était pas très haute, on aurait pu la sauter, mais le verrou, à cet instant, céda. J’entrai, mon mari resta à m’attendre.

J’ignorais, a priori, ce que je cherchais ; les tombes de parents inconnus de l’entrepreneur pouvaient se trouver n’importe où et il me devint aussitôt clair que le cimetière avait renoncé, permettant au champ de le dévorer, et que cela ne datait pas d’hier, que cela remontait à des années. Pierres, obélisques, une sorte de tombeau qui évoquait plus un bunker se dressaient au loin, mais comme désemparés, penchés de côté ; entre eux, pareils à des touffes de cheveux, poussaient des buissons sans fleurs, griffus. Restait à aller là-bas, l’endroit était envahi de végétation, mais la fureur qui s’était emparée de moi – contre mon mari qui m’avait laissée seule ici, contre cette flore dentue qui, déjà, s’accrochait à mes vêtements, contre ces recherches insensées qui ne m’avaient jamais menée au but – était telle que j’avançai, tel un fer à repasser, progressai de trois cents mètres, sans réfléchir ni me retourner, et ensuite seulement, relevant ma jupe et jetant un coup d’œil à mes jambes, balafrées comme une tablette de hiéroglyphes, j’eus un sifflement de douleur.

Où qu’on aille, c’était la même chose alentour, j’étais plantée dans un enchevêtrement blond. Ce qui, à distance, semblait de hautes herbes, se composait presque entièrement d’épines acérées, brûlées par le soleil jusqu’à la transparence, auxquelles étaient suspendus de petits coquillages. J’y étais déjà enfoncée jusqu’à la ceinture et solidement prise. Les monuments funéraires s’étaient rapprochés, mais aller jusqu’à eux était impossible, on devinait des fosses profondes à leur pied ; je voyais aussi que, sur certaines vieilles pierres tombales, étaient fixées des plaques portant des noms, qui n’étaient pas antérieures aux années 1950-1960. Pointaient également les dents de clôtures, l’une d’elles étincelait encore d’un bleu ardent. Sous les petites fleurs de la steppe, sous les racines, les bardanes, les coquillages, gisaient les pierres tombales renversées, dont la surface évoquait une peau brûlée. Impossible d’aller plus avant, impossible aussi de revenir en arrière, de faire encore quelque deux cents pas dans cet endroit sans pitié. Je comprenais que des Gourevitch défunts devaient se trouver ici, que je ne les trouverais pas et que je ne voulais plus les approcher. Le passé m’avait délicatement mordu, pas sérieusement, et était prêt à desserrer ses mâchoires ; lentement, très lentement, un pied après l’autre, hurlant plaintivement sous l’effort, je gagnai ce qui, naguère, avait été l’allée d’un cimetière.


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