V


D’un côté, de l’autre











Avers

Garçonnets et fillettes de porcelaine, grands et petits, colorés – bouche de couleur vive, petit chapeau de cheveux noirs ou jaunes – ou, meilleur marché, blancs-sans-fantaisie, étaient fabriqués en Allemagne depuis des décennies, depuis les années 1840. Dans la Thuringe solide comme ses chênes, se trouvait une ville modeste, Köppelsdorf, où existaient des usines entières de poupées ; ces dernières étaient, pour la plupart, chères, grandes, avec de vrais cheveux, des corps faits de la meilleure peau mégie, et du vermeil sur leurs joues de biscuit. Il en était aussi de plus simples : les fours des usines Heubach cuisaient des milliers de poupées à un sou ou deux, que l’on vendait partout, à l’instar des berlingots ou du savon ordinaire. Elles ressemblaient d’ailleurs à des restes de savon, leurs bras qui ne pliaient pas étaient tendus devant elles, leurs pieds à chaussettes étaient rigides. Par souci d’économie, on ne les vernissait que côté face, leurs dos restaient grossiers, mal cuits.

On raconte tout et son contraire sur la façon dont elles étaient traitées par les humains ; outre les situations les plus évidentes (serrées dans un poing, vivant dans une poche), elles pouvaient être disposées sur les étagères de maisons de poupées, les plus minuscules étaient recuites dans des galettes (elles portaient bonheur à ceux qui les trouvaient) et même, bien qu’on ait peine à y croire, on les plongeait dans les tasses de thé en place de glaçons. Elles étaient également parfaites pour le bain : creuses, elles ne se noyaient pas dans la baignoire, restaient à la surface, le dos tourné vers le plafond indifférent. La sombre histoire qui voulait que les poupées défectueuses servent d’amortisseurs pour le transport des caisses est impossible à confirmer comme à infirmer. Certes, elles étaient la piétaille du monde des jouets, aisément remplaçables et vivant peu de temps, bonnes pour tout et le reste.

La plus grande partie de cette armée de glaise était vendue bien au-delà des frontières allemandes. Les plus petites, hautes d’un pouce*1, valaient un penny ou quelques cents ; certaines atteignaient trente ou quarante centimètres, elles étaient plus prisées par les vendeurs et les acheteurs, on peut en acquérir, aujourd’hui encore, sur internet, saines et sauves, avec leurs chaussettes roulées, leurs doigts bien cuits et leurs visages indifférents de statues de marbre. Le flux des exportations ne cessa qu’avec la Première Guerre mondiale, où il devint gênant de faire du négoce avec l’ennemi, et aux Allemands succédèrent les entreprenants Japonais – leurs poupées étaient fabriquées sur le même modèle, avec un tour de cuisson en moins, elles se brisaient tout aussi facilement. Identiques, ne coûtant rien, elles craquaient sous le poids du temps, tels des tessons sous un talon, et remontaient à la surface, sans bras, des trous noirs béants en place d’articulations. Certaines, de la terre incrustée dans leur chair en biscuit, revenaient de la tombe : la marchandise défectueuse était enterrée sur le territoire de la fabrique et, des années plus tard, leur blancheur estropiée avait de nouveau du succès, comme tout ce qui a disparu. Sur les étals aériens d’eBay, on en vend des régiments, par lots de six, dix, vingt. La composition de ces lots me paraît très étudiée, chaque petit groupe comprenant un ou deux héros, invulnérables dans leur triomphe sur le siècle : un dos brûlé, un poignet arraché semblent négligeables, leur tête est renversée en arrière et leurs joues rondes brillent à la lumière. Les autres ne tentent pas même d’être plus que des débris. Cet amas de survivants a, en anglais, un nom générique : ce sont des frozen Charlottes.


Revers

Charlotte est un nom classique du monde germanique, peuplé de Lotte blondes, population presque plus dense que celle des Marguerite-Gretchen. La Lotte du suicidaire Werther, avec ses pommes et son pain, ses rubans roses sur sa robe, devient, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la muse de Thomas Mann, la Lotte de Goethe, que l’on fut contraint de se remémorer en 1939, quand le vieux monde craqua sous les bottes du nouveau. Cependant, les poupées allemandes ne furent des Charlotte qu’en Amérique.

Le 8 février 1840, le New York Observer informe : « Le 1er janvier 1840, une jeune femme est… morte de froid, après avoir parcouru vingt miles pour aller au bal. » Un journaliste de Portland, répondant au nom de Smith et connu pour son goût des sujets noirs, fait de cette histoire une ballade, laquelle remporte un franc succès ; quelques années plus tard, elle est mise en musique par un instrumentiste aveugle, William Lorenzo Carter. Les années 1840 arrivent dans un univers subjugué par le froid et la tourmente de neige. Le 21 décembre 1843, Hans Christian Andersen publie sa Reine des neiges. La même année 1843, Smith écrit une autre romance cruelle – sur une couche de neige, une mère qui meurt de froid et son enfant sauvé –, mais elle est loin de connaître le succès de Charlotte.

L’histoire de Fair Charlotte (ou Young Charlotte – quelques années plus tard, la chanson de la jeune Américaine de glace était chantée dans une dizaine d’États, chacun changeant d’épithète à son gré) ressemble et ne ressemble pas au conte de La Petite Fille qui marcha sur le pain pour ne pas salir ses jolies chaussures neuves. Toutefois, à la différence des frères Grimm, il n’y a là ni leçon de morale ni tension, le texte a l’équilibre d’une frise antique. La belle qui, par une nuit d’hiver, se rend au bal avec son promis, veut être remarquée, et les voici qui galopent dans les collines enneigées, les sabots des chevaux crissent sur la neige, et tintent les grelots. Coquette, la belle n’a qu’une mantille légère et une petite cape doublée de fourrure. À chaque couplet, le traîneau prend de la vitesse (Charlotte murmure, les dents serrées : « J’ai un peu plus chaud ! »), les étoiles se font plus perçantes, la salle de bal se rapproche, mais l’héroïne, déjà, est incapable de bouger, et sur son front glacé se reflète une lumière céleste : il semble bien que, là-haut, on l’ait remarquée. L’un des titres triviaux de cette chanson est « Un cadavre se rend au bal ». Le fiancé meurt de chagrin, les deux jeunes gens reposent dans la même tombe.

Figées, fondues, brillantes, les figurines venues d’Europe par la mer, porteront, dans le Nouveau Monde, le nom de Charlotte gelées, en raison de leur complète immobilité – impossible de leur bouger ni pieds ni mains. C’est sous cette appellation qu’on les connaît, qu’on les vend et qu’on les achète aujourd’hui sur internet ; c’est sous ce surnom qu’elles deviennent des personnages de films d’horreur, pâle peuple des cauchemars nocturnes – ne disposant pas d’une voix, elles ne peuvent protester. Leur version masculine n’a pas tardé à s’appeler, en miroir, frozen Charlies ; eux aussi ont gardé le silence. Leurs boucles, leurs petits nez, leur blancheur absolue d’outre-tombe en font les dieux d’un panthéon récent ; à la différence de ceux, gréco-romains, qui ont perdu leur couleur en même temps que leur puissance, les couleurs ont, d’emblée, manqué pour eux.


Avers

Arthur Rimbaud, qui s’intéressait à tout ce qui était nouveau et résolument moderne, envoyait à ses proches de longues listes de choses absolument indispensables, dictionnaires, ouvrages de référence, appareils et gadgets en tous genres, qu’il fallait lui faire parvenir, non sans difficulté, en Abyssinie. Les colis arrivaient à Harar, il manquait toujours quelque chose, mais l’appareil photo parvint à bon port. Des photographies réalisées par Rimbaud, sept se sont conservées ; le 6 mai 1883, dans une lettre à sa mère, il décrit trois autoportraits, dont celui où il est, bras croisés, dans une bananeraie. Sur une autre, il se tient près d’une palissade basse, dont les barreaux évoquent des rails grossièrement dessinés ; au-delà, commence un vide que rien ne vient rompre et qui emplit tout l’espace du cliché. Au fur et à mesure que le gris (la terre) se change en gris (la non-terre), on peut tenter de situer quelque part, là-bas, l’horizon, mais l’image ne permet pas de fonder cette hypothèse. Si l’on se fie aux mots, l’entrepreneur R., portant pantalons blancs, est photographié « dans le jardin d’un café » et « sur la terrasse d’une maison » ; néanmoins, il serait difficile de trouver un lieu qui ressemble moins à un jardin. D’un autre côté, ce que nous voyons nous plonge dans la plus grande perplexité : quelque chose a dû aller de travers au moment du développement ou du tirage. Peu à peu, toutes les images réalisées par Rimbaud – la place d’un marché avec ses auvents, un dôme-mourmolka*2 à veinures, un homme assis à l’ombre d’une colonne, entouré de pots et de bols – pâlissent à devenir blanches, un processus que l’on ne peut arrêter. Les photos disparaissent sous nos yeux, lentement mais sûrement, de même que sèche le petit rond de buée laissé par un verre à la surface d’une table.


Revers

Google Maps s’efforce de renouveler le plus souvent possible, mais pas toujours ni partout, les photos faites depuis le cosmos. Nombre de villes, avec leurs boulevards, leurs agences touristiques et leurs monuments hirsutes, conservent, des mois sinon des années durant, un digne immobilisme : si, par un soir neigeux, on approche de ses yeux une image satellite de Moscou, on aperçoit des flaques plates de feuillage vert et des toits d’été. Plus près du centre du monde, celui que le programme électronique tient pour son salon plein d’animation, les changements sont plus rapides, mais la vitesse reste insuffisante. Une femme se sépare de son amant, il a mis sa voiture en miettes, l’a envoyée à la casse, il a quitté la ville, elle l’a viré de ses amis sur Facebook, mais autant qu’on examine la carte, le rectangle incolore de l’ancienne voiture reste garé près de la porte.


Avers

Dans un récit documentaire sur Istanbul, Ohran Pamuk décrit une variété particulière de tristesse locale, nommée hüzün et ne correspondant pas du tout à la mélancolie courante en Europe. Si la durée et la profondeur de celle-ci sont dues à la conscience qu’a le mélancolique de sa finitude, le sentiment de hüzün est tourné non vers l’avenir (« ça aussi, ça passera »), mais vers ce qui a été et qui éclabousse encore, qui transparaît dans l’aujourd’hui ; en d’autres termes, ce que les Russes appellent toska – la conscience de la grandeur passée, combinée à la pauvreté et à la routine du présent. L’opposition classique « avant-après », « c’était-c’est devenu », fonde la vision du monde de Pamuk, ce sont les lentilles bifocales qui lui permettent de garder dans son champ de vision le modèle et sa fin, sa ruine et sa forme d’autrefois. Il cite Ruskin, un passage qui traite du caractère aléatoire du pittoresque, du fait que notre œil trouve du plaisir dans un effondrement et une désolation complètement imprévus par les urbanistes, dans les cours désertes et les plaques de marbre couvertes d’herbes folles. Un immeuble neuf devient pittoresque « lorsque l’Histoire l’a doté d’une beauté involontaire » ; en d’autres termes, lorsqu’elle l’a mâchonné à le rendre méconnaissable.

Pamuk cite, en outre, Walter Benjamin, selon lequel les caractéristiques exotiques et pittoresques d’une ville intéressent surtout ceux qui n’y vivent pas. Tout bien considéré, on peut dire la même chose d’autres formes du passé, non seulement de ses enveloppes de pierre, avec ses tours et petits balcons qui cèdent aisément au vieillissement, mais aussi de toutes les sortes de boîtes et d’étuis que l’homme emplit pour les vider ensuite. Maisons, lits, vêtements, chaussures et chapeaux, odieux aux contemporains, n’ont pas le temps de se décomposer qu’ils se chargent d’un nouvel éclat d’outre-tombe. Cela explique, me semble-t-il, l’engouement pour le fameux vintage : nous n’entrons pas à pleins droits dans la vie passée, nous nous y glissons furtivement, telle une gamine dans l’armoire de sa mère, conscients que nous nous emparons de ce qui ne nous appartient pas.

Plus le contemporain joue aux années passées, plus celles-ci lui sont étrangères, plus profondément elles s’enfoncent, au point de ne plus pouvoir être discernées. L’impossibilité d’une connaissance exacte est une solution physiologique évitant les atteintes au passé, une nécessité hygiénique pour eux de ne pas se mêler à nous. Toutefois, elle nous arrange aussi : les propriétaires de la maison n’en sont pas sortis de leur plein gré, ils en ont été emportés et nul ne nous verra partager leurs maigres biens. Pour profiter de l’ancien, il faut que soient morts ceux qui le peuplaient. Alors, on peut commencer à en avoir la nostalgie et s’essayer au rôle d’héritiers légitimes. La masse des témoignages accumulés ne fait que taquiner notre appétit ; on peut visionner les images, grossir les détails en les approchant tout près de nos yeux ; on peut examiner sans fin une unique représentation iconique. Et tout ce que l’on vide, comme à la cuiller, jusqu’au fond, jusqu’aux bords en ferraille, est également inutile. On entre dans le passé sans le pénétrer et sans y pénétrer, comme dans une colonne de glace humide, surgie d’on ne sait où dans le crépuscule d’un mois de juillet.


Avers

… alors, je me suis proposé de distinguer trois formes de mémoire.

La mémoire de ce qui n’est plus, mélancolique, inconsolable, tenant un compte précis des pertes et des manques, sachant pertinemment que rien ne reviendra.

La mémoire de ce qu’on a reçu : repue, une mémoire d’après-déjeuner, contente de ce qu’elle a obtenu.

La mémoire de ce qui n’a pas été, semant les fantômes en place de ce qui est vu – ainsi, dans le conte russe, la plaine vide se couvre-t-elle d’une forêt lorsqu’on y lance un peigne magique. La forêt aide les héros à échapper aux poursuites ; la mémoire fantôme fait quelque chose de ce genre pour des communautés entières, les dissimulant à la réalité nue et à ses courants d’air.

L’objet de la remémoration peut, en outre, être le même. Tout bien considéré, il est toujours le même.


Revers

Ma peur d’oublier, de laisser échapper de mes mains ou de mon esprit ne fût-ce qu’une part du passé encore chaud était justifiée, qui plus est exaltée par l’Ancien Testament ; la mémoire, en outre, y est inculquée au peuple comme une obligation, et le non-respect de cette obligation entraîne une mort certaine. Les chapitres du Deutéronome adjurent constamment de se souvenir : « Garde-toi d’oublier l’Éternel, ton Dieu, au point de ne pas observer Ses commandements, Ses ordonnances et Ses lois, que je te prescris aujourd’hui. » Le livre de Yosef Hayim Yerushalmi intitulé Zakhor (« Rappelle-toi ») explique comment cette contrainte impérieuse de la mémoire s’est conservée au long des siècles d’exil et de dispersion. C’est la mémoire qui exigeait l’observance scrupuleuse des règles, la visée de la perfection et sa préservation, non pour l’individu ou la famille, mais pour le peuple tout entier, compris comme fusion ; une vie pure et sainte est gage d’autopréservation. Aucun détail ne doit être perdu ou omis.

La crainte de l’oubli est due à des événements historiques hors du commun, perçus comme sans précédent. Les interdits et les obligations des juifs étaient, en quelque sorte, le résultat de ces événements, leur empreinte sur la cire humaine meuble. Mais, de génération en génération, de siècle en siècle, la tradition judaïque n’effectue pas la moindre tentative de description historique de ce qui est arrivé, ensuite, au peuple élu, à croire que le Pentateuque supprimait le besoin même de poursuivre le récit. On raconte que Velimir Khlebnikov*3 perdait tout intérêt à dire ses propres vers et qu’il s’arrêtait au milieu d’un mot : « Bref, etc. » Yerushalmi décrit un sentiment similaire avec d’autres mots : « Il se peut qu’ils aient su de l’Histoire ce dont ils avaient besoin. Il se peut qu’ils s’en soient même défiés… »

Non qu’ils aient vécu jusqu’à l’époque moderne sans subodorer qu’il existait une science historique : en cas de nécessité, dans les textes et les messages circulant à travers l’Europe médiévale, une place est faite à des exemples attestant que les dates et jalons de l’Histoire non écrite demeuraient dans le champ de vision des savants juifs. On les relevait, mais ces nouveautés manquaient d’envergure pour devenir partie intégrante de la tradition. Tout ce qui était de première importance passait loin derrière, en ces temps des premiers modèles. Dans le monde des grands précédents, où la destruction des Premier et Second Temples était l’événement et où la différence entre Babylone et Rome se révélait négligeable face à la catastrophe qui n’en finissait pas, tous les pogroms, toutes les persécutions nouvelle manière – en France, en Allemagne, en Espagne – prolongeaient la série. Cette vision du passé constitue, elle aussi, un modèle ; dans la Meguilat Ta’anit (le « Rouleau des Jeûnes »), qui énumère les jours prévus pour les fêtes, hors jeûne et deuil, jours des hauts faits et triomphes recensés depuis le temps des Maccabées jusqu’à la ruine du Second Temple, les dates historiques occupent une place particulière. Le « Rouleau » ne prétend pas à être de l’histoire, sa tâche est autre. Organisé selon le cycle des saisons, il mentionne les jours et les mois, mais pas les années ; plus tard, dans la tradition chrétienne, cela s’appellera l’année liturgique. Il n’y a pas de différence entre le passé proche et le passé lointain, comme il n’y en a pas entre passé et présent.

De fait, la mémoire juive est libre de l’obligation de se rappeler tout ce qui s’est produit au cours de l’Histoire, libre de choisir ce qui est significatif et essentiel, en coupant ce qui ne l’est pas. Ses contraintes sont d’un autre ordre ; l’exigence de ne pas oublier coïncide avec l’obligation de ne pas se laisser distraire, y compris de sa propre histoire, quand il y a profusion de détails qui empêchent de garder l’essentiel en tête. De ce point de vue, l’historiographie juive (qui existe à peine jusqu’aux Lumières, puis s’épanouit d’un coup, liée à l’assimilation et s’éloignant d’autant plus de la tradition qu’il n’y avait pas, à proprement parler, de tradition – la première historiographie convaincante du peuple juif est due à un goy) était excessive ; tout ce qu’on avait besoin de savoir se trouvait sur une autre étagère. Yerushalmi cite L’Étoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig, lequel affirme que le sens du judaïsme réside dans le fait qu’il se situe hors de l’Histoire : en respectant une loi intangible, le peuple juif est sorti du cours du temps, atteignant à l’état de stase souhaité. L’ouvrage de Rosenzweig paraît en 1921. Vingt ans plus tard, le cours du temps revient en force, l’Histoire reprend ses droits.

Cependant, l’imagination des nazis œuvre, en quelque sorte, en restant dans la logique du monde juif, à croire qu’ils cherchent frénétiquement à confirmer ou réfuter quelque chose, à vérifier la solidité du contrat passé par ces gens avec leur Dieu. Leurs actions punitives sont planifiées dans un autre calendrier, qui ne distingue pas jours de fête et jours de jeûne. Les massacres de Babi Yar*4, à Kiev, sont fixés à la veille de Roch Hachana ; la liquidation du ghetto de Minsk est prévue pour Sim’hat Torah ; le nettoyage du ghetto de Varsovie commence pour Pessah. Si l’on y songe, ces trous noirs violents dans la fosse de la connaissance de la Catastrophe peuvent être une confirmation de plus. L’impossibilité d’oublier se cherche des jalons, des hauteurs, des pierres familières ou des ravins, et n’a pas voulu être consolée parce qu’ils ne sont plus23. Zakhor, livre de la mémoire comme vertu suprême, s’achève par une sorte de plaidoyer pour l’oubli : ce dernier a cessé d’être un péché, afin de permettre aux lacunes, aux trous, de rester eux-mêmes, de ne pas être dérangés, d’être laissés en paix.


Avers

Dibbouk signifie « collé » ou « attaché » ; pour décrire la chose, on parle également de greffon, comme s’il s’agissait des expérimentations d’un sage jardinier, greffant un pommier à un poirier, ou une rose à un sauvageon. L’âme intranquille dont parle une légende ashkénaze ne peut d’aucune façon faire ses adieux à ce monde, soit que le poids de ses péchés la cloue à la terre, soit que, fascinée par une chose vivante, elle se retrouve coincée, incapable de regagner ses pénates. Ceux dont la mort fut atroce ou ignominieuse, ceux qui n’acceptent décidément pas de quitter leurs joies terrestres, vont de seuil en seuil, en quête d’une petite fente dans laquelle ils pourraient se glisser – d’un homme où s’installer comme dans une maison propre et bien tenue. Ce peut être un vieillard qui, affaibli par une longue maladie, n’est pas en mesure de protéger les abords de son propre corps, ou une femme épuisée par l’attente, ou encore quelqu’un dont l’âme ne tient pas en place et va de gauche et de droite, tel le balancier d’une horloge. Une fois collé à un individu, une fois raciné, cet esprit n’en veut sortir pour rien au monde, il est dans un endroit humide et chaud ; onze hommes couverts d’un suaire, soufflant dans leurs chofars et adjurant l’esprit impur de partir, ne sont pas toujours susceptibles de l’emporter. L’esprit pleure à faire pitié, prend différentes voix pour supplier ses tourmenteurs, les appelle par leurs petits noms, révèle leurs péchés secrets, leurs taches de naissance et leurs surnoms d’enfants.

Le dibbouk décrit par Isaac Bashevis Singer est cependant « devenu joyeux, il chante, rime à tout-va et le peuple en est pétrifié, c’est qu’on n’entend pas souvent des choses pareilles ! Et lui raille les femmes et leurs manies, la façon dont elles bénissent les bougies, coupent le pain, trient les pois, ce qu’elles font dans le mikvé et comment elles prient… Il se moque de la manière dont on célèbre les noces, dont on danse pour, ensuite, accompagner les jeunes mariés jusqu’à leur lit ; il en vient même à imiter le son de la flûte, des cymbales et d’autres instruments, obligeant en outre la femme à tordre son museau, à grimacer, et les gens sont pris de frayeur ». Ainsi le passé, lorsqu’il se refuse à partir, s’accroche-t-il au présent, ainsi s’implante-t-il dans la peau, y laissant ses disputes, parlant diverses langues, agitant des grelots, de sorte qu’il n’est pas joie plus grande pour l’homme que d’entendre et de se remémorer ce qui ne lui est jamais arrivé, de pleurer ceux qu’il n’a pas connus et d’appeler par leurs petits noms ceux qu’il n’a jamais vus.


Revers

Un bon livre raconte comment se construisent les relations avec les morts dans une lointaine tribu. Elles sont réglées en détail, comme il sied à un protocole diplomatique, et fondées sur un système compliqué d’accords et de concessions. L’ouvrage décrit, entre autres, des hasards purs, par exemple le moment gênant où, sur une route sombre, on se heurte à un mort, semblable à une colonne d’air glacial. J’aurais voulu citer un passage, mais ce n’est pas possible : j’ai lu à vue ce livre sur les oiseaux fantômes, dans un magasin à l’étranger, et j’ai peur que ma mémoire ne le trahisse. Cela me rappelle un peu mes propres entretiens avec le passé, basés sur des faits solides comme une reliure, mais qui paraissent bien volatils quand il faut les reproduire et imposent que l’on se résigne à d’inévitables inexactitudes : ainsi achève-t-on, d’après une simple serre ou une plume, le dessin d’un oiseau devenu une ombre.

En revanche, le fait que les êtres du passé se changent par trop facilement en une chose inconnue et souvent non humaine, n’est un secret pour personne. Dans un récit ancien de Petrouchevskaïa*5, un aviateur tire de son cockpit un billot de bois plus ou moins carbonisé, en disant : « Et voici mon navigateur. » Cette histoire fictive – inventée de toutes pièces – a un double non imaginaire : le rêve que fait, juste avant de mourir, un prosateur soviétique, Vsevolod Ivanov*6. Dans ce rêve, il se trouve avec Anna Akhmatova à un congrès international d’écrivains, qui, Dieu sait pourquoi, se tient en Grèce ; à l’époque, il était plus simple de partir pour l’autre monde que pour l’étranger, et cet impensable voyage effectué en rêve à l’hôpital, au cours de l’été 1963, était clairement lié à l’au-delà. « Au matin, je descends et vois : une femme est attablée et pleure. Je lui demande : “Que vous arrive-t-il, Anna Andreïevna*7 ?” Elle me répond qu’elle a vu dans cette table, là, son enfant, simplement il était rose, alors que la table est de marbre noir. »

Le rêve est consigné avec un flou volontaire : l’Akhmatova onirique a-t-elle bel et bien vu son fils (il avait été élevé par d’autres, avait grandi loin d’elle, été arrêté une première, puis une seconde fois, changé par les camps à en être méconnaissable) dans le marbre poli d’une table ? Ou la table, dans le rêve, était-elle son enfant, à l’instar du billot de bois navigateur ? Un enfant de marbre à quatre pattes, en place du rose petit Liova, trouvé par elle dans l’impossible et céleste Grèce ? Une table-fils, sur laquelle on étend les morts afin de les préparer pour l’inhumation, pareille à cette pierre où avait été lavé et enduit de myrrhe le corps du Christ. Dans son Requiem*8, Akhmatova comparera son fils vivant au Christ crucifié, et son propre tourment à celui de la Vierge ; son fils reviendra des années plus tard, avant d’être de nouveau arrêté, comme si les voyages au bord de la mort et retour étaient chose ordinaire.

Le philosophe Iakov Drouskine était un autre orphelin des premières années de guerre. Il était l’ami des Tchinari, poètes de Leningrad, créateurs, dans les années 1930, d’un cercle étroit d’écrivains qui avaient de moins en moins de place pour exister dans la réalité soviétique – exclus a priori des structures officielles (également de leur propre fait, car le radicalisme de leurs textes ne pouvait en aucun cas se combiner avec ce qu’on attendait des compagnons de route, auteurs qui n’étaient pas dans la ligne officielle du Parti, mais s’efforçaient de la rejoindre). Un temps, ils avaient, si l’on peut dire, modestement prospéré : ils travaillaient dans la presse pour enfants ou collaboraient de temps à autre avec elle, composant des vers virtuoses et des récits d’aventures et de métamorphoses, jouant aux cartes et aux tableaux vivants, fréquentant les champs de courses et bronzant sur la mince bande de sable près de la forteresse Pierre-et-Paul. Peu à peu, l’humble petite tache qu’ils formaient loin des feux de la rampe se rétrécit encore, et on les remarqua de plus en plus. Les uns furent arrêtés et envoyés en relégation, d’autres perdirent leur emploi, mais tous revinrent, ne comprenant pas à quel point leur maigre existence était devenue transparente. Les Écrits de Daniil Harms, peut-être le plus connu des Tchinari, mêlent numération, métaphysique, nostalgie des formes et des parfums féminins, informations parcimonieuses sur le fait qu’il n’a pas d’argent, qu’il ne sait pas où en trouver, que la famine est proche. Harms mourra d’ailleurs de faim, dans une prison du NKVD*9, durant l’effroyable hiver 1942, pendant le blocus. Arrêté, lui aussi, Alexandre Vvedenski*10 meurt dans un wagon de marchandises, lors de l’évacuation forcée de 1941 ; en septembre 1941, Leonid Lipavski est porté disparu au front. Nikolaï Oleïnikov est le premier à partir, exécuté dès 1937.

Drouskine est le seul survivant, incapable de comprendre pour quelle raison et dans quel but, il ne s’est pas retrouvé dans la liste. Il ne cesse pas un instant de s’entretenir avec les disparus. Ses cahiers philosophiques accordent de plus en plus de place à ses rêves, durant lesquels il rencontre ses amis tués et tente de s’assurer qu’il s’agit bien d’eux, que les voici enfin revenus. Il ne parvient néanmoins pas à y croire, ses expérimentations ne donnent rien. Ici, Drouskine et ses camarades incisent la poitrine d’un homme qu’ils ont pris pour Lipavski, « afin de vérifier si c’est un rêve », mais ils cessent aussitôt de comprendre ce que cela prouve au juste. Là, un des fantômes se refuse à le reconnaître, un autre se met à ressembler à un écrivain soviétique (tout comme il aurait pu se transformer en billot de bois, en table de marbre ou en armoire-penderie). Le 11 avril 1942, Drouskine décrit dans son journal une nouvelle rencontre avec ses amis morts. Ils lui apparaissent sans cesse, bien plus que les vivants : « Nous étions de nouveau tous ensemble et je préparais une collation – de l’eau gazeuse. Nous nous sommes regardés et avons éclaté de rire. À qui ressemblaient-ils ? Tenez, L[ipavski] ! Lui et moi avions le plus changé. Mais voici un autre L. – qui ne se ressemble plus du tout. Et en voici un troisième… dont je n’aurais jamais dit que c’était L. Et D.I. [Harms] ? Je ne l’aurais pas reconnu. Peut-être que ce n’était pas D.I., pourtant ce devait être lui. Il y avait d’autres gens, parmi lesquels Choura*11 [Vvedenski], mais qui était-il ? Il y avait aussi Poulkanov. Lui, même son nom avait changé. »

Poulkanov est un nom rare ; parmi les amis de Drouskine, il ne s’en trouve pas. Le rêve a manifestement mis ce nom, telle une tenue de camouflage ou des lunettes d’espion, sur quelqu’un d’autre, demeuré inconnu. Celui-là est parvenu à se cacher, nous ignorons de qui il s’agit ; peut-être du dormeur lui-même.


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