Assise sur l’escalier, Rea Carlisle contemplait les sacs en plastique noir, la vie d’un homme, emballée, qu’on allait bientôt jeter.
Elle n’avait pas vu son oncle depuis vingt-huit ans, et, plus que sa personne, c’était surtout l’événement qu’elle se rappelait. Elle avait six ans. Un enterrement dans une église pleine de courants d’air qu’elle serait incapable de localiser aujourd’hui. Les gens avaient chuchoté. Amener une enfant de cet âge à des funérailles, vous vous rendez compte ? La baby-sitter n’étant pas venue, sa mère l’avait installée dans la voiture après l’avoir débarbouillée avec un mouchoir en papier imbibé de salive et vêtue de la jolie robe qu’elle portait pour le catéchisme le dimanche.
Oncle Raymond, immobile et très droit pendant toute la cérémonie, avait souri en serrant les mains de gens qui lui paraissaient aussi étrangers qu’ils l’étaient pour Rea.
Sa mère l’avait embrassé.
« Och, Raymond, je suis vraiment désolée. »
Il gardait les bras le long du corps, le dos raide. « Merci d’être venue, Ida. »
Au moment où l’on mit sa femme en terre, oncle Raymond s’essuya le coin de l’œil. Mais il n’y avait pas de larme. Même si Rea ne retenait qu’une image très vague de son visage, elle se rappelait distinctement combien il lui avait semblé absurde d’essuyer une larme qui n’existait pas.
Elle interrogea sa mère durant le trajet de retour.
Ida ne répondit pas, les yeux fixés sur la route. Puis elle dit : « Ça a toujours été un drôle d’oiseau. »
Par la suite, le sujet ne fut guère abordé. Rea savait que sa mère avait essayé de contacter Raymond par téléphone, par lettre, mais jamais aucune réponse. Il disparut de leur vie comme la brume qu’on voit se dissiper par la fenêtre.
Une semaine, déjà, que Rea avait reçu l’appel.
Assise à la table de sa cuisine, elle avalait un plat tout prêt réchauffé au micro-ondes, à même le plastique, les yeux sur une liste d’offres d’emploi qu’elle faisait défiler sur son iPad. Elle attrapa son portable, certaine que le nom de sa mère s’afficherait à l’écran. Ida appelait toujours au mauvais moment. Quand Rea mangeait, prenait un bain, était aux toilettes, ou sur le point de sortir, ça ne ratait jamais.
« C’est Raymond », dit Ida.
Rea fouilla son esprit à toute vitesse en essayant de connecter ce nom à une personne de son entourage. Tout plutôt qu’un échange façon match de tennis, au cours duquel sa mère affirmait qu’elle connaissait quelqu’un alors que Rea jurait le contraire.
Och, bien sûr, tu sais qui c’est, déclarait Ida.
Je te promets que non.
Mais si.
Non.
Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Rea ait envie de hurler.
Avant que les choses n’en arrivent là, Ida annonça : « Il est mort. »
Rea entendit un soupir mouillé de larmes au bout du fil.
« Qui est mort ?
— Raymond. » La voix d’Ida trahissait son exaspération. « Ton oncle Raymond. Mon frère. »
L’image pâle et floue d’un homme debout près d’une tombe lui revint. Le doigt essuyant un œil sec. Les traits qui ne suffisaient pas à composer un vrai visage.
« Nom de Dieu », dit Rea.
Ida émit un claquement de langue pour signifier qu’elle réprouvait le blasphème.
« Pardon, fit Rea, sans la moindre sincérité. Comment est-il mort ?
— On ne sait pas exactement. Peut-être noyé, mais ce n’est pas sûr.
— Noyé ?
— Il a été retrouvé dans la Lagan hier après-midi, échoué entre les herbes de la rive. »
Rea entendit sa mère prendre une courte inspiration qui se brisa en une note aiguë. Elle visualisa un mouchoir en papier entre ses doigts et Ida prête à se tamponner les joues, le serrant bien fort comme une pelote de ficelle contre sa poitrine. Surtout, ne pas flancher. Ida Carlisle était le genre de femme qui pleurait à la table de sa cuisine, devant une tasse de thé en train de refroidir, avec au moins une porte fermée pour échapper aux regards des autres.
« C’est grâce à son portefeuille qu’on l’a identifié. Il a fallu un jour pour trouver quelqu’un de sa famille. La police est venue ce soir.
— Papa était là ?
— Non, il est à une réunion du parti. Il a dit qu’il rentrerait dès que ce serait fini. »
Rea réprima un juron. À côté de Graham Carlisle, sa femme semblait un puits de chaleureuses émotions. Jamais il ne laisserait le deuil d’Ida entraver ses ambitions. Il siégeait à Stormont[1] depuis cinq ans maintenant et on annoncerait sa candidature à la prochaine élection générale. Pour lui, tout le reste était secondaire.
« J’arrive, dit Rea. Je suis là dans une demi-heure. »
Alors qu’elle s’apprêtait à raccrocher, elle entendit : « Je ne le connaissais pas. »
Rea laissa le silence s’étirer, pour offrir à sa mère la possibilité de le remplir avec ce qui la troublait.
Ida inspira en tremblant. « C’était mon frère, et je ne le connaissais pas. Je ne l’ai pas vu depuis trente ans. Je ne sais pas s’il habite toujours dans cette petite maison. Je ne sais pas s’il s’est remarié, s’il a eu des enfants. J’aurais pu le croiser dans la rue sans le reconnaître. J’aurais dû être plus proche de lui.
— Tu as essayé, dit Rea. Je me rappelle que tu lui écrivais des lettres, tu lui envoyais des cartes de Noël. Tu as vraiment fait des efforts.
— Pas assez. »
Ida sortit du salon, lestée d’un gros sac-poubelle qu’elle ajouta aux autres dans l’entrée. Le plastique noir détonnait contre le blanc froid des murs. Même l’escalier sur lequel Rea était assise avait été peint. Complété par un vieux carrelage noir et blanc, l’endroit ne ressemblait pas à une maison qui aurait abrité une famille mais évoquait plutôt le vestibule d’une institution, conduisant au bureau d’un directeur. Seul le vitrail de la porte apportait un peu de diversion dans cet univers monochrome.
Le père de Rea avait promis de passer pour emmener les sacs à la décharge dans son gros Range Rover 4 × 4.
Non que le volume soit particulièrement encombrant.
Chez Raymond Drew, on ne rencontrait pas le fatras que la plupart des gens accumulent au cours de leur vie. Son armoire renfermait des habits achetés dans des chaînes bas de gamme ou au supermarché, marques fictives, chemises vendues par lot de deux, un costume qui électrisa les doigts de Rea lorsqu’elle le décrocha. La totalité de ses vêtements tenait dans un seul sac — sauf le costume, avec lequel il serait enterré. Un deuxième sac suffisait pour regrouper les chaussures et les ceintures.
Dans trois cartons s’entassaient des casseroles, des poêles et des couverts en maigre quantité ; un grille-pain et une bouilloire ; les pièces d’un service de table qui avait jauni, assiettes de tailles diverses, théière et tasses, l’ensemble orné d’un motif floral.
« C’est moi qui lui ai offert ça, dit Ida quand Rea découvrit le service dans un placard. Pour son mariage avec Carol. »
Au fond du salon, il y avait un vieux téléviseur cathodique qui semblait ne pas avoir marché depuis des années, et une chaîne hi-fi avec platine tourne-disque. Le bras était dépourvu de tête de lecture. Rea ne trouva pas non plus les enceintes.
On avait l’impression que ces objets, les pendules çà et là, les bibelots, ne servaient qu’à remplir l’espace. Disposés dans la maison de Raymond Drew pour lui donner l’apparence d’un foyer. Comme dans un décor de cinéma, pensa Rea. Des accessoires. Et les murs, si elle les sondait en frappant de petits coups, se révéleraient n’être que des façades de contreplaqué.
Il leur fallait surtout essayer de réunir les lettres, relevés bancaires, factures, documents officiels d’une quelconque nature. Le père de Rea avait appelé son avocat, David Rainey, avant même de songer à réconforter sa femme. Rainey avait recommandé de chercher tout ce qui pouvait permettre d’évaluer la fortune du défunt, avant de s’adresser à la Cour des successions. Ida serait alors désignée exécutrice testamentaire, et seule héritière de son frère.
« Je crois que tout est là », dit Ida.
Rea compta un total de huit sacs et cartons.
Ida lut dans ses pensées. « C’est pathétique, hein ? » Elle monta s’asseoir sur l’escalier à côté de Rea. Sa voix résonnait entre les murs nus de la cage d’escalier et de l’entrée. « Quel genre de vie menait-il ? Ici, tout seul. Sans rien, ni personne. Il n’y a pas une seule photo dans la maison. Ni de lui ni de Carol. Il aurait quand même pu avoir une photo de sa femme, non ? Mais non, rien du tout. Seulement… ça. »
Elle désigna le tas dans le vestibule. Rea passa un bras autour des épaules de sa mère. Ida extirpa de sa manche un mouchoir en papier roulé en boule et se tapota le nez en reniflant.
Ida Carlisle était une femme de petite taille, avec des hanches qu’elle eût préférées plus fines, des cheveux avec mise en plis une fois par semaine chez un coiffeur excentrique du centre-ville, racines apparentes sous la teinture châtaine et maquillage discret. Juste assez pour se rendre présentable, jamais d’excès.
« Il reste la chambre du fond, dit Rea. Qui sait ? C’est peut-être une grotte merveilleuse comme dans Aladin. »
La porte de la chambre située sur l’arrière de la maison était différente. Non pas en bois lambrissé comme les autres, vieilles d’un siècle à l’image de la maison, mais un simple panneau badigeonné de blanc, pourvu d’une poignée récente et d’une serrure.
La veille de l’enterrement, un serrurier appelé pour changer le cylindre de la porte d’entrée leur avait remis un nouveau jeu de clés. Il était déjà reparti lorsqu’elles découvrirent la porte verrouillée à l’étage. Le père de Rea essaya vaguement de l’enfoncer à l’épaule, sans succès. Rea envoya un coup de pied sous la poignée, ainsi qu’elle l’avait vu faire dans un documentaire sur la police, mais n’obtint aucun résultat sinon une violente douleur qui lui irradia tout le mollet.
« Il n’y aura rien là-dedans, juste de l’air confiné et de la poussière », déclara Ida. Une larme s’échappa de son œil. Elle la rattrapa avec le mouchoir en papier pour l’empêcher de rouler sur sa joue.
« On verra bien », dit Rea en caressant le dos de sa mère.
Ni Ida ni Graham Carlisle n’étaient enclins aux gestes d’affection. Prendre dans ses bras. Embrasser. Câliner. De telles effusions étaient réservées aux bébés et aux feuilletons télévisés. Rea ne se rappelait pas avoir entendu l’un ou l’autre de ses parents lui dire qu’ils l’aimaient. Ils l’aimaient, elle n’en doutait pas, mais l’avouer tout haut était contraire à leur éducation presbytérienne.
À dix-huit ans, quand Rea était partie à l’université, elle avait pris une décision : qu’ils répondent ou non à ses déclarations, elle, elle allait le leur dire. Et les serrer dans ses bras, et les embrasser. S’ils étaient gênés, tant pis pour eux. Elle refusait de passer sa vie à réprimer ses émotions, à les enfouir tout au fond.
« Inutile de s’en préoccuper pour l’instant, dit Ida. J’ai parlé à ton père hier soir. À propos de cette maison.
— Ah bon ?
— Quand toute cette paperasserie sera finie, nous pensons qu’elle devrait te revenir. »
La maison avait appartenu à la femme de Raymond, qui la tenait elle-même de ses parents. Raymond y était resté après la mort de Carol, et à présent, une fois la succession réglée, Ida pourrait en disposer comme bon lui semblait.
« Mais maman, je ne peux pas… c’est trop de…
— Tu ne serais plus obligée de vivre en colocation. Tu aurais ton propre toit. Et pas d’emprunt à rembourser. C’est trop dur de devenir propriétaire de son logement, aujourd’hui. Je veux dire, pour une fille seule, même avec les prix qui ont tellement baissé. »
Rea secoua la tête. « Cette maison doit bien valoir dans les cent mille, peut-être cent vingt. Vous feriez mieux de la garder pour votre retraite, papa et toi.
— Ton père, à la retraite ? » Ida sourit. « Il ne s’arrêtera pas, tant qu’il tiendra debout. Et puis il a mis assez d’argent de côté pour assurer nos besoins à tous les deux.
— Je ne sais pas… dit Rea. C’est trop grand. Je n’arrive pas à m’imaginer dans un endroit pareil.
— Réfléchis. Tu verras que c’est une bonne idée. Dieu sait qu’il ne reste pas grand-chose de ton oncle. Il n’a pas laissé beaucoup de traces ici… Ce qu’il y a dans cette pièce au fond, tu n’auras qu’à le donner aux bonnes œuvres, ou l’emporter à la décharge, ou… »
Elle ferma les yeux. Ses épaules tressaillirent.
Rea serra plus fort sa mère, attira sa tête vers son épaule. Les larmes vinrent, elle les sentit mouiller son T-shirt, et Ida sembla s’abandonner contre elle. Quelques secondes à peine. Puis ce fut terminé, et Ida se rassit, très droite, raide et digne comme avant. Seule une rougeur dans ses yeux témoignait de ce qui s’était passé. Elles n’en reparleraient pas, Rea en était certaine.
Elle voulut dire quelque chose, mais le portable d’Ida émit un bip.
« Och, flûte, marmonna-t-elle en lisant le SMS.
— Quoi ?
— Ton père ne viendra pas. Il est retenu à une réunion de comité.
— Bon, j’emmène tout ça à la décharge. Je ferai plusieurs voyages, c’est pas grave. Toi, tu devrais rentrer dormir un peu.
— Oh, dormir… Je n’ai pas fermé l’œil depuis une semaine.
— Va, essaie de te reposer. Je peux me débrouiller. »
Ida sourit et caressa la main de Rea. « Tu es gentille. »
C’était plus d’affection qu’elle n’en avait montré depuis des années. Rea se pencha et embrassa sa mère sur la joue.
« Arrête ! » Ida la repoussa d’une tape, feignant d’être outrée. Elle se leva et descendit l’escalier. À la porte d’entrée, elle se retourna, contempla la vie de son frère défunt, un tas de sacs et de cartons dont on allait se débarrasser, puis elle secoua une fois la tête, adressa un sourire plein de regrets à Rea, et partit.
Rea resta un moment assise sur les marches. La lumière filtrée par le vitrail de la porte dansait sur les murs. Ce n’était pas une vilaine maison, et la rue ne manquait pas de charme. Un frémissement d’excitation dans son ventre.
Une maison à elle.
Depuis deux ans, elle partageait un appartement avec deux autres femmes dans la banlieue de Four Winds, au sud-est de la ville. Ses colocataires, plus jeunes qu’elle — dix ans de moins pour la cadette —, étaient fraîchement sorties de l’université et travaillaient dans un cabinet d’avocats. Rea, qui n’avait pourtant que trente-quatre ans, se sentait plus vieille que son âge à leur contact. Elle se surprenait à vouloir les materner, les gronder parce qu’elles rentraient trop tard ou se promenaient dans des tenues trop légères. De leur côté, elles semblaient la considérer comme une vieille tante, désespérément célibataire, qu’elles essayaient sans cesse de brancher avec l’un ou l’autre de leurs collègues.
Une fois, à contrecœur, Rea avait accepté d’en rencontrer un. C’était un monsieur plutôt agréable, assez séduisant, propre, poli. Quand il lui avait montré une photo du plus jeune de ses petits-enfants, elle avait eu envie de hurler.
Trois mois s’étaient écoulés depuis son licenciement. Elle avait travaillé pendant presque six ans pour cette société de conseil du centre-ville, s’attachant plus particulièrement aux processus de recrutement, stratégies d’entretien et tests d’aptitude. Un bon salaire, qui lui permettait d’épargner afin de réunir la mise de fonds nécessaire à l’acquisition d’un logement. Sans emploi à présent, elle pompait dans ses économies pour payer le loyer de la colocation, et envisageait avec horreur de devoir retourner vivre chez ses parents.
Rea réprima un frisson. Voilà qu’une planche de salut se présentait, la possibilité de devenir propriétaire sans emprunter. Mais pouvait-elle prendre la maison d’un mort ? Sans compter qu’il faudrait faire des travaux. Une nouvelle cuisine, un nouveau chauffage central, et probablement aussi une longue liste de choses invisibles à première vue. D’après les récits de ses amis qui avaient acheté, Rea savait que les dépenses commençaient à mesure que l’on découvrait la centaine de secrets cachés par le vendeur. Son petit pécule ne suffirait sûrement pas à couvrir les frais.
Tout de même, une maison à elle.
Elle pensa à la chambre de l’étage. Sa mère avait sans doute raison, on n’y trouverait que de l’air confiné et de la poussière. Mais si elle devait s’installer ici, elle voulait voir toutes les pièces, y compris celles qui étaient fermées à clé.
Rea Carlisle décida qu’avant la fin de la journée, elle aurait réussi à ouvrir la porte de la chambre du fond.