Derrière la porte fermée de la chambre, Lennon avala deux cachets avec de l’eau. Il les sentit descendre dans sa gorge. Une autre gorgée bue au goulot de la bouteille les chassa plus bas. Bientôt la migraine s’atténuerait, et les douleurs dans ses articulations, remplacées par la douce chaleur qui se répandrait dans ses veines, par le relâchement de ses paupières.
Ellen faisait sagement ses devoirs dans le salon. Peut-être pourrait-il en profiter pour dormir une demi-heure avant que Susan ne rentre du bureau avec sa propre fille, Lucy, qu’elle récupérait à la fin de son entraînement de natation.
Susan hébergeait Ellen et Lennon depuis sa sortie de l’hôpital un an auparavant. Il avait mis en location l’appartement qu’il occupait jusque-là à l’étage au-dessous, en y abandonnant la totalité de ses affaires personnelles, hormis ses vêtements. Susan l’avait soigné, elle avait nettoyé ses blessures, changé ses pansements. En plus d’assurer seule l’éducation de sa fille et de poursuivre sa carrière, elle lui apportait ce qui ressemblait à la famille qu’il n’avait jamais eue.
Mais ce n’était pas le moment de se perdre dans ce genre de considérations. Il avait du travail. Du moins quelque chose à faire qu’il considérait comme tel.
Le petit coffre-fort électronique était vissé au plancher dans le dressing de Susan. Malgré le supplice que ce mouvement lui infligeait, il s’agenouilla pour composer une série de six chiffres sur le clavier : la date de naissance d’Ellen, jour, mois, année. Un léger ronronnement, et le système se débloqua.
À l’intérieur, dans un dossier cartonné, des pages et des pages rassemblées pour la plupart durant les semaines qui avaient précédé sa mise à pied. Originaux et photocopies de comptes rendus d’arrestation, mémos, mails, rapports soumis au procureur. Une trentaine d’affaires qui n’avaient pu être traitées à cause de pièces à conviction égarées, de témoins revenus sur leur déposition, ou de requêtes de la branche C3 du Renseignement demandant l’arrêt de l’enquête afin de protéger les informateurs.
Partout apparaissait le nom de l’inspecteur-chef Dan Hewitt.
Lennon savait au fond de ses tripes que Hewitt avait payé un policier de sa brigade pour le tuer sur le parking de l’aéroport international de Belfast, deux ans auparavant, à Noël. Alors qu’il perdait connaissance sur le sol couvert de givre, avec trois balles dans la peau, c’était le visage de Hewitt qu’il avait vu surgir au travers du brouillard.
Quelques heures plus tard, un chauffeur de taxi et un homme d’affaires lituanien étaient exécutés aux environs de l’aéroport. Lennon ne pouvait rien prouver mais il avait la ferme conviction que Hewitt, à défaut de presser lui-même la détente, avait engagé quelqu’un pour s’en charger à sa place.
Deux choses avaient permis à Lennon de supporter, heure après heure, les jours et les semaines à l’hôpital, les insoutenables séances de rééducation. Sa fille, unique réalité qui eût un sens dans sa vie, et l’idée qu’il réussirait à coincer Hewitt.
En vérité, il n’avait guère progressé vers son but durant les douze mois qui venaient de s’écouler, mais il trouvait du réconfort à retourner régulièrement au dossier qu’il avait constitué, relisant chaque page d’un bout à l’autre, imaginant le jour où il triompherait enfin de Hewitt. De temps à autre, l’inspecteur-chef Uprichard, le seul ami qu’il conservait dans la police, lui transmettait un document à ajouter à l’édifice. Il tentait ainsi de le calmer, Lennon le savait bien, et d’empêcher un dangereux débordement de sa colère et de sa haine à l’égard de Hewitt. C’était efficace, jusqu’à un certain point.
Susan parlait d’une obsession, et elle avait raison. Mais cela ne relevait pas nécessairement d’un comportement malsain. Elle avait cessé d’écouter lorsqu’il racontait les détails sordides de ses découvertes. Par la suite, elle le pria de garder ses secrets pour lui.
Une traque, disait-elle. Pourquoi ne pouvait-il pas renoncer ? Penser à eux deux, à leur relation, à leurs filles respectives. Ellen et Lucy étaient devenues comme des sœurs depuis que Lennon avait emménagé chez elle.
Lennon essayait. Mais c’était Hewitt qui le maintenait éveillé la nuit, qui l’obligeait à prendre ces cachets pour s’assommer et réussir enfin à fermer les yeux.
« Papa », dit Ellen.
Lennon se retourna d’un coup vers la porte.
Elle était debout sur le seuil, se triturant nerveusement les doigts comme si elle sollicitait la permission d’entrer. Il tendit la main et elle s’approcha.
« Qu’est-ce qu’il y a, chérie ?
— Rien. »
Il tapota le lit près de lui. Ellen vint s’asseoir pendant qu’il ramassait les feuillets qu’il avait sortis du dossier et les rangeait à la hâte. Elle fit semblant de ne pas les avoir vus.
Lennon demanda : « Tu as fini tes devoirs ? »
Ellen hocha la tête. « Des additions. C’était facile.
— Tant mieux. »
Elle se blottit contre lui et il passa un bras autour de ses épaules. Ses cheveux si doux, qui lui chatouillaient les lèvres et le nez.
« Qu’est-ce qui ne va pas, mon cœur ? »
Ellen se taisait, mais il la sentait inquiète.
« Dis-moi, chérie. »
Elle prit une légère inspiration, et annonça : « Je ne veux pas y aller.
— Où ça ?
— N’importe où.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Pourquoi devrais-tu aller quelque part ?
— J’aime bien être ici, murmura-t-elle, sa voix à peine plus qu’un souffle. J’aime bien habiter avec Lucy. Et avec Susan aussi. Je ne veux pas y aller.
— Tu penses à ta tante Bernie ? Si elle t’embête, tu n’es pas obligée de la voir. Elle ne t’emmènera pas, tu resteras toujours avec moi.
— C’est pas elle.
— Lucy a dit quelque chose ?
— Non.
— Sa maman a dit quelque chose ?
— Non.
— Alors, pourquoi parles-tu d’aller quelque part ?
— Comme ça », répondit-elle en haussant les épaules.
Lennon sentait ses os menus à travers son gilet d’écolière. Peu de temps après qu’il eut repris Ellen avec lui, après la mort de sa mère, il s’aperçut qu’elle voyait et percevait des choses dont elle n’aurait pas dû être informée, des secrets auxquels elle n’avait jamais eu accès mais que, étrangement, elle connaissait. Il aurait aimé parler d’intuition, comme Susan, mais il savait que c’était plus que cela. Il s’efforçait de ne pas trop y penser : c’eût été mettre en péril sa santé mentale déjà fragile, et Ellen avait appris à garder ce genre de prémonitions pour elle.
Mais là…
Alors que les antalgiques commençaient à émousser la hache plantée dans sa tête, il déclara : « Tu ne vas nulle part. Qu’est-ce que je ferais sans toi ? »
Il n’osait pas se poser cette question trop souvent. Ellen était le fil qui le rattachait à la vie. Aux heures les plus froides de la nuit, elle le protégeait des terrifiantes possibilités qui assaillaient son esprit.
Six mois plus tôt, il s’en était fallu d’un cheveu pour lui. Il avait accumulé un stock d’antalgiques, vendus avec ou sans ordonnance, en quantité suffisante pour arrêter le cœur d’un cheval. Combien pourrait-il en avaler avec de la vodka ? s’était-il demandé. Quelle dose devrait-il absorber pour passer de l’autre côté ? Il avait vu assez de suicides pour savoir que c’était une mort affreusement laide. À l’idée qu’Ellen le découvrirait peut-être, avec du vomi séché autour de la bouche, il avait jeté la plupart des cachets dans les toilettes. Mais pas tous.
Il remerciait parfois Dieu qu’on lui eût retiré son arme de service au moment de sa mise à pied. Un officier de police était privé de son Glock 17 lorsqu’il commettait une infraction touchant à l’usage des armes à feu, et la mesure s’appliquait évidemment à Lennon, bien qu’il se trouvât en état de légitime défense quand il avait abattu un autre agent. Serait-il encore en vie s’il avait eu son arme avec lui ?
« Ni toi ni moi n’allons nulle part », dit-il.
Ellen leva les yeux vers lui. Sans un mot, mais parler était inutile.
Elle descendit du lit et partit, laissant Lennon avec l’impression d’avoir menti, même s’il était convaincu de dire la vérité.