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La chaise craqua sous son poids lorsque Rea s’assit. Elle se sentait plus lourde, comme si les mots qu’elle venait de lire s’étaient insinués sous sa peau, pareils à des fragments de plomb qui la tiraient vers le bas.

Elle plaqua une main sur sa bouche. Son estomac, glacé, liquide, menaçait encore une fois de lui remonter dans la gorge. Elle sortit son portable de sa poche.

« Allô ? répondit sa mère.

— C’est moi. Je suis encore chez Raymond. Il faut que tu viennes.

— Mais je ne suis pas habillée, dit Ida. Je suis en train de me faire couler un bain.

— S’il te plaît. Viens tout de suite.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Vite. S’il te plaît.

— Très bien. Mais tu pourrais tout de même me dire ce qui t’arrive. Je suis inquiète maintenant.

— Dépêche-toi », dit Rea, et elle raccrocha.

Elle eut soudain froid en percevant un souffle d’air, comme si la maison avait respiré. Depuis combien de temps était-elle assise ici ? Le mince trait de lumière qui filtrait autour du store fermé s’était assombri jusqu’à disparaître.

Un frisson lui parcourut la peau, ses poils se hérissèrent. Encore ce courant d’air.

Il y avait quelqu’un dans la maison.

La certitude se figea en elle comme un noyau dur, indélogeable. Elle demeura immobile, pétrifiée sur la chaise, fixant la porte ouverte et le palier baigné d’une étrange lumière bleu-gris à l’approche du soir.

Un craquement en bas.

Quelque chose avait craqué, oui. Sans aucun doute.

La tête lui tournait, et Rea comprit alors seulement qu’elle avait retenu son souffle. Elle expira en serrant les dents, reprit une grande inspiration. Son cœur cognait dans sa poitrine ; elle posa une main entre ses seins pour le calmer.

Qu’est-ce que tu fais ? pensa-t-elle. Tu restes assise ici ? Ou tu vas voir ?

Elle se leva. Ses jambes tremblaient sous l’assaut de l’adrénaline.

« Il y a quelqu’un ? lança-t-elle. Qui est là ? »

Elle tendit l’oreille. Aucune réponse.

Encore un craquement.

« Putain… » murmura-t-elle.

Elle s’approcha de la porte, le plus silencieusement possible sur le plancher nu. Chaque pas lui paraissait un coup de tonnerre. Elle s’arrêta sur le seuil, écouta encore.

Rien. Mais toujours cet air froid sur sa joue.

« Il y a quelqu’un ? »

Pas de réponse.

Elle s’avança de quelques mètres jusqu’au haut de l’escalier.

« Je sais que vous êtes là. J’ai appelé la police. Partez avant qu’elle arrive. »

Sa voix résonna dans la cage d’escalier et le vestibule. L’écho lui renvoya les paroles d’une petite fille effrayée.

Bon, se dit-elle. Ça leur fera peur.

Mais à qui ? Et était-ce vraiment quelqu’un ? L’absolue certitude qui l’avait envahie un instant auparavant commençait à s’effriter. Il n’y avait probablement personne. C’était une vieille maison, un siècle au moins, et les vieilles maisons craquaient et étaient pleines de courants d’air. Tout le monde savait cela. Se sentant un peu idiote, et de plus en plus hardie, Rea descendit l’escalier.

Il y aura un chat, pensa-t-elle. Un chat qui détalera en crachant et me foutra une peur bleue. À ce moment-là, je me retournerai, et je me retrouverai nez à nez avec Jason Voorhees ou Freddy Krueger brandissant un putain de couteau.

Le temps que Rea pose le pied sur la dernière marche, tous les intrus, méchants, créatures aux armes diverses et autres peurs enfantines s’étaient volatilisés. Elle bascula l’interrupteur du vestibule. Les sacs-poubelle étaient toujours alignés contre le mur, prêts pour la décharge. Ils attendraient un jour de plus.

Crac.

Son cœur fit un bond, elle pivota sur ses talons. Alors, elle comprit.

La porte d’entrée oscillait dans la brise, les gonds grinçaient. Mais oui, bien sûr. Son père avait promis de la faire réparer et montré qu’il fallait pousser fort pour qu’elle ferme.

Rea donna un bon coup de hanche. La clé était toujours dans la serrure. Elle la tourna, entendit le cliquetis du cylindre.

Elle partit vers l’arrière de la maison, allumant les lumières sur son passage, et entra dans la cuisine. Un horrible lino à fleurs, des portes de placards et des tiroirs qui auraient dû être remplacés depuis vingt ans. Un tube fluorescent au plafond qui rendait la pièce encore plus laide. Debout devant l’évier en plastique marron, elle se servit un verre d’eau, et, tout en promenant son regard sur le jardin, se demanda si elle aurait le courage de retourner au registre et aux pages manuscrites qui attendaient en haut.

Ce qu’elle fit quelques minutes plus tard.

Elle lut une histoire à propos d’un garçon nommé Andrew.

Andrew
27 mars 1994

Je n’ai jamais su le nom de famille d’Andrew. Sa disparition n’a pas été signalée. Personne n’a remarqué son absence, pas même son compagnon le soir où je l’ai embarqué. Du moins, personne ne s’est risqué à prévenir la police.

Il n’était pas prévu. Je n’avais rien préparé. Je ne l’ai pas suivi, pas épié. C’est arrivé tout seul.

Je devrais peut-être avoir du regret, mais le regret est une émotion que je ne comprends pas. Je comprends la colère, le désir. Parfois, je crois que je connais l’amour, cette sensation si énorme à l’intérieur de moi que j’ai peur d’exploser. Est-ce que tu éprouves cela aussi, parfois ?

Je n’ai jamais recommencé comme avec Gwen Headley. La préparation, le plan, la filature, la surveillance. Je ne suis pas assez prudent. J’ai lu qu’il y a des hommes qui agissent ainsi, encore et encore, une fois après l’autre. Le méchant en moi ne s’y plierait pas. J’ai eu de la chance avec Gwen. Je n’en aurais pas autant si j’essayais à nouveau, je le sais.

Mais Andrew.

J’étais à Leeds depuis trois mois pour la construction d’un hôtel au bord de l’autoroute M621, le genre d’établissement où descendent les représentants de commerce. Des hommes solitaires, comme moi. L’entrepreneur, basé à Dublin, envoyait de la main-d’œuvre de chez nous et engageait aussi sur place. On nous logeait dans des préfabriqués installés sur le chantier, froids et humides, avec des lits de camp durs et des couvertures minces. Certains des gars préféraient dormir dans leur voiture ou leur fourgon, d’autres filaient en ville et essayaient de se trouver une femme, autant pour forniquer que pour dormir dans un lit chaud.

Ce soir-là, je suis descendu à Spencer Place, la grande artère qui coupe la ville du nord au sud, bordée de haies, de murs et de grands arbres majestueux. Un quartier où, partout ailleurs, habiteraient des gens riches, avec de grosses maisons desservies par des allées de gravier. Ici, c’est l’endroit où l’on va acheter ce dont on a besoin. Des filles, des garçons, des drogues.

Les drogues ne m’attirent pas. Je n’aime pas perdre le contrôle. J’ai déjà du mal à me maîtriser, comme tu le sais. Il n’arriverait sûrement rien de bon. Mais ce soir-là, j’avais envie d’un garçon.

Pas pour forniquer, du moins pas de cette manière. Je ne suis pas de ces hommes-là. Je le sais. Quoi qu’on puisse en penser, je ne le suis pas.

Mon oncle affirmait que si. Quand il me plaquait un oreiller sur le visage. Il était tellement costaud, tellement musclé. Ses bras énormes qui me coinçaient sur le lit. Une tapette, disait-il, une chochotte. Pas un garçon. Pas un vrai garçon qui deviendrait un homme. Un vrai garçon ne se laisserait pas faire. Un vrai garçon, un futur homme, se défendrait. Il dirait non d’une voix suffisamment audible pour empêcher ça.

Je ne pouvais jamais dire non d’une voix audible. Je n’avais jamais assez de force pour le repousser. Pas avant l’âge de quatorze ans et, alors, je lui ai mis un tel pain que par la suite il évitait même de me regarder.

À Leeds, je m’étais débarrassé de mon Toyota et j’avais acheté un vieux Ford Transit bleu. Ce soir-là, je me suis arrêté près de deux jeunes hommes en jeans serrés. Je voyais à leur manière de fumer, à leurs gestes nerveux et à leurs yeux creux, qu’ils étaient à cran — en manque d’héroïne. Ils ne demanderaient pas cher.

J’ai baissé la vitre côté passager et ils se sont approchés.

« Combien ? ai-je demandé.

Deux pour le prix d’un », a répondu le plus grand. Il avait l’accent de Glasgow. « Un plan à trois pour cinquante balles. Royal, non ? »

Immondes créatures. Tapettes. Chochottes.

« Je n’en veux qu’un. Vingt-cinq, alors.

Cinquante. J’ai dit deux pour le prix d’un. Si t’en prends qu’un, c’est ton problème. »

J’ai commencé à remonter la vitre.

« Attends… »

J’ai redescendu la vitre.

« Trente.

D’accord. »

Il a ouvert la porte pour monter.

« Non. » J’ai désigné l’autre, plus jeune, plus petit. « Lui. »

Le plus âgé s’est reculé et a échangé un regard avec son ami. Celui-ci a hoché la tête, t’inquiète, ça va aller.

Il a grimpé sur le siège passager et fermé la portière derrière lui.

En démarrant, j’ai dit : « Remonte la fenêtre, mon gars. Pas la peine de laisser entrer le froid. »

Il a obéi, et je suis parti en direction du parc à l’extrémité nord de l’avenue.

« Comment tu t’appelles ? ai-je demandé.

Andrew. » Tourné vers la vitre, il regardait les maisons qui défilaient, les voitures, les passants.

« C’est ton vrai nom ? »

Il se taisait.

« Réponds-moi.

Ça change quelque chose ? »

Il avait l’accent du nord-est. Gateshead. Sunderland. Peut-être Newcastle.

« Non, sans doute pas. Quel âge as-tu ?

L’âge que tu veux me donner », et il a souri en papillonnant des paupières, il minaudait comme une fille.

Je le haïssais. « Dis-moi la vérité.

Je vais avoir dix-neuf ans dans deux semaines. Mais je peux passer pour plus jeune. »

Je n’ai rien ajouté jusqu’à ce que nous ayons atteint la grille du parc, ouverte, alors même qu’il était près de minuit. J’ai engagé le fourgon sur l’allée qui serpente entre les terrains de sport et les pelouses. Plusieurs voitures aux vitres embuées étaient arrêtées çà et là au bord du chemin, des hommes plus faibles qui se laissaient soulager.

Je n’ai jamais eu l’intention de lui faire du mal.

Même s’il me dégoûtait jusqu’à la nausée. Il attendait à un coin de rue, il se vendait comme un veau pour l’abattage, et à cause de lui je me sentais misérable au fond de mon être, malgré tout, je ne lui voulais pas de mal. Pas vraiment.

J’ai trouvé un coin sombre et tranquille. Je comptais obtenir de lui seulement ce qu’il me fallait, puis le ramener là où je l’avais ramassé. Sain et sauf. Plus ou moins.

Je suis descendu du fourgon, et, quand je lui ai ouvert, il est sorti. Il n’a pas bougé pendant que je tirais la portière latérale, il a vu le matelas et les couvertures que j’avais étendues sur le contreplaqué.

« Putain, c’est le Ritz », a-t-il dit.

Il m’a suivi à l’intérieur, j’ai fermé la porte. À une époque, ce genre de rencontres me terrifiait. L’espace clos, l’intimité, la honte. Maintenant, je sais que la honte est entièrement de son côté. C’est lui qui se vend pour acheter le poison avec lequel il embrume son esprit. Lui que des désirs sordides ont amené ici. Je ne suis pas fautif.

Je me suis agenouillé. J’attendais qu’il s’allonge, passif comme un cadavre, et me laisse agir à ma guise. Mais il s’est mis à genoux aussi, face à moi. J’ai compris que quelque chose n’allait pas. Au lieu d’être ailleurs, détaché du moment présent, il restait trop vigilant, avec ses yeux qui observaient, qui voyaient.

« Alors, qu’est-ce que t’aimes ? a-t-il demandé.

Allonge-toi. »

Il a souri. « Hé, pourquoi c’est pas toi qui t’allongerais ? Je vais te montrer ce que je sais faire. »

Je n’ai pas répondu, même si j’avais envie de le frapper à cause de sa proposition obscène. Me faire des choses. Comme mon oncle. Il ne valait pas mieux que lui. Je suis resté immobile, sur mes gardes.

« Allez, vas-y », a-t-il dit en indiquant le matelas.

J’ai secoué la tête, un mouvement infime, mais suffisant pour que la docilité du faible se mue en haine féroce sur son visage.

Il a essayé d’être rapide, plongeant une main qui a tâtonné trop longtemps dans la poche de sa veste. Je savais ce qu’il cherchait bien avant qu’il le sorte et le brandisse vers moi.

« File-moi ton pognon. »

C’était un petit couteau de cuisine, bien aiguisé, de ceux qu’on utilise pour éplucher une pomme de terre ou couper une pomme.

« Range ça et fiche le camp », ai-je répondu.

Il a montré les dents. « Ton pognon, je te dis. Magne-toi.

Je te donne encore une chance. Va-t’en. Il n’y en aura pas d’autre. »

Toujours à genoux, il s’est penché brusquement en avant et a porté un coup à quelques centimètres de mon visage. « Je vais te bousiller la tronche, je… »

Une main sur son poignet, l’autre autour de son cou. Je lui ai écrasé la tête contre la paroi du fourgon qui a rendu un son mat. Il s’est effondré, sans bruit, en battant des paupières.

Cinq minutes après, il était ligoté avec des lambeaux de drap, en route vers la périphérie de la ville et la campagne où les étoiles brillent d’une lueur plus vive dans le ciel.

Plusieurs semaines plus tard, alors que j’avais retrouvé du travail dans le Sud, j’ai entendu à la radio qu’un corps avait été découvert près de la rivière Aire, non loin de l’autoroute M1, dissimulé dans les bois. Pour autant que je sache, il n’a jamais été identifié. Je me demande parfois ce qu’est devenu son cadavre. Est-il resté dans une morgue quelque part, congelé, en attendant que quelqu’un le réclame ? Combien de temps les garde-t-on ?

Je n’aurais pas dû faire cela. Le risque était trop grand. Je n’avais pas encore payé les taxes pour le fourgon, je roulais sans l’attestation de contrôle technique. Et si la police m’avait arrêté ?

Je ne suis pas prudent. Je suis impétueux. Je suis méchant.

Si je laisse le méchant en moi prendre le dessus une fois de trop, rien ni personne ne pourra me sauver.

Pas même toi.

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