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Le policier s’avança lentement vers la cuisine, pareil à un enfant qui s’apprête à recevoir une correction. Il ne pouvait pas cacher qu’il boitait, pas plus que l’homme étendu sur le sol ne pouvait masquer le couteau dans sa poitrine.

« Howard, dit-il.

— Personne ne m’appelle ainsi.

— Non. On vous surnomme l’Étincelle. »

L’Étincelle se redressa, s’écarta de la flaque rouge sombre qui s’agrandissait sur le linoléum.

« C’est vrai. Depuis tout jeune, quand j’ai fait mon apprentissage au chantier naval. Tiens, voilà l’Étincelle, ils disaient. Regardez-le sautiller comme une fillette. »

Lennon s’arrêta sur le seuil. « Ce sobriquet vous énervait ?

— Non. Je ne l’aimais pas. Mais les étiquettes vous collent à la peau, pas vrai ? » Il baissa les yeux vers sa victime à terre qui ne respirait plus. « C’est qui, votre ami ?

— Il s’appelait Roscoe. Ce n’était pas mon ami. Il me rendait des services de temps en temps.

— Roscoe. » L’Étincelle sentit un sourire lui venir aux lèvres. « Quel nom ridicule.

— Pourquoi l’avez-vous tué ?

— Il a essayé de me frapper. Et je me suis mis en colère. J’ai tendance à m’emporter facilement. Ça me prend tout d’un coup, et alors je… »

D’un geste de la main, il désigna l’homme à ses pieds, certain que le policier comprendrait.

« Je ne vous frapperai pas, dit Lennon. Je ne m’approcherai pas. On va juste parler. D’accord ?

— À qui avez-vous téléphoné ? » demanda l’Étincelle.

Lennon secoua la tête. « Je n’ai appelé personne.

— Menteur. À l’inspectrice ? Celle que j’ai vue à la télévision ?

— Je vous le répète, je n’ai appelé personne.

— Elle va venir ici ?

— Non. Personne ne va venir.

— J’aimerais bien la rencontrer, dit l’Étincelle. Je lui montrerais des choses.

— Comme quoi ?

— Des choses secrètes. »

Lennon s’avança d’un pas. « Vous voulez que je vous emmène la voir ? Je peux faire ça. Elle aussi, elle souhaite vous rencontrer.

— Vous lui avez téléphoné. Elle arrive. Mais j’imagine qu’elle ne viendra pas seule. Écoutez. »

Quelque part, pas très loin, le hurlement strident d’une sirène.

« Vous avez tué Rea ? demanda Lennon.

— Oui.

— Pourquoi ?

— Pour lui prendre la photo.

— Mais elle ne l’avait pas.

— Maintenant, je le sais. Je ne voulais pas la tuer. Je n’aurais pas dû. Mais je l’ai tuée. Toujours mon mauvais caractère. Déjà quand j’étais petit, mon oncle me traitait de sale môme. Sale petit vilain, il disait. Vilain garçon, méchant garçon.

— Vous avez tué les gens du registre ?

— Oui. Vilain, méchant, vilain, méchant… »

Sa voix ne devint plus qu’un souffle, une fumée s’échappant de ses lèvres.

« Raymond Drew vous a aidé ?

— Non. Il n’en a jamais eu le cran. Il n’était pas fort comme moi. Il n’avait pas le méchant en lui. Mais il aimait bien que je lui raconte. J’écrivais ce que je faisais pour qu’il le lise. Je lui envoyais des choses. On regardait le registre ensemble. Rien que tous les deux. C’était chouette. Il était mon ami.

— Juste un ami ? » demanda Lennon.

L’Étincelle inclina la tête. « Qu’est-ce que vous insinuez ? »

Lennon le regarda sans ciller. « J’ai parlé à quelqu’un aujourd’hui. Quelqu’un que vous avez connu autrefois.

— Qui ?

— Peu importe.

— Dites-le-moi.

— Dixie Stoops. D’après lui, Raymond et vous, vous étiez peut-être plus que des amis.

— C’est un putain de menteur ! » Propulsé par la force de sa voix, l’Étincelle se plia en deux et inclina le haut du corps, les bras collés aux hanches, de brillantes gouttelettes de salive jaillissant de sa bouche.

« Oui, dit Lennon, je n’en ai pas cru un mot. »

L’Étincelle se mit à rire et agita un doigt menaçant. « Vous essayez de m’appâter. » Il fit un pas en direction de la porte ouvrant sur le jardin. « Vous avez toujours la photo ?

— Oui. Vous voulez la récupérer ?

— Ça n’a plus d’importance maintenant. » Il continua à dériver vers la sortie. « Tout est perdu. Disparu. Il n’y a plus rien pour empêcher quoi que ce soit. »

Lennon s’avança encore un peu. « Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je n’ai plus rien à perdre maintenant. Plus de secrets à garder. Tout le monde est au courant, hein ? Tout le monde sait combien je suis méchant. À quoi bon essayer de le cacher ? Tout le monde sait combien je suis vilain. Et sale. Je suis un méchant garçon et tout le monde le sait. »

L’Étincelle fut pris d’une envie de pouffer. Un rire honteux tressaillait dans son ventre, comme lorsqu’il avait été surpris la main dans son pantalon et n’avait pu que ricaner bêtement.

« Toutes les autres mamans aussi le savent, continua-t-il. Elles me montreront du doigt, et elles diront, regardez le sale petit garçon. Le vilain garçon, le méchant, le vilain, le méchant, le vilain, le… »

Il se donna une gifle. Arrêta son esprit qui partait en vrille. Ne laisse pas ce flic voir la folie en toi, pensa-t-il. Il croira que tu es faible. L’Étincelle se gifla à nouveau, plus fort. Le policier devint flou devant ses yeux.

Peut-être devrait-il le tuer. C’était un homme de belle taille, bien qu’affaibli par ce qui le faisait boiter. Il se battrait. L’Étincelle était rapide, mais serait-il assez rapide pour retirer le couteau de la poitrine de l’homme mort avant que le policier ne donne l’assaut ? Sans arme, il n’aurait pas le dessus.

Et les sirènes qui approchaient. Pas le temps.

« Je vais y aller, dit-il.

— Non, s’il vous plaît. J’aimerais vous parler.

— Vous avez un pistolet ? demanda l’Étincelle.

— Non. On me l’a pris quand j’ai été mis à pied.

— Alors, vous ne pourrez pas m’abattre si je m’enfuis.

— Ne vous enfuyez pas. S’il vous plaît.

— Ni me poursuivre, vu comment vous boitez. »

Lennon tenta encore un pas. « S’il vous plaît, restez ici. Vous avez raison. Elle arrive, l’inspectrice. Elle souhaite vous rencontrer. Vous pourrez lui montrer tout ce que vous voudrez. »

L’Étincelle secoua la tête. « Non, il vaut mieux que je parte. Oh, ce n’est qu’une question de temps, vous me rattraperez. Elle ou vous. Je me retiens depuis si longtemps… Aujourd’hui, ça n’a plus d’importance. »

L’Étincelle avança brusquement, son pied dans la flaque de sang l’éclaboussa. Lennon recula d’un bond.

« Mais rappelez-vous bien. Tout ce qui arrivera maintenant, vous en porterez la responsabilité. J’ai passé tellement d’années à les garder en moi, le méchant, l’éclair, et maintenant, ils sont libres. Parce que vous les avez libérés. Vous verrez les corps, ce sera votre résultat autant que le mien. Gardez le registre, il ne sert plus à rien. Ma fin viendra, et alors tout le monde saura. Vous avant les autres. »

Il se détourna, courut à la porte et fila dans le jardin, silhouette délicate telle qu’on l’avait toujours décrite. Léger comme une plume. Escaladant la clôture, déjà loin, porté par le vent comme un brandon dans l’air, tandis que s’élevaient derrière lui les cris éraillés du policier.

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