Il se déplaçait à pied, profitant du couvert de l’ombre. La nuit, il pouvait échapper aux regards de ceux qu’il fallait éviter. Ne pas sentir des yeux posés sur lui, qu’ils soient réels ou imaginés.
Comme cet endroit avait changé. Quand il était jeune, il n’y voyait guère plus qu’une grosse agglomération, avec ses usines mortes ou moribondes, ses citoyens dressés les uns contre les autres au milieu des ruines. Des gens si pleins de haine qu’ils ne comprenaient pas que leur véritable ennemi était la pauvreté contre laquelle ils auraient dû s’unir. Au lieu de quoi, ils se retranchaient dans des mondes où Eux s’opposaient à Nous, ils élevaient des barricades, et laissaient le sang couler.
Tandis que maintenant. Maintenant, c’était devenu une vraie ville. Maintenant, Belfast brillait de mille feux, même à cette heure si froide. Les barrières de sécurité qui autrefois enfermaient le centre-ville avaient disparu depuis longtemps. On pouvait entrer dans n’importe quel magasin sans devoir présenter son sac à un garde.
Il arriva au City Hall, magnifique palais vieux de plus d’un siècle, couronné d’un dôme de cuivre vert. Bâti à une époque où la ville voguait sur les revenus de ses industries, symbole ostentatoire d’une richesse qui devait bientôt s’évaporer. Dans la lumière des projecteurs, le bâtiment ressemblait à une apparition, un fantôme de pierre qui s’évanouirait au matin, aussi fugace que l’argent qui l’avait édifié.
Maintenant, l’argent était revenu. Là où des hommes et des femmes construisaient autrefois des bateaux ou tissaient du lin, leurs petits-enfants écrivaient des programmes informatiques ou répondaient au téléphone dans des centres d’appels.
Nouvelles mœurs. Tout change. Rien ne perdure. Ils brûleront tous, un jour. Même lui.
Il n’aurait pas dû faire de mal à Rea.
Tout ce qu’il voulait, c’était la photo. Pourquoi avait-il permis à sa colère de décider, de prendre le contrôle ? Il éprouvait encore la sensation, quand le pied-de-biche l’avait touchée à la tête. Le choc qui lui était remonté du poignet jusqu’au coude. Les vibrations électriques dans tout son corps. Et après, impossible de s’arrêter. Même alors que sa raison lui disait, non, ne continue pas, c’est trop risqué. Il avait quand même recommencé, la fureur lui levait la main et l’abattait encore.
Et il n’avait rien gagné. Le policier détenait la photo.
La colère remontait en lui.
Non. Du calme.
Il avait senti son esprit se désagréger après la mort de Raymond. Son seul véritable ami au monde. Celui qui pouvait l’atteindre, dans la folie de sa vie, et le maintenir droit. Qui lui rappelait qu’il était capable de se maîtriser s’il le voulait vraiment. Mais il n’avait pas réussi. La colère l’avait emporté, brisant cette pauvre Rea qui aurait dû encore être en vie.
Mais à présent, il avait retrouvé son équilibre. Plus rien ne l’ébranlerait. Pas s’il gardait la colère à l’intérieur, tout au fond, là où était sa place. Jusqu’à ce qu’il en ait besoin.
Son haleine se changeait en buée dans l’air de la nuit. Il fila vers l’ouest, puis vers le sud, en contournant le City Hall.
Un couple approchait en sens inverse. Un homme et une femme qui marchaient d’un pas chancelant, jeunes, ivres. Lui, sans veste, ventre bedonnant par-dessus son jean. Elle, trop maquillée et trop court vêtue, le cliquetis de ses talons semblable à un bégaiement. Ils riaient, accrochés l’un à l’autre, et se dirigeaient vers la station de taxis en face du City Hall. Il y avait largement la place de se croiser sur le large trottoir.
Le jeune homme remarqua qu’il les observait.
« Qu’est-ce que vous regardez ? »
Il passa son chemin. Calme, parfaitement maîtrisé.
« Hé ! je vous parle, lança le jeune homme dans son dos. Vous défilez pas. »
Il ne se retourna pas. Aussi serein que des eaux étales.
« Laisse tomber, dit la femme. Viens. »
Indifférent à la voix qui braillait derrière lui, il s’enfonça dans la nuit. Toujours se maîtriser.
Voilà ce qui lui sauverait la vie. C’était le seul moyen possible, maintenant.
Il pensa au registre qui les avait unis, Raymond et lui. Bien caché à présent. Les heures qu’ils avaient passées ensemble, leurs mains qui se touchaient parfois quand ils tournaient les pages. Les secrets qu’ils avaient échangés. Il se rappelait les confessions, les choses magnifiques qu’ils livraient à leur mémoire commune, même si, pour d’autres, elles paraîtraient abjectes.
Raymond et lui n’admettaient pas la honte. Une fois ces choses écrites, elles demeuraient sur le papier, prisonnières de l’encre et de la colle. Ils pouvaient ensuite les regarder tous les deux, ils savaient que la honte n’était pas de leur côté.
Même les choses les plus terribles, les plus secrètes. Il se souvenait de chaque mot, il les récitait en marchant.
Je sais que je suis atteint.
Dans mon corps, je suis sain et en forme. Dans mon esprit, non.
Tout le monde s’en rend compte. Moi-même, je le vois sur mon visage quand je surprends mon reflet dans une vitre. C’est pourquoi je n’ai pas de miroirs. Je ne veux pas voir la maladie sur moi.
Cela va en empirant. Chaque nuit est plus noire que la précédente. La faim et la soif qui me tourmentent ne cessent de s’amplifier. Ce sont des sensations réelles, une torsion dans mon ventre qu’aucun aliment ne peut satisfaire, du sable dans ma gorge qu’aucune eau ne lavera.
Un jour, le bruit deviendra si fort que je ne pourrai plus le faire taire. Et que se passera-t-il alors ? Quand le soleil en moi éclatera, quand j’exploserai en supernova et trouverai mon ultime soulagement, qui survivra ?
Personne.
J’emmènerai le monde avec moi. Hommes, femmes, enfants, jusqu’au dernier.
Enfant.
J’ai emmené un enfant aujourd’hui.
Ici, à Belfast, où je n’ai pris aucune vie depuis vingt ans. Si près de chez moi. Ma fin est proche.
Aux informations, on ne parle que du cessez-le-feu depuis des mois. D’abord les républicains, puis les loyalistes. Ils disent que la tuerie s’est arrêtée. Personne ne garantit que la paix durera éternellement. Ni les politiques, ni les journalistes. Mais ils assurent qu’il n’y aura plus de morts.
Les gens sont tellement heureux. Je les vois dans les rues, ils ont l’air de recommencer enfin à vivre. Comme si les hommes armés avaient jamais pu les en empêcher.
J’ai traîné dans le centre commercial de Castle Court, sans but, errant d’une vitrine à l’autre, au hasard des étalages. Cette masse de gens qui bavardaient, le bruit qui me vrillait la tête, au point que j’avais envie de leur crier à tous de la fermer.
Mes souvenirs sont brumeux. Je me rappelle la pression augmentant derrière mes yeux, pareille à la vapeur dans un réacteur. Quelque chose allait lâcher, c’était inévitable. Je m’effondrerais, là, devant tout le monde, en m’arrachant les cheveux, en hurlant.
Je le connais, ce sentiment de vaciller au bord du gouffre, cette alarme du tout-peut-arriver qui sonne en moi. Un avertissement que j’ai appris à écouter.
Plus jeune, je n’y prêtais pas attention. Comme lorsque j’ai rejoint l’homme dans la ruelle et que je suis retourné au bateau avec du sang sur mes vêtements. Ou la fois où j’ai tabassé à mort le Gallois, Aaron Pell, dans la salle des machines. Il m’avait asticoté la journée entière. En me traitant de pédé, de tapette, de pédale, de tantouze, tous les termes les plus ignobles.
Ensuite, quand nous avons été seuls, je lui ai fendu la tête avec une clé à molette. Ce qui m’a submergé quand j’ai soulevé l’outil. Le froid du métal dans ma main, une force qui monte et exige de s’échapper. J’ai éprouvé la même sensation aujourd’hui.
Je suis resté debout près d’un escalier mécanique, sans bouger, en respirant profondément, pour que ça s’arrête. Pour que le calme revienne. Je voulais retrouver la raison. Au bout d’un moment, la pression a diminué et je me suis remis à marcher. Vers l’arrière du centre commercial et l’horrible champ de brique qu’ils ont construit sur les décombres de l’ancien Smithfield Market.
J’ai remarqué une jeune femme penchée sur une poussette, en train d’essuyer le nez d’un bébé. Un autre enfant, âgé d’environ quatre ans, se tenait non loin. Il pleurait, le visage rouge. Et criait, je le veux, je le veux, maman, je le veux. Inlassablement.
Il n’y a pas eu de pensée consciente derrière l’acte. Pas la moindre. Cela s’est fait tout seul, aussi naturellement que l’on respire.
En revenant sur mes pas, j’ai pris la main du garçon dans la mienne.
« Je vais te le donner », ai-je dit.
Il a levé les yeux vers moi et m’a suivi aussitôt. Il n’a pas appelé sa mère.
« Qu’est-ce que tu veux ? je lui ai demandé.
— Thomas.
— C’est quoi, Thomas ?
— Thomas Tank. »
J’ai compris de quoi il parlait. Un train que l’on voit à la télévision et dans les livres d’enfants, avec de gros yeux et une bouche qui sourit sans cesse.
« Allons le chercher. »
Il a regardé par-dessus son épaule.
J’ai accéléré l’allure, de sorte qu’il devait sautiller pour se maintenir à ma hauteur. À tout moment, je m’attendais à entendre la mère l’appeler. Et ensuite ?
La sortie du centre commercial n’était plus qu’à quelques mètres. Dans trente secondes, le gamin et moi aurions disparu, tout simplement.
Et ensuite ?
La terreur a fissuré mon délire.
Qu’étais-je en train de faire ? Je ne m’en tirerais pas. Quelqu’un me verrait. On m’attraperait.
Et ensuite ?
Pourtant, j’ai continué à avancer, tirant toujours le garçonnet.
Peut-être que je désirais être arrêté. Après tout ce temps, peut-être que je voulais provoquer une fin.
Je me suis immobilisé à la porte, la main sur la vitre. Mon cœur ballottait dans ma poitrine comme une pierre dans un bocal.
La folie.
J’ai lâché la main du garçon, je l’ai laissé là. Juste avant que la porte se referme derrière moi, j’ai entendu la mère qui criait le nom de son enfant, d’abord avec angoisse, puis avec soulagement. J’ai marché, marché, sans me retourner une seule fois.
Je suis passé aux informations ce soir.
Tentative d’enlèvement d’un enfant dans un centre commercial plein de monde. Les images de la vidéosurveillance me montraient en train d’entraîner le petit garçon, de baisser la tête pour lui parler. Puis je l’abandonnais à la porte, et sa mère se précipitait vers lui.
Je resterai cloîtré chez moi quelques jours. Les images, bien qu’un peu brouillées, étaient suffisamment claires. Personne ne verra mon visage pendant au moins une semaine. Je ne sais pas si je survivrai à ce temps que je passerai seul avec moi-même, juste ma maladie et moi enfermés entre ces murs. Mais je dois essayer.
Si je survis, parle-moi. Rappelle-moi de ne pas laisser mon esprit s’égarer. Aide-moi. Fais que je me maîtrise, aussi bien que toi.
Promets que tu me maintiendras droit.