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Rea contempla l’obscurité pendant de longues secondes. Elle se sentait comme un rongeur, immobile devant la face d’une chouette silencieuse.

Au bout d’un moment, elle se secoua, avala du sang, et dit tout haut : « Bon, allez. »

Elle se leva et s’appuya contre la rambarde, prise d’un vertige. Quand ses yeux s’acclimatèrent à la pénombre de la pièce, elle vit qu’un mince rai de lumière filtrait autour d’un store fermé. Lâchant la rambarde, elle s’avança sur le seuil. Le plancher peint craqua sous son pied.

À l’intérieur, elle distinguait de vagues formes dans le noir, peut-être des meubles, des tableaux aux murs. Elle chercha à tâtons un interrupteur, le trouva, le bascula. Éblouie par la lumière crue d’une ampoule qui pendait au plafond, elle cligna des yeux et s’en protégea avec les mains.

Le mot « bureau » surgit dans son esprit.

Oui, bien sûr, un bureau, comme chez beaucoup de gens qui disposaient d’une chambre d’amis. Le centre de la pièce était occupé par une table qui semblait provenir d’une salle de classe, flanquée d’une unique chaise. Un tableau en liège sur un mur, nu, garni seulement de punaises. Une grande carte des îles Britanniques sur le mur opposé.

Ça ne collait pas, pourtant.

D’après ce qu’Ida avait raconté, l’oncle de Rea était ouvrier. Il avait fait un bref passage dans la marine marchande, avant de se marier, mais avait toujours travaillé de ses mains par la suite. Il sillonnait l’Angleterre et l’Irlande d’un emploi à un autre. Quel besoin avait-il de s’aménager un bureau à la maison ? Et qui plus est, un bureau sans ordinateur — au moins un portable, ou même un netbook ?

« Tu ne le connaissais pas », dit-elle.

Rea se morigéna de parler à une pièce vide, ce qui lui arrivait de plus en plus souvent. Symptomatique de quelqu’un qui était célibataire depuis trop longtemps. Bientôt, elle aurait une douzaine de chats.

Avec le sentiment désagréable d’être une intruse, elle s’approcha de la table et se tint debout près de la chaise. Le plateau était incrusté de graffitis puérils, d’insultes et d’injures, de noms de groupes formés durant les années 1980. The Smiths, Jesus and Mary Chain, The Specials. Dans un coin, Iron Maiden, AC/DC, Dio. Le genre de musique qu’écoutaient des ados en tripotant leurs boutons d’acné. Rea se représenta la table au milieu d’une salle de classe, la poussière de craie en suspension dans l’air, un maître vieillissant conjuguant des verbes latins pendant qu’un jeune garçon au teint pâle gravait les mots Echo and the Bunnymen dans le bois. Raymond l’avait sans doute récupérée dans une benne quelque part.

Puis elle remarqua le mince tiroir sous le plateau.

Un bouton en cuivre tout simple. Elle tira. Le bois chuchota contre le bois. Elle fixa un moment l’objet qui lui apparut avant de comprendre de quoi il s’agissait.

Un gros registre relié en cuir, semblable à un livre de comptes, ou à un album photo. Oui, voilà. Un album de mariage. Datait-il de celui de son oncle ? Il ne semblait pas si vieux, mais peut-être avait-il été bien préservé.

Elle le sortit du tiroir, surprise par son poids dont elle se délesta sur la table. Elle imagina Raymond assis à cet endroit, tournant les pages, contemplant les photos de son épouse morte. La pitié lui serra le cœur, comme souvent depuis quelques jours.

Rea se demanda à quoi avaient ressemblé son oncle et sa tante. Comment s’appelait-elle déjà ? Carol. Oui, Carol, c’était ça.

Elle ouvrit le registre.

À l’intérieur, sous le rabat de la couverture, il y avait une enveloppe en papier kraft. Remplie de photos, à en juger par son épaisseur. Elle la prit, y glissa les doigts et dégagea un paquet de clichés, entre quinze et vingt, de tailles et de formes différentes.

Le premier la dérouta, par le sentiment de certitude mêlé d’hésitation qu’elle éprouva en reconnaissant les trois visages.

Elle-même, sa mère et son père. Un restaurant au décor clinquant. Ida Carlisle avec la figure et les bras rouge homard, elle aussi. Des vacances en famille, chose plutôt rare, qui remontaient à plus d’une douzaine d’années. Rea venait d’obtenir son diplôme de l’université, et Ida avait tenu à fêter l’événement. Graham avait résisté, alléguant une charge de travail beaucoup trop lourde, mais il avait fini par céder.

Ils étaient partis une semaine à Salou, sur la Costa Dorada, sept jours d’un ennui épouvantable. Si elle sortait boire un verre dans un bar, ses parents manifestaient clairement leur désapprobation, de sorte qu’elle avait passé presque toutes ses soirées à relire les livres qu’elle avait apportés, pendant que son père se plaignait de tout le boulot qu’il aurait à rattraper en rentrant.

Pourquoi son oncle détenait-il ce cliché ? D’où lui venait-il ? Puisque Ida et Raymond ne s’étaient pas parlé depuis des années, Rea les voyait mal échanger des photos.

Elle les examina une à une. Encore quelques portraits de sa famille, une excursion, un anniversaire, vieux d’une vingtaine d’années. Un frisson la parcourut en imaginant son oncle seul dans cette pièce, penché sur ces images.

Une demi-douzaine de photos plus anciennes montraient Raymond dans la marine marchande, arborant l’uniforme ou en tenue relâchée. Mangeant à la table d’une cambuse. Torse nu sur le pont d’un bateau. Il ne souriait que sur une seule des photos et, même là, semblait fournir un douloureux effort.

Rea retourna la dernière photo, un tirage polaroid aux couleurs ternies. Un groupe de six hommes. Des drapeaux paramilitaires sur le mur derrière eux. Les trois hommes au second plan étaient vêtus de chandails militaires et de pantalons de camouflage, le visage dissimulé sous une cagoule. Ils tenaient des armes à la main, deux AK-47 et un pistolet qu’elle n’aurait su identifier.

Les trois hommes au premier plan, jeunes, moins de trente ans, étaient accroupis, en civil, les mains vides. À gauche, Raymond Drew, les traits inexpressifs, le regard dardé sur l’objectif. Au milieu, un jeune homme qu’elle ne connaissait pas, avec un sourire forcé. Un tatouage sur le cou.

À droite, Graham Carlisle, souriant. La première pensée qui traversa l’esprit de Rea : si jeune. Vingt-quatre ou vingt-cinq ans ?

Puis elle se demanda ce que son père faisait avec ces gens, les paramilitaires. Et oncle Raymond. Étaient-ils amis ?

Elle effleura le visage de son père en se demandant si elle le connaissait, finalement. Tant de questions, et il ne répondrait à aucune. Elle décida donc d’interroger sa mère, rangea les photos dans l’enveloppe et la mit de côté, puis revint au registre.

Le papier était raide lorsqu’elle tourna la première page. Une minute ou plus s’écoula. Elle ne parvenait pas à assimiler ce qu’elle avait sous les yeux.

Un seul mot, un nom, découpé dans le gros titre d’un journal et collé en haut de la feuille.

Gwen.

Une mèche de cheveux, couleur de blé, nouée avec un joli ruban et fixée sous le nom. Rea les caressa dans un geste involontaire. Soyeux et doux.

Et quelque chose d’autre, collé aussi. Une goutte translucide et laiteuse, au bord inférieur déchiré, taché. À nouveau, les doigts de Rea perçurent une texture terriblement familière.

Alors elle comprit, et son estomac se révulsa. Elle ravala une montée de bile, déglutit encore, sentit sa gorge livrer passage à une chaleur.

Elle courut à la salle de bains et vomit dans le lavabo. Puis une deuxième fois. Les entrailles tordues, les yeux brûlants. Elle ouvrit les robinets, le jet à fond pour laver le flot immonde qui continuait à jaillir.

Quand elle eut fini, le ventre vide et douloureux, elle se rinça la bouche et s’aspergea le visage d’eau froide. Sa peau gardait le souvenir de l’ongle déchiré. Une nausée lui retourna à nouveau l’estomac, mais elle n’avait plus rien à rendre.

Rea se laissa choir par terre et appuya le dos contre le rebord de la baignoire. Elle croisa les doigts, fort, pour contenir les tremblements qui la secouaient du plus profond.

« C’est pas vrai… »

Mais il n’y avait aucun doute. C’était un ongle humain. Celui d’une femme, d’après la forme. Et les cheveux. Avaient-ils appartenus à la femme de Raymond ? Les conservait-il en sa mémoire ? L’appelait-il Gwen, en lui inventant un surnom affectueux ?

Elle se représenta oncle Raymond, ou du moins l’ombre fantomatique qu’il était dans sa mémoire, penché sur le cercueil de sa femme, ciseaux dans une main, pinces dans l’autre.

Prise d’une irrépressible envie de rire, elle plaqua une main sur sa bouche pour se contenir. Personne n’entendrait, mais quand même, elle ne voulait pas se moquer d’un mort et de son chagrin.

Allez, se dit-elle. Ressaisis-toi. Va regarder. C’est dégoûtant, mais ça ne te tuera pas.

Rea ferma les yeux, compta jusqu’à dix, et se leva. Sur le seuil de la chambre, elle marqua une pause. Le registre était toujours ouvert sur la table, là où elle l’avait laissé, avec l’enveloppe contenant les photos. Elle entra lentement, silencieusement, comme si elle craignait de le réveiller.

Elle s’arrêta. Ne sois pas si stupide. Des cheveux et un ongle. C’est tout.

Debout près de la table, elle considéra le registre. Quel homme étrange, pensa-t-elle, si triste, qui conservait de telles choses ici. Des trésors pour lui, peut-être. Précieux objets qu’il fallait enfermer à double tour. Elle attrapa le coin de la page, la tourna, la laissa retomber de l’autre côté.

« Oh non. »

Un article découpé dans un journal.

GWEN DISPARUE AURAIT ÉTÉ ENLEVÉE.

La photo en noir et blanc d’une jeune femme, un portrait réalisé en studio. Sourire réticent, joli visage, coiffure et bijoux d’une autre époque.

« Mon Dieu, non. »

La photo était accompagnée d’une légende en caractères gras.

La police du Grand Manchester exprime son inquiétude sur le sort de Gwen Headley, 23 ans, disparue depuis samedi matin.

Rea eut soudain très froid, comme si tout l’air de cette pièce secrète s’était insinué sous ses vêtements. Elle frissonna en luttant contre l’envie de s’enfuir.

Mais elle voulait savoir.

Sur la page opposée, des feuillets détachés d’un carnet et collés les uns à la suite des autres, chacun couvert d’une écriture fine et précise. Avec aussi des dessins, petits, délicatement esquissés, représentant la même jeune fille. Et, en tête du premier feuillet, son nom, suivi d’une date.

En dépit du sens commun qui lui criait de s’abstenir, Rea se mit à lire.

Gwen Headley
Mai-juin 1992

Je l’ai rencontrée à la poste de Cheetham Hill Road, dans les quartiers nord de Manchester. Elle travaillait au guichet. Je venais chercher un formulaire de demande d’immatriculation pour le fourgon que j’avais acheté lors de mon dernier chantier. Elle avait des cheveux magnifiques. Je l’ai observée par la vitre tout en feignant de ne pas trouver le formulaire.

J’y suis retourné le lendemain pour acheter des timbres. J’ai attendu, attendu, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne à son guichet. Quand je me suis approché de la vitre, elle m’a souri, et j’ai frissonné.

Pendant un moment, je n’ai pas su quoi dire. J’étais là, muet, à la regarder comme un imbécile.

« Vous désirez ? » a-t-elle demandé.

J’ai ouvert la bouche, mais rien n’est sorti. Elle avait haussé les sourcils, un petit sourire amusé aux lèvres, et j’ai eu envie de balancer mon poing dans la vitre.

Enfin, j’ai dit : « Des timbres. »

Le badge sur son chemisier indiquait qu’elle s’appelait Gwen.

« Quel genre de timbres ? »

Je la regardais toujours.

« Tarif prioritaire ou économique ?

Prioritaire. Donnez-m’en une douzaine, s’il vous plaît. »

Elle les a détachés d’une feuille pendant que je prenais l’argent dans ma poche. J’avais le compte exact, au penny près, et j’ai déposé les pièces sur le plateau. Elle m’a fait passer les timbres.

Je suis resté là, les timbres dans la main, pendant je ne sais combien de temps. Au bout d’un moment, elle a demandé : « Il vous faut autre chose ? »

J’ai dit : « Non, pardon », et je suis parti, le visage en feu.

Je n’ai pas dormi cette nuit-là. La vieille maison de George Street que je partageais avec d’autres ouvriers, les lits superposés occupés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les équipes de jour ou de nuit, les craquements et les ronflements autour de moi. Je ne pouvais pas m’ôter son visage de l’esprit. Ce petit sourire malicieux. Comme si elle voyait tout au fond de moi et savait combien je suis pourri à l’intérieur. Avec l’air de me juger.

La pièce sur le devant de la maison était un ancien salon de coiffure, fermé depuis que le propriétaire avait mis la clé sous la porte, abandonnant trois fauteuils pivotants équipés de casques chauffants et les miroirs aux murs. Le nouveau propriétaire ne s’était pas donné la peine de les enlever, et je me suis assis dans un des fauteuils pour réfléchir tandis que le jour se levait.

Alors, j’ai pris ma décision.

Je l’avais déjà fait, souvent, mais toujours sur un coup de tête, sans rien prévoir, parce que j’y étais amené par un enchaînement de circonstances fortuites. Garçons et filles. Combien y en a-t-il eu ? Je ne saurais dire précisément. La première fois remonte à plus de vingt ans, du temps où je travaillais dans la marine marchande. Je ne me rappelle même plus à quoi il ressemblait, juste que ça avait été soudain, rapide, et terminé avant même que j’aie eu conscience d’avoir commencé.

On s’était rencontrés dans un bar. Ensuite, il m’a entraîné au fond d’une ruelle. Il avait envie de me caresser, moi aussi j’en avais envie, et je ne supportais pas.

Je me souviens de la chaleur, et de son silence soudain. Je ne sais pas s’il s’est vraiment tu, ou si je suis devenu sourd pendant un bref instant. En tout cas, chaleur et silence. Et puis, déjà, c’était l’heure de regagner mon bateau. J’ai raconté à l’officier en second que je m’étais accroché avec quelqu’un dans un bar. Il m’a envoyé aux arrêts dans la cale en menaçant de m’amener devant le capitaine le lendemain matin. Beaucoup parmi nous se battaient. Ce n’était pas rare de voir un marin revenir à bord avec du sang sur ses vêtements.

J’ai passé deux semaines avec la terreur d’être pris. Un appel radio serait lancé, on demanderait à interroger l’équipage dans une affaire de meurtre. Au bout d’un mois, la peur m’avait complètement quitté. Je ne m’en suis plus jamais soucié. Pas l’ombre d’une inquiétude.

Cette fois-ci, je voulais faire ça bien. Avoir un plan. Une méthode. Et Gwen serait la première.

J’ai eu de la chance. Le chantier n’avançait plus. La livraison d’un verre spécial importé de Suède était retardée, et tous les ouvriers se retrouvaient obligés de débrayer. On nous a basculés à mi-temps pour nous garder sous la main. La plupart des gars passaient leurs journées à boire, mais pas moi. Je les passais à observer Gwen.

La poste se dressait en retrait de la rue dans un petit centre commercial piéton, à côté d’un marchand de journaux. Il y avait un café en face. J’allais y déjeuner de temps en temps. Mais pas trop souvent. Je ne voulais pas qu’on me remarque, assis derrière la vitre à surveiller la poste avec mon sandwich à l’œuf et ma tasse de thé.

Après le travail, elle partait parfois avec une autre fille, ou bien toute seule. Certains jours, je la suivais. Elle empruntait Cheetham Hill Road, où l’on croise tous ces hommes barbus en costumes sombres et chapeaux à large bord, les femmes coiffées de perruques. La synagogue, les boutiques casher. Plus loin, sur le quai, elle attendait de prendre l’un des nombreux autobus orange à deux étages qui sillonnaient la rue jusqu’à tard le soir.

Il m’a fallu deux ou trois essais avant d’avoir le courage de me joindre à la file d’attente derrière elle, de monter, et de payer le chauffeur pour recevoir mon billet. Je suis allé dans le fond avec les écoliers qui crient à tue-tête. Je voyais ses cheveux jaunes. Même lorsqu’il n’y avait plus de place en bas et qu’elle devait rester debout, elle ne grimpait jamais à l’étage. Son arrêt n’était pas très loin, il faut dire.

Je regardais le spectacle de la rue qui changeait à mesure que le bus approchait du centre-ville. Magasins alignés au long des trottoirs, restaurants bon marché, gargotes. Quelques enseignes franchisées, un McDonald, un supermarché Kwik-Save. En moins de cinq minutes, les bâtiments et immeubles faisaient place à des habitations, rangées après rangées de vieilles maisons en briques rouges perpendiculaires à l’artère principale.

Au bout de huit minutes de trajet environ, elle descendait. Elle attendait au feu pour traverser. Je la voyais de ma place. Bien sûr, j’aurais pu la suivre jusqu’à chez elle, découvrir où elle habitait. Mais je n’avais droit qu’à une seule tentative. Il était presque certain qu’elle me remarquerait. Une fois, cela n’aurait pas beaucoup d’importance. Deux fois, et tous mes efforts seraient réduits à néant.

Six semaines et trois jours après avoir posé les yeux sur elle, je l’ai suivie. Le chantier avait repris, mais j’avais accumulé trop d’absences et le contremaître venait de me renvoyer une semaine plus tôt, il m’avait viré de la maison, et je dormais dans mon fourgon. Je buvais des tasses de thé dans des cafés pour profiter des toilettes et me laver.

Ce jour-là, j’ai attendu dans la file du bus derrière Gwen comme déjà une douzaine de fois, en laissant cinq personnes entre elle et moi. J’ai payé le chauffeur, j’ai pris le billet, je suis allé au fond. Les écoliers qui braillaient, les mères qui grondaient leurs petits, les employées des magasins qui échangeaient toutes sortes de potins. Leur bruit m’assaillait comme des nuées de mouches vrombissant autour de mes oreilles. J’avais envie de les chasser, de les faire taire, mais je devais rester calme. Ne pas attirer l’attention.

Je me suis installé près d’un homme corpulent au teint basané, en me tenant à la barre, penché pour la surveiller.

Un jeune garçon assis de l’autre côté de l’allée lui parlait. Le genre voyou avec une coiffure hideuse, tempes rasées, cheveux aplatis au gel sur le dessus. Un survêtement, une boucle d’oreille. Il essayait de la faire rire, elle essayait de ne pas lui prêter attention. Je le voyais bien.

La colère est montée en moi. J’avais envie qu’il cesse, qu’il lui fiche la paix. Envie de lui arracher sa boucle d’oreille. De lui défoncer la tête à coups de poing. À chaque arrêt, je me retenais de hurler, descends, dégage, laisse ma Gwen tranquille.

Mais il est resté. Il continuait à lui sourire et à la baratiner, elle, à l’ignorer, et moi, à me taire pendant que la sueur perlait sur mes côtes.

Gwen est descendue cinq minutes plus tard à peine, mais cela m’a paru des heures. Elle s’est levée quand le bus a ralenti et est partie vers l’avant. Le jeune voyou l’a suivie. Moi aussi.

Une douzaine de personnes se bousculaient dans l’allée. Pressées contre moi, contre Gwen, contre le jeune homme. Je les sentais toutes, leur transpiration, leur saleté, mais surtout je la sentais, elle, vivante et propre.

Les épaules ont joué les unes contre les autres, le bus s’est arrêté et les portes se sont ouvertes. Le flot qui m’entraînait m’a déposé sur le trottoir. La masse s’est désagrégée, certains s’éloignaient déjà pour traverser au feu.

Le garçon ne renonçait pas. À présent, j’entendais ce qu’il lui disait.

« Allez, quoi, on essaie. Peut-être que tu me trouveras sympa. »

Elle refusait de le regarder. « J’ai dit non, merci.

Juste une fois, a-t-il insisté en se penchant plus près. On boit un verre, c’est tout. »

Le signal pour les piétons est passé au vert. Elle s’est avancée résolument en le distançant de quelques pas.

« Un verre, a-t-il encore lancé. Allez, juste un. »

Elle a accéléré l’allure, l’obligeant à courir pour la rattraper. Alors qu’elle atteignait le trottoir d’en face, il s’est retrouvé happé par la foule des gens qui venaient dans le sens opposé. Je me tenais derrière lui, sans la lâcher des yeux.

Après avoir enfin traversé, il a ralenti, tout essoufflé. « D’accord, va te faire foutre. Connasse. »

Si elle l’a entendu, elle n’en a rien laissé paraître. Elle filait tête baissée.

Le garçon s’est retourné et a vu que je l’observais.

« Qu’est-ce que t’as à me regarder, toi ? Tu me cherches ? »

Si je n’avais pas voulu éviter une scène, je lui aurais sauté à la gorge. Mais je me suis contenté de le dévisager, je l’ai laissé entrevoir un peu de moi, de la méchanceté profonde qui m’habite.

Il n’a plus rien dit et est devenu tout pâle. Il a dégluti, tourné les talons, puis il est parti. Un animal en reconnaît un autre. Il sait quand tenir tête, et quand prendre la fuite.

Gwen avait disparu au coin d’une maison. Elle avait déjà une bonne longueur d’avance sur moi lorsque je me suis engagé dans la rue à mon tour. Habitations mitoyennes, fenêtres en saillie, minuscules jardinets. Aboiements de chien, grondement assourdi de la circulation. L’heure grise et terne, quand le soleil décline et que les lampadaires ne sont pas encore allumés.

Elle a traversé la chaussée en passant entre les voitures stationnées pour gagner une rue perpendiculaire. J’ai continué sur le même trottoir, à vingt mètres derrière elle. Arrivé à l’intersection, je l’ai regardée s’arrêter devant la sixième porte, sortir une clé de son sac, et entrer.

Je suis resté là aussi longtemps que je pouvais m’y risquer, absorbant tout ce que je voyais. Puis je me suis lancé. Sans me presser, ni traîner les pieds. Pas de jardins ici, les façades ouvraient directement sur le trottoir. La peinture des huisseries s’écaillait. L’une des maisons était condamnée.

Deux portes avant celle de Gwen, un étroit passage conduisait à la rue suivante, coupé par une ruelle transversale qui longeait l’arrière des maisons. Je me suis représenté mentalement des jardins clos de murs, avec des herbes dans les fissures du ciment et des poubelles débordant de détritus.

Au bout de sa rue, j’ai tourné à gauche et je suis parvenu au débouché de la ruelle. Sans m’arrêter, je m’y suis enfoncé, tête baissée, comme si je savais parfaitement où j’allais. Un homme qui prend un raccourci, c’est tout.

J’ai compté les maisons et je suis arrivé à la sienne. Assez grande pour abriter une famille. Vivait-elle avec ses parents, ou son mari ? Elle ne portait pas d’alliance. À moins que l’habitation ne fût divisée en appartements. Mais cela n’avait guère d’importance.

J’ai continué jusqu’à l’arrière de la maison condamnée. Le portillon en bois avait été forcé depuis longtemps. Je l’ai poussé du bout des doigts, il s’est ouvert et je suis entré dans le jardin.

Il m’a semblé qu’il faisait plus froid entre les murs, comme si je m’étais glissé dans le ventre d’une créature morte. Je suis resté plaqué contre les briques, dissimulé aux regards, et j’ai réfléchi.

Mon plan commençait à se dessiner. L’enlever ne poserait aucune difficulté. Le problème, ce serait de la faire taire. Et le fourgon. Les gens remarquent un véhicule inconnu qui stationne dans leur rue. Surtout ce genre de rue, où tout le monde connaît tout le monde. Mais il me fallait absolument le fourgon. Un Toyota Hiace blanc, comme il en existait des centaines. La seule possibilité, c’était de le maquiller. En volant une plaque d’immatriculation, et en lui ajoutant des panneaux aimantés sur les côtés, peut-être.

La nuit était tombée quand je suis ressorti du jardin. Je n’ai vu personne avant de regagner l’artère principale, avec son flot de voitures et ses arrêts de bus. Moins d’une demi-heure plus tard, j’étais de retour au terrain vague où j’avais garé le fourgon, et je savais exactement comment j’allais m’y prendre.

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