L’inspecteur Jack Lennon toussa et s’essuya le nez avec un mouchoir qu’il avait déjà utilisé. La fin d’un rhume, le troisième déjà. La chirurgienne l’avait prévenu. À présent qu’on lui avait enlevé la rate, il attraperait davantage d’infections. Elle ne s’était pas trompée.
Il avait mal aux fesses sur la chaise en plastique garnie d’un mince coussin. Ses blessures à l’épaule et au flanc, vieilles d’un an, le tiraillaient encore. Le radiateur électrique de la salle de réunion cognait et sifflait. Les stores aux lames verticales jaunies oscillaient dans les mouvements de l’air.
L’avocat que la Fédération de la police avait engagé pour le défendre, assis de l’autre côté de la table, lisait en silence un document qu’il parcourait de haut en bas avec la pointe d’un stylo en remuant silencieusement les lèvres. La lumière du néon se reflétait sur son crâne. Adrian Orr, il s’appelait, et Lennon l’avait vu beaucoup trop souvent cette année.
Orr se débrouillait plutôt pas mal, mais Lennon ne pouvait réfréner une montée de colère chaque fois qu’il le rencontrait. D’accord, c’était une chance qu’il ait conservé son boulot, et sans Orr, il aurait été dégagé de la police depuis longtemps. N’empêche.
Lennon avait fait un effort pour les premiers rendez-vous, soigné sa mise, revêtu un costume. Maintenant, il s’en fichait. Jean et chemise, ces entretiens d’un ennui accablant ne méritaient pas plus. Il n’était pas allé chez le coiffeur depuis près de neuf mois, ses cheveux blond cendré, grisonnants, lui tombaient sur les épaules et dans les yeux. Susan avait renoncé à obtenir qu’il les coupe. D’ailleurs, sa fille Ellen avait déclaré que ce style lui plaisait.
« On arrive au bout ? demanda-t-il.
— Mmm ? » Orr leva les yeux de la feuille.
« C’est bientôt fini ?
— Deux minutes. Je relis les derniers commentaires de l’Ombudsman[2]. »
Un fort mal de tête remonta de la nuque de Lennon jusqu’à son crâne. Ensuite viendraient les coups de lance dans le dos. Il fit rouler sa langue sèche dans sa bouche, pensa à la bouteille d’eau sur le siège passager de sa voiture, à la plaquette d’antalgiques dans la boîte à gants. Il exhala, un soupir ostentatoire qu’il regretta avant même que ses poumons aient fini de se vider.
Orr leva à nouveau les yeux.
« Je vous en prie, Jack, détendez-vous et laissez-moi lire. Plus vite j’en aurai terminé, plus vite vous pourrez rentrer chez vous. »
L’idée qu’il devrait s’excuser traversa rapidement l’esprit de Lennon, mais la masse compacte d’orgueil qu’il abritait le lui interdit. Il se recala sur sa chaise, basculant d’une fesse sur l’autre, et réprima une grimace de douleur.
Orr posa son stylo, croisa les mains sur la feuille et se prépara à parler comme s’il allait prononcer un discours devant l’Assemblée à Stormont.
« Vous n’obtiendrez pas de pension d’invalidité, je peux pour l’assurer.
— Putain », fit Lennon.
Orr se raidit. « Je vous l’ai déjà dit, Jack, je n’aime pas ce genre de langage. Rien ne vous y autorise.
— Oh que si !
— Vous avez tiré sur un agent et vous l’avez tué…
— Un agent qui me mettait en joue. Il m’aurait descendu en même temps que la fille si je n’avais pas…
— Vous avez tué un flic. » Les joues d’Orr s’empourprèrent quand il s’aperçut qu’il avait haussé la voix presque au point de crier. Il prit une inspiration avant de continuer. « Vous avez aidé une meurtrière à quitter le pays. Peu importent les circonstances. Gandhi et mère Teresa ne réussiraient pas à les convaincre de vous accorder l’invalidité. »
Depuis un an et trois mois, l’Ombudsman, le Conseil supérieur de la police, et les propres supérieurs de Lennon essayaient de le tirer de ce mauvais pas. À trois reprises, il s’était présenté devant la commission d’examen pour mauvaise conduite au quartier général de la PSNI[3], à Knock Road, afin de relater les événements, inlassablement, au directeur adjoint de la police. Orr et le syndicat avaient fait tout leur possible, mais leur possible n’avait pas abouti à grand-chose.
L’affaire s’était nouée autour d’une jeune Ukrainienne du nom de Galya Petrova. Victime d’un trafic, contrainte de se prostituer dans un bordel à l’ouest de la ville, elle s’était échappée et avait tué un de ses ravisseurs au cours de sa fuite. Elle n’aurait pas vécu vingt-quatre heures de plus si Lennon ne l’avait pas amenée à l’aéroport ce jour-là, dans le froid du petit matin. Elle avait failli ne pas embarquer. Il avait reçu trois balles pour elle, pendant qu’elle partait en courant vers le terminal.
Celui qui pressait la détente était un jeune sergent, Connolly, dont le compte en banque venait d’être crédité de dix mille livres. À cause de Lennon, la femme du sergent était maintenant veuve et ses jumeaux en bas âge n’avaient plus de père. Il essayait de ne pas penser à eux, d’invoquer son état de légitime défense, mais ils revenaient sans cesse le hanter. Chaque jour.
Au début, Lennon avait plaidé qu’en secourant la jeune Ukrainienne, il avait aussi aidé à capturer un tueur nommé Edwin Payntor. Ça devait compter pour quelque chose, non ? Mais Payntor s’était suicidé durant sa garde à vue, et, malgré les corps enterrés dans sa cave, on ne pourrait jamais établir la preuve formelle qu’il était l’auteur de ces meurtres.
Si Lennon avait été maintenu jusque-là dans les rangs de la police, c’était uniquement parce qu’il détenait des secrets que certains préféraient ne pas voir divulgués. Il échapperait à une condamnation officielle, lui avait-on promis, s’il acceptait d’être rétrogradé, par conséquent moins payé, et de terminer son contrat de trente ans assis derrière un bureau. On montrerait ainsi qu’il avait été puni pour ses incartades, ce qui apaiserait les républicains du Conseil supérieur de la police, mais pas trop sévèrement, de sorte qu’une levée de boucliers serait évitée parmi les unionistes.
Mais Lennon ne pouvait pas se permettre une baisse de salaire. Pas maintenant. Et il refusait catégoriquement de moisir encore une dizaine d’années à classer de la paperasse. Il avait donc proposé l’alternative suivante : lui attribuer une pension d’invalidité, dûment calculée, ou assurer sa défense par tous les moyens possibles. En outre, il promettait de révéler tout ce qu’il savait.
Lennon s’affala au volant de sa vieille Seat Ibiza et tendit la main vers la boîte à gants. Le mal de tête avait empiré. Dans son crâne tout entier, derrière ses yeux, la douleur cognait comme un pouls affolé qu’il était incapable de réguler. Pas sans les cachets.
Ce serait sa troisième prise aujourd’hui, une de trop à l’heure qu’il était, mais la séance avec Orr l’avait vidé. Il pouvait bien dépasser un peu les limites qu’il s’était fixées. Juste pour cette fois.
Au moment où il entrebâillait la boîte à gants, une voix demanda : « Qu’est devenue l’Audi ? »
Il se tourna vers sa portière restée ouverte.
L’inspecteur-chef Dan Hewitt, mains dans les poches, costume impeccable et veste boutonnée. Aux yeux de n’importe qui sur le parking du commissariat, il aurait l’air de bavarder tranquillement avec un vieux collègue. Lennon et Hewitt, eux, ne se faisaient aucune illusion.
« Je m’en suis débarrassé », répondit Lennon en refermant la boîte à gants.
Il aurait pu ajouter qu’il ne pouvait pas se payer la réparation de la voiture qu’un SUV avait enfoncée pendant qu’il tentait d’aider Galya à se sauver, qu’il avait été obligé de la vendre, de rembourser le reste du crédit, et d’acheter un vieux modèle à hayon arrière. Mais Hewitt savait déjà tout cela. Lennon ne lui offrirait pas le plaisir de se l’entendre dire à voix haute.
« Les Audi sont des bagnoles pour frimeurs, de toute façon, dit Hewitt. Comment vas-tu ? Tu boites encore un peu.
— Pas du tout. Je n’ai rien aux jambes. »
La balle lui avait percé le flanc au-dessus de la hanche. De l’autre côté, sa blessure à l’épaule, pas encore tout à fait guérie, imprimait une raideur visible à sa démarche. Mais il ne boitait pas.
« D’accord, fit Hewitt.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Juste te saluer.
— Salut. Maintenant, dégage. »
Hewitt rit. « Toujours aussi aimable. Dans le temps, à Garnerville, tu aimais bien rigoler. Je ne te reconnais plus vraiment, hein ?
— Je pourrais te dire la même chose. »
Hewitt s’appuya contre la portière. « Tu pourrais en dire beaucoup sur moi, j’imagine. »
Lennon chercha son regard. « Si l’envie me prenait, oui.
— Si l’envie te prenait. Mais elle ne te prendra pas. » Hewitt se pencha plus près. « Pas vrai, Jack ?
— Ça dépend.
— Je sais que tu as fureté partout. Tu as ressorti d’anciens dossiers, tu as fait des copies. Ce genre de manœuvres ne passe pas inaperçu. Comment comptes-tu t’en servir ?
— Espérons que tu ne découvriras jamais la réponse.
— Je peux te faciliter la vie », dit Hewitt.
Lennon voulut fermer la portière, mais Hewitt la retint.
« Ou bien je peux te la pourrir. À toi de choisir, Jack. »
Lennon leva les yeux vers lui. « Tu peux m’obtenir une pension d’invalidité ?
— Non, répondit Hewitt en reculant d’un pas.
— Alors, je n’ai pas besoin de toi. »
Lennon claqua la portière et mit le contact.