25

« Pas sans mon avocat », répondit Graham Carlisle.

Flanagan perçut l’odeur du whisky à l’intérieur de la maison. Carlisle avait les yeux rouges, les joues échauffées. Il regarda à peine sa carte de police. Et ne daigna pas saluer le sergent Calvin à ses côtés.

Elle s’était doutée qu’il exigerait la présence d’un avocat. Connu pour son esprit procédurier, il avait intenté, et gagné, plusieurs procès en diffamation contre divers journaux. Lui-même avocat, il ne prenait jamais aucune décision importante sans consulter un confrère.

« Quelques questions seulement, dit Flanagan. Nous ferons aussi vite que possible. Je sais que c’est un moment difficile pour vous, mais comprenez bien : plus nous en apprendrons sur ce qui s’est passé, plus nous aurons de chances de retrouver rapidement le meurtrier de votre fille. »

Carlisle ne bougeait pas, les yeux dans le vague. « Très bien, dit-il enfin. Vous pouvez entrer, mais je ne répondrai à aucune question avant l’arrivée de mon avocat. Je l’appelle immédiatement. »

Il les conduisit dans un salon au mobilier élégant, canapé et fauteuils en soie, table basse ancienne, étagères abondamment garnies. Une pièce que les Carlisle réservaient aux invités, songea Flanagan.

Une femme attendait, à demi assise sur l’accoudoir d’un fauteuil, les mains croisées dans son giron. Manteau boutonné sur une chemise de nuit. La mère de Rea Carlisle, dans la tenue qu’elle portait quand elle avait découvert le cadavre de sa fille. Elle fixait le tapis.

« Ida », dit Carlisle.

Pas de réaction.

Plus fort : « Ida. »

La femme leva la tête vers lui. Flanagan lut la peur dans ses yeux. L’éprouva elle-même, dans son propre ventre.

« J’ai dit aux inspecteurs que je ne discuterai pas de ce qui s’est passé tant que mon avocat ne sera pas arrivé. Tu comprends ? »

Ida acquiesça et regarda à nouveau le tapis.

Carlisle se tourna vers Flanagan et Calvin. « Asseyez-vous. Je n’en ai pas pour longtemps. »

Il referma la porte derrière lui.

Flanagan prit place sur le canapé en face d’Ida. Calvin resta debout, adossé au mur du fond.

« Toutes mes condoléances », dit Flanagan.

Ida remercia peut-être, mais d’une voix si étouffée que Flanagan n’en était pas sûre. Elle chercha le regard de Calvin, lui indiqua la porte d’un geste du menton. Calvin opina.

« Sergent Calvin, dit-elle, j’ai oublié mon carnet. Vous voulez bien aller le prendre dans la voiture, s’il vous plaît.

— Pas de problème. » Calvin sortit.

Après un bref silence, Flanagan demanda : « Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez me dire ? »

Ida fit non de la tête.

« Ce ne sera pas noté dans le compte rendu. De vous à moi, seulement. »

Ida leva les yeux. « Qui êtes-vous ?

— Inspecteur-chef Flanagan. Serena Flanagan. Vous voulez voir ma carte ? »

À nouveau, Ida secoua la tête.

« Parlez-moi d’elle, dit Flanagan.

— Graham m’a interdit de répondre à vos questions.

— Je vous répète que j’ai oublié mon carnet, je ne peux rien écrire. J’aimerais juste me faire une idée. De Rea. Votre fille. »

Une colère soudaine sur le visage d’Ida. « Vous croyez que je ne la connaissais pas, c’est ça ?

— Non, pas du tout. Moi, je ne sais rien d’elle. Vous pourriez peut-être m’éclairer. »

Ida s’affaissa sur elle-même, les traits décomposés. « Elle était gentille. Elle avait vraiment bon cœur. Elle ne méritait pas ça.

— Personne ne le mérite. »

Ida lança un regard à la porte. Derrière la vitre dépolie, son mari, tourné vers elle, parlait au téléphone.

« Certaines personnes, si. » Elle revint à Flanagan. « Vous avez l’air fatigué.

— La journée a été longue.

— Vous avez des enfants ?

— Deux. Une fille et un garçon. »

Ida sourit. « Le choix du roi… Quel âge ?

— Huit et cinq.

— Pourquoi n’êtes-vous pas chez vous ?

— J’ai trop de travail. Je veux retrouver le meurtrier de votre fille.

— Un jour, vous le regretterez, dit Ida. Je vous le garantis. Vous croyez que vous n’avez pas le temps maintenant, mais le moment viendra où vous n’en aurez vraiment plus. Vous aurez gâché le temps qui vous était accordé, et vous vous en voudrez terriblement. »

Les joues de Flanagan s’enflammèrent. Elle réprima une montée de colère, s’obligea à sourire. « Je ne pense pas que je gâche mon temps. »

Ida la regarda droit dans les yeux. « Moi non plus, je ne le pensais pas. Mais ce que je donnerais, aujourd’hui, pour avoir une heure avec Rea. Et tout ce que je lui dirais, sachant combien une heure est précieuse. »

Flanagan pensa à Eli et à Ruth, leurs petites mains dans la sienne. Brusquement, un souvenir : Ruth, accrochée à elle, les bras noués autour de son cou, ses jambes lui enserrant la taille, brûlante de fièvre. Son souffle contre sa joue.

Et Eli, qui réussissait toujours à se salir, le visage, les vêtements. Qui ne cessait de tomber ou de trébucher. Qui courait partout, comme si le monde risquait de lui échapper s’il ne le poursuivait pas avec assez d’ardeur.

Elle ouvrit la bouche pour parler, mais l’air se bloqua au fond de sa gorge. Un tressaillement dans sa poitrine, et la certitude que les larmes allaient venir.

Elle déglutit avec effort. Cligna des yeux.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda gentiment Ida.

Flanagan secoua la tête. « Rien. Je suis fatiguée. »

La chaleur dans ses yeux, dans sa gorge.

Ne. Pleure. Pas.

Ce n’est pas moi, ça, pensa Flanagan. Je ne suis pas si faible. Je ne vais pas craquer.

Mais une larme s’échappa. Roula sur sa joue, pareille à un prisonnier qui s’échappe. Elle la rattrapa avec sa paume et ne retira pas sa main, s’interdit de l’essuyer, comme si, en n’accomplissant pas le geste, elle pouvait dissimuler l’émotion qu’elle avait laissée s’exprimer.

Ida demanda : « J’ai dit quelque chose qui vous a blessée ?

— Non, pas du tout. »

En même temps que les mots franchissaient ses lèvres, elle se vit avec une fulgurante clarté sur son lit de mort. Ses enfants qui regardaient leur mère dévorée par son propre corps.

Elle ferma les yeux, secoua la tête. Fort, comme pour décrocher l’image de son cerveau.

Ida vint s’asseoir sur le canapé et lui prit la main.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Flanagan ouvrit les yeux, ne sachant pas si elle devait reprendre sa main ou la laisser dans celle d’Ida.

Une voix sur le seuil. « Qu’est-ce qui se passe ? »

Graham Carlisle, furibond, comme s’il les avait découvertes en train de se livrer à un acte honteux.

Flanagan retira brusquement sa main et se leva. En proie à un étourdissement, elle vacilla, l’espace d’une seconde. Ida resta assise, les yeux baissés.

« Eh bien ? demanda Carlisle.

— J’ai oublié mon carnet dans la voiture », dit Flanagan.

Elle se précipita vers le vestibule, passa à côté de Carlisle sans le regarder, et gagna la porte d’entrée. Dehors, Calvin était appuyé contre la voiture, occupé à consulter son portable. Il leva les yeux. La lueur de l’écran éclaira son visage rond, perplexe.

Flanagan s’avança vers lui à grands pas.

« Allez attendre avec eux, ordonna-t-elle.

— Est-ce que tout va…

— Ne discutez pas, bordel. »

Docile, il retourna vers la maison. Graham Carlisle était sorti sur le seuil et observait la scène.

Les larmes débordaient des yeux de Flanagan, coulaient à flots sur ses joues, l’émotion lui obstruait la gorge. Elle plaqua une main sur sa bouche, pétrie de honte, aveugle comme un nourrisson. De sa main libre, elle chercha à tâtons la poignée côté passager, et, lorsqu’elle eut réussi à s’asseoir, claqua la portière pour s’enfermer dans la bulle de métal et de verre.

« Idiote, dit-elle. Pauvre conne. »

Elle sanglota jusqu’à en avoir mal aux côtes. Pleurant sa propre vie et la perte de ses enfants, pleurant les futurs orphelins.

« Je ne vais pas mourir, dit-elle. Pas de ça. »

Si, pensa-t-elle, je vais crever. Dans la souffrance et l’humiliation, sur un lit d’hôpital, raccordée à des tubes et des machines.

« Non, dit-elle. Arrête. Arrête ! »

Elle se gifla. Pas très fort, mais un choc suffisant pour couper court à la clameur dans sa tête.

« Arrête ça tout de suite. »

Encore une gifle, une chaleur sur sa joue à présent.

Il faut que je sois forte, pensa-t-elle. Pas pour moi. Pour Eli, pour Ruth, pour Alistair. Je dois affronter. Si je n’y arrive pas, moi, comment le pourront-ils ?

Et pour Rea Carlisle.

Une pauvre femme à qui l’existence venait d’être ôtée. Flanagan devait surmonter ses propres difficultés, si elle voulait se battre pour Rea et lui obtenir une forme de justice.

Là. Calme-toi.

Elle se laissa aller en arrière contre le dossier du siège passager. Respira lentement, profondément. Étendit un baume sur ses émotions. Oublia le temps.

Jusqu’à ce que la lumière de phares éclaire l’habitacle par la vitre arrière. Elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Les phares s’éteignirent et un homme en costume descendit d’une Jaguar.

David Rainey. Ce n’était pas un avocat plaidant, mais elle l’avait souvent vu surgir dans les salles d’audience au cours de divers procès criminels. Il remettait alors un document à celui qu’il avait mandaté pour représenter son client devant la cour. Plus fuyant qu’un poisson. Il verrouilla sa voiture et se dirigea vers la maison, sans remarquer qu’elle l’observait. Lorsqu’il eut disparu à l’intérieur, elle le suivit.

Ce fut à nouveau Graham Carlisle qui ouvrit la porte. Visage dur et renfrogné. Il ne dit pas un mot en s’effaçant pour la laisser entrer.

Rainey attendait dans le salon, assis en face d’Ida. Calvin était appuyé contre le mur, visiblement très mal à l’aise.

« Bien, dit Flanagan. On peut commencer maintenant ? »


Graham Carlisle, fermé comme une huître, ne lâchait rien. Il était rentré tard la veille, raconta-t-il, après une séance de natation, et s’était couché aussitôt. Ida regardait la télévision, seule à la maison. Elle s’inquiétait parce qu’elle ne parvenait pas à joindre sa fille, mais il lui avait assuré qu’elle se tracassait inutilement. Elle était montée peu de temps après lui, mais, incapable de trouver le sommeil, était partie en pleine nuit pour chercher Rea.

Tout était parfaitement cohérent. Flanagan n’avait nulle raison de mettre en doute la parole de l’un ou l’autre des parents. Excepté qu’elle lisait la peur sur le visage de Carlisle, la haine sur celui d’Ida. Ils étaient assis côte à côte sur le canapé, mais ils auraient pu tout aussi bien se trouver sur deux continents différents.

L’avocat n’intervint pas pendant l’entretien, si ce n’est qu’il posa un magnétophone sur la table basse au centre de la pièce.

Dans sa poche, Flanagan avait apporté une copie de la photo que Lennon lui avait montrée l’après-midi. Elle pouvait la produire dès maintenant, déstabiliser Carlisle, voir s’il en sortirait quelque chose. Mais il était déjà hostile. Toute agression de sa part ne ferait que le pousser davantage encore dans ses retranchements. Et l’avocat interromprait immédiatement la conversation. Garde-la pour une autre fois.

« Connaissez-vous un policier du nom de Jack Lennon ? demanda-t-elle.

— Non », répondit Carlisle.

Un pli apparut sur le front d’Ida.

Flanagan s’adressa à elle. « Madame Carlisle ? »

Carlisle, de nouveau : « Je vous ai dit que non.

— Madame Carlisle ? »

Carlisle se leva. « Il me semble que j’ai été clair. Nous ne connaissons pas de dénommé…

— Je me souviens de lui », dit Ida.

Carlisle ouvrit la bouche, la referma, et se rassit.

« Ils étaient ensemble, Rea et lui. Pendant six mois, je crois. Il y a cinq ou six ans. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois. C’était à l’étage du centre commercial Castle Court. J’étais en train de faire des courses et je les ai vus à une table, ils prenaient un café. Je suis allée leur dire bonjour. Il avait l’air gêné et n’a pas dit grand-chose. Rea n’a jamais tellement parlé de lui jusqu’à ce qu’ils se séparent. Il la traitait très mal.

— Dans quel sens ? interrogea Flanagan. Il était violent ? »

Ida secoua la tête. « Non, non, pas du tout. Mais il ne se préoccupait pas beaucoup d’elle, de ses sentiments… Vous savez comment sont certains hommes. »

Flanagan lui sourit gentiment, pour dire, oui, je sais.

« Vous l’avez revu ou eu des nouvelles depuis ?

— Non. Rea n’en a plus jamais parlé.

— Qu’est-ce que ce policier a à voir avec le meurtre de ma fille ? demanda Carlisle.

— Peut-être rien, répondit Flanagan. Mais je sais qu’il avait repris contact avec Rea ces jours-ci.

— Donc, c’est un suspect. »

Flanagan ne valida ni ne récusa son assertion. Elle se contenta d’enchaîner : « Aviez-vous connaissance d’un registre que Rea a découvert dans la maison de son oncle ? »

Carlisle pâlit. Ida fixa à nouveau le tapis.

« Une sorte de scrapbook, ou d’album photo. Un peu comme un livre de comptes. »

Ida voulut répondre. Carlisle lui plaqua une main sur la bouche. Serra. Elle se tut.

« Madame Carlisle ?

— Nous ignorons tout d’un tel registre », dit Carlisle.

Flanagan regarda Ida avec insistance. « Madame Carlisle ? »

Un silence. Puis Ida fit non de la tête.

« Monsieur Carlisle, Rea vous a-t-elle laissé un message sur votre boîte vocale hier après-midi ? »

Carlisle resta sans réaction pendant un moment, cherchant une réponse. Préparant son mensonge. « Oui. Le matin ou l’après-midi, je ne me souviens plus. Une histoire de serrurier. Je l’ai effacé. Vous pouvez vérifier mon portable, si vous voulez.

— Ce ne sera pas nécessaire. Pas pour l’instant, en tout cas. Bien, je crois que ça suffira pour ce soir. Le sergent Calvin repassera demain matin pour recueillir vos déclarations écrites, si vous êtes disponibles ? »

Carlisle se tourna vers son avocat. Rainey acquiesça.

« D’accord, dit Carlisle. Pas avant neuf heures et demie, et pas après dix heures.

— Parfait. » Flanagan se leva.


« Ils mentent », dit Calvin, les deux mains sur le volant, regardant droit devant lui dans la rue bordée de lampadaires. Calvin parlait peu, et seulement lorsqu’il avait quelque chose d’intéressant à dire. Flanagan l’appréciait pour cette raison.

C’était un bon policier, mais il ne grimperait pas beaucoup plus haut dans la hiérarchie. Loyal, travailleur. Le genre de flic que vous vouliez à vos côtés pour vous rattraper en cas de chute. Pour assurer le boulot sur le terrain. Flanagan avait rencontré sa femme, elle était allée au baptême de leur bébé célébré lors d’un office de l’Église d’Irlande. Elle doutait qu’il eût la moindre fibre religieuse, mais il avait accepté le baptême pour faire plaisir aux grands-parents. Croyant ou non, on ne rompt pas si facilement avec certaines traditions.

Flanagan acquiesça. « Oui, il a menti à propos du message. Et le registre ne leur est pas inconnu, ce qui signifie que Lennon a dit la vérité à ce sujet, au moins.

— Vous pensez toujours qu’il est coupable ? » demanda Calvin.

Flanagan ne répondit pas. Puis : « Conduisez-moi à la maison. »

Загрузка...