VII L’ORGIE

S’il fallait chercher le mot synthétique capable de traduire le duc de Guise dans sa personnalité humaine, nous dirions que cet homme s’appelait Orgueil. L’orgueil dominait ses pensées de cœur et ses sentiments de cerveau; l’orgueil était sans doute son attitude morale; Guise, comme Achille, n’avait qu’un point vulnérable dans son âme cuirassée: on ne pouvait le blesser que dans son orgueil.


Or, ce capitaine qui pouvait réellement passer pour le plus beau gentilhomme de Paris, à qui toutes les grandes dames de l’époque écrivaient des lettres passionnées, à qui les bourgeoises jetaient des baisers et les femmes du peuple des fleurs dès qu’il paraissait dans la rue, cet homme qui fut plus idolâtré que Richelieu, plus admiré que Lauzun, ce triomphateur à qui nulle femme ne résistait, Henri de Guise était marié et trompé…


Ce fut le mari le plus outragé de son époque. Il eut des fureurs que ne connut pas Othello. Il eut des désespoirs d’orgueil – car, naturellement, il n’aimait pas sa femme dont il exigeait la fidélité: il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en être bafoué. L’assassinat de Saint-Mégrin n’arrêta pas l’outrage: Catherine de Clèves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Mégrin et prit un autre amant, puis un autre, puis d’autres, en sorte que Guise continua à verser du sang et des larmes de rage. Cette pensée qu’il était architrompé empoisonna sa vie. Cela le stupéfiait, cela lui était la plus cruelle et la plus invraisemblable des humiliations. Jolie plutôt que belle, vive, légère, spirituelle, parfaitement dévergondée, Catherine de Clèves, duchesse de Guise, continuait ses fredaines avec une sérénité que rien ne parvenait à émouvoir…


Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l’amant de Catherine: pourtant, il était bien sûr qu’elle en avait un et il ne pouvait en être autrement. Mais qui était celui-là?… Résolu à garder toute sa lucidité d’esprit, au moment où Paris commençait à gronder et où l’on pouvait prévoir l’orage qui allait éclater, il envoya Catherine en Lorraine, sous la garde d’une duègne dont il se croyait sûr… On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine était sortie par une porte et rentrée par une autre… Mais là devait s’arrêter la comédie… C’est sur un drame que le rideau allait se relever!…


Rentré en son hôtel, vaste et somptueuse forteresse qui occupait par ses bâtiments et ses jardins tout le quadrilatère formé par la Vieille Rue du Temple et la rue du Chaume, la rue de Paradis et la rue des Quatre-Fils, le duc de Guise se renferma dans son appartement et eut une longue conversation avec celui qui lui était annoncé dans la lettre de Fausta.


Le lendemain, il passa sa journée à dicter des lettres, à donner des ordres; il nomma colonel de la Ligue Bois-Dauphin qui avait combattu sur les barricades, et fit de Bussi-Leclerc un gouverneur de la Bastille. Il dépêcha des ambassadeurs à la vieille reine-mère, bravement restée à Paris malgré l’émeute et la fuite de son fils, et à M. de Harlay, premier président du Parlement, pour les prévenir qu’il les irait voir. Il était inquiet, nerveux; et sur son front qui eût dû rayonner, ses familiers voyaient clairement les marques de la tempête intérieure qui se déchaînait en lui.


* * * * *

Le soir de ce même jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Devinière dans l’intention de lancer le chien d’Huguette sur la piste de Violetta, vers la nuit close, deux hommes aux manteaux hermétiques s’arrêtaient à l’extrémité de la Cité, devant la maison lépreuse dont la façade en ruine dissimulait un féerique palais.


L’un d’eux frappa, et lorsque la porte de fer se fut ouverte, s’effaça devant son compagnon qui entra. À l’intérieur, ce dernier laissa retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans le vestibule purent reconnaître la sombre et livide figure du duc de Guise.


Comme on avait fait la veille pour le bourreau, on fit traverser au duc la somptueuse enfilade de salles ornées avec un luxe délirant; pas plus que maître Claude, Guise ne s’étonna de ces richesses auxquelles son regard était sans doute accoutumé. Mais au lieu d’être dirigé vers la sinistre antichambre de la mort, vers la pièce fatale qui surplombait la Seine, celui qu’on appelait le roi de Paris et que Paris eût voulu appeler roi de France fut conduit vers la gauche de ce palais, c’est-à-dire vers cette ligne où la maison Fausta et l’Auberge du Pressoir de Fer entraient en conjonction.


Là, dans une salle plus petite, moins sévère que les autres, mais aussi plus élégante, plus féminine, la princesse Fausta, harmonieusement habillée d’un costume de laine blanche aux plis hiératiques, semblable à une magnifique statue de marbre, était assise dans un fauteuil couvert de soie blanche; ses pieds reposaient sur un coussin de velours blanc; le dais qui surmontait le siège était en satin blanc, avec l’F et les clefs brochées blanc sur blanc. Dans cette blancheur immaculée, la beauté de Fausta resplendissait en un saisissant relief, et les diamants noirs de ses yeux voilés de longs cils brillaient d’un éclat étrange, hallucinant. De chaque côté du fauteuil, une femme debout manœuvrait en gestes lents et doux un immense éventail de plumes…


Henri de Guise entra brusquement, de cette allure violente, de ce pas rude et pesant par quoi il cherchait à imposer l’étonnement et presque la terreur dès son seul aspect. Mais devant Fausta, il s’arrêta court et, avec un frémissement de tout son être, s’inclina très bas. Lorsqu’il se redressa, son visage apparut en pleine lumière, si pâle que la cicatrice de sa balafre semblait d’un rouge sanglant. Ses yeux vacillants se posèrent un instant sur les deux femmes qui, impassibles, continuaient leur besogne.


– Vous pouvez parler, duc, dit la mystérieuse princesse avec un sourire qui était un poème de grâce; Myrthis et Léa n’entendent ni le français ni aucune langue d’Europe… et d’ailleurs, elles savent qu’elles n’ont le droit ni de rien écouter, ni de rien voir…


– Madame, dit alors Henri de Guise d’une voix rauque, vous le voyez, je me rends à votre appel, et je…


Il s’arrêta un instant, suffoqué, grinçant, écumant.


– Votre émissaire, reprit-il, m’a tout dit. J’ai souffert depuis hier comme un damné… Des preuves, madame!… Je veux des preuves!…


– Vous… voulez? dit Fausta d’un ton de suprême hauteur qui glaça Guise soudain courbé.


– Pardonnez-moi, bégaya-t-il. J’ai la tête perdue… Oh! tenir ce comte de Loignes comme j’ai tenu Saint-Mégrin!… Vous ne savez pas que je n’ai pas d’ennemi plus cruel!… Vous ne savez pas que c’est l’un des Quarante-Cinq d’Henri III… le plus féroce, le plus hideux de ces chiens dressés par Valois à chasser dans l’ombre les meilleurs de mes amis!… Vous ne savez pas que je le haïssais déjà de toute mon âme, et que maintenant, cette haine est devenue de la frénésie!…


– Ainsi, dit doucement Fausta, si… on vous donnait… des preuves…


– Oh! malheur à lui!… gronda Guise dont les yeux s’injectèrent.


– Mais elle?… reprit Fausta en jouant avec la cordelière de sa robe. Elle?… Pauvre femme! Pauvre affolée d’amour!… J’espère que ce n’est pas sur elle que retomberait votre vengeance?…


– Assez, madame, rugit Guise hors de lui, assez, par pitié!… Si la duchesse a poussé l’abjection jusqu’à aimer un Loignes, si elle m’a infligé cette honte suprême, il faut qu’elle meure!… il faut qu’ils meurent ensemble!…


La Fausta tressaillit; une imperceptible rougeur monta à son front pur.


– Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont confiés. Souvenez-vous que j’ai seulement voulu libérer votre esprit des pensées qui le paralysent. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David, et pour nous le Fils bien-aimé de notre Église, le roi de France!…


Sa voix, jusqu’ici grave, impérative et presque dure, reprit une intonation d’une enveloppante douceur:


– Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur une sorte de large timbre, accomplissez l’acte nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme… suivez votre guide… vous verrez, vous entendrez, et vous serez convaincu…


Guise haletant, ivre de vengeance, gronda:


– Si je vous dois cela… je vous devrai plus que le trône!


À ces mots, il s’inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d’entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.


Alors Fausta s’approcha d’une lourde tapisserie qu’elle souleva. Derrière la tapisserie il y avait une porte fermée, sur le panneau de laquelle s’ouvrait un judas… Et cette porte faisait communiquer la maison Fausta avec l’auberge voisine!


L’homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l’entrée du Pressoir de Fer. L’auberge paraissait silencieuse et muette, toutes ses fenêtres éteintes. Mais l’homme gratta à la porte qui s’ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l’intérieur de ce cabaret tenu, disait l’enseigne, par «La Roussotte et Pâquette».


Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très court vêtues s’avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des révérences qu’elles devaient croire de fort bon air.


– Qui êtes-vous, ribaudes? gronda Guise dont la main tourmentait le manche de sa dague.


– Moi, dit l’une, qui malgré les cosmétiques paraissait la quarantaine, je suis la Roussotte, pour vous servir.


– Et moi, dit l’autre, d’une voix plus jeune et plus douce, on m’appelle Pâquette.


Le duc jeta autour de lui de sanglants regards; toutes les fureurs de l’amour-propre ulcéré, de l’orgueil blessé à mort convulsaient son visage. Il cherchait comment il questionnerait les deux femmes sur le sujet qui le bouleversait; mais il n’eut pas le temps de formuler sa pensée…


La Roussotte, toujours souriante et toujours révérencieuse, s’approcha de lui et lui appliqua sur la figure un masque de velours tel que les élégants en portaient alors soit en voyage soit à la promenade, pour se garantir du soleil, soit enfin lorsqu’ils pénétraient dans un lieu de réputation douteuse, pour ne pas être reconnus. Presque en même temps, Pâquette lui jetait sur les épaules un ample manteau de soie légère.


– Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au visage, dit la Roussotte.


– Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au costume, dit Pâquette.


Guise comprit que ces femmes étaient averties de sa visite et qu’elles savaient ce qu’il venait chercher à l’auberge du Pressoir de Fer. Une flamme, sous son masque, empourpra son visage; la honte le fit chanceler, et des pensées de meurtre flamboyèrent dans sa tête. Mais déjà la Roussotte saisissait le duc par la main gauche, tandis que Pâquette le prenait par la main droite. Et elles l’entraînèrent dans la salle qui s’ouvrait sur le cabaret.


Là régnait une demi-obscurité. La pièce, tendue d’élégantes étoffes et meublée de larges fauteuils, était déserte; mais de la salle voisine, arrivaient des éclats de rire, des voix excitées, tout un bruit d’orgie… Et Guise comprit alors que cette jolie maison, cabaret sur le devant, était en réalité un lieu de débauche, comme il y en avait tant dans les sombres ruelles de la Cité… de même que la grande maison attenante, ruine en façade, était un palais à l’intérieur… Et il entrevit que Fausta était une formidable organisatrice qui avait tout prévu…


– Monseigneur n’a qu’à entrer, murmura la Roussotte, on n’attend plus qu’un convive… ce convive ne viendra pas… c’est monseigneur qui vient à sa place…


– La partie de plaisir, dit Pâquette, consiste ce soir à garder son masque; seulement, à dix heures, tous les masques devront tomber…


– Que monseigneur regarde! reprit la Roussotte.


– Et que monseigneur écoute! acheva Pâquette.


Elles poussèrent une porte, s’effacèrent et Guise entra. Tout d’abord, il demeura ébloui par l’éclat des lumières. Il sortait de l’ombre: il entrait dans une aveuglante clarté, il était brusquement poussé dans l’orgie la plus radieuse et la plus impudique. Et il lui apparut que tous ces personnages muets ou bruyants n’étaient que les inconscients comparses du drame dont il était, lui, l’acteur protagoniste et dont Fausta était la sombre, fatale et géniale metteuse en scène.


La pièce était vaste. Aux quatre angles, d’énormes brûle-parfums en bronze laissaient monter dans l’atmosphère alanguie des fumées pâles et capiteuses; des flambeaux d’or supportaient des cires dont les flammes ardentes pétillaient et crépitaient, des statues de marbre ou de bois précieusement travaillé, figurant de lascives chimères, aux poses exorbitantes, portaient sur leurs têtes des fleurs mourantes telles que Guise n’en avait jamais vu; aux murs, des tentures à reflets soyeux, parmi lesquelles s’encadraient des tableaux où l’imagination de peintres en délire avait représenté des bacchantes furieuses d’amour.


Au milieu de la pièce, une table somptueuse se dressait, chargée de vaisselle d’or, supportant des fruits rares, des friandises précieuses; des vins aux tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes étranges, et ces vins, c’était des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles et souriantes, les versaient dans les coupes d’or des convives. Ces convives, le duc de Guise les compta, la tête en feu, la gorge angoissée. Ils étaient neuf: quatre hommes et cinq femmes.


Il y avait là quatre couples enlacés, les femmes sur les genoux des hommes, quatre couples dont les yeux flamboyaient ou se mouraient sous les masques, dont les lèvres bégayaient et riaient. C’est à peine s’ils firent attention à Guise qui entrait: un geste de bienvenue de l’un des hommes, une invitation à prendre place, et ce fut tout… Seulement, la cinquième femme, celle qui était seule, s’avança vivement vers lui, l’enlaça de ses deux bras nus et murmura:


– Enfin, vous voici, cher seigneur… vous venez bien tard…


Guise se sentit devenir insensé… Une irrésistible fureur fit craquer ses muscles… une seconde il eut la vision foudroyante de ce qu’il allait faire; se ruer sur ces hommes, sur ces femmes, leur arracher leurs masques, les déchiqueter à coups de poignard… D’un geste fou, il voulut repousser la femme… mais plus étroitement, elle l’enlaça, le lia, le paralysa… une de ses mains arrêta sur sa bouche le cri de fureur… et de l’autre, elle lui indiquait un objet qu’il n’avait pas vu encore.


C’était une grande horloge qui scandait l’orgie d’un tic-tac ironique et dont les aiguilles figuraient des salamandres jetant du feu par leurs gueules. Guise jeta sur l’horloge un regard vacillant et vit qu’elle allait marquer dix heures!…


– Dix heures! murmura la femme. L’heure où les masques vont tomber… Attendez, cher seigneur… Regardez!…


Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et sous son masque, il sentit la sueur couler, abondante et froide, sur son visage. Une servante lui tendit une coupe qu’il vida d’un trait… Les quatre couples, dans une sorte d’apaisement précédant de nouveaux délires, demeuraient enlacés et murmuraient des choses confuses… Tout à coup, l’horloge sonna… Les dix coups tombèrent, grêles et sinistres, dans cette atmosphère de rêve…


Les couples tressaillirent, se détirèrent, parurent se réveiller… Un grand rire fusa, un rire où il y avait de l’hésitation, de la honte, comme s’ils eussent hésité maintenant à se découvrir!…


– Tant pis! cria soudain une voix de femme, cristalline et balbutiante. Nous avons gagé de nous montrer!… Moi, je commence!…


Et brusquement, elle laissa tomber son masque, et arracha celui de l’homme au cou duquel elle était comme suspendue.


– La reine Margot! murmura Guise, dont la fureur un instant, se nuança de stupéfaction.


– Puisque c’est convenu! continua une autre femme au milieu des éclats de rire.


Et d’un geste plus hardi encore, elle imita Margot.


– Claudine de Beauvilliers! gronda en lui-même Guise qui se sentait entraîné au vertige des étonnements prodigieux.


L’homme qui accompagnait Claudine lui était inconnu. Mais déjà la troisième femme venait de retirer son masque. Et celle-là riait d’un rire gamin plus frais, plus sonore… plus inconsciente et plus amusée que les autres, peut-être. Et cette fois, Guise fut secoué d’un frémissement de rage. Dans cette femme, il venait de reconnaître sa propre sœur!… La duchesse de Montpensier!…


Toute rieuse et s’efforçant de rougir, elle essayait de dénouer le masque de son compagnon: mais l’homme résistait, son ivresse dissipée soudain… tout à coup, elle y parvint… le visage de l’amant de la duchesse apparut… Et les rires qui avaient salué chaque visage qui se découvrait se figèrent… Car c’était une sombre et fatale figure qui venait de se montrer… l’amant de la duchesse de Montpensier s’était relevé soudain, les yeux hagards, le front empourpré…


C’était un jeune homme livide, au teint bilieux, aux traits convulsés, comme s’il eût porté la marque de quelque grand malheur… Il passa sur son front une main pâle, d’une pâleur d’ivoire et gronda.


– Qu’ai-je fait? Que suis-je venu faire ici?… Oh!… je meurs de honte!…


En même temps, il recula, tandis que la duchesse de Montpensier riait seule aux éclats; il bondit vers la porte et, le visage dans les mains, titubant, avec un cri d’horreur, s’en alla, se sauva… Guise qui, d’un œil ardent, avait suivi toute cette scène fantastique, murmura:


– Jacques Clément!… Le moine Jacques Clément, amant de Marie!…


– À mon tour! cria la quatrième femme d’une voix résolue, comme si toute hésitation de pudeur eût disparu de sa pensée. Aussitôt d’un geste de bravade, elle arracha son masque et fit tomber celui de son amant… Et alors Guise sentit sa tête tourner, ses yeux se fermer comme devant un hideux spectacle auquel il ne se fût pas attendu… Cet homme… c’était le comte de Loignes, son ennemi mortel! Et cette ribaude impudique, au sourire provocateur, aux yeux chargés d’amour et de défis, c’était Catherine de Clèves, la duchesse de Guise, sa femme!…


Cette seconde de faiblesse chez le duc de Guise fit place à une réaction où la honte, encore, tenait la plus grande place. Il se redressa lentement et demeura immobile. La duchesse de Guise vit cette sorte de statue dont les yeux, du fond du masque, la prévint que la terreur allait s’emparer d’elle… Elle sourit pourtant et, hardie, demanda:


– Et vous, messire, ne tiendrez-vous pas la gageure? Bas le masque, messire!… Allons vite… qu’on voie…


Elle s’arrêta net, la voix étranglée soudain: Guise venait de rejeter le manteau de soie qui cachait son costume. La duchesse devint très pâle.


– Eh! monsieur, ricana le comte de Loignes, ôtez donc votre masque, puisque madame vous en prie.


Guise laissa tomber son masque. Au même instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux autres hommes gagnaient la porte; la duchesse de Montpensier se sauva; Claudine de Beauvilliers s’évanouit, et la duchesse de Guise, malgré toute son audace, ne put retenir un faible gémissement.


Guise en effet, Guise silencieux, la lèvre tremblante, la dague à la main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole; mais elle demeura paralysée, fascinée, se disant qu’elle allait mourir…


Le duc était d’un côté de la table; de Loignes, en face, de l’autre côté. Ce furent deux ou trois secondes d’horreur dans ce funèbre silence.


– Monsieur, dit enfin le comte de Loignes, je dois vous dire que certaines apparences ne doivent… ne peuvent…


Il n’eut pas le temps d’en dire plus long. Sa voix avait pour ainsi dire brisé le charme qui, pour quelques instants, enchaînait Henri de Guise.


Au premier mot de Loignes, le duc se ramassa sur lui-même; sa figure prit une expression à la fois lamentable et tragique, une sorte de rugissement sur ses lèvres; d’un effort énorme, il écarta, renversa la lourde table et, dans la seconde qui suivit, il y eut le geste rapide, insaisissable d’un bras qui se lève et qui retombe… Un jet de sang inonda le parquet. Loignes tomba comme une masse, sans un cri.


Guise se baissa, hagard et, d’un geste violent, retira le poignard enfoncé jusqu’à la garde. Alors sa fureur se déchaîna; la vue du sang, le meurtre accompli, ces parfums d’ivresse et d’orgie, la rage concentrée en lui-même, tout cela, en un inappréciable instant, le transforma en une bête sauvage… Il se retourna vers la duchesse, sa dague toute rouge à la main. Et il la vit qui bondissait affolée, franchissait la porte, s’enfuyait.


Il se rua…


Des insultes affreuses, des cris rauques éclatèrent. La duchesse, avec un long gémissement d’épouvante mortelle, franchit deux salles, arriva à la porte extérieure, l’ouvrit, se jeta au-dehors… Guise, avec les mêmes insultes proférées d’une voix de fauve, la poursuivit jusque dans la salle du cabaret; là, il trébucha contre une table, sa tête tourna, il sentit le sol se dérober sous ses pas, et il s’affaissa, évanoui, assommé par le coup de fureur, tenant dans sa main crispée le poignard rouge.


* * * * *

Dans la pièce où le comte de Loignes gisait inanimé, une porte secrète, masquée par des tapisseries… une porte qui faisait communiquer l’auberge avec le palais… s’ouvrit sans bruit. Une femme entra. Elle jeta un regard à peine sur Loignes, traversa rapidement, et parvenue dans la salle de cabaret, vit la porte ouverte.


– Catherine de Clèves est morte! murmura-t-elle. Henri de Guise sera roi de France, et moi reine!…


Un sourire terrible illumina son visage… Mais soudain, comme elle marchait à la porte, son pied heurta le duc de Guise évanoui, étendu sur le carreau. Elle le reconnut aussitôt… Son œil se dilata… Cette figure impassible, marmoréenne, parut un instant bouleversée; mais, presque au même moment, elle s’apaisa.


– Catherine de Clèves a échappé! dit sourdement Fausta. Un retard. Un obstacle. Il faut trouver autre chose!…


Alors, lentement, Fausta revint sur ses pas. Un homme agenouillé près du comte de Loignes sondait la blessure. La reine Margot et Claudine de Beauvilliers avaient disparu. La salle, avec ses lumières, ses parfums violents, sa table renversée, ce blessé sur lequel se penchait quelqu’un, la salle était lugubre. Fausta s’approcha de celui qui étudiait la blessure de Loignes, et le toucha à l’épaule. Le quelqu’un se redressa.


– Est-ce qu’il est mort? demanda Fausta.


– Non, madame… et même, il ne mourra pas…


Fausta demeura pensive, roulant dans sa tête des combinaisons lointaines, indéchiffrables.


– Maître Ruggieri… reprit-elle, que faudrait-il pour que cet homme meure?


– Vous pouvez le faire achever madame, dit avec une effrayante simplicité l’homme qu’on venait d’appeler Ruggieri.


Fausta secoua la tête.


– Maître, dit-elle, il faut que cette blessure soit suffisante sans que je m’en mêle…


– Alors, madame, il faut que le blessé soit transporté chez moi. Il suffira d’entretenir la fièvre qui va se déclarer. Pour cela, il est nécessaire que je puisse surveiller la marche du mal.


Fausta approuva d’un signe de tête et disparut par la porte qui faisait communiquer l’auberge et le mystérieux palais. Ruggieri la suivit d’un sourire qui peut-être eût glacé cette femme que rien n’effrayait.


«Sois tranquille, gronda-t-il alors en lui-même. Tu ne te doutes pas, Fausta, que j’ai deviné ta pensée!… Va-t-en rassurée et paisible, confiante en ma science!…»


Il ramena son regard sur le blessé.


– Moi aussi, continua-t-il, j’ai confiance en ma science!… Loignes vivra!… Et lorsque Guise et toi le croiront mort, c’est alors que vous le verrez se dresser sur votre route… et alors… qui sait?…


À ce moment six hommes, sans doute prévenus par Fausta, entrèrent, déposèrent le comte de Loignes toujours évanoui sur un fauteuil et l’emportèrent hors de l’Auberge du Pressoir de Fer, guidés par Ruggieri.


* * * * *

Catherine de Clèves, duchesse de Guise, avait bondi hors de l’auberge, en proie à une terreur insensée. Elle entendait le pas lourd de son mari derrière elle. Elle croyait sentir sur sa nuque le froid de l’acier, et d’un geste instinctif, elle cherchait à garantir son cou, tandis qu’elle bégayait:


– Grâce! Henri. Ne me tue pas!


Ses forces tout à coup défaillirent. Elle comprit qu’elle allait rouler sur le pavé. À ce moment, il lui sembla voir un homme arrêté devant la maison voisine. D’un effort suprême, elle se traîna jusqu’à cet inconnu et tomba dans ses bras en murmurant:


– Sauvez-moi! Sauvez-moi!… On veut me tuer!


– Mordieu! grommela l’homme, il pleut des femmes par ici! Voyons si la pluie est seulement jolie.


Soutenant la fugitive tremblante comme une feuille, il s’approcha d’un rayon de lumière qui tombait de l’une des fenêtres de la maison Fausta.


– Par pitié, monsieur, qui que vous soyez, défendez-moi, sauvez-moi!…


La duchesse put encore balbutier ces mots, et elle s’évanouit tout à fait… L’homme, très embarrassé de ce fardeau et comprenant qu’un prompt secours était nécessaire à cette femme dont la jolie voix terrifiée l’avait ému, regarda autour de lui, et avisant la porte de la maison Fausta, souleva le heurtoir de bronze…


– Hum! fit-il au bout de quelques instants, on ne répond pas?…


Pourtant la maison est habitée, puisqu’il y a de la lumière…


Il frappa plus violemment et cria:


– Ouvrez donc, par Pilate! Êtes-vous Turcs, êtes-vous Maures, vous qui laissez une femme se mourir sur votre seuil?…


Cette fois la porte s’ouvrit… Et Pardaillan, sans d’ailleurs demander la moindre permission, entra, portant dans ses bras la duchesse de Guise évanouie. Et la porte de fer de la maison Fausta se referma sur lui!… Dehors un chien poussa dans la nuit un hurlement plaintif.

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