IX L’ABSOLUTION

Maître Claude, tenant Violetta évanouie dans ses bras puissants, s’était jeté dans la trappe. Il tomba. Et pendant les deux secondes que dura la chute, sa pensée suprême ne fut pas qu’il allait sans doute mourir.


«Elle sait que j’ai été bourreau!…»


Voilà ce qu’il songea en ce laps de temps si court où la pensée pouvait à peine prendre une forme.


En atteignant l’eau, Claude se sentit d’abord entraîné au fond, très loin. Il étreignit son enfant sur sa vaste poitrine, et, d’un rigoureux coup de talon, remonta à la surface de la Seine. Alors, tout ce qu’il avait de force et d’instinct vital fut employé à soutenir la tête de la jeune fille hors de l’eau. Tout à coup, il eut aux genoux la sensation d’un raclement et d’une écorchure; d’un effort furieux, il se redressa… il avait pied!… Alors, il éleva l’enfant tout entière hors de l’eau et se prit à sangloter… Il la portait à bras tendus, la soulevant vers le ciel… et il marchait, soufflant fortement.


Quand il fut monté sur le haut de la berge, il vit qu’il se trouvait à peu près vers la rue de la Juiverie, au-dessous du pont Notre-Dame. Alors, il se mit à courir, et en quelques minutes atteignit son logis. Et comme, à ses coups redoublés, à ses appels, dame Gilberte, sa vieille gouvernante, n’arrivait pas assez vite, il appuya son épaule massive à la porte, qui craqua… À ce moment, la porte s’ouvrit; dame Gilberte apparut une lampe à la main, tout effarée.


– Du feu! haleta Claude d’une voix rauque: des linges chauds… vite, plus vite!…


Dans l’affolement, la porte demeura ouverte. Claude courut jusqu’à sa chambre, déposa Violetta sur son lit, et se pencha sur elle, hagard, grondant à mots entrecoupés:


– Est-elle morte?… Faut-il que je la perde pour toujours quand je la retrouve?… Eh bien, je mourrai, voilà tout!… Dame Gilberte, par l’enfer! hâtez-vous!…


Dame Gilberte, dans la cuisine, allumait un grand feu…


Or, à l’instant où Claude pénétrait dans la maison, soit qu’il eût défoncé la porte, soit que dame Gilberte l’eût ouverte, un homme qui venait d’entrer dans la rue Calandre s’arrêtait devant le logis de l’ancien bourreau de Paris. C’était Belgodère…


La figure du sacripant avait un rayonnement terrible, quelque chose comme le reflet blafard d’une joie hideuse… Il vit la porte ouverte et s’arrêta un instant, perplexe. Puis, assurant une dague trapue dans son poing caché sous son manteau, il haussa les épaules et grommela:


«Tant mieux, après tout!… On dirait que Claude n’attend que moi!… Entrons!… Voyons, que vais-je lui dire? Il faut que je dose la souffrance… il faut qu’il en meure sous mes yeux!… Comment, maître Claude! vous ne me reconnaissez pas? Vous avez roué et fouetté tant de gens dans votre vie!… Regardez-moi bien! C’est moi que vous attachâtes au pilori, alors qu’il vous était si facile de me laisser fuir!… Maintenant, attention: c’est moi qui enlevai votre petite Violetta… Attendez, je vais vous raconter la chose!… Et savez-vous ce que j’en ai fait, de votre pure et chaste enfant, votre orgueil, votre joie, votre vie!… J’en ai fait une ribaude! Allez la chercher dans le lit de Mgr de Guise!… Ah! Ah! que dites-vous de la farce, mon bon monsieur Claude?…»


Le bandit ricanait et rugissait en se racontant ces choses à lui-même. Il entra, se redressant, l’œil mauvais, la lèvre crispée prête à l’insulte. Il vit des portes ouvertes devant lui, et continua à marcher… Tout à coup, il s’arrêta; il venait d’apercevoir au fond d’une chambre Claude penché sur un lit, Claude qui, les épaules secouées de sanglots, râlait:


– Elle vit!… Seigneur Jésus qui avez pitié des pauvres gens, vous avez donc eu pitié de moi aussi!… Violetta, mon enfant, ouvre tes yeux… Allons, allons, ne t’effraie pas… c’est fini… te voilà sauvée… Dès la pointe du jour, nous fuirons… mais ouvre tes yeux, un peu seulement…


Belgodère demeura un instant frappé de stupeur. Puis, rapide et silencieux, il recula dans la pièce voisine qui était la salle à manger. Elle était obscure. Le bohémien, alors, gagna doucement la porte de la salle à manger, puis la porte extérieure, et il s’éloigna rapidement. D’instinct, et sans savoir au juste ce qu’il voulait faire, il se dirigea vers la maison Fausta. Là, il s’arrêta. La rage le faisait trembler. Mais il y avait en lui de l’étonnement plus que de la fureur.


– Voilà qui est étrange, grommela-t-il. Voyons, tâchons de voir clair en tout ceci… Guise m’envoie le gentilhomme noir. Bon. Je conduis la petite à l’endroit qui m’est indiqué. Il n’y a pas à dire, je l’ai conduite; à preuve les ducats; preuve indiscutable. Très bien. Je rôde tout joyeux dans l’île. Je me dis que j’irai demain raconter au bourreau ce que j’ai fait de sa fille… Bon. Puis, voici que je suis pris d’une fringale de vengeance. Attendre à demain? Pourquoi faire?… J’y vais; je trouve la porte ouverte, j’entre et je vois qui? Violetta sur un lit, toute mouillée… et le bourreau… Que s’est-il passé?… Il a dit que, demain, ils fuiraient…


À force de se creuser la cervelle, Belgodère finit par imaginer cette scène: Violetta, pour échapper à Guise, avait dû fuir et se jeter à la Seine. Claude avait dû se trouver là par quelque fantastique hasard, et plonger pour sauver la petite.


En roulant ces pensées et ces suppositions dans sa tête, Belgodère s’était approché de la porte de fer à laquelle il se mit à frapper à coups redoublés. Dix minutes plus tard, après de confuses explications dans le vestibule, le bohémien était amené devant Fausta. Il y eut un long entretien au cours duquel la mystérieuse princesse, ayant frappé d’un petit marteau d’or sur un timbre, donna cet ordre à l’homme accouru:


– Qu’on aille à l’instant me chercher le prince Farnèse…


L’entretien terminé, Belgodère fut conduit à une chambre du palais où il fut enfermé à double tour. Mais sans doute le bohémien s’attendait à cet emprisonnement qui, au surplus, était probablement consenti, car il ne témoignait ni surprise ni terreur.


* * * * *

Grâce aux soins de dame Gilberte qui l’avait déshabillée, couchée et frictionnée, Violetta revint à elle. Et lorsque maître Claude put rentrer dans la chambre, il trouva l’enfant les yeux grands ouverts, pensive, rêveuse, semblant réfléchir à des choses douloureuses et graves.


– À quoi songe-t-elle?


Claude, qui avait fait deux pas dans la chambre, en fit trois en arrière, et, tout pâle, frissonnant, avec un sourire d’une mortelle tristesse, murmura:


– Elle songe que je suis le bourreau!…


Il toussa comme pour prévenir Violetta de sa présence, et de loin, d’une voix humble et enrouée:


– Tâche de dormir; ne pense plus à tout cela; c’est fini, je te dis… Tu comprends, il faut que tu te reposes pour que demain à la première heure nous puissions partir… non, non, ne dis rien… tais-toi… ta voix me ferait trop de mal si… enfin… Sache seulement que lorsque nous serons loin de Paris, quand tu seras en sûreté… eh bien, tu seras libre de me voir ou de ne pas me voir…


Violetta voulut prononcer quelques mots… Mais déjà Claude avait disparu. Elle entendit seulement comme un soupir qui ressemblait à un sanglot.


Violetta ne s’endormit pas. Toute cette nuit, elle la passa les yeux ouverts, songeant toujours, immobile, ses petites mains pâles croisées sur sa poitrine, suivant l’une après l’autre les pensées qui évoluaient dans sa tête.


Lorsque les premiers rayons du soleil pénétrèrent dans la chambre, elle se leva, s’habilla et s’assit dans un fauteuil, les mains jointes, la tête penchée sur le sein. Ce fut à ce moment que maître Claude entra. Il était en habit de voyage. Il s’efforçait de montrer une sorte de gaieté, et souriait.


– Dans quelques minutes, dit-il, une bonne litière va venir. Tu y monteras avec dame Gilberte… Tu ne te souviens pas de dame Gilberte?… Suis-je bête! Tu ne l’as vue qu’une fois, et tu étais si petite… Enfin, tu voyageras avec elle. Moi, je serai à cheval, et, tu sais, ne va pas avoir peur… tiens, regarde-moi ces bons pistolets pour mettre dans les arçons… et cette dague… Malheur au premier qui…


– Avant de partir, je voudrais vous parler, balbutia Violetta avec une émotion qui la faisait trembler.


Claude pâlit.


– Ah!… tu voudrais me parler?…


Violetta fit oui de la tête.


«J’en étais sûr! gronda Claude en lui-même. Pardieu! C’eût été trop beau que cela finisse ainsi… Que veut-elle me dire?… que je lui fais horreur, c’est bien simple, et qu’elle aime encore mieux mourir que de s’en venir avec moi… Qu’est-ce que je vais devenir, moi?… Mourir?… Me tuer? Je n’ose pas!…Oh! j’ai peur!… Peur de ce qu’il y a derrière la mort!…»


Violetta, cependant, se taisait. Elle avait baissé les yeux, et continuait à trembler. Claude, par un suprême effort de désespoir, souriait.


– Voyons, dit-il d’une voix qu’il crut très naturelle et qui était en réalité une sorte de grondement inarticulé; voyons, parle, puisque tu as quelque chose à me dire… moi, vois-tu, je crois… je…


Brusquement, il tomba à genoux. Violetta frémit à voir cette face énorme bouleversée par une crise effrayante de désespoir.


– Écoute-moi, dit Claude dans un rugissement de sa douleur. Moi aussi, j’ai à te parler. Au fait, il vaut mieux que cela soit tout de suite… et que je t’explique… ou du moins, que je tâche… Tais-toi, ne bouge pas!… Eh bien, oui, j’ai tué… tué par ordre! Ne pâlis pas ainsi, je t’en supplie… écoute-moi jusqu’au bout… Tu sais ce que je t’ai dit, n’est-ce pas? que je ne te parlerai plus, que je ne t’approcherai plus si tu veux… je serai simplement le chien de garde qui veille à la porte d’une maison… Donc, ma petite Violetta, avant que la bonté du Seigneur ne t’eût mise dans ma vie comme un rayon de soleil, j’exerçais mon métier sans savoir. L’official venait ou m’envoyait un ordre. Tantôt à Montfaucon, tantôt en Grève, des fois à la Croix-du -Trahoir, ou ailleurs, j’allais… on me livrait le condamné, la condamnée… Est-ce que je savais, moi?… La corde ou la hache, pour moi, ce n’étaient que deux instruments; moi, j’étais le troisième instrument, voilà tout… Que veux-tu que je te dise? Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, tous avaient tué. J’ai fait comme eux. C’était le métier de la famille…


Violetta écoutait, dans un tel saisissement qu’il lui eût été impossible de faire un geste. Claude fronça violemment ses énormes sourcils comme pour rassembler ses idées. Il pleurait. Les larmes coulaient sur son visage sans qu’il parût s’en apercevoir.


– C’était ainsi, continua-t-il. Et voilà qu’un jour, je te pris, je te ramassai, toute frêle, toute petite, et si jolie… Tu ne sauras jamais ce qui s’est passé dans mon cœur à cette minute où tu tendais tes mains à la foule…


– Je tendais… mes mains… à la foule?… murmura Violetta.


– Bien sûr! Et c’est moi qui te pris, puisque tu n’avais pas de père…


– Pas de père! cria Violetta secouée d’un tressaillement éperdu.


– C’est vrai… tu ne sais pas… je t’ai toujours menti…


Et avec un soupir atroce, tandis que Violetta, les yeux agrandis, le sein palpitant, le regardait avec une sorte d’épouvante, Claude, humblement, prononça:


– Je ne suis pas ton père…


Violetta porta vivement ses mains à ses yeux comme pour les garantir d’une lumière trop vive et murmura:


– Ô Simonne, ma pauvre mère Simonne, ton agonie a donc dit la vérité…


Elle demeura ainsi, le visage caché dans ses mains, tandis que Claude reprenait:


– Voilà. Je ne suis pas ton père. Tu vois que tu peux me quitter quand tu voudras. Maintenant, écoute. Avant que tu ne fusses mienne, avant que je ne t’eusse ramassée, pauvre petite abandonnée (Violetta frissonna), j’ignorais ce que c’est que la vie. Avais-je un cœur, une âme? Je ne savais pas… Mais quand tu fus à moi, un jour, tout à coup, je m’aperçus que je n’étais plus le même… J’eus horreur de tuer… Il y avait en moi quelque chose qui n’y était pas auparavant… La vue d’un gibet me fit trembler… Déjà je songeais à ce que tu penserais, à ce que tu dirais, si jamais l’affreuse vérité t’était révélée… Je commençai à souffrir… Je vis des spectres qui me maudissaient… Je crus retrouver la paix en me faisant relever de mes horribles fonctions… Ah! bien, oui! Plus que jamais, les spectres rôdèrent autour de moi… En vain je multipliai les aumônes; en vain, je fus assidu aux offices; mon cœur portait dès lors une plaie qui jamais ne se guérira… Et ce n’est que près de toi, dans notre petite maison de Meudon, que je me sentais redevenir un homme… Alors, Violetta, quand tu me souriais, je n’étais plus le malheureux qui tremble et frissonne, qui a peur de s’aventurer la nuit dans une pièce sans lumières… Une extase m’envahissait… et… pardonne-moi… il y avait des moments où je me figurais que tu étais vraiment ma fille…


Un râle déchira la gorge de Claude. Mais avant que Violetta eût pu dire un mot, il se hâta de continuer:


– C’était trop de bonheur encore pour moi… je te perdis: Ce que j’ai souffert en ces années de solitude et de désespoir, moi-même sans doute je ne pourrais le dire… Et voici qu’à l’heure où je te retrouve, au moment, à la minute où je puis espérer revivre encore… voici que tu apprends ce que j’ai été!… Je comprends bien maintenant que je n’ai pas assez expié, et que l’heure de l’absolution n’a pas sonné pour moi… Voilà… tu sais tout… Ce que je voulais te demander seulement, c’est de me permettre de te sauver… de te mettre en sûreté… Et puis, après, tu me renverras. Je pense bien que maintenant… maintenant que tu sais… je n’ai plus le droit de regarder… et que vraiment, tu ne peux plus m’appeler ton père!…


Claude baissa la tête. À genoux, affaissé sur lui-même, il était semblable à ces infortunés qu’il avait vus sur l’échafaud, tendant leur cou à la hache. Violetta laissa tomber ses mains; elle ouvrit ses yeux bleus où brilla une lueur d’aurore, et, de sa voix douce, câline et pure, de sa voix de jadis quand elle était toute petite, elle dit:


– Père… mon bon petit papa Claude… embrasse-moi… tu vois bien que tu me fais beaucoup de chagrin…


Claude releva brusquement le front. Il se mit à trembler.


– Q’as-tu dit? bégaya-t-il.


Violetta, sans répondre, saisit de ses deux petites mains les mains formidables du bourreau, le força à se relever avec l’irrésistible puissance d’une fascination de douceur et d’infini bonheur, et lorsque Claude, éperdu, balbutiant, transfiguré, livide de joie fut tombé dans le fauteuil, elle s’assit sur ses genoux, jeta ses bras autour de son cou, posa sa tête adorable sur sa poitrine, et répéta:


– Père… mon bon père… embrassez votre fille!…


Renversé en arrière, les yeux fermés, l’âme noyée d’extase, Claude sanglotait.

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