XLVIII LA BASTILLE

– Vous m’attendiez? dit Bussi-Leclerc, lorsque Pardaillan, d’une voix très paisible, eut répondu au petit discours qu’il venait de débiter et qu’il avait mis un quart d’heure à préparer.


– Ma foi, oui, monsieur. Aussi vrai que je vous le dis, je vous attendais!


Bussi-Leclerc jeta autour de lui un regard de défiance et grommela:


– J’ai peut-être eu tort de laisser mes hommes là-haut. Si je les faisais descendre? Oui, mais si je n’arrive pas à le désarmer?… Double honte!…


Pardaillan suivait avec une prodigieuse intensité d’attention ce qu’il pouvait lire de pensée sur le visage de son visiteur. Il comprit que, même enchaîné, même dans l’état de faiblesse où il était, il semblait encore redoutable, et il trembla de voir Bussi-Leclerc s’éloigner.


– Je vous attendais, reprit-il; ne m’avez-vous pas annoncé que je dois être questionné? Puisque vous voilà, je suppose que le bourreau n’est pas loin…


– Ah! bon! fit Leclerc. Eh bien, non, mon cher monsieur, ce n’est pas pour cette nuit. C’est, comme je vous le disais, pour demain, au jour levant.


– Il ne fait donc pas jour?…


– Non. Rassurez-vous. Vous avez encore quelques heures devant vous… Venons-en donc à ce que je vous disais. Vous avez entendu ma proposition. Acceptez-vous de me donner ma revanche?


– Je vous ferai observer, monsieur, dit Pardaillan qui tremblait de joie maintenant, que je suis dans une position d’infériorité complète.


«Parbleu! songea Bussi-Leclerc, c’est bien là-dessus que je compte.»


Bussi-Leclerc avait tressailli de joie. Cette simple remarque, si juste et si naturelle de Pardaillan, lui semblait un aveu.


«Il a peur!… Il est perdu!…»


Se reculant de quatre pas, il prit le champ nécessaire à ce duel fantastique.


Pardaillan se plaça sur ses deux jambes aussi commodément que les chaînes pouvaient le lui permettre. Et ayant pris la position de garde, il laissa échapper une sorte de gémissement.


– Voyons, dit sérieusement Leclerc, vous êtes bien, il me semble…


– Oh! monsieur! terriblement gêné, au contraire!


– Bah! bah! pourvu que je sois dans la même position, nous sommes à armes égales. Vous ne pourrez pas rompre, je ne romprai pas; je m’engage sur l’honneur à ne pas me servir un instant de mes jambes; je ne suis donc ici qu’un bras armé d’une épée; vous aussi… de quoi vous plaignez-vous?


– Je ne me plains pas, dit Pardaillan.


Mais, de toute évidence, il avait peur!… Bussi-Leclerc poussa un large soupir, se mit à rire sans savoir pourquoi, et fit deux appels du pied.


– Allons! gronda-t-il, y sommes-nous?


– M’y voici! dit Pardaillan.


Du même coup, les fers s’engagèrent, battirent, et Pardaillan exécuta le coup par lequel il avait désarmé Leclerc au moulin de Saint-Roch. L’épée de Leclerc demeura ferme dans sa main.


– Malheur! murmura-t-il. Il a appris la passe!…


– Ha! ha! éclata de rire Bussi triomphant. Qu’en pensez-vous, mon maître?… Oui, je l’ai apprise, la damnée passe. Et j’en ai appris une autre que je veux vous enseigner!


Il avait abaissé la pointe de son épée. Pardaillan l’imita et répéta:


– Malheur sur moi!…


Bussi-Leclerc riait terriblement. Cette minute-là fut l’une des plus heureuses de sa vie. La première partie de sa revanche était gagnée, puisque le coup de Pardaillan n’avait pas réussi. Peut-être s’il eût été de sang-froid eût-il pu remarquer que son adversaire y avait mis une étrange maladresse. Mais Bussi-Leclerc n’en pensait pas si long: il riait avec délices, voilà tout. Et alors, il se mit à dire:


– Je vais maintenant vous désarmer, sire de Pardaillan, comme vous m’avez désarmé, et nous serons presque quittes. Seulement, comme il faut que je prouve à tous que je vous ai vaincu, et que nul ne peut se mesurer avec moi, je vous rendrai votre épée. Puis, je vous blesserai… Voyons, réfléchit-il en appuyant la pointe de sa rapière sur le sol, où pourrais-je bien vous blesser?… Il m’est défendu de vous tuer… sans quoi ce serait déjà fait… tenez, je vais vous toucher au milieu du front… Est-ce dit?… Oui?… En garde!… Deux appels!… Un battement prime!… Un coup droit!… Pan!… Ah! démon d’enfer!…


Ces derniers mots furent un véritable hurlement de rage et d’étonnement. À mesure qu’il avait parlé, Bussi avait exécuté. D’un froissement auquel peu d’épées eussent résisté, il avait abattu la lame de son adversaire, et, espérant le surprendre au front après lui avoir annoncé qu’il allait d’abord essayer de le désarmer, il s’était fendu à fond; en même temps, son épée sauta!…


Pour la deuxième fois, Bussi-Leclerc, l’invincible, était vaincu, désarmé!… Son hurlement de rage roula dans les sous-sols avec de ces sourds échos qui ressemblent à des cris de damnés. Pardaillan n’avait pas bougé. Appuyé de la main gauche au mur, il restait en garde et disait avec cette terrible froideur qui chez lui révélait de surhumaines émotions:


– Ramassez votre épée, monsieur. Vous le pouvez, puisque je suis enchaîné…


Cette effrayante émotion de Pardaillan venait de ce qu’il pensait. Et ce qu’il pensait, le voici:


«Idiot! Trois fois stupide! Je n’ai pu résister au plaisir de donner une leçon à ce spadassin!… Tout est perdu! Les voilà qui descendent!… Il va s’en aller!… Ah! misérable que je suis!…»


En effet, au hurlement de Leclerc, des voix effarées avaient répondu dans l’escalier. Comtois et les arquebusiers, s’imaginant qu’on égorgeait le gouverneur de la Bastille, accouraient… Bussi-Leclerc, ivre de honte, la face apoplectique, ramassa vivement son épée, la rengaina et ouvrit la porte. Pardaillan se mordit le poing.


– Marauds! hurla Bussi-Leclerc. Chiens! Suppôts de potence! Viande à bourreau! Qui vous a appelés!…


– Monseigneur!… balbutia le geôlier Comtois.


– Que venez-vous espionner ici? Arrière, gibier d’estrapade! Qu’on remonte à l’instant l Et le premier qui descend, je l’étripe, et je fais manger sa carcasse aux quatre autres!…


Pardaillan fut secoué d’un tressaillement de joie frénétique et, haletant, appuyé à son mur avec un sourire intraduisible, balbutia:


– Loïse!… Mon père!… Nous sommes sauvés!…


Les arquebusiers et le geôlier remontaient avec plus de précipitation qu’ils n’étaient descendus.


– Plus haut! plus haut! vociférait Leclerc. Jusque dans la cour!


Quand il n’entendit plus rien, il rentra dans le cachot et, comme il avait fait d’abord, referma la porte et raccrocha au clou le falot et le trousseau de clefs. Aussitôt il dégaina.


– Mort de ma mère! gronda-t-il à voix basse. Tant pis pour le bourreau. Tu ne mourras que de ma main!…


Il attaqua.


Oh! cette fois, il ne s’agissait plus d’une passe d’armes! Cette fois, il ne s’immobilisait plus, selon ses propres conventions. Cette fois, il voulait tuer… Il bondissait à droite, à gauche, rompait, avançait… et l’autre, enchaîné, le tenait haletant à la même distance…


Le cachot noir s’éclairait des vagues clartés du falot. L’épée de Bussi jetait dans cette obscurité de brusques éclairs d’acier. Et cet homme qui rugissait de rage, qui écumait, qui se reculait pour respirer, qui se lançait à l’assaut… et Pardaillan qui ne faisait pas un pas, un geste, qui se couvrait seulement de sa pointe, oui, dans ces ténèbres, au fond de ce trou, c’était un spectacle de délire…


Un moment vint où Leclerc, épuisé, s’accota à la porte.


– Oh! murmura-t-il, pourquoi lui ai-je donné un fer!


Il en était à ce point où la fureur détraque un cerveau, où la rage se fait folie, où tous les moyens, les plus hideux, les plus lâches deviennent de bons moyens!… Et cette unique pensée battait dans son esprit:


«Il faut que je le tue!… Si je n’ai pas la joie de me tremper dans son sang, que je crève!…»


Reposé, il se rua. Dans le silence effroyable, il n’y eut que le battement bref des fers, et le halètement du fauve qui voulait du sang. Et cette fois, Pardaillan recula, se renfonça dans son angle!…


– Je le tiens! gronda Leclerc de cette voix rauque qu’ont les tigres en abattant leur griffe sur la proie.


Il avança de deux pas, pour le corps-à-corps final, et rugit:


– Je te tiens! Je te cloue au mur!


«Au même instant, il eut une sorte de râle, et voulut jeter une clameur d’appel, mais sa gorge ne rendit plus aucun son, sinon ce râle de bête qu’on étrangle…


On l’étranglait en effet!…


Bussi-Leclerc, en se jetant en avant, ivre, les yeux injectés, se sentit saisi par deux bras puissants; il pantela, puis un souffle léger entrouvrit ses lèvres, puis sa tête retomba sur son épaule. Alors Pardaillan desserra l’étreinte… Il laissa glisser Leclerc sur le sol et, se baissant, le toucha au cœur:


– Bon, dit-il, pas mort! Ma foi, j’en eusse eu regret… Il en reviendra, et quand il en sera revenu, eh bien, je serai son homme, s’il lui convient de recommencer…


Pardaillan se redressa alors, s’avança aussi loin qu’il put, allongea la main, et atteignit le trousseau de clefs. En un instant, il eut ouvert les énormes cadenas des anneaux qui encerclaient ses chevilles.


Alors il voulut s’élancer. Et une sorte de désespoir furieux descendit dans son âme: Pardaillan ne pouvait plus marcher! Il pouvait à peine se soutenir… Il sentait la faiblesse l’envahir… Il comprenait qu’il allait tomber près de Bussi-Leclerc. Dans quelques minutes, Leclerc reviendrait à lui… et alors…


Pardaillan tomba sur ses genoux… D’un geste tout instinctif, il saisit la dague de son adversaire évanoui, et la serra, l’incrusta à son poing. Et il attendit…


Ce fut une minute longue comme une heure, une minute où il connut tout le désespoir, l’angoisse; où tout ce qu’il avait en lui de force, de pensée, d’énergie, toute son âme, fut employé à repousser l’évanouissement et à ramener une réaction… Cette réaction se produisit. Pardaillan trempa ses mains dans l’eau qui croupissait dans les flaques du sol. Et cette fraîcheur acheva de le ranimer. Alors, il se releva.


– Je veux, dit-il, les dents serrées par l’effort de la volonté… Je veux! donc, je peux!… Je veux marcher! Je veux sortir!… Je veux vivre!…


Et ce miracle naturel de l’action violente opérée par une âme sur un corps s’accomplissait!… Pardaillan épuisé par la perte du sang, Pardaillan à qui on avait oublié de descendre un morceau de pain, Pardaillan se levait, il marchait… il saisissait le falot et le trousseau de clefs… il sortait de sa tombe!… Et ayant refermé la porte à triple tour, la porte du cachot où gisait Leclerc évanoui, il eut un soupir qui exprimait un monde, et, flamboyant d’espérance, d’un pas souple, nerveux, agile, il se mit à monter…


Là-haut, dans la cour, attendaient les quatre arquebusiers. Le geôlier Comtois, penché sur le trou de l’escalier, écoutait… Pardaillan s’arrêta au premier sous-sol. Il était devant la porte du cachot de Charles – du moins, selon ce que lui avait dit Maurevert. Avec ce calme effrayant qui préside aux actes de tout homme à la suprême minute où sa vie dépend d’un faux geste, Pardaillan se mit à essayer les clefs et à tirer les verrous, ce qui ne se fit pas sans grincements. De l’autre côté de la porte, Pardaillan entendait une sorte de halètement furieux…


À ce moment, de l’étage inférieur, montèrent des clameurs étouffées, des coups sourds comme si on eût ébranlé une porte à coups de bélier: c’était Bussi-Leclerc qui, revenu de son évanouissement, et constatant qu’il se trouvait enfermé, poussait des hurlements de rage, et essayait de démolir à coups de pied l’épais panneau de chêne.


– J’aurais dû l’étrangler tout à fait, grommela Pardaillan. Bah!… pauvre diable de gouverneur!… je lui dois une revanche, après tout…


Comme il parlait ainsi, la porte sur laquelle il s’escrimait s’ouvrit. Il entra vivement et la repoussa derrière lui. Le cachot s’éclaira de la faible lueur du falot qu’il tenait à la main. Et cette lumière lui montra quelqu’un qu’il ne reconnut pas d’abord, un jeune homme en lambeaux, couvert de sang, des yeux hagards, une bouche convulsée dans un visage livide, fou de désespoir…


Cet être fit un bond terrible, et Pardaillan se sentit enlacé, étreint par deux bras furieux; un souffle rauque le frappa au visage, deux mains convulsées se crispèrent à sa gorge, et une voix à peine distincte gronda:


– J’en tiens un! Meurs, misérable!…


– Charles! Mon enfant! haleta Pardaillan… Silence! silence! ou nous sommes perdus!…


– Ô Violetta! rugit Charles avec un effroyable sanglot, pardonne-moi de ne pouvoir n’en tuer qu’un pour venger ta mort!…


Dans ces demi-ténèbres, tandis qu’en bas résonnaient sourdement les appels de Leclerc, ce fut une lutte atroce: Charles employait toutes ses forces à étouffer… à serrer… à tuer! Tuer qui!… Pardaillan!… Et Pardaillan ne voulait ni tuer, ni blesser le jeune homme! Et il comprenait que s’il ne le blessait pas, il allait mourir!… Et, en haut, sans aucun doute, les geôliers écoutaient ces bruits, et malgré la défense du gouverneur allaient se décider à descendre!…


L’instant fut effroyable. Et le redoutable événement prévu se réalisa! Le geôlier Comtois et les arquebusiers descendaient!… Pardaillan entendit leurs pas qui heurtaient les pierres dans les ténèbres… Alors, il cessa de se défendre. Il eut un rire étrange, et comme les mains de Charles, libres enfin, s’incrustaient à sa gorge, il prononça:


– Ce sera beau que Pardaillan ait été tué par le fils de Marie Touchet!


Charles entendit ce rire. Il entendit ces mots… Il ne les comprit pas! Mais ce rire… ce rire inoubliable qui déjà plus d’une fois l’avait fait frissonner… oui, ce fut ce rire qu’il reconnut!… Il bondit en arrière et, de ses yeux exorbités par un indicible étonnement, considéra celui qu’il avait voulu tuer… Et alors, il le reconnut!… Il tomba à genoux…


Il voulut jeter un cri, une clameur traduisant la détestation de sa folie, sa joie éperdue, le fabuleux étonnement qui transformait la réalité de cette scène en un rêve insensé… Prompt comme la foudre, Pardaillan se pencha et lui colla la main sur la bouche: Comtois et les arquebusiers passaient devant la porte!… Leurs pas, dans les ténèbres, tâtonnaient!


– À moi! À moi! hurlait la voix d’en bas.


– Nous voici, monseigneur! cria Comtois.


Ils passèrent!… Ils descendirent vers le deuxième sous-sol. Pardaillan, sans prendre le temps d’essuyer la sueur d’angoisse qui ruisselait sur son visage, saisit Charles par les épaules, le releva et haleta:


– Silence!… Au nom de Violetta vivante, silence!…


Violetta vivante! Dans la suprême recommandation, il trouvait moyen de glisser une suprême espérance!… Charles ébloui, tremblant, fou de stupeur, se laissa entraîner… Ils sortirent! En quelques instants, ils atteignirent le haut de l’escalier, et Pardaillan, sans hâte, referma à triple tour la porte de la tour du Nord!…


Au même moment, on entendit derrière cette porte la galopade affolée des gardes qui, terrifiés, remontaient et se heurtaient du front aux ferrures intérieures!… Pardaillan s’appuya à la porte pour souffler un instant. Charles saisit ses mains et, comme dans le cachot, se mit à genoux, couvrant les mains de Pardaillan de larmes brûlantes.


– Ô Pardaillan, sanglota le jeune duc, ô mon frère, pardon… je vous ai frappé, moi!… Vous!… J’ai voulu vous tuer!… J’étais fou, Pardaillan… le désespoir m’ôtait le sens!… Maudits soient mes yeux qui ne vous ont pas reconnu! Pardaillan, je ne suis qu’un misérable…


– Bon! bon! fit Pardaillan. Maintenant que nous sommes à moitié libres, nous avons quelques minutes devant nous pour dire des bêtises. Videz donc votre sac, monseigneur… Ouf! on respire déjà mieux ici, bien que ce ne soit pas encore l’air de la liberté…


Et Pardaillan respira à grands traits.


– Pardaillan, reprit Charles, tant que vous n’aurez pas pardonné, le fils du roi Charles IX restera à vos pieds…


Le chevalier se pencha, saisit le petit duc, l’enleva et le serra sur sa poitrine.


– Enfant, murmura-t-il, depuis la mort de mon père… et d’une autre… je ne vivais plus qu’avec une pensée de haine; je vous ai rencontré, et j’ai compris que si j’étais pour jamais mort à l’amour, une affection, du moins, pouvait encore réchauffer mon cœur. Je vous dois beaucoup plus que vous ne me devez: je n’avais plus de famille, et vous venez de me dire que j’ai un frère…


– Oui, Pardaillan, fit ardemment le jeune homme, un frère qui vous admire, un frère qui vous a placé si haut dans son cœur qu’il se demande en vain comment il pourra être digne de vous…


Ainsi, ces deux âmes solidement trempées oubliaient tout pour se témoigner leur amitié. Et, cependant, la situation était terrible. Mais Pardaillan était familiarisé avec les dangers; et nulle situation, si effrayante qu’elle fût, ne pouvait l’étonner. Quant à Charles d’Angoulême, au contact de cette âme exceptionnelle, il se sentait grandi, capable d’héroïsme; et une sorte d’orgueil l’enivrait, à comprendre qu’il se haussait aux sublimes efforts.


Il ne disait pas un mot de Violetta.


La parole de Pardaillan lui suffisait; elle était vivante!… Et maintenant, devant cette réalité inouïe, devant cette délivrance qui le ramenait violemment à la vie dans la minute même où il ne voyait que la mort, une émotion extraordinaire le bouleversait.


Ils étaient dans cette cour étroite par laquelle on accédait à la tour du Nord. Au-delà de cette cour, il y en avait d’autres. Et là, ils rencontreraient des sentinelles, des geôliers, des gardes, des postes entiers, toute une garnison. Pour toute arme, ils n’avaient à eux deux que la dague arrachée par le chevalier à Bussi-Leclerc…


Pardaillan leva la tête vers ce pan de ciel qu’on apercevait au-dessus des murs et sur lequel se découpaient en noir les crénelures de la tour. À l’éclat des étoiles, il vit qu’il avait encore quelques heures de nuit.


Dans ce moment où Pardaillan cherchait à calculer la possibilité de ce miracle: sortir de la Bastille… en sortir vivant, avec Charles d’Angoulême, vivant et libre… dans ce moment, il prêta pour la première fois attention au tapage que Comtois et les arquebusiers faisaient derrière la porte.


– Ces sacripants réveilleraient des morts! grommela-t-il. À plus forte raison éveilleront-ils des gardes!


La cour du Nord était heureusement assez éloignée des postes de sentinelles et surtout du grand poste de la porte d’entrée, qui comprenait une cinquantaine d’hommes. Voyant que les hurlements des enfermés, loin de s’arrêter, augmentaient en intensité:


– On dit que de crier plus fort que les chiens, fit-il, cela les terrifie et arrête leurs abois. Essayons!


Et Pardaillan se mit à frapper violemment sur la porte et à vociférer:


– Holà! Êtes-vous enragés! Ne saurait-on dormir tranquilles? Faut-il aller chercher le guet, pour vous clore le bec!…


Si Comtois et les gardes avaient des tempéraments de chien, nous l’ignorons. Si de crier plus fort que le chien cela le fait taire, nous n’en avons pas fait l’expérience. Mais ce qui est Sûr, c’est qu’un silence de mort suivit l’apostrophe de Pardaillan.


Évidemment, les enfermés étaient au comble de l’effarement.


– Que voulez-vous? reprit Pardaillan.


– Eh! par la mort-dieu, nous voulons sortir! Nous sommes enfermés là, et M. le gouverneur aussi, sans trop savoir ni comment, ni par qui, ni pourquoi. Qui que vous soyez, allez prévenir le poste à l’instant!


C’était le geôlier Comtois qui venait de parler ainsi. En effet, le digne Comtois n’avait pu imaginer ce qui se passait. Aux appels de Bussi-Leclerc, il était descendu jusqu’au deuxième sous-sol; mais à ses demandes, le gouverneur n’avait répondu que par des menaces de l’étriper s’il n’ouvrait à l’instant.


Comtois s’était alors précipité pour aller chercher des clefs puisque son trousseau était enfermé avec le gouverneur. Et, avec les quatre gardes, effaré, épouvanté, il s’était heurté à la porte de la tour, verrouillée à l’extérieur.


– Ainsi, reprit Pardaillan, vous ne savez pas qui vous a enfermés?


– Non! À moins que ce ne soit Satan en personne…


– Et vous ne savez pas qui a enfermé M. de Bussi-Leclerc?


– Non, par la mort de tous les diables! Courez donc…


– Je vais vous dire: c’est moi qui ai enfermé M. le gouverneur; c’est moi qui vous ai enfermés…


– Qui, vous? hurla Comtois.


– Moi, Pardaillan, dit le chevalier, paisible.


On entendit un hurlement de désespoir, suivi de quelques secondes de silence que probablement Comtois passa à s’arracher les cheveux. Puis le geôlier fit entendre une série de jurons entrecoupés de lamentations. La situation était en effet assez affreuse. Quoiqu’il n’eût fait en somme qu’obéir aux ordres du gouverneur, il ne pouvait s’en tirer à moins d’une bonne accusation de connivence avec le prisonnier.


– Mon compte est bon, rugissait-il tout en martelant la porte; demain, au point du jour, je suis sûr d’être guindé la hart au col! Demain soir, mon corps servira de pâture aux corbeaux de la tour du Nord.


– Rassurez-vous, mon digne geôlier, dit alors Pardaillan, vous ne serez pas pendu…


– Comment cela? haleta Comtois en arrêtant un moment son tapage.


– Pas pendu de votre vivant, du moins! Quant à être pendu une fois mort, que vous importe, à vous et à vos hommes?


– Hein? que dit-il? s’écrièrent les quatre arquebusiers qui, se croyant à l’abri quoi qu’il advînt, n’avaient encore rien dit et, au contraire, étaient enchantés de la mésaventure survenue à leur gouverneur.


– Je dis, reprit froidement le chevalier, que la tour du Nord est bien loin des postes, et que personne ne peut vous entendre. Je dis que je vais être hors de la Bastille dans une heure. Je dis que je ferai alors prévenir le chef du poste que M. le gouverneur a dû partir subitement en voyage escorté d’un geôlier et d’arquebusiers. Je dis que nul n’aurait l’idée de venir voir ce que vous devenez, puisqu’on vous croira en voyage. Je dis donc que je vais simplement vous laisser mourir dans cet escalier.


À ces mots, il y eut derrière la porte un concert d’imprécations. Charles d’Angoulême frissonnait. Pardaillan écoutait. C’était une de ces scènes où le burlesque devient tragique, où le tragique provoque de nerveux éclats de rire.


Lorsque Pardaillan eut compris, au diapason des gémissements, que la terreur des malheureux confinait à la folie, il frappa du poing pour signifier qu’on eût à l’écouter. Le silence se fit à l’instant même.


– Vous me faites pitié, dit alors le chevalier.


– Grâce! monseigneur, laissez nous sortir, hurlèrent les quatre soldats.


Le geôlier ne dit rien.


– Je veux bien vous laisser vivre, continua Pardaillan, à une condition.


– Cent conditions! protestèrent les arquebusiers.


– Une seule, et la voici: vous rendez-vous à moi? J’ouvre. Sinon, je m’en vais. Je vous donne une minute pour réfléchir à cette honorable capitulation.


– Nous nous rendons! crièrent tout d’une voix les quatre affolés.


Pardaillan tressaillit de joie.


– Je ne me rends pas, moi! vociféra le geôlier. Vous êtes des lâches, et la peur vous rend stupides. Cet homme ne peut pas sortir de la Bastille. Et quant à nous, nous serons délivrés par la ronde qui passe à trois heures!


– Délivrés pour être pendus! cria Pardaillan, car je dirai que vous êtes mes complices. Au fait, que vous soyez pendus ou que vous mourriez de faim, cela vous regarde. Adieu!…


– Arrêtez, monseigneur, vociférèrent les soldats. Arrêtez un instant, Par le Dieu clément!


Un bruit de lutte féroce remplit l’escalier: les quatre arquebusiers s’étaient précipités sur le geôlier qui se défendit de son mieux, mais qui, finalement, se trouva bâillonné et ligoté au moyen de ceintures et d’écharpes. Pardaillan comprit ce qui se passait. Et lorsque le silence se fut rétabli, il entrouvrit la porte.


– Passez-moi vos arquebuses et vos dagues, dit-il.


Les soldats obéirent avec promptitude. Alors, il ouvrit la porte toute grande. Les quatre infortunés sortirent en toute hâte, comme des oiseaux de nuit effarés. Ils déposèrent Comtois qui, bâillonné, ficelé comme un saucisson, grâce au zèle et aussi un peu à l’épouvante des gardes, roulait des yeux terribles.


– Voilà, monseigneur! dirent-ils.


Pardaillan éclata de rire. Quant à Comtois, ayant constaté que non seulement le prisonnier du deuxième sous-sol était libre, mais encore que Charles d’Angoulême l’accompagnait, il eut un regard de stupéfaction et de douleur qui eût attendri un tigre. Pardaillan n’était pas un tigre; mais malheureusement pour Comtois, il n’avait pas cette nuit-là le temps de s’attendrir.


Cependant, il délia les pieds du geôlier qui, aussitôt, se mit debout. Puis il le débâillonna. Mais en même temps il lui appuyait la pointe de sa dague sur la gorge, geste qui équivalait au plus éloquent des discours; si bien que Comtois qui ouvrait déjà la bouche pour appeler à l’aide fut immédiatement convaincu par cette éloquence, et que sa bouche se referma graduellement.


– Te rends-tu? demanda Pardaillan.


– À condition que vous me fassiez sortir de la Bastille, dit Comtois.


– Non seulement tu sortiras avec ces quatre braves, mais vous recevrez chacun une année complète de votre solde. Monseigneur Charles de Valois, duc d’Angoulême, se fait fort de la dette.


Charles acquiesça d’un signe de tête.


– En ce cas, je suis votre homme! dit Comtois.


Quant aux quatre soldats, ils ne dirent rien. Mais leur attitude témoigna qu’après avoir pensé devenir fous de peur ils allaient peut-être devenir fous de joie. En effet, une année de solde, pour des gens qui en recevaient à grand-peine la moitié, qui étaient mal nourris et maltraités, c’était la richesse et la liberté.


– Partons, cher ami, dit alors le duc d’Angoulême.


– Un instant! fit Pardaillan qui le regarda d’un air étrange. J’ai toujours rêvé de visiter la Bastille une bonne fois. Et l’occasion est trop belle et trop bonne pour que je la laisse échapper. Visitons la Bastille!

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