XLIX OÙ PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE

Le jeune duc fixa sur celui qu’il appelait son frère un regard de terreur. Pour Charles, en effet, il n’y avait plus qu’une chose à faire: s’en aller! Il ne songeait pas aux grilles, aux sentinelles, aux postes, aux portes, aux infranchissables obstacles. Et puisque Pardaillan parlait de visiter la Bastille en un tel moment, eh bien!… c’est que Pardaillan était devenu fou!…


– Mon ami… mon frère!… balbutia le jeune homme avec une inexprimable angoisse.


Pardaillan sourit… Il y songeait, lui, à ces grilles, à ces obstacles qu’il fallait franchir! et il se disait que si folie il y avait, c’en était une que d’entreprendre une opération où ils avaient mille chances de laisser leurs os, pour une de sortir à peu près vivants. Et c’est en songeant à ces obstacles que l’idée lui était venue de visiter la Bastille. Il se tourna donc vers Comtois, lui délia les mains et lui dit tranquillement:


– Marche devant, et ouvre-moi les portes!


– Je n’ai pas mon trousseau, dit Comtois avec un secret espoir.


– Le voici! fit Pardaillan, goguenard.


Et il tendit le trousseau au geôlier ébahi.


– Vous autres, reprit le chevalier en s’adressant aux quatre soldats, marchez près de lui; et s’il fait un geste de trop, assommez-le.


Tactique admirable. Pardaillan, en donnant une mission de confiance à ces hommes, en paraissant s’en remettre à eux du soin de sa sécurité, en donnant enfin une occupation à leurs esprits, faisait d’eux ses aides: il n’était plus un prisonnier qui s’évade, mais un chef qui commande et distribue la besogne. Ils entourèrent Comtois. Pardaillan prit deux arquebuses, et Charles les deux autres.


– Que voulez-vous voir? demanda le geôlier.


– Les prisonniers! dit Pardaillan.


– Les prisonniers! murmura Comtois effaré.


– Marche, ou, par mon nom, tu es mort! Combien y a-t-il de prisonniers dans les cachots?


– Vingt-six… dont huit dans la tour du Nord, qui est de mon service spécial.


– Voyons donc les huit de la tour du Nord!…


Comtois jeta autour de lui un dernier regard, comme s’il eût espéré la soudaine arrivée d’une ronde, puis, voyant toute résistance inutile, il ouvrit une porte près de celle par où l’on descendait aux sous-sols. Et tous ensemble, ils commencèrent à monter, l’un des soldats portant le falot. Au premier étage, dans une chambre spacieuse et assez bien aérée, se trouvaient trois jeunes gens qui dormaient de tout leur cœur et qui, au bruit de ces gens entrant dans leur prison, se réveillèrent effarés.


– Messieurs, dit Pardaillan, veuillez vous habiller en toute hâte et me suivre.


– Bah! fit l’un, est-ce pour aller en place de Grève?


– Est-ce pour rendre visite à M. le bourreau? demanda un autre.


– Est-ce pour aller achever la nuit auprès de nos maîtresses? fit le troisième.


– C’est vous qui avez deviné, monsieur, dit Pardaillan. Veuillez donc vous hâter!…


À ces mots prononcés très simplement, les trois prisonniers firent un bond et, tout tremblants, sautèrent à bas de leurs lits. Ils étaient livides. Celui qui avait parlé le dernier s’élança vers le chevalier et dit:


– Monsieur, je vous vois tout déchiré, tout couvert de sang, et ma tête se perd à entrevoir la vérité… Écoutez-moi. Voici M. de Chalabre qui a vingt-deux ans; voici M. de Montsery, qui en a vingt; moi-même, marquis de Sainte-Maline, j’en ai vingt-quatre. C’est vous dire quelle affreuse cruauté ce serait de votre part de nous offrir la liberté à l’heure où nous attendons la mort, si cette liberté n’est qu’une ironie… Monsieur, nous sommes condamnés à mort par M. de Guise parce que nous sommes des fidèles gentilshommes de Sa Majesté…


– Vive le roi! dirent gravement les deux autres.


– Par grâce! acheva celui qui parlait, dites-nous la vérité; où nous conduisez-vous?


– Je vous l’ai dit, répondit Pardaillan avec une gravité empreinte d’une souveraine pitié.


– Nous sommes donc libres! haletèrent les infortunés jeunes gens.


– Vous allez l’être!…


– Nous sommes donc graciés!…


– Vous l’êtes!… dit doucement le chevalier.


– Qui nous fait grâce?… M. de Guise?…


– Non pas: nul ne vous fait grâce; mais moi je vous fais libres…


– Votre nom! votre nom! dirent les trois premiers avec une prodigieuse émotion.


– Puisque vous m’avez fait l’honneur de me dire le vôtre, messieurs, on m’appelle le chevalier de Pardaillan…


– Ô mon ami! mon frère! murmura Charles. Je vous comprends, maintenant!…


– Hâtez-vous, messieurs! reprit Pardaillan. Car si vous voulez de la liberté que je vous offre, il s’agit maintenant de la conquérir…


En un tour de main, les trois jeunes gens furent habillés. À chacun d’eux Pardaillan remit une arquebuse. Alors, celui qui s’appelait marquis de Sainte-Maline salua Pardaillan avec autant de cérémonie et de gracieuse aisance que s’il se fût trouvé à une présentation dans un salon du Louvre.


– Monsieur de Pardaillan, dit-il, nous vous devons la liberté et probablement la vie. Nous ne sommes pas gens à discours, mais écoutez ceci: nous vous sommes redevables de trois libertés et de trois vies. Quand il vous plaira, où il vous plaira, venez nous demander trois vies et trois libertés. C’est une dette de jeu; nous paierons séance tenante, n’est-ce pas, messieurs?


– Nous paierons monsieur à sa première réquisition, dirent Chalabre et Montsery.


Pardaillan s’inclina comme pour prendre acte de cette promesse.


– En route, messieurs, fit-il d’un ton bref. Et toi, marche!


Comtois leva les bras au ciel et obéit.


Or, ces trois jeunes prisonniers que les guisards réservaient à quelque supplice, c’étaient trois de ceux qu’Henri III appelait ses ordinaires; c’est-à-dire qu’ils faisaient partie de cette fameuse bande de quarante-cinq gentilshommes que le roi entretenait pour sa défense personnelle: spadassins consommés, sourds à toute pitié, braves jusqu’à la témérité, lorsque le roi leur désignait une victime, ils frappaient sans hésiter, sans remords, la victime fût-elle de leurs amis, de leurs parents même.


Le geôlier avait monté un étage et ouvert une porte. Pardaillan et Charles entrèrent, tandis que le reste de la troupe attendait dans l’escalier. À la lueur de son falot, Pardaillan vit, accroupi dans un angle, un pauvre être de misérable apparence, vêtu de sordides guenilles, les cheveux incultes, la barbe longue et grise, le regard éteint. Cet homme, ce misérable, tremblait.


– Qui êtes-vous? demanda Pardaillan en s’inclinant.


– Ne le savez-vous pas? Je suis le numéro onze, répondit l’homme.


– Votre nom?… reprit doucement le chevalier.


– Mon nom?… Je ne sais plus…


Pardaillan frissonna.


– Il y a donc bien longtemps que vous êtes dans cette tour? reprit-il.


– Dix ans, vingt ans… je ne compte plus. Le roi Charles IX me fit arrêter le jour de son avènement au trône avec quatre de mes amis, pour une pasquille que nous chantâmes…


– Où sont vos quatre amis?…


– Morts, répondit sourdement le prisonnier.


Le chevalier secoua la tête et grommela quelques mots qu ‘ on n’entendit pas. Le prisonnier, ramenant un lambeau d’étoffe sur ses épaules, avait repris son attitude morne et indifférente. Il avait dû sans doute recevoir plus d’une visite de ce genre et n’y attachait plus d’importance.


– Mon ami, dit Pardaillan, venez, vous êtes libre…


L’homme se redressa tout d’une pièce.


– Hein? fit-il. Qu’est-ce que vous chantez là?…


– La fin de votre pasquille, dit Pardaillan en souriant. Je vous dis: venez, vous êtes libre…


L’homme éclata de rire, puis brusquement se mit à pleurer. Il comprenait à peine la fantastique aventure et il commençait un long discours extravagant, où il tâchait de peindre ce qu’il avait souffert. Mais voyant que ses visiteurs s’en allaient en lui faisant signe de venir, il se couvrit de son mieux d’une couverture et se mit à les suivre, hébété de joie et de stupeur.


Déjà Pardaillan pénétrait dans un cachot qui se trouvait en face. Là-aussi se trouvait un vieillard; mais celui-ci, décemment vêtu, le visage empreint d’une noble intelligence, travaillait à la lueur d’une petite lampe, à des dessins et des plans qu’il traçait sur des cartons. À la vue de ces nocturnes visiteurs, cet homme se leva, salua et dit:


– Soyez les bienvenus dans la demeure qu’il a plu à la grande Catherine d’offrir à Bernard Palissy…


– Monsieur Palissy! murmura Pardaillan.


C’était, en effet, l’illustre artiste enfermé à la Bastille pour avoir déplu à Catherine de Médicis.


– Monsieur, reprit Bernard Palissy, êtes-vous de la Cour? Voulez-vous vous charger de remettre à Sa Majesté un mémoire où j’explique que j’ai besoin de compas et de crayons? On m’a déjà accordé une lampe; mais je suis obligé de ménager l’huile, et c’est ce que j’explique aussi…


– Je regrette de ne pouvoir me charger de votre placet, dit Pardaillan de cette voix paisible qui lui servait à masquer ses émotions. Venez, vous êtes libre.


Pardaillan sortit, tandis que l’artiste, stupéfait, demeurait un instant immobile, étourdi, puis se hâtait de rassembler ses cartons d’une main tremblante et, les serrant précieusement sous son bras, se mêlait aux autres prisonniers… aux autres délivrés…


– Qui est cet homme? demanda-t-il au vieillard déguenillé en désignant Pardaillan.


Le pauvre vieux secoua la tête et répondit avec une sorte de vénération passionnée:


– Je ne sais pas son nom. C’est l’homme qui dit: «Vous êtes libre!»…


Et ils suivirent. Au troisième étage, Comtois, avec le soupir d’un geôlier qui fait cet affreux cauchemar de délivrer ses prisonniers, ouvrit une porte derrière laquelle Pardaillan trouva trois hommes qui, ayant entendu le bruit des pas, écoutaient, anxieux. C’étaient trois huguenots qui devaient prochainement subir la question avant d’être pendus. Les malheureux, en voyant tout ce monde, s’imaginèrent que le moment terrible était arrivé et, avec une énergie désespérée, entonnèrent un psaume.


– Vous chanterez demain, cria Pardaillan. Allons, messieurs, vos alléluias sont hors de saison. Suivez-moi… Vous êtes libres.


Les trois fanatiques se turent instantanément et regardèrent avec terreur cet homme déchiré, ensanglanté, qui leur montrait la porte du cachot grande ouverte. Et déjà Pardaillan était sorti, suivi de Comtois qui mâchait de sourdes imprécations.


Alors, les huguenots voyant que ces gens se remettaient en marche, pareils à eux, hâves, avec cette pâleur spéciale que donne le cachot, les uns déguenillés, les autres vêtus des défroques des prisonniers comme eux, enfin furent saisis d’un tremblement nerveux, et muets de cette joie énorme que peuvent avoir les ensevelis vivants qu’on déterre, ils se mirent à suivre.


Dans le sombre escalier de la tour du Nord, Pardaillan descendit le premier, son falot à la main.


Près de Pardaillan marchait Charles d’Angoulême, tremblant d’une émotion qui le faisait palpiter. Puis, Comtois le geôlier qui dardait sur Pardaillan des yeux effarés; puis, enfin, les huit prisonniers pêle-mêle, avec un sourd murmure composé de rires nerveux, de sanglots, d’exclamations étouffées, croyant rêver un rêve impossible…


Dans la petite cour, Pardaillan s’arrêta soudain. Au loin, par-delà la grille de fer que nous avons signalée, il voyait venir un falot pareil au sien. Dans la lueur confuse de ce falot en marche, une douzaine d’ombres s’agitaient:


– La ronde de trois heures! murmura une voix derrière Pardaillan.


Il se retourna et vit que c’était Comtois qui avait parlé. En même temps, il comprit que le geôlier allait crier, appeler…


– Alerte! hurla Comtois. À moi! À…


Il n’eut pas le temps d’achever. Le poing de Pardaillan s’était levé, pareil à une masse, et était retombé sur la tempe du geôlier. Comtois tomba tout d’une pièce, perdant le sang par le nez et par la bouche, et demeura immobile. Cela s’était passé dans l’espace d’une seconde.


La ronde avait entendu le cri d’alarme… elle accourait au pas de course… En bas, au fond de la tour, on entendait les coups sourds de Bussi-Leclerc enfermé. Les huit prisonniers, frémissants, la tête délirante, vivant une minute prodigieuse, jetèrent une terrible clameur. Chalabre, Sainte-Maline, Montsery, Charles d’Angoulême, mirent leurs arquebuses en joue. La ronde, composée de douze hommes et d’un officier, déboucha dans la cour en criant:


– Nous voici! Qu’y a-t-il?…


– Feu! commanda Pardaillan.


Et, en même temps que les quatre arquebuses tonnaient, il se rua, la dague au poing, jusqu’à la grille de fer, qu’il referma. Alors, dans les ténèbres de l’étroite cour, il y eut une fantastique mêlée d’ombres qui bondissaient, un déchaînement de cris, de plaintes, de hurlements, de jurons, de soupirs; le cliquetis des hallebardes entrechoquées, les brusques lueurs de l’acier, les visages flamboyants, pareils à des visages de démons, ces gens déguenillés, qui se heurtaient aux gardes, ces étreintes furieuses, tout cela dura une minute à peine et s’évanouit, cessa tout à coup…


En effet, Pardaillan avait tout de suite vu l’officier. Il avait bondi sur lui, lui avait arraché son épée, l’avait saisi à la gorge et, l’acculant à un coin de la cour, lui disait:


– Monsieur, nous sommes trente, et vous êtes une douzaine. Criez à vos gens de se rendre, ou je vous tue.


L’officier, d’un regard affolé de stupeur, vit l’étrange bataille. Comprit-il ou ne comprit-il pas ce qui se passait?… Il sentit la pointe de sa propre épée s’enfoncer dans sa gorge. Et peut-être cela suffit-il.


– Bas les armes! vociféra-t-il d’une voix enragée de terreur.


Les gardes jetèrent leurs hallebardes.


– Ici! commanda Pardaillan.


Affolés, ivres de peur, les survivants, blessés ou non, obéirent à cette voix impérieuse, pendant que les prisonniers, sautant sur les hallebardes, les poussaient vivement. Et alors on vit ce spectacle exorbitant: un à un, depuis l’officier jusqu’au dernier garde, les gens de la ronde entraient dans la tour!… Quand ils furent tous dedans, Pardaillan referma tranquillement la porte et dit:


– Maintenant, nous avons tous des armes!…


Sur le pavé de la cour, il y avait trois ou quatre corps étendus. Pardaillan remarqua qu’ils portaient tous l’uniforme et, sur le pourpoint de buffle, la double croix de Lorraine [16]. Alors, il ouvrit la grille de fer qu’il avait fermée pour couper toute retraite aux gardes. Et, faisant signe à sa troupe de le suivre, il s’élança sous une large voûte au-delà de laquelle il se trouva dans une autre cour. Là, le silence était complet. On ne voyait personne ni rien, sinon les murailles des bâtiments intérieurs.


En lui-même, Pardaillan rendit grâce à l’architecte qui avait construit la Bastille et avait disposé ces bâtiments de telle sorte que l’effroyable tumulte de la mêlée dans la cour du Nord n’avait pu être entendu. Il chercha une issue en contournant les murailles et, face à la voûte qu’il venait de franchir, il vit s’ouvrir devant lui une sorte de tuyau, long corridor humide et noir. Il s’y engagea, suivi de son étrange troupe, et arriva à un tournant.


– Qui va là? cria une voix tout à coup.


Et en même temps la même voix se mit à hurler:


– Sentinelles, veillez! Sentinelles, aux armes!


Au loin, des voix de plus en plus faibles, comme des échos, répétèrent:


– Sentinelles, aux armes!…


Pardaillan s’était rué en avant, sa dague au poing – la dague de Bussi-Leclerc. Mais devant lui, il ne trouva rien: la sentinelle qui avait jeté l’alarme s’était repliée au pas de course sur la grand-porte. Et maintenant, c’était, dans l’énorme forteresse, un bruit de gens qui courent, qui s’interpellent, une clameur sourde pareille aux premiers mugissements d’un orage.


Pardaillan eut un frémissement de tout son être. Il se tourna vers ceux qui le suivaient et dit simplement:


– Voulez-vous tenter avec moi d’être libres? Il faudra peut-être mourir. Mais la mort, c’est aussi une liberté comme une autre…


– Libres ou morts! crièrent-ils ensemble.


– Eh bien, reprit Pardaillan d’une voix qui cette fois résonna comme une fanfare de bataille, eh bien, en avant donc, et puisqu’on ne peut être libres à moins; prenons la Bastille!


– En avant! Prenons la Bastille! À nous la Bastille! vociférèrent les enragés, emportés dans un grand souffle de folie.


Pardaillan se mit en marche, tranquille en apparence, souple et nerveux comme un de ces grands fauves qui, la nuit, sillonnent le désert. Des cris éclataient devant lui.


– Aux armes! Rébellion! Aux armes!


Derrière lui, la troupe hagarde, transposée en un état de songe terrible, marchait silencieuse, les yeux rivés sur lui. Et tout à coup, à dix pas devant lui, dans une cour, dans la clarté des torches allumées, il vit grouiller une masse confuse d’hommes d’armes, en tête desquels marchait un officier.


Celui-ci, d’un geste, arrêta devant l’entrée du corridor sa troupe qui, les yeux éblouis par les torches, cherchait à reconnaître le nombre des ennemis qu’elle avait à combattre, et à quelle fantastique espèce appartenaient ces ennemis. Pardaillan marchait toujours, sans hâter ni ralentir le pas. Cet instant de silence fut bref.


– Holà! cria l’officier, qui êtes-vous? Qu’on se rende à l’instant!…


– En avant! rugit Pardaillan.


Dans le même instant, il y eut la vision d’un bond terrible. Pardaillan se ramassa sur lui-même, se détendit comme un ressort, et, en deux pas, fut sur l’officier. Un geste foudroyant suivit le bond; l’officier tomba comme une masse, tué raide d’un coup de dague au défaut de l’épaule.


Les gardes, en voyant tomber leur chef, eurent ce recul instinctif qu’on remarque dans toutes les troupes habituées à l’obéissance passive. Et cette inappréciable seconde de trouble suffit aux révoltés pour sortir du corridor et se ruer dans la cour.


– Feu! feu! vociféra un sergent.


Quarante arquebuses tonnèrent. L’ouragan de fer s’engouffra dans le corridor, les balles crépitèrent sur les murailles, et, en même temps que ce roulement de tonnerre, éclata une énorme vocifération de triomphe… immédiatement suivie de malédictions furieuses…


En effet, les gardes, s’imaginant que le couloir était plein d’ennemis invisibles, avaient d’instinct fait feu dans le boyau noir… Et ce fut la lueur même de l’arquebusade qui leur montra ce corridor vide, à l’instant où ils étaient attaqués à droite, à gauche, derrière, par les hallebardes des révoltés.


Les arquebuses déchargées, les gardes se trouvaient désarmés, car il fallait près de deux minutes pour recharger, et d’ailleurs ils n’avaient pas les munitions nécessaires. Alors, parmi les malédictions des blessés, les rauques appels des mourants, les jurons, il y eut dans cette cour une deuxième bataille… mêlée affreuse, d’autant plus terrible que les torches avaient été jetées; les gardes se servant de leurs arquebuses comme de massues, s’entrechoquant, s’assommant les uns les autres.


Et dans ce groupe informe, délirant, Pardaillan, sa dague au poing, se lançait tête baissée, frappait à droite, frappait à gauche, passait, coupait, faisait une horrible trouée. Deux ou trois minutes s’écoulèrent; la cour était pleine de sang… les gardes affolés, pris d’une terreur insensée, se sauvaient, se heurtaient à d’autres qui accouraient… et hors de la Bastille, le quartier réveillé se demandait ce que signifiait cette clameur… Dans la Bastille, une cloche se mit à sonner à toute volée… le poste de la porte d’entrée réduit à vingt hommes se barricadait, perçait des meurtrières pour une suprême défense… Toutes les imaginations qu’inspire l’épouvante traversaient ces esprits, et la plus raisonnable était que les troupes d’Henri III, entrées soudain dans Paris, avaient pénétré dans la Bastille par quelque poterne mal gardée… et là-bas, dans la cour, Pardaillan achevait la déroute des gardes… les prisonniers se répandaient dans les couloirs en poussant des hurlements féroces…


Ce fut une vision d’enfer, une indescriptible ruée à travers les couloirs et les cours de la Bastille. Dans la grande cour, une trentaine de cadavres gisaient sur les pavés, et parmi eux, celui du vieillard en guenilles, du vieillard anonyme qui entrait dans la liberté par la porte de la mort.


Pardaillan, Charles d’Angoulême, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre, en quelques secondes, tinrent conseil. À eux cinq, ils marchèrent sur la porte d’entrée. De-ci de-là éclataient encore des coups d’arquebuse; de loin en loin, des groupes de gardes passaient affolés, tirant les uns sur les autres; quelques-uns jetaient leurs armes et criaient:


– Grâce! Mort à Guise! Vive le roi!


Pardaillan arriva devant la porte de l’entrée. Là, une vingtaine de gardes s’étaient barricadés. Pardaillan, d’un coup de coude, fit sauter le vitrail de la fenêtre; sa tête sanglante, hérissée, terrible, apparut aux assiégés, et il hurla:


– Au nom du roi, rendez-vous… Il y a deux mille royalistes dans la Bastille!


– Vive le roi! vociférèrent les assiégés.


– Jetez vos armes!…


Les arquebuses et les hallebardes passèrent à travers les barreaux de la fenêtre.


– Bon!… ne bougez plus, ou vous êtes morts! Il y a grâce de la vie pour quiconque ne bouge d’ici!…


– Vive le roi!… Mort à Guise! répondit le hurlement d’épouvante.


En même temps, Sainte-Maline, Montsery et Chalabre ouvraient la grand-porte, abattaient le pont-levis.


– Partons! crièrent-ils.


– Partez! fit Pardaillan.


– Et vous?…


– Partez donc, mordieu!…


– Adieu, monsieur de Pardaillan! Souvenez-vous de notre dette!


Tous les trois bondirent sur le pont-levis et l’instant d’après disparurent dans la nuit. Charles considérait Pardaillan sans comprendre, mais avec cette confiance illimitée qu’il avait pour lui. Que voulait donc Pardaillan? Pourquoi ne fuyait-il pas? Que lui restait-il à faire dans la Bastille?


Et pourtant la situation, qui, après avoir été tragique, était maintenant si favorable, menaçait de redevenir terrible. En effet, au tocsin de la Bastille, d’autres tocsins dans Paris avaient répondu. Des rumeurs s’éveillaient. Des portes et des fenêtres s’ouvraient. Des gens apparaissaient dans les rues, se demandant ce qui se passait et si Paris était surpris par les hérétiques de Béarn!


Ce qui se passait!… Il se passait que Pardaillan prenait la Bastille!… Et la Bastille prise, que voulait-il encore?… Il se rapprocha de la fenêtre grillée où les vingt gardes terrorisés, affolés par ces bruits qu’ils entendaient, persuadés qu’Henri III était dans Paris, se confessaient les uns aux autres, à tout hasard.


– Le chef?… demanda Pardaillan.


Un sergent s’approcha en joignant les mains et en disant:


– Grâce! Je n’en ai pas fait plus que les autres!…


– Rassure-toi, mon ami, fit Pardaillan. Vous aurez tous vie sauve. Passe-moi simplement les clefs des cachots, et fais-moi le plaisir de sortir avec six de ces braves.


– Vive le roi! clama le sergent.


Quelques instants plus tard, il rejoignait Pardaillan avec six hommes portant chacun un trousseau de clefs.


– Mon ami, dit Pardaillan, le roi veut voir les prisonniers de la Bastille dès cette nuit, excepté ceux de la tour du Nord.


– De dangereux truands.


– C’est vrai. Va donc me chercher les autres. Et tâche d’être prompt si tu veux qu’on oublie que tu fus guisard.


– Vive le roi! répéta le sergent qui s’élança au pas de course.


Dix minutes se passèrent. Dans la Bastille les rumeurs s’apaisaient peu à peu. Et si l’on entendait encore des cris, c’étaient ceux de: «Vive le roi!» Mais hors de la Bastille, Paris, réveillé par les tocsins, s’armait, se répandait dans les rues. On ne savait pas encore pourquoi, ni d’où venait cette alarme… mais bientôt… Charles d’Angoulême regarda Pardaillan d’un air qui signifiait clairement que vraiment c’était tenter le diable que d’attendre plus longtemps. Pardaillan se mit à rire et dit:


– Savez-vous à quoi je songe?


– Non, mon cher ami, et je vous avoue que…


– Eh bien! interrompit Pardaillan, je songe à la figure que doit faire le gouverneur de la Bastille, M. de Bussi-Leclerc, en entendant ces cris de: «Vive le roi!»…


À ce moment, Bernard Palissy arrivait devant le pont-levis avec les trois huguenots délivrés. Ces trois hommes étaient couverts de sang et tout déchirés; on voyait qu’ils s’étaient rudement battus. L’un d’eux était blessé, mortellement peut-être, et les deux autres le soutenaient. Mais tous avaient ce visage extasié, cet air d’étonnement effaré de gens qui s’apprêtaient à mourir et qu’on rend à la vie. Seul Palissy était fort calme. À pas pressés, ils franchirent le pont-levis et s’enfoncèrent dans Paris.


À ce moment, le jour se levait. Les rues se remplissaient de bourgeois effarés; des patrouilles de gens d’armes passaient en courant; des troupes marchaient vers les portes, et les foules du peuple se portaient sur les remparts pour repousser l’attaque. Car tout ce monde, maintenant, croyait que Paris était attaqué, soit par une armée d’Henri III, soit par les huguenots d’Henri de Navarre.


– Alerte! Aux armes! Aux remparts!…


On n’entendait que ces cris qui, se mêlant aux mugissements du tocsin, faisaient une vaste rumeur. Dans le corps de garde de la Bastille, les soldats enfermés s’époumonaient à crier:


– Vive le roi!…


Ils espéraient ainsi se faire pardonner d’avoir servi la cause du duc de Guise qui, sûrement, allait être déclaré traître et rebelle.


Tout à coup, une bande étrange parut aux yeux de Pardaillan et de Charles d’Angoulême, une bande composée de gens maigres, hâves, livides, avec des yeux hagards et papillotants comme ceux des oiseaux de nuit que frappe la lumière du jour; la plupart étaient en guenilles, quelques-uns à peine vêtus. Et tous portaient sur le visage ce masque de doute, de stupéfaction, de terreur et de ravissement que Pardaillan avait vu chez ceux à qui il avait ouvert lui-même.


Ces gens, c’étaient les dix-huit prisonniers restants. Le sergent et ses six hommes les poussaient. Car beaucoup de ces malheureux, ne pouvant croire qu’ils allaient être libres, s’imaginaient, aux clameurs qu’ils entendaient, qu’il s’agissait d’un massacre. Devant la porte grande ouverte, devant le pont-levis baissé, ils s’arrêtèrent avec une sorte de farouche défiance. Une indicible émotion étreignait le cœur de Pardaillan.


– Eh bien? dit-il, qu’attendez-vous pour vous en aller?


– Puisque le roi fait grâce! hurla le sergent. Vive le roi!… Vive le nouveau gouverneur de la Bastille!…


Pardaillan tendit le bras vers Paris en rumeur, vers le pont-levis et cria:


– Allez donc, morbleu! puisque vous êtes libres!…


Alors une clameur terrible éclata parmi ces gens, faite de sanglots et de hurlements indistincts de leur joie furieuse. Et levant les bras au ciel, se poussant, se ruant, ils se précipitèrent sur le pont-levis; en quelques instants, leur troupe affolée se fut dispersée dans les ruelles avoisinantes… il n’y avait plus de prisonniers à la Bastille!


– Maintenant, allons-nous-en, dit Pardaillan.


Et à son tour, avec Charles d’Angoulême, il franchit le pont-levis.


– Monsieur le gouverneur?… dit près de lui le sergent qui l’avait escorté chapeau bas.


– Plaît-il? fit Pardaillan en se retournant étonné.


– Monsieur le gouverneur, voulez-vous me donner vos ordres? Dois-je fermer les portes?…


– Ah çà! mon cher, à quel gouverneur parlez-vous? dit Pardaillan.


– Mais, balbutia le sergent, à vous!… Car je suppose que vous êtes le nouveau gouverneur…


– Tiens! fît Pardaillan qui se frappa le front; J’allais justement oublier… Mon ami, faites-moi le plaisir d’aller à la tour du Nord et de délivrer ceux de vos camarades que j’y ai enfermés. Quant au gouverneur…


– Le gouverneur! fit le sergent en claquant des dents.


– Eh oui! M. de Bussi-Leclerc! Vous le trouverez au cachot du deuxième sous-sol où il doit fort pester. Allez, mon ami, allez.


– Mais vous n’êtes pas le nouveau gouverneur? rugit le sergent, blême d’épouvante devant ce qu’il entrevoyait.


– Moi? fit Pardaillan avec cette froideur de glace qu’il avait dans les moments où il s’amusait à l’excès, moi? je suis un prisonnier comme ces messieurs que vous avez poussés dehors. Et vous voyez, je fais comme eux, je m’en vais…


Le sergent demeura sur place, comme frappé de la foudre. Quand il reprit ses sens, Pardaillan et Charles étaient déjà loin.


– Dites à M. le gouverneur, cria Pardaillan, que je serai toujours son homme, quand il voudra sa revanche!…


– Aux armes, hurla le sergent en s’arrachant les cheveux. À la rébellion!…


Mais à ce moment, le chevalier et le jeune duc disparaissaient dans la rue Saint-Antoine. À demi fou, le sergent vociféra à une patrouille qui passait au pas de course d’entrer à la Bastille. Mais la patrouille courait aux remparts et ne s’inquiéta pas de ses cris. D’ailleurs, tout criait dans Paris. Et comme le soleil se levait, un étrange spectacle apparut aux yeux des rares Parisiens demeurés chez eux.


La plupart des maisons étaient barricadées; dans les rues, les chaînes étaient tendues. Tout ce qui était valide était aux remparts. Et sur ces remparts, c’était une foule énorme, grouillante, interrogeant les horizons paisibles…


Le duc de Guise, posté à la porte Neuve qui était le point faible parce qu’on pouvait essayer de passer par la Seine, le duc de Guise avait concentré là ses meilleures troupes. Des cavaliers étaient partis hors du mur pour tâcher de reconnaître les forces royalistes…


Et peu à peu, ces éclaireurs revenaient l’un après l’autre… Et tous apportaient la même réponse…


– Pas de royalistes autour de Paris! pas d’ennemis! pas d’attaque!…


Mais alors!… D’où venait la panique? Pourquoi le tocsin? Quelle cloche avait commencé? On ne savait. Guise, nerveux et pâle, finit par hausser les épaules, et grommela à Maurevert et à Maineville qui se trouvaient près de lui:


– Si nos Parisiens s’émeuvent ainsi pour l’ombre, que serait-ce s’ils voyaient le loup? Allons, mes frères et ma mère ont raison, il faut partir!…


Les troupes rentrèrent; la foule regagna l’intérieur de Paris, un peu penaude; les chaînes furent décrochées; les barricades furent démolies…


Guise regagna son hôtel et, sur son passage, le bruit se répandit qu’une grande procession allait s’organiser et que le fils de David, le grand Henri, Henri le Saint, allait trouver Valois.


Il était environ sept heures du matin quand Guise rentra dans son hôtel et ordonna de tout préparer à l’instant pour son départ à Chartres.


– Maurevert, vous nous accompagnez! ajouta-t-il en le regardant fixement.


– Pourquoi ne serais-je pas du voyage, monseigneur? fit Maurevert.


– Vous pourriez peut-être, que sais-je, avoir arrangé quelque partie… À l’abbaye de Montmartre, par exemple?…


Maurevert pâlit. Guise s’approcha de lui, le toucha du bout du doigt au front, et d’une voix sourde que Maurevert seul entendit:


– Lors même que vous auriez cent mille livres, vous entendez, Maurevert, lors même que vous seriez assez riche pour me quitter, lors même que vous auriez accepté une mission de surveillance à Montmartre…


– Monseigneur!…


– Lors même que vous seriez bien et dûment marié – tu m’entends, Maurevert! continua le duc en grinçant des dents -, je te défends de jamais chercher à lever les yeux sur celle que tu sais… Je te défends de me quitter…


– Monseigneur, bégaya Maurevert livide, soyez sûr…


– Tu ne me quitteras plus: tu logeras ici; et en route vers Chartres, je veux t’avoir toujours près de moi… si tu veux que cette tête que je viens de toucher continue à rester sur tes épaules…


Maurevert s’inclina en murmurant une assurance de parfaite obéissance. Mais en lui-même il songea:


«Dès que le damné Pardaillan aura été questionné, je pars!… justement parce que je tiens à ma tête!…»


Et tout haut, il reprit:


– Monseigneur, c’est ce matin que nous devons nous rendre à la Bastille… Vous savez ce que vous avez bien voulu me promettre…


– Oui, oui, fit le duc calmé par l’attitude servile de Maurevert, tu es un bon serviteur, et sois sûr que je n’oublierai jamais rien… même la capitainerie des gardes qui t’a été promise!


Maurevert tressaillit.


– Seulement, continua le duc, songe à la gagner en prouvant ton dévouement à celui qui pourra te conférer le grade que tu ambitionnes. Quant à ce que tu me dis de la Bastille, tu as raison: tu assisteras au supplice de ton ennemi.


– En ce cas, monseigneur, il est temps! fit avidement Maurevert. Le tourmenteur a été mandé pour sept heures, et…


– Allons, s’écria Guise en riant, hâtons-nous de satisfaire l’appétit de notre ami… sans quoi, il va se jeter sur nous pour nous dévorer. À la Bastille! Viens-tu, Maineville?…


– Ma foi, monseigneur, j’avoue que j’en veux fort au Pardaillan, dit Maineville; mais c’est un brave, après tout, et il me répugne de voir mourir les gens qui ne se peuvent défendre l’épée à la main…


– Oh! moi, fit Maurevert, la chose m’intéresse, au contraire!


Et il se hâta de se diriger vers la porte, comme pour inviter Guise à partir aussitôt. À ce moment, une rumeur éclata dans l’antichambre; et cette porte, malgré les règles d’étiquette plus sévères à l’hôtel de Guise qu’au Louvre, s’ouvrit. Un homme apparut et entra d’un bond. Cet homme, c’était Bussi-Leclerc!…


– Eh bien! gronda le duc, qu’est-ce à dire?


– Monseigneur! ah! monseigneur! frappez-moi! battez moi! tuez-moi!… Je suis fou! je suis un misérable!…


Et Bussi-Leclerc tomba à genoux, devant Guise et Maineville stupéfaits. Quant à Maurevert, il s’était reculé de trois pas, livide, secoué jusqu’au fond de l’être par une terrible intuition. Bussi-Leclerc tremblait. Il offrait aux regards un visage décomposé, il claquait des dents: il paraissait réellement en proie à quelque étrange délire.


– Relevez-vous, Leclerc, dit le duc de Guise, et expliquez-vous, ou, par Notre-Dame, je croirai vraiment que vous êtes frappé de folie.


– Que ne suis-je fou! en effet, râla Bussi-Leclerc. Que ne suis-je mort! Tout vaudrait mieux pour moi que l’infortune qui m’accable!… Monseigneur… la Bastille…


– Eh bien?… la Bastille!… Parlez donc, par tous les diables!…


– Pardaillan!… L’infernal Pardaillan!…


– Pardaillan! rugit Guise en assénant un coup de poing sur une table.


– Évadé! fit Bussi-Leclerc dans un souffle.


On entendit une imprécation, un cri déchirant… Et on vit Maurevert qui s’abattait comme une masse… Mais personne ne fit attention à lui.


– Malédiction! gronda Henri de Guise, blanc de fureur.


– Malédiction! répéta sourdement Maineville atterré.


– Oui, oh! oui, malédiction! balbutia Bussi-Leclerc toujours à genoux.


Alors, après cette seconde où la stupeur l’avait pétrifié, une effroyable crise se déchaîna dans l’âme de Guise. Maineville qui connaissait ces terribles accès, Maineville en voyant le visage du duc blêmir et se marbrer de taches bleuâtres, ses yeux s’ensanglanter et tout son corps secoué d’un frisson, Maineville recula en tremblant, et, s’étant heurté à Maurevert évanoui, demeura immobile en songeant:


«Bussi-Leclerc est mort!»


Bussi-Leclerc les connaissait aussi, ces accès de fureur de son maître. Il se releva vivement, et, devant ce qu’il prévoyait, recouvra son sang-froid.


Guise le regarda un instant, d’un œil hébété, cherchant peut-être ce qu’il allait faire. Et alors sa main se leva, avec cette lenteur de l’insulte préméditée. Bussi-Leclerc vit le geste. Livide, prompt comme l’éclair, il saisit un poignard qui traînait sur la table, le tendit au duc, et d’une voix informe, sorte de grondement indistinct:


– Monseigneur, si vous frappez, frappez avec le fer, comme un gentilhomme à un gentilhomme…


La main de Guise se crispa, son bras retomba sans achever l’insulte. Bussi-Leclerc jeta le poignard sur le parquet et se croisa les bras.


Toute cette scène, emplie d’un silence violent, car le silence crie quelquefois plus que le cri, avait duré deux secondes à peine. Guise se mit à arpenter la vaste salle, soufflant fortement, et frappant le parquet de son rude talon. Le duc, peu à peu, se calma, revint sur Bussi-Leclerc et dit:


– Qu’eusses-tu fait, si je t’eusse frappé au visage?


– Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec le courage de l’homme qui joue sa tête pour assurer sa situation branlante, monseigneur, je vous eusse frappé à la poitrine; puis, ce fer rouge de votre sang, je l’eusse tourné contre moi-même. Ainsi j’eusse effacé deux déshonneurs: le mien, à moi qui avais été frappé, et le vôtre, à vous qui aviez frappé…


Guise grinça des dents. Et Bussi-Leclerc attendit l’ordre de son arrestation en songeant:


«J’en ai trop dit pour qu’il me pardonne. Je suis perdu.»


Mais non! Ce n’est pas à Bussi-Leclerc qu’allait ce grincement de dents!… Si une pâleur mortelle venait de s’étendre sur le front du duc à la suite des paroles de Leclerc, si un accès de colère plus furieux que le premier semblait prêt à se déchaîner en lui, c’est que Guise songeait qu’il avait été, lui, frappé au visage!… Et que l’homme qui l’avait souffleté vivait encore!… Et que cet homme, ce Pardaillan, pouvait encore se vanter d’avoir déshonoré le futur roi de France…


Un rauque soupir lui échappa. Ce Pardaillan, il s’agissait de le retrouver! Et pour cela, il ne fallait pas commencer par se priver de ses meilleurs serviteurs. Cette pensée lui rendit sinon du calme, du moins la modération nécessaire à ses projets. Renonçant donc à toute vengeance contre Bussi-Leclerc, ou la remettant à plus tard, il lui tendit la main en lui disant:


– Allons, j’ai eu tort, Bussi; restons amis; par le temps qui court, il fait bon de savoir nous pardonner notre mauvaise humeur. Avoue pourtant que cette fuite d’un homme dont tu répondais pouvait… Mais raconte-moi comment les choses se sont passées.


– Ah! monseigneur, que sera-ce quand vous saurez tout!…


– Attends, Bussi, dit une voix éperdue de rage, d’épouvante et de désespoir; moi aussi, je veux savoir!…


C’était Maurevert qui revenait à lui qui se relevait, se traînait jusqu’à un fauteuil où il tombait, et paraissant oublier la présence de Guise, du maître, ajoutait:


– Parle! n’omets aucun détail!


Guise approuva de la tête, oubliant, lui aussi, qu’en d’autres circonstances il eût sévèrement réprimé l’attitude de Maurevert.


Alors, à mots hachés, coupés de jurons, de soupirs et d’imprécations, Bussi-Leclerc entreprit le récit du fantastique duel au fond du cachot; et ce fut au cours de ce récit que sa vanité se réveilla, sa vanité saignante de maître ès armes que nul ne pouvait toucher. Bussi-Leclerc s’accusa d’imprudence; Bussi-Leclerc cria qu’il n’était qu’un misérable; mais Bussi-Leclerc qui venait de tenir tête à Guise, et qui avait froidement envisagé de se tuer sur le cadavre du duc tué par lui, oui, cet homme de courage et, après tout, meilleur qu’un autre, au fond, Bussi-Leclerc sentit les mots s’étrangler dans sa gorge quand vint le moment d’avouer qu’il avait été pour la deuxième fois désarmé!


Et Bussi-Leclerc mentit! Il mentit en se jurant de tuer à petit feu Pardaillan, cause de son mensonge! Il mentit en blêmissant, en se criant en lui-même et à lui-même des injures de corps de garde et de tripot… mais il mentit!… Il inventa des péripéties, s’acharna aux détails, et prouva que Pardaillan avait été désarmé…


– Et ce fut alors, ajouta-t-il, au moment où je me baissais pour ramasser son épée, ce fut alors que traîtreusement et de pure félonie, il me déchargea sur la tête un grand coup de poing à assommer un bœuf, si bien que moi, qui ne suis pas un bœuf, je tombai le nez sur le sol, je perdis connaissance, et quand je m’éveillai, je me trouvai seul, enfermé dans le cachot!… Mais ce n’est pas tout!… Le reste est incroyable, inimaginable, et pourtant cela est!… Cela est à tel point que, sûrement, le Pardaillan doit avoir fait un pacte avec son patron Satan!


Alors, il raconta comme quoi il avait longtemps crié, hurlé, tempêté, défoncé presque la porte du cachot à force de frapper du poing et du pied; comme quoi, à la longue, son cachot avait été ouvert par un sergent et des gardes fous de terreur; comme quoi, étant remonté en toute hâte, un indicible spectacle s’était offert à ses yeux; du sang partout, des morts et des blessés dans toutes les cours; toutes les portes ouvertes; le pont-levis baissé… comme quoi, enfin, ayant interrogé les survivants, il avait appris l’effroyable catastrophe: les batailles dans les ténèbres, les mêlées à croire que Pardaillan commandait une armée, si bien qu’on avait cru à la présence de cette armée et que le roi était dans Paris, et enfin la fuite de tous les prisonniers de la Bastille délivrés par le démon Pardaillan!…


Au récit de ces fabuleux événements, récit maintes fois coupé par les exclamations de Guise et de Maineville, récit écouté par Maurevert seul, silencieux, avec des frissons de terreur, ils crurent entendre la narration de quelque bataille des anciennes légendes. Dans leur imagination, Pardaillan prit des proportions démesurées.


Guise assura sa lourde épée et regarda la porte comme s’il se fût attendu à voir paraître Pardaillan. Maineville constata qu’il avait sa bonne cotte de mailles sous son pourpoint de velours.


– C’est bien, dit Guise, je vais faire contre cet homme ce qu’on peut faire contre un redoutable truand.


Et il se mit à écrire fiévreusement un ordre.


– Bussi, dit Maineville tout pâle, je crois que tu as raison, et que ce misérable a dû faire un pacte avec Satan…


– À moins qu’il ne soit Satan en personne, dit Bussi-Leclerc qui n’était pas éloigné d’admettre cette explication, tant il lui paraissait invraisemblable que Pardaillan eût pu le désarmer.


Quant à Maurevert, il n’avait pas dit un mot. Il songeait. Et sa songerie était affreuse…


– Voilà! dit le duc en achevant d’écrire et en signant. Que cet ordre soit crié à l’instant. Car si le truand a ouvert la porte des vingt-six prisonniers de la Bastille, ce ne peut être que pour entreprendre d’en former une bande à la disposition de Valois!… Chalabre, Sainte-Maline et Montsery étaient parmi les prisonniers…


En effet, jamais il ne fût venu à la pensée de Guise, ni d’aucun homme raisonnable, que Pardaillan, dans la terrible situation où il se trouvait, eût perdu son temps à ouvrir la porte des prisonniers de la Bastille, uniquement pour le plaisir d’ouvrir des portes.


– Bussi, reprit le duc de Guise, je te pardonne…


– Ah! monseigneur! balbutia Leclerc qui s’inclina sur la main du duc, et la baisa.


– Qu’il ne soit plus question de cette monstrueuse affaire, sinon pour nous défendre. Maurevert, Maineville, Bussi, tous les trois vous êtes unis à moi désormais par autre chose de plus fort que l’amitié, le dévouement et l’ambition…


– Par quoi donc, monseigneur? haleta Maurevert qui, pour la première fois depuis le commencement du récit, prit la parole.


– Par la peur! reprit le duc de Guise. Nous sommes tous les quatre hantés par cette pensée que le Pardaillan doit nous tuer tous…


Ils frissonnèrent. Car telle était bien leur pensée!…


– Eh bien, à dater de ce jour, unissons nos forces, nos intelligences, nos courages. Nous sommes des voyageurs égarés dans une forêt où il y a un sanglier furieux. Tenons-nous bien. Ne nous séparons pas. Marchons ensemble à la bête! Car tant que la bête vivra, messieurs, je ne donnerai pas une obole de votre peau, ni de la mienne!…


Et effarés, pâles, faibles comme devant la menace d’une puissance inconnue, Maurevert, Bussi et Maineville, sur l’ordre de Guise, commencèrent par faire le tour de l’hôtel pour doubler chaque poste d’armes!…

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