Que faisait pendant ce temps celui qui était cause de ces terreurs, cause aussi des événements qui allaient se précipiter – uniquement parce qu’il avait eu l’idée de visiter la Bastille? Pardaillan, nous gémissons de l’avouer, Pardaillan mangeait un pâté d’anguilles à l’auberge du Pressoir de fer. Occupation, certes, qui n’avait rien d’héroïque.
Nous avons vu que Pardaillan et Charles d’Angoulême, en sortant de la Bastille, avaient enfilé la rue Saint-Antoine. Elle était pleine de groupes effarés qui criaient aux armes et couraient aux remparts. Grâce à cette foule, grâce à cet effarement, ils passèrent inaperçus dans les groupes. Au bout de cinq cents pas, Pardaillan s’arrêta soudain et s’accota à un mur.
– Qu’avez-vous? dit Charles. C’est l’émotion, n’est-ce pas, cher ami?… ou plutôt… la perte du sang!…
– Non, fit Pardaillan, j’ai faim, voilà tout!
Et comme le jeune duc demeurait interloqué:
– Eh! pardieu, je voudrais vous y voir! Voilà quarante-huit heures que je n’ai pas mangé!
– Nous ne sommes pas loin de la rue des Barrés, dit Charles, mais j’ai tout lieu de supposer qu’après ce qui m’est arrivé mon hôtel est pour nous deux la retraite la moins sûre de tout Paris…
– Au fait, dit Pardaillan qui, à ces mots, fit un effort pour surmonter sa faiblesse, que diable vous est-il arrivé? Comment se fait-il que vous ayant laissé galopant le long de la Seine, et ayant entraîné à mes trousses toute la bande enragée, je vous aie retrouvé dûment embastillé?
– Entrons dans ce cabaret, fit Charles en poussant un soupir, et je vous raconterai mon malheur tout en nous restaurant de notre mieux; car, ajouta-t-il, moi aussi j’ai faim.
– Et soif! conclut Pardaillan. J’enrage de soif… Un instant, mon duc! Avez-vous de l’argent? moi, je n’ai pas le moindre ducaton, le plus maigre liard [17].
Charles se fouilla vainement.
– Les scélérats m’ont dépouillé, quand ils m’ont descendu dans leur cachot, dit-il.
– En ce cas, dit froidement Pardaillan, il nous faut aller à votre hôtel, quoi qu’il en puisse advenir.
Ils se dirigèrent donc vers la rue des Barrés que Pardaillan, d’un coup d’œil prompt et sûr, examina soigneusement avant que d’y pénétrer. La rue était parfaitement déserte et formait un recoin paisible dans la grande rumeur de Paris. Ils entrèrent dans l’hôtel où le chevalier se restaura séance tenante de deux grands coups de vin.
Charles conduisit Pardaillan dans une chambre qui avait été la pièce où son père aimait à se reposer et où il couchait lorsqu’il avait peur de dormir au Louvre. Le jeune duc ouvrit une de ces vastes et profondes armoires sculptées, comme on en faisait dans ces temps. Là, il y avait des pourpoints, des chausses, des hauts-de-chausses, des justaucorps et des manteaux, de quoi habiller de pied en cap une douzaine de gentilshommes, costumes de velours, de drap, de soie, chapeaux et toques, cols à l’ancienne mode, écharpes…
– Cher ami, dit le petit duc, voici des vêtements qui ont appartenu au feu roi Charles IX. Nul n’y a touché, sinon ma mère qui aimait à les sortir parfois de cette armoire, et se plaisait à les brosser elle-même. Vous êtes en loques. Voyez donc si, de toutes ces pièces, vous pourrez vous composer un costume.
Pardaillan contempla la royale friperie, puis ramena son œil attendri sur le jeune duc.
– Et vous? fit-il.
– Oh! moi, je n’oserais toucher à ces reliques. Mais vous, Pardaillan…
– Je vous remercie, monseigneur, dit le chevalier, avec cette extrême froideur de ses minutes d’émotion; mais, si je ne me trompe, Sa Majesté Charles IX avait une finesse de taille qui…
– C’est vrai! fit Charles d’Angoulême, et je ne songeais plus que ces habits de roi sont trop petits pour vous.
Il décrocha une de ces longues et solides rapières comme Charles IX, grand amateur d’armes, en possédait quelques-unes.
– Prenez au moins cette épée que mon père, a portée, dit-il.
– Ah! pour cela, oui! fit Pardaillan, qui examina la lame, la fit ployer, essaya la garde à sa main et, finalement, la ceignit avec une satisfaction qui fit briller de plaisir les yeux de Charles.
Le jeune homme alors, passant dans sa chambre, se hâta de s’habiller, de pied en cap, car lui-même était en guenilles, si Pardaillan était en loques. Puis il rejoignit le chevalier en disant:
– J’ai ordonné à mes gens de nous préparer un de ces bons dîners comme vous les aimez; dans une demi-heure nous pourrons nous mettre à table, et nous causerons, Pardaillan… car nous avons bien des choses à nous dire.
– Hum! Nous causerons tout aussi bien dehors, et quant à dîner, nous nous contenterons de la cuisine du premier cabaret venu. J’ai remarqué une chose, monseigneur, c’est que ceux qui, comme nous, ont besoin de se cacher, ne sont jamais plus en sûreté que sous la voûte du ciel et parmi la foule de badauds. Partons donc, puisque vous voilà équipé… et muni d’or, j’espère?
Pour toute réponse, Charles étala sur la table deux cents doubles ducats d’or dont il prit la moitié, tandis que Pardaillan mettait l’autre moitié dans les poches de sa ceinture de cuir.
En sortant de l’hôtel, le chevalier entra dans une friperie de la Mortellerie et y fit emplette d’un costume que la marchande assura avoir été fait pour l’illustre Henri de Guise lui-même, lequel n’en avait pas voulu parce qu’il le jugeait trop lourd.
– Je le prends, dit Pardaillan, car je suis des amis de ce grand homme.
Il compléta son équipement par une bonne cuirasse de cuir de bœuf et par un manteau. Alors ils se mirent en quête d’une taverne assez solitaire pour qu’ils y fussent en sûreté.
– Maintenant que nous voilà à peu près tranquilles, dit Charles en marchant, je voudrais avant tout vous prier de me répéter un mot que vous m’avez dit lorsque vous m’êtes apparu dans ce cachot où je pensais mourir. C’est au nom de Violetta vivante que vous m’avez commandé le silence…
Charles s’arrêta, tout pâle. Cette question, évidemment, le tourmentait, depuis une heure qu’ils avaient quitté la Bastille, et c’est à peine s’il osait la poser.
– Oui, dit vivement le chevalier, par tout ce que j’ai entendu, sûrement, Violetta est vivante…
Le jeune duc respira longuement.
– Et qu’est-elle devenue? s’écria-t-il avec cette belle confiance qui lui laissait espérer que Pardaillan allait, par la main, le conduire à sa fiancée.
– Ce qu’elle est devenue? dit Pardaillan, nous allons chercher à le savoir quand vous m’aurez expliqué ce qui vous est arrivé. Mais un mot d’abord: connaissez-vous le sire de Maurevert?
– Je l’ai vu à Orléans quand le duc de Guise y passa.
– Bon. Eh bien! si jamais vous revoyez cet homme, en quelque lieu que ce soit, tâchez de vous emparer de lui…
– Un bon coup de dague ou d’épée… Pardaillan, je sais que vous le haïssez.
– Non, non! fit Pardaillan avec un singulier sourire; ne le frappez pas… et puis, tenez, je crois que Maurevert est à l’abri de tout péril… parce qu’il faut… parce qu’il est juste que je puisse lui dire deux mots avant qu’il ne meure. Mais enfin, si vous le voyez, saisissez-le tout vif, et me l’amenez; si nous n’avons pas d’ici là retrouvé celle après qui vous courez, Maurevert nous donnera de précieuses indications: il faut que nous retrouvions Maurevert!
Charles se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir de commun entre Maurevert et Violetta. Pardaillan se garda bien de lui raconter ce que Maurevert lui avait dit dans le cachot, à savoir que lui, Maurevert, était devenu le mari de la petite bohémienne.
– Mais, enfin, reprit Charles, expliquez-moi d’abord comment, m’ayant fait donner rendez-vous à Saint-Paul…
– À Saint-Paul?…
– Oui! où vous deviez m’attendre avec le prince Farnèse et maître Claude.
– Le prince Farnèse et maître Claude!… Ah! ah! s’écria Pardaillan, frappé par ces deux noms qu’avait prononcés Maurevert dans le cachot.
– Oui, reprit Charles; Farnèse, le père de Violetta… et Claude, ce mystérieux inconnu qu’elle semble chérir et vénérer…
– Donc, je devais vous attendre à Saint-Paul avec Farnèse et Claude? Et je vous y ai fait donner rendez-vous?
– Par la dame d’Aubigné, qui m’est venue voir de votre part…
Alors, Pardaillan songea à ce que lui avait dit Maurevert; que Farnèse et Claude étaient enfermés dans le palais de la Cité pour y mourir de faim. Charles raconta la visite qu’il avait reçue et ce qui s’en était suivi jusqu’à la scène nocturne dans Saint-Paul.
– Très bien, fit Pardaillan, qui avait écouté attentivement. Maintenant, monseigneur, je vais vous apprendre deux choses: la première, c’est que je n’ai pu vous donner aucun rendez-vous avec Farnèse et maître Claude, puisque je n’ai jamais vu ce Claude, puisque je n’ai pas revu celui qui s’appelle prince Farnèse, depuis l’abbaye de Montmartre, puisque enfin, deux heures après vous avoir quitté, j’étais arrêté à l’auberge de la Devinière!
– Oh! s’écria Charles frémissant, j’ai été joué! J’ai été attiré dans un traquenard!…
– La deuxième, continua Pardaillan, c’est que la dame masquée et déguisée en gentilhomme, la charmante et digne messagère ne s’appelait nullement du nom honorable d’Aubigné…
– Et comment s’appelle-t-elle? fit Charles, frissonnant.
– Elle s’appelle Fausta! répondit tranquillement Pardaillan.
– Fausta?…
– Ce nom ne vous dit rien. Patience! Vous ne tarderez pas à connaître et à apprécier à sa valeur la femme extraordinaire qui s’appelle ainsi…
– Mais enfin, est-ce une d’Aubigné?
– Non, c’est une Borgia. Avez-vous entendu parler de Borgia, monseigneur?
– Hélas, Pardaillan, dans ma propre famille, n’y a-t-il pas une femme plus funeste que la célèbre Lucrèce, puisque la mère de Charles IX et d’Henri III s’appelle Catherine de Médicis?
– Oui, certes, la grande Catherine est une scélérate de belle envergure; et pour ma part j’ai pu admirer de près ce sombre génie des ténèbres. Je dirai même que depuis l’avant-dernière nuit où j’ai reçu dans mon cachot une bienheureuse visite, mon admiration pour Catherine est devenue si violente que je n’aurai plus de repos tant que je n’aurai pas rejoint cette illustre princesse…
– Qu’avez-vous donc appris? Que vous a-t-elle fait? balbutia Charles qui frissonna.
– Elle m’a fait… Mais il ne s’agit pas d’elle. Je voulais vous dire que Catherine de Médicis n’est qu’une écolière auprès de la descendante des Borgia. Prenez garde à Fausta, monseigneur! Je ne vois pas encore le but où elle tend, bien que j’aie deviné une partie de ses espérances. Mais ce que je comprends très bien, ce qui était encore obscur il y a quelques jours et qui s’éclaire maintenant de la livide lueur de ce nom, l’enlèvement de Violetta par Belgodère, Violetta traînée au supplice comme hérétique, sous le nom d’une fille de Fourcaud, oui, je comprends tout cela! Car tout cela est l’œuvre de Fausta…
– Oh! en ce cas, malheur à cette femme! gronda le duc d’Angoulême. Pardaillan, il faut retrouver cette tigresse, et dussé-je l’étrangler de mes mains…
– Patience! Vous ne la retrouverez peut-être que trop tôt! Prenez garde! Par la visite qu’elle vous a faite, par ce piège qu’elle vous a tendu et où vous avez donné tête baissée, vous devez comprendre à quelle force vous vous heurtez…
– Dussé-je y laisser la vie! palpita Charles…
– Eh! mordieu, s’il ne s’agissait que de mourir, ce serait vraiment trop facile! Il ne s’agit pas de mourir: il s’agit de vivre et de rendre la vie à celle que vous aimez…
– Oui, oui!…
– Et pour cela, je vous l’ai dit, il suffit de mettre la main sur le sire de Maurevert…
– Oh! Pardaillan, ma tête se perd à sonder ces abîmes. Que vient faire Maurevert en tout ceci?…
Pardaillan jeta un regard de pitié sur son compagnon.
«Pauvre petit! songea-t-il. Que dirais-tu si tu savais que ta fiancée est l’épouse de Maurevert!…»
– Je dis, reprit-il tout haut, qu’il faut se saisir de Maurevert, parce que Fausta l’emploie à son œuvre de destruction. Par lui nous saurons bien des choses. Maurevert pris, peut-être aurons-nous arraché à la main de Fausta une de ses armes les plus redoutables.
– Pourquoi ne pas vous attaquer directement à elle? Pardaillan, vous ne voyez donc pas que je ne vis plus?
Pardaillan saisit le bras de Charles.
– Laissez-moi faire! dit-il… Je crois vous l’avoir dit: il n’y a d’irréparable que la mort. Violetta est vivante, voilà tout ce qu’il importe de savoir pour l’instant. Quant à Fausta, vous êtes maintenant un de ceux sur qui son regard mortel s’est appesanti. Prenez garde! Je ne devine pas l’intérêt qu’elle peut avoir à frapper Violetta. Mais n’en doutez pas, si elle sait que vous aimez cette enfant… et elle sait!… elle vous frappera vous-même comme elle a essayé de me frapper, comme elle a frappé ce Farnèse et ce Claude…
– Mais elle est donc armée d’une véritable puissance? dit Charles hors de lui.
– Elle est plus reine en France qu’Henri III n’y a jamais été roi; elle est plus reine à Paris que Guise n’y est roi! Guise lui obéit. Elle est plus que le chef visible de cette prodigieuse association qui s’appelle la Sainte-Ligue: elle en est l’âme! Elle a bouleversé le royaume. Elle bouleversera Paris pour vous atteindre, s’il y va de son intérêt… Que sont les poisons des Borgia et des Médicis! Que sont les poignards des reîtres lorrains! Des jeux d’enfant auprès des inventions formidables de cette femme! Elle a son armée à elle! Elle a sa justice à elle! Des milliers d’espions sillonnent pour elle la capitale et le royaume. Elle voit tout, elle sait tout. Et pour atteindre ceux qui sont un obstacle à sa marche flamboyante, elle dédaigne le poison, elle dédaigne le poignard… elle emploie des armes plus violentes encore, et ces armes s’appellent: Religion et Justice!… Monseigneur, prenez garde aux juges de Fausta, aux prêtres de Fausta!… Ses prêtres font et défont des mariages! Ses juges saisissent l’ennemi de Fausta, et le conduisent à la Bastille pour le questionner et jeter ensuite son corps pantelant au gibet ou à l’échafaud!…
– Impossible! Oh! tout cela n’est qu’un rêve affreux!…
– Enfin! Songez à Henri III chassé de Paris! Songez au bûcher préparé pour Violetta! Songez que nous-mêmes, il n’y a pas deux heures que nous sommes hors de la Bastille!… Songez à maître Claude! Songez au prince Farnèse!
– Qui sait ce que sont devenus ces deux infortunés!…
– Je le sais, moi… toujours grâce à la bienheureuse visite que j’ai reçue dans mon cachot.
– Pardaillan, haleta Charles, il faut délivrer ces deux hommes!… L’un est le père de Violetta… et l’autre… Ah! je ne comprends pas… Mais Violetta l’aime et le vénère!… Où sont-ils? Oh! si vous le savez… ‘
– Ils sont là! dit Pardaillan en désignant une maison à Charles qui s’arrêta, frémissant.
Depuis quelques minutes, ils étaient entrés dans la Cité et l’avaient contournée jusqu’à cette pointe qui s’allongeait derrière Notre-Dame. Le jeune duc se vit en présence de hautes murailles noires, lézardées, une façade sombre et muette avec une porte de fer, de rares fenêtres fermées, une apparence de logis abandonné depuis des années, avec ses moisissures verdâtres qui lui donnaient une figure de lépreux…
– Oh! murmura Charles avec une sourde terreur, ni la Bastille, ni le Temple, ni le Châtelet n’ont physionomie aussi repoussante et sinistre!… Pardaillan, quelle infâme prison est-ce là?…
– C’est le palais de Fausta! dit Pardaillan.
Charles eut un mouvement comme pour s’élancer. Le chevalier le saisit par le bras.
– Frappez à cette porte de fer! dit-il froidement, et dans dix minutes nous aurons rejoint Claude et Farnèse qui agonisent de faim derrière ces murs!…
– De faim! balbutia Charles en essuyant son front ruisselant de sueur.
– Oui!… Du moins d’après ce que m’a raconté le charmant cavalier qui m’est venu voir…
– Et ce cavalier?…
– C’était Maurevert!… Mais cela me rappelle que moi-même, je meurs de faim! Voici justement, près de la maison où l’on agonise par la faim et la soif, la maison où l’on mange et où l’on boit…
Charles jeta les yeux sur l’auberge que lui désignait Pardaillan. Elle était jolie, accorte, avenante et fleurie. Pardaillan se souvenait parfaitement que le soir où il était entré dans le palais de Fausta, une femme évanouie dans ses bras, le soir où il avait eu avec la maîtresse du palais cet entretien qui s’était terminé par une bagarre, il se souvenait, disons-nous, qu’entré par le palais c’était par l’auberge qu’il avait pu fuir. Il y avait donc sûrement communication et probablement accointance morale entre le sinistre palais et la jolie auberge.
– Pardaillan! fit Charles haletant, je n’ai pas faim, moi! Il faut délivrer ces deux infortunés!…
– Eh! par les cornes du diable, c’est justement pour cela qu’il nous faut aller dîner à l’auberge du… du… voyons l’enseigne… tiens, tiens!… voilà qui me rappelle étrangement…
Et Pardaillan, pâle et pensif de ses souvenirs, murmura en frissonnant:
– Le Pressoir de fer !… Entrons! ajouta-t-il brusquement.
Et il se dirigea vers le cabaret tenu, au dire de la jolie enseigne qui se balançait en agitant ses grelots, par la Roussotte et Pâquette…
Au moment où ils allaient franchir le perron, un crieur public apparut, escorté de quatre pertuisaniers, et sonna de la trompe à trois reprises. Si désert que fût l’endroit, les ruelles voisines dégorgèrent aussitôt un flot respectable de curieux et de commères qui entourèrent le crieur. Sur le perron de l’auberge se montrèrent des femmes, des écoliers, des soldats.
– Écoutons, dit Pardaillan. Les crieurs racontent souvent des choses fort curieuses, d’autant que celui-ci est escorté de gardes aux armes de notre bien-aimé duc de Guise…
Lorsque le crieur jugea qu’il était environné d’un nombre suffisant d’auditeurs, il se mit non pas à lire, mais à réciter à haute voix un cri qu’il avait sans doute appris par cœur. Il n’en tenait pas moins un parchemin dans les doigts.
– Nous, maître Guillaume Guillaumet, crieur patenté de la ville de Paris, par ordre exprès de monseigneur duc régent de cette ville en l’absence de Sa Majesté le roi…
– Vive Guise! Mort à Hérode! interrompit la foule.
– Ordre ci-présent, signé de sa main et scellé de son sceau ducal fassions savoir à tous et toutes présents, les sommant de le répéter à tous et toutes non présents:
«Le sire de Pardaillan, ci-devant comte de Margency, est déclaré félon, traître et rebelle aux intérêts de l’Église et de la Sainte-Ligue.
Il est mandé à tout féal serviteur de la foi, ecclésiastique ou laïque, de saisir au corps ledit sire de Pardaillan et de le livrer à l’Official.
Que s’il ne peut être saisi vif, soit livré mort.
Que ledit sire de Pardaillan est de taille moyenne, plutôt grand, large des épaules, portant costume de velours gris et chapeau à plume de coq; qu’il porte moustache à retroussis et barbiche à la royale, qu’il a le front haut, les yeux clairs, la figure insolente; et qu’à ces signes on ne peut manquer de le reconnaître, en quelque lieu qu’il se cache.
Faisons en outre connaître, et promettons:
Qu’une somme de cinq mille ducats d’or sera remise à quiconque, ecclésiastique ou laïque, homme ou femme, saisira vif ledit sire de Pardaillan, ou présentera sa tête soit à l’Official, soit au grand prévôt, soit à tout autre officier de justice.»
Maître Guillaume Guillaumet souffla une fois dans sa trompe, ce qui signifiait que le cri était terminé. Et cette fois, la foule fut tellement frappée d’admiration par la promesse des cinq mille ducats d’or, une fortune considérable, qu’elle oublia de pousser son ordinaire clameur de: «Vive Henri le Saint! Vive le pilier de l’Église!»
Le crieur s’éloigna pour recommencer plus loin, suivi d’un grand nombre de gens qui voulaient entendre répéter ce mot magique: «Cinq mille ducats d’or!» et qui déjà cherchaient dans leur tête le moyen de gagner cette fortune.
Dans la salle commune du Pressoir de fer où Pardaillan et Charles entrèrent, le premier très calme, le deuxième bouleversé et livide, on ne s’entretenait que du cri. Les demandes, les réponses se croisaient, et toujours, comme un prestigieux refrain, revenait ce mot qui semblait sonner comme du métal: «Cinq mille ducats d’or!»…
Pardaillan avait tranquillement traversé la salle commune et gagné un cabinet éloigné que le chevalier se rappelait avoir franchi d’un bond le soir de son algarade dans le palais Fausta; il voulait se rapprocher le plus possible de la porte de communication. Mais où était au juste le passage?… Il s’assit à une table. Et à la femme qui vint demander ce qu’il fallait servir à ces gentilshommes, il répondit:
– À dîner! Le cri du sieur Guillaumet m’a creusé l’appétit.
Dix minutes plus tard, une jolie omelette, dorée à souhait, laissait échapper son fumet parfumé. En quelques bouchées, Pardaillan expédia l’omelette. Puis il attaqua un pâté d’anguilles dont il ne laissa que la terrine. Puis il déclara la guerre à certain poulet que l’hôtesse affirma supérieur aux chapons manceaux. Le tout arrosé de quelques flacons d’un petit vin des coteaux de Saumur pétillant comme du champagne. Sans perdre un coup de dent, Pardaillan grommelait parfois:
– Mangez donc, morbleu! Vous faites là une mine de carême…
Charles, en effet, ne suivait l’entrain du robuste dîneur que de fort loin et sans conviction.
– Une mine de carême, continuait Pardaillan, à croire que vous avez la conscience bourrelée de remords. N’est-ce pas, mon aimable hôtesse?
L’aimable hôtesse, une grande et forte rousse qui avait dû être fort jolie aux temps déjà lointains de sa jeunesse, venait de déposer sur la table un grand pot en disant:
– Ce sont des pêches cuites au vin, au sucre et à la cannelle. C’est délicieux.
Pardaillan vida les trois quarts du pot dans son assiette, et, ayant goûté, déclara:
– Merveilleux!
– C’est moi qui ai inventé cet entremets, dit l’hôtesse dont les grands yeux de brebis s’emplirent de contentement.
L’hôtesse, dont le visage exprimait une épaisse bêtise, rougit de plaisir.
– Aussi intelligente que jolie, ajouta Pardaillan.
L’hôtesse, qui était mûre et ne gardait de son ancienne beauté que ce que les fards pouvaient lui en conserver, l’hôtesse, à ce nouveau compliment, baissa les yeux et fit la révérence. Elle était conquise!
– Et comment vous nomme-t-on, ma toute belle? reprit le chevalier.
– La Roussotte, mon gentilhomme, pour vous servir.
– Tudieu! le joli nom… Madame la Roussotte, je vous déclare que votre auberge est la première de Paris. Vin mousseux et capiteux comme l’esprit de M. Dorat, poulets tendres comme des cailles de vigne, pâtés dignes de figurer sur la table de M. de Mayenne, que Dieu garde!… fruits confits à induire un moine au péché mortel de gourmandise…
À ce moment, un jeune homme vêtu de noir entra, s’assit à une table voisine. Les yeux pâles de ce jeune homme se fixèrent un instant sur le chevalier, et il tressaillit.
– Et, par-dessus le marché, achevait Pardaillan, hôtesse mignonne (une révérence), friponne (une autre révérence), jolie à rendre jalouse Mme de Montpensier, la plus jolie femme de Paris (troisième révérence, soupir, battement des seins; le jeune homme noir pâlit et son regard devient ardent, puis s’éteint). Madame la Roussotte, je m’installe dans votre auberge et n’en bouge plus tant qu’il y aura un écu dans ma ceinture… Y a-t-il de bons lits chez vous?
La Roussotte s’efforça de rougir; mais à notre grand regret, nous devons dire qu’elle n’y parvint pas. Avec cette légèreté spéciale de la commère qui cherche à se rappeler ses quinze ans, elle courut au jeune homme noir et silencieux et lui demanda ce qu’il voulait boire.
– Du même vin que ces messieurs! dit l’inconnu.
Cependant, Charles contemplait Pardaillan d’un regard navré.
– Par la mort-diable! s’écria Pardaillan en voyant revenir la Roussotte qui venait de servir l’inconnu, on croirait, mon cher compagnon, que vous avez un crime sur la conscience. Vous ne seriez pas plus triste si vous étiez ce Pardaillan dont M. le crieur patenté de la ville de Paris vient de mettre la tête à prix, un joli prix, d’ailleurs. Cinq mille ducats d’or! Peste!… Je voudrais bien connaître ce Pardaillan!
Ici la physionomie de la Roussotte devint grave et elle prononça:
– Moi, je le connais…
Charles d’Angoulême fit un bond. Pardaillan, sous la table, lui écrasa le pied.
– Ah! ah! fit-il.
– Mais oui, je le connais! dit la Roussotte.
Pardaillan pivota sur sa chaise, s’accouda à la table, regarda l’hôtesse en face, et dit:
– Dépeignez-le-moi, j’ai envie de gagner les cinq mille ducats, tiens!…
– Je gage dix nobles à la rose [18] que vous le connaissez aussi, dit tranquillement de sa place le jeune homme noir à l’œil pâle.