LI OÙ PARDAILLAN DÉCOUVRE QUE L’HÔTESSE EST PLUS BELLE QU’ELLE N’EN A L’AIR

Pardaillan loucha vers sa rapière pour s’assurer qu’elle était à portée de sa main, puis vers la porte pour s’assurer qu’il pouvait l’atteindre d’un bond et la fermer, puis enfin vers l’inconnu qui venait de parler ainsi. Mais ce jeune homme avait laissé retomber sa tête sur sa poitrine, et bien loin de paraître vouloir soutenir le pari proposé par lui-même, s’absorbait en une profonde admiration.


– Ah çà! monsieur, dit Pardaillan, mais vous le connaissez donc?…


– Je le connais! répondit l’inconnu.


– Mais moi aussi je le connais, fit à ce moment une voix douce.


Et une femme, qui depuis quelques minutes venait d’entrer dans le cabinet, s’avança en souriant et s’appuya au bras de la Roussotte.


Pardaillan éclata d’un rire nerveux. Il commença à croire qu’il faisait un mauvais rêve. Quant à Charles d’Angoulême, il avait, sous la table, doucement tiré sa dague, et s’apprêtait à vendre sa vie le plus chèrement possible. En effet, il était évident pour lui que Pardaillan était reconnu. La salle commune était pleine de soldats. Sans aucun doute, la femme qui venait d’entrer les avait prévenus, tout ceci n’était qu’un jeu cruel, et dans quelques instants, l’attaque allait se produire. Charles, sa main crispée sur le manche de sa dague, se tourna à demi vers le jeune homme noir.


«Dès que nous sommes attaqués, songea-t-il, celui-ci tombe mort. Mais dans quel guêpier sommes-nous tombés?»


Mais l’inconnu aux yeux pâles semblait plus que jamais méditer, et il paraissait même avoir complètement oublié où il se trouvait. Pardaillan, comme nous l’avons dit, s’était mis à rire.


– Ah çà! reprit-il, mais tout le monde le connaît donc?…


– N’est-ce pas que nous le connaissons, Pâquette? fit la Roussotte.


– Sans doute! répondit Pâquette.


– Eh bien! comme je vous le disais, dépeignez-le-moi! dit Pardaillan.


– Si c’est pour gagner les cinq mille ducats, fit la Roussotte en secouant la tête, ne comptez pas sur moi!


– Ni sur moi! dit Pâquette.


Cette fois l’étonnement de Pardaillan fut au comble.


«Par Pilate! grommela-t-il en lui-même, est-ce que vraiment la tête me tourne? Est-ce que je rêve?»


– Voyons, ajouta-t-il brusquement, asseyez-vous là toutes deux. Je n’ai nulle envie de gagner les cinq mille ducats d’or. Et la preuve, en voici dix pour vous et dix pour vous…


La Roussotte et Pâquette ouvrirent des yeux énormes. Cette générosité inouïe les fit pâlir. Vingt ducats!…


– Ramassez donc, morbleu! fit Pardaillan qui poussa les deux tas d’or. Mais, en revanche, racontez-moi comment vous connaissez le sire de Pardaillan. Une bonne histoire après dîner vaut bien vingt ducats.


Les deux hôtesses se poussèrent du coude, s’interrogèrent du regard, puis raflèrent l’or et s’assirent; Pardaillan était pour elles quelque prince courant la prétantaine, et elles flairèrent une excellente affaire.


– Puisque Votre Altesse le désire, fit la Roussotte.


– Oui; Mon Altesse l’exige, même!


– Mais nous ne dirons pas comment est fait le sire de Pardaillan…


– C’est inutile.


– Eh bien, donc, mon gentilhomme, vous n’êtes pas sans avoir remarqué que notre auberge est à l’enseigne du Pressoir de fer? Eh bien! C’est en souvenir du chevalier de Pardaillan…


– Ah! ah! il n’est que chevalier! s’écria Pardaillan.


– Oui; mais pour le courage et le grand cœur, il mériterait d’être marquis, duc ou même prince, dit la Roussotte. Est-ce vrai, Pâquette?…


– Certes! fit Pâquette.


– La Roussotte! Pâquette! murmura Pardaillan en se prenant le front d’une main et en étudiant les deux femmes avec attention. Mais ni leur nom ni leur physionomie n’éveillaient en lui aucun souvenir.


– La chose, reprit la Roussotte, se passa dans la nuit du 24 août 1572.


– La nuit où on commença à exterminer les damnés huguenots, ajouta Pâquette.


Pardaillan tressaillit et devint pâle.


– À cette époque-là, nous connaissions une femme qui s’appelait Catho.


Dans l’œil de Pardaillan s’alluma une singulière flamme d’attendrissement. La Roussotte continua:


– Nous aimions Catho comme une sœur. Et Catho aimait le chevalier de Pardaillan, sans le lui avoir jamais dit. Pour Catho nous nous serions fait tuer. Et Catho se serait fait tuer pour le chevalier. La preuve, c’est qu’elle se fit tuer, comme vous allez voir…


– Ah! Elle se fit tuer! murmura Pardaillan d’une voix rauque.


– Oui, la pauvre fille!… Mais, pour en revenir au chevalier, lui et son père, un vieux que je vois encore, long, sec, maigre, le visage terrible… tous deux, donc, étaient enfermés au Temple et condamnés à un supplice dont vous n’avez pas idée. Il paraît qu’on les avait mis dans une cage de fer dont les parois devaient se rapprocher l’une de l’autre et les écraser.


«Le pressoir de fer», murmura en lui-même Pardaillan qui devint livide, et sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.


– Comment Catho apprit-elle la chose? Nous l’ignorons!… Mais il faut que vous sachiez qu’elle ameuta toutes les ribaudes, depuis la rue Tirchappe et la rue Traînée jusqu’aux Blancs-Manteaux, jusqu’aux Francs-Bourgeois…


Pardaillan ferma les yeux. Un profond soupir gonfla sa poitrine. Le présent disparut, s’évanouit comme une ombre; et ce fut le passé qui, d’ombre évanouie, se fit réalité dans son imagination.


Il revécut la terrible scène évoquée par la Roussotte. Il n’y eut plus autour de lui ni auberge, ni fantastique palais de la Cité, ni Fausta, ni Charles d’Angoulême, ni la Roussotte, ni la Pâquette, ni ce jeune homme aux yeux pâles qui écoutait…


Il y eut Catho, la rude et tendre Catho, morte en le sauvant. Il y eut son père, l’aventurier des vieux âges, corps de fer, âme d’enfant. Il y eut la grande fournaise de Paris embrasé d’incendies, rouge de sang et de flammes; il y eut la bataille suprême dans l’hôtel de Montmorency, la mort du vieux sur la butte Montmartre; et brusquement, de tous ces fantômes évoqués, un seul demeura debout dans sa pensée: le fantôme de Loïse… Loïse vivante et souriante sur les ruines de sa vie. Et il s’aperçut que sa vie s’arrêtait là… là! à la mort de Loïse…


Et cette sensation qu’il était mort, qu’il n’était plus qu’un corps sans âme, une apparence, lui fut si terrible, si poignante, si vraiment affreuse, que pour la première fois il éprouva le découragement final, qu’il se jugea insensé de s’obstiner à vivre et qu’il souhaita la mort.


Il rouvrit les yeux. Ces yeux étaient hagards et firent peur aux deux femmes. Il se mit à rire. Ce rire fit frissonner Charles. Et Pardaillan, se tournant vers le jeune homme noir aux yeux pâles, fit d’une voix qui l’étonna lui-même, car lui-même ne reconnaissait pas sa propre voix:


– Eh! monsieur… voulez-vous gagner les cinq mille ducats d’or?…


L’inconnu redressa la tête, s’approcha, s’assit près du chevalier, et répondit:


– Non, monsieur, car plutôt que de vous dénoncer et de vous livrer, je me couperais la langue avec les dents, et si mon cœur pouvait concevoir cette trahison, je fouillerais ma poitrine de mes mains pour m’arracher le cœur… m’entendez-vous, monsieur de Pardaillan?…


À ce nom ainsi prononcé, la Roussotte et Pâquette jetèrent un cri. Pâquette courut à la porte et la ferma vivement. Charles, qui s’était levé d’un bond, se rassit alors. Pardaillan passa les deux mains sur son front, comme pour faire fuir cette fantasmagorie mortelle où il venait de s’enliser. Les deux femmes palpitantes le considérèrent, les mains jointes, et murmurèrent:


– C’est lui!…


Tous ces mouvements et gestes eurent la durée d’un éclair.


– Qui êtes-vous, monsieur? demanda le chevalier. Comment me connaissez-vous? Et pourquoi, me connaissant, n’obéiriez-vous pas à l’ordre crié?


– Regardez ces deux femmes, monsieur de Pardaillan, répondit l’inconnu. Ce sont des ribaudes, et je ne les offense pas en le disant. Ce sont de pauvres tenancières d’une auberge à écoliers; cinq mille ducats seraient pour elles la fortune. Pourquoi ai-je lu sur leurs visages qu’elles mourraient plutôt que de trahir Pardaillan?…


– Parce que les ribaudes et les pauvres gens l’aimaient! dit la Pâquette.


– Parce qu’il n’eut jamais un mot de mépris pour la ribaude qui le soir se traîne au long des rues noires, à la recherche d’un peu de pain contre un peu d’amour qu’elle offre, dit la Roussotte.


– Parce que maintes fois sa rapière mit en fuite le guet qui emmenait quelque hère à la prison, reprit Pâquette.


Et la Roussotte ajouta:


– Parce que Catho disait: «Il est l’ami de tout ce qui pleure; il a un sourire toujours et souvent un écu pour consoler une misère. Il parle rudement aux forts et doucement aux faibles. Sa main est de fer pour nos seigneurs et maîtres qui nous pillent, nous saignent et nous pendent. Sa main est une caresse pour ceux qui vont, la nuit, sans gîte et sans espoir.» Oui, Catho nous dit cela quand elle réunit toutes les pauvres ribaudes, vieilles et jeunes. Et tout ce qui avait souffert se rua sur le Temple pour délivrer l’ami de ceux et de celles qui pleurent… Et maintenant que je vous vois, ô monsieur… comme je suis heureuse d’avoir été de celles qui marchèrent sur le Temple! Car, vrai Dieu, cela se voit à vos yeux et à votre figure que vous êtes resté l’ami de tout ce qui pleure…


Pardaillan regarda la Roussotte. Elle était comme rajeunie et transfigurée. Elle était belle, la ribaude vieillie, de toute la beauté de sa pauvre âme ignorante et simple. Elle pleurait de joie et de douleur.


La joie était pour avoir revu ce Pardaillan dont le souvenir les hantait toutes deux, depuis qu’elles avaient associé leurs humbles fortunes, et dont le soir, après le couvre-feu, elles aimaient à se raconter les faits et gestes comme elles se fussent raconté des légendes du temps de la Table ronde. La douleur était pour ce cri qu’elles avaient entendu réciter à maître Guillaumet.


Et Pardaillan, voyant ces larmes, fut remué jusqu’au fond du cœur. Un coup de soleil pénétra jusqu’à ce cœur, et, ayant vidé son verre, tout embarrassé, il se mit à rire de son bon rire, ne sachant que répondre à ces ribaudes; car Pardaillan, qui était plein d’esprit, devenait très bête quand il se trouvait en présence de ces explosions de naïve admiration. En effet, il s’ignorait lui-même.


Il saisit donc simplement une main de la Roussotte, une main de Pâquette, et les réunit sous le même baiser très doux et très respectueux, ce dont les deux ribaudes pâlirent d’orgueil, car on ne baisait la main qu’aux rois et aux princesses.


– À mon tour! dit alors le jeune homme noir. Je ne vous trahirai pas, chevalier de Pardaillan, et je tuerai de ma main quiconque vous voudrait livrer, parce qu’un jour, jour de carnage et d’horreur, vous poursuivi, vous traqué, vous qui n’aviez pas une seconde à perdre, vous avez rencontré près du cimetière des Innocents un enfant qui cherchait la tombe de sa mère; parce que vous avez consolé cet enfant, que vous l’avez pris par la main et conduit sur la tombe; parce que cet enfant vous a regardé et a juré de ne jamais vous oublier; parce que je suis cet enfant, monsieur, et que je m’appelle Jacques Clément!…


– Jacques Clément! murmura sourdement le chevalier qui tressaillit à ses souvenirs. Le fils d’Alice de Lux!…


– Oui! fit le moine en se levant, et sa voix devint âpre, rauque, ardente. Le fils d’Alice de Lux que vous avez consolé aussi, que vous avez essayé de sauver! Alice de Lux dont j’ai su la terrible histoire en confessant une suivante de Catherine de Médicis! Et puisque vous êtes Pardaillan, puisque vous avez souffert, vous aussi, par la hideuse Médicis, puisque vous connaissez le crime de l’infernale vieille reine, puisque enfin Dieu nous met en présence aujourd’hui, c’est que Dieu veut que je vous console à mon tour! Écoutez! écoutez donc, vous que Catherine a fait pleurer! J’ai condamné Catherine de Médicis au plus effroyable supplice! Car je connais le seul point vulnérable de ce cœur maudit, et c’est dans son fils, entendez-vous dans son fils bien-aimé, que je la frapperai! Et en frappant Hérode, ce n’est pas seulement ma mère et vous que je vengerai! C’est aussi les projets de Dieu que je servirai! Car c’est Dieu qui m’a envoyé le poignard vengeur!…


À ces mots, et avant que Pardaillan eût pu faire un geste, avant que Charles d’Angoulême eut pu se demander si cet inconnu était un illuminé, un fou, Jacques Clément se tourna, vers les deux hôtesses, fit un signe mystérieux de reconnaissance et dit:


– Adieu, chevalier de Pardaillan. Suivez votre destinée qui est flamboyante. Moi, je suis la mienne qui est effroyable… Allons, femmes, ouvrez-moi la porte de communication!…


Effarées, la Roussotte et Pâquette avaient vu le signe. Elles marchèrent vers le fond de la pièce et disparurent dans une salle voisine, suivies de Jacques Clément. Quelques minutes plus tard, elles rentraient. Pardaillan avait saisi la main de Charles d’Angoulême, tout bouleversé de ce qu’il venait de voir et d’entendre, et avait murmuré:


– La porte de communication!… C’est-à-dire le moyen d’arriver jusqu’à Claude et Farnèse… et peut-être jusqu’à Violetta!…

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