XXIII LE SPECTRE

Maître Claude, laissant le prince Farnèse dans le pavillon que nous avons signalé, s’était éloigné en traversant le potager. Deux ou trois vieilles femmes aux costumes sordides presque en haillons travaillaient dans ce terrain. Ces femmes aux traits flétris, c’étaient des religieuses du couvent. Elles virent parfaitement Claude qui passait. Mais, chose bizarre, elles ne firent aucune observation, bien que l’entrée du couvent fût interdite aux hommes.


Mais, nous l’avons dit, tout était étrange dans cette retraite qui ressemblait aussi peu que possible à une retraite monastique. Seulement l’une des vieilles, en enfonçant sa bêche dans la terre, d’un geste rude qui rappelait beaucoup mieux la paysanne des champs que la religieuse habituée à de pieux exercices, maugréa quelques sourdes paroles contre la jeunesse dévergondée, les malheurs du temps, et la dure extrémité où étaient réduites les bénédictines.


– Heu! grommela la sœur à qui s’adressaient ces doléances, il ne faut pas trop nous plaindre. Que deviendrions-nous, si de temps à autre, quelque riche cavalier, entré par la brèche, puisque c’est le passage convenu, ne venait…


– Fi! ma sœur!… Ah! nous vivons dans une bien triste époque. Il n’y a plus de frein aux passions. Le couvent réduit à la misère doit encore, par surcroît, abriter le dévergondage de nos jeunes sœurs… quand ce n’est pas l’abbesse elle-même qui leur donne l’exemple!


– Hélas! il faut se résigner, car sans cela, nous mourrions de faim, et il nous faudrait mendier comme l’an passé.


Claude connaissait sans doute les étranges mœurs de ce couvent qui, même en cette époque, était une exception, une sorte d’anomalie. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher. Ayant traversé le potager qui était assez bien entretenu et planté d’un certain nombre d’arbres fruitiers, maître Claude parvint aux bâtiments à demi effondrés. Il passa sous une voûte, et là se rencontra avec une jeune et jolie fille au costume laïque et quelque peu sommaire.


Et cette fille au sourire effronté, aux yeux hardis, qu’on n’eût pas été surpris de voir dans une des innombrables maisons de débauche qui pullulaient dans le vieux Paris, c’était encore une religieuse. Elle se planta résolument devant maître Claude et, d’une voix câline, demanda:


– Ce beau cavalier est sans doute de l’escorte qui vient de s’arrêter devant le grand porche?


– En effet, dit maître Claude.


– Et vous avez passé… par la brèche? fit-elle en clignant des yeux. L’entrée du porche est interdite aux hommes, mais ceux qui savent… vous saviez, sans doute?


– Oui; je suis passé par la brèche, parce que je savais.


– Et le beau cavalier, reprit la fille avec un sourire, vient sans doute voir une de nos sœurs?


– Je viens voir madame l’abbesse, dit Claude.


– Oh! quelle voix morne et quel mortel regard vous avez! reprit la fille en frissonnant. Madame l’abbesse? Elle est en conférence avec la noble princesse qui s’intéresse à notre pauvre maison.


– Justement. Je suis de la suite de la princesse, et j’ai ordre de venir la retrouver.


– Ah! c’est différent. Passez, mon brave. Moi, je vais me promener un peu à la chapelle.


La chapelle, en effet, avait été transformée en une sorte de promenoir. La jolie fille, ayant esquissé une chiquenaude et pivoté gentiment, s’en alla. Mais, avant de s’éloigner, elle montra à Claude deux sœurs qui débouchaient sous la voûte, et lui dit:


– Si vous allez chez l’abbesse, vous n’avez qu’à suivre ces deux sœurs…


Celles-ci étaient vêtues en religieuses. Elles marchaient lentement, la tête baissée et les bras croisés. Car, chose plus fantastique encore que tout le reste, dans ce couvent, il y avait quelques sœurs demeurées pures, accomplissant avec zèle tous les exercices imposés à leur communauté par la règle. D’ailleurs, elles non plus ne parurent s’étonner ou se scandaliser de la présence d’un homme. Seulement, elles baissèrent davantage les yeux.


Entre ces deux femmes, marchait silencieuse, de son allure à la fois raide et glissante, la bohémienne au masque rouge… Saïzuma. Claude les laissa passer. Puis, quand il les vit monter un large escalier, il se mit à les suivre. Les deux religieuses longèrent un couloir et frappèrent à une porte qui s’ouvrit. Alors, elles prirent chacune Saïzuma par une main et entrèrent. Quelques instants plus tard, elles sortirent et s’éloignèrent lentement. Saïzuma était restée à l’intérieur. Alors, maître Claude s’approcha de la porte. Mais là il s’arrêta et passa ses deux mains sur son front. L’absence de tout obstacle, la facilité avec laquelle il marchait à l’événement terrible lui causaient une angoisse qu’il n’eût pas éprouvée s’il lui avait fallu traverser mille dangers pour arriver jusque-là… Et puis il éprouvait un sourd malaise qui ne venait pas de la situation elle-même, mais d’autre chose… de quoi?


Claude avisa à quelques pas une porte entrouverte; il y alla, poussa et se trouva dans une étroite pièce sans meubles où régnait une demi-obscurité. Dans cette solitude et cette obscurité, Claude, les bras croisés, la tête penchée, se prit à songer. Que venait-il faire là?…


Tuer. Ou tout au moins s’emparer d’une femme qu’il allait livrer au prince Farnèse. Était-ce de cette pensée que lui venait ce malaise?… Non! Une haine terrible l’animait contre Fausta. La meurtrière de sa fille devait mourir. Alors, qu’avait-il vu qui eût frappé son imagination? Il lui semblait que des souvenirs confus et lointains s’agitaient au fond de sa mémoire.


«Cette bohémienne, songea maître Claude, cette bohémienne qui marchait entre deux religieuses, a une allure que je reconnais; il me semble que j’ai vu déjà ces cheveux ainsi dénoués et cette démarche…»


Il médita longtemps sur ce sujet, ayant oublié à ce moment Farnèse et Fausta.


«C’est étrange que l’aspect de cette inconnue m’ait frappé à ce point, reprit-il enfin en secouant la tête. Ah çà! pourquoi? Qu’est-ce que peut me faire à moi cette bohémienne?… Allons!»


* * * * *

Les deux religieuses conduisant Saïzuma étaient entrées chez l’abbesse. Elles s’inclinèrent froidement devant Fausta et avec tout le respect dû à une supérieure devant Claudine de Beauvilliers.


– C’est bien, mes sœurs, dit celle-ci, vous pouvez vous retirer.


– Madame, dit alors l’une des religieuses, deux hommes viennent encore d’entrer sur le territoire de la communauté.


– Hélas, fit Claudine, les murs de notre pauvre couvent sont en ruine. Comment pourrions-nous empêcher ces incursions de l’Amalécite? Tout ce que nous pouvons faire, c’est de prier. Allez prier, mes sœurs, allez…


Cette réponse impudente, Claudine la fit sur un ton de douloureuse piété. Les deux sœurs, qui n’avaient d’ailleurs parlé que pour l’acquit de leur conscience, s’inclinèrent et sortirent. Sans doute Fausta était au courant des mœurs extraordinaires de ce couvent, car elle ne parut nullement étonnée. Seulement, tandis que les sœurs se retiraient, elle dit:


– Le jour est proche, madame l’abbesse, où vous pourrez relever les murs de Jérusalem et rebâtir le temple qui abrite ces saintes filles. N’oubliez pas qu’un revenu de cent mille livres est assuré à votre couvent, du jour où nos projets auront été bénis par Dieu.


L’œil de Claudine étincela. Fausta, déjà, s’était tournée vers Saïzuma et l’examinait en silence. La bohémienne s’approcha d’elle, lui prit la main, et lui dit de sa voix morne:


– Voulez-vous savoir votre bonne aventure?…


– Non, dit Fausta. Mais si tu veux, je te dirai la tienne. Car moi aussi je sais lire dans la main les événements passés.


Saïzuma considéra avec étonnement la femme qui lui parlait ainsi avec une douceur d’accent qui fondait son cœur et une autorité qui la subjuguait.


– Qui es-tu? demanda-t-elle. Es-tu de bohème comme moi?…


– Peut-être, dit Fausta. Mais puisque je te parle à visage découvert, ne peux-tu retirer ton masque?


Saïzuma secoua la tête.


– Mon masque est rouge, mais si je le retire, on verra que mon visage est pourpre de honte. Je ne veux pas qu’on voie ma honte et ma terreur… Tous ceux qui étaient dans l’église cathédrale et sur la place de Grève m’ont vue… Oh! j’ai honte! ajouta-t-elle en se cachant vivement le visage comme si son masque eût été insuffisant.


– L’église cathédrale! murmura Fausta en tressaillant. La place de Grève!… Oh! serait-ce bien elle?…


Elle ajouta tout haut, en étudiant l’effet de ses paroles:


– Et puis, peut-être tu redouterais d’être reconnue par le bourreau?


Saïzuma eut un geste d’indifférence et de dédain:


– Le bourreau n’est rien, dit-elle. Il ne m’a pas fait de mal. Il n’a pas broyé mon cœur. Que peut-il contre moi? Il ne peut que m’enlever la vie. Celui que je redoute, c’est l’imposteur qui a tué mon âme…


Elle frissonna.


– Le nom de cet imposteur? dit Fausta en suivant avec une attention passionnée l’effet de ses paroles. Peux-tu me le dire?…


– Il est là! répondit Saïzuma en posant la main sur son sein. Nul ne le saura. Pour le savoir, il faudra m’ouvrir le sein.


– Eh bien! je le sais, moi!…


Saïzuma éclata de rire. Fausta saisit sa main, l’ouvrit, y jeta un regard, et d’une voix impérieuse:


– Les lignes de ta main m’ont révélé ta vie passée…


Saïzuma retira violemment sa main et la referma dans un mouvement de terreur convulsive.


– Trop tard! continua Fausta. Je sais tout, maintenant! Je sais que tu as aimé, pleuré, souffert; je sais que c’est au pied de l’autel que ton cœur a été broyé par l’évêque…


– L’évêque! palpita la bohémienne qui se mit à trembler.


– Oui, dit Fausta, l’évêque! Celui que tu aimais! Jean de Kervilliers!…


Saïzuma jeta un cri de détresse, tomba à genoux, et un long gémissement s’exhala de ses lèvres.


– C’est elle! C’est bien elle! murmura Fausta.


Et elle se pencha vers la bohémienne pour la relever. À ce moment, la porte s’ouvrit. Fausta vit entrer maître Claude… Elle ne frémit pas. Mais se redressant de toute sa hauteur:


– Que viens-tu chercher ici? demanda-t-elle.


– Vous! répondit Claude.


Claudine s’élança en disant:


– Les cavaliers de votre escorte suffiront pour vous débarrasser de cet homme.


Fausta l’arrêta.


– Un peu de patience, dit-elle. Cet homme a peut-être une supplique à m’adresser.


– En effet, dit Claude.


– Parle donc…


– Ma supplique est simple, madame. Je voulais vous prier de m’accompagner jusqu’au vieux pavillon qui se trouve derrière les jardins de ce couvent.


– Et si je refusais, bourreau?


– Bourreau! murmura Claudine stupéfaite et terrifiée.


– Si vous refusiez, madame, je serais forcé de vous tuer tout de suite.


En même temps il tira sa dague et, du dos, s’appuya à la porte fermée comme pour couper toute retraite.


– Mon maître, reprit-il, et je dis mon maître parce que je lui appartiens en ce moment, m’a ordonné de vous amener à lui dans ce pavillon. Je vous amènerai, morte ou vive.


Claudine, devant cette scène imprévue, était devenue livide d’épouvante. Fausta gardait cette admirable expression de majesté sereine qui lui était habituelle.


– Et ton maître, dit-elle, ou celui que tu appelles ainsi, qui est-ce?…


– Monseigneur le cardinal prince Farnèse… Vous voyez, madame, qu’il vous est presque impossible de vous soustraire à l’entretien suprême que vous devez avoir avec lui… Vous deviez un peu vous attendre à revoir le cardinal…


Fausta avait violemment tressailli.


– Tu dis que le prince Farnèse m’attend au pavillon? demanda-t-elle.


– Je dis que je dois vous conduire à lui, et que je vous conduirai, morte ou vive.


– Je te suis! dit Fausta.


Si Claude fut étonné par ce peu de résistance, il ne le témoigna ni par un mot, ni par un geste. Fausta, d’un signe, avait rassuré Claudine. Puis, se penchant vers Saïzuma, elle la releva en murmurant à son oreille avec une expression d’infinie pitié:


– Venez, pauvre femme, venez avec moi… et vous ne souffrirez plus…


Maître Claude, sa dague nue à la main, ouvrit la porte. Fausta passa, s’appuyant sur le bras de Saïzuma, ou plutôt l’entraînant. L’abbesse voulut la suivre, mais Claude referma la porte à clef, en disant:


– Demeurez ici, madame. Sachez de plus que si vous appelez, si vous donniez l’éveil, l’unique chance de salut qui reste à la princesse Fausta s’évanouirait, et que je la poignarderais au premier cri.


Claudine demeura donc enfermée dans la chambre, à demi évanouie de terreur. Quant à Fausta, elle marchait d’un pas tranquille. Claude venait derrière elle, sa main crispée à la poignée de sa dague, et la dévorant des yeux. Il ne prêtait d’ailleurs aucune attention à Saïzuma. Lorsque Fausta fut arrivée au bas de l’escalier, elle se tourna vers Claude et lui dit:


– Conduisez-moi…


– Allez droit au fond du jardin, répondit Claude. Et n’oubliez pas qu’au premier cri, au premier geste, je vous égorge… comme vous avez sans doute fait égorger mon enfant…


Ces derniers mots se perdirent dans un sanglot.


Fausta se mit en marche vers le point qui lui avait été désigné. Elle atteignit le pavillon et entra. Claude entra derrière elle et ferma la porte.


Farnèse, demeuré à la même place, plongé dans une méditation, n’entendit pas le bruit de la porte qui grinçait, ni le bruit des pas qui craquaient sur le plancher pourri. Claude se dirigea vers lui. En cette seconde, Fausta conduisit la bohémienne dans un angle obscur et lui dit impétueusement:


– Si tu veux te libérer de la douleur qui étreint ta vie depuis que tu fus trahie par Jean de Kervilliers, demeure ici, en silence. Quoi que tu voies et entendes, tais-toi, ne fais pas un mouvement.


La recommandation était inutile. La bohémienne avait vu le cardinal Farnèse, et un profond tressaillement avait secoué tout son être.


– L’homme noir de la place de Grève! murmura-t-elle. Pourquoi sa vue me cause-t-elle une telle horreur… une horreur pareille à celle que j’ai éprouvée jadis?…


Fausta s’était vivement dirigée vers l’extrémité opposée de cette salle. Là, quelques magnifiques fauteuils aux tapisseries déchirées, aux bois moisis demeuraient alignés comme pour attester à la fois l’antique opulence et la ruine présente de l’abbaye des bénédictines. Fausta, sans souci de la poussière, prit place dans l’un d’eux et attendit. Sa physionomie s’était faite dure, plus impénétrable; ses yeux plus noirs, d’un noir funeste, d’un insoutenable éclat; elle était un peu pâle; et ainsi, elle apparaissait alors comme le génie de quelque palais enchanté, endormi depuis des siècles…


Claude avait touché Farnèse à l’épaule. Farnèse tressaillit, s’éveilla du sombre rêve qui l’avait entraîné dans les profondeurs du passé et jeta autour de lui des yeux étonnés. À quoi songeait-il donc, en cette heure où il avait résolu de punir un meurtre par un autre meurtre?… De Fausta sa pensée était remontée à Violetta… Et de Violetta, à la mère… à l’amante… éternel remords de sa vie.


– Monseigneur, dit Claude, elle est ici.


– Elle! Qui, elle? haleta Farnèse en bondissant.


– Celle qui a tué votre fille, celle que nous avons condamnée, celle qui va mourir… la voici.


Du doigt, Claude désigna Fausta que le cardinal aperçut alors.


– Ah! oui!… murmura-t-il, Fausta! Ce n’est que Fausta!


Il y avait comme un soupir de soulagement dans cette constatation. Dès lors, Farnèse parut reprendre ce visage pétrifié qui formait comme un masque à l’invisible douleur qui rongeait sa vie.


– Bourreau, dit-il d’une voix sinon paisible, du moins très calme, tu attendras dehors. Quand je t’appellerai, il sera temps. Tu entreras et tu exécuteras la sentence.


Claude s’inclina avec soumission. En se dirigeant vers la porte, il vit Saïzuma, pareille à quelque statue qui eût été oubliée là. Il eut un instant d’hésitation. Puis, haussant les épaules, il murmura:


– Qu’importe, après tout, que l’exécution se fasse devant témoins?


Et étant sorti, il s’assit sur le seuil de pierre verdi par les mousses, comme autrefois il s’asseyait au pied de l’échafaud en attendant l’heure d’aller chercher le condamné… Farnèse, pendant quelques instants, contempla silencieusement Fausta.


– Madame, dit-il enfin, vous voilà en mon pouvoir. Je dois vous prévenir que j’ai l’intention de vous tuer comme on tue une bête féroce, sans haine ni colère, uniquement pour l’empêcher de mordre. Qu’avez-vous à dire à cela?


– Cardinal, répondit Fausta, vous êtes en état de rébellion contre votre souveraine. J’eusse pu, d’un mot, livrer le bourreau que vous m’avez envoyé, et dont vous êtes devenu l’aide, vous, un Farnèse. Mais j’ai voulu voir jusqu’où irait votre audace. Et c’est pourquoi je suis ici. J’y suis de ma propre volonté. J’y suis seule, sans gardes, à votre entière merci. J’ai voulu venir ainsi. Car, sachez-le, je sortirai de cette maison sans que vous ayez touché un cheveu de ma tête. Maintenant, parlez.


Un instant, sous cette voix dominatrice, le cardinal faillit courber la tête. Devant cette assurance qui faisait Fausta plus mystérieuse, plus formidable que jamais, il trembla presque. Mais tout aussitôt, reprenant sa volonté, il continua.


– Une seule chose au monde peut vous sauver. Lorsque je me suis traîné à vos pieds, lorsque je vous ai crié que cette pauvre innocente sacrifiée à vos projets, c’était ma fille… ma fille, entendez-vous; lorsque j’ai pleuré, supplié, je croyais encore parler à la Souveraine. J ’ai vu alors que vous étiez seulement une femme d’une perversion un peu plus profonde que celle des scélérates que l’on pend. J’ai vu alors qu’il n’y avait en vous que de l’audace, et que cela seulement vous faisait forte. Pendant des années, je vous ai été aveuglément dévoué. J’ai obéi sans discuter vos ordres, même en pensée. Pour vous je me suis fait criminel, croyant agir pour le bien de la nouvelle Église. Et lorsque je vous ai demandé ma fille, vous m’avez dit: elle est morte… À ce moment-là je vous ai condamnée. J’ai décidé que vous mourriez aussi, vous. Rien ne peut donc vous sauver aujourd’hui, à moins que vous ne me prouviez que vous avez menti, et que ma fille n’est pas morte!


Le cardinal fixa un ardent regard sur Fausta. Un dernier espoir le faisait palpiter:


– Elle est morte, dit Fausta avec une implacable tranquillité.


Farnèse eut un rugissement de douleur, comme si pour la première fois il entendait l’affreuse parole.


– Elle est morte, continua Fausta. J’ai voulu savoir si vous, mon premier disciple, vous étiez assez dégagé des faiblesses humaines pour sacrifier même votre fille à la cause sacrée pour laquelle vous deviez dévouer votre sang jusqu’à sa dernière goutte, votre cœur jusqu’à sa dernière palpitation, votre âme jusqu’à sa dernière lueur… Si je vous avais vu tel que je vous espérais, Farnèse… qui sait de quoi j’eusse été capable, et quelle magnifique récompense j’eusse trouvée pour vous! Qui sait même si un miracle ne vous eût pas rendu celle que vous pleurez!…


– Un miracle, madame! gronda Farnèse dont les yeux devinrent sanglants. Il n’y a plus de miracles, s’il y en a jamais eu!


– Qu’en savez-vous, cardinal? demanda Fausta d’une telle voix d’auguste majesté que Farnèse frissonna et chancela, éperdu.


Mais recouvrant son sang-froid avec sa douleur:


– Rêves insensés! dit-il sourdement. N’espérez pas, madame, échapper à la sentence en me berçant d’un puéril espoir. Puisque ma fille est morte, nulle puissance ne me la rendra!… Et puisque vous l’avez tuée, je vais vous tuer!…


À ces mots, le cardinal fit un mouvement comme s’il allait appeler le bourreau. Mais en même temps, Fausta se leva. Et elle marcha si flamboyante dans sa sérénité, si terrible dans sa majesté, que le cardinal s’arrêta et qu’une secrète horreur l’envahit tout à coup. Fausta posa sa main sur le bras de Farnèse et prononça:


– Puisque votre rébellion vous damne, puisque vous n’avez pas voulu que fût tenté le miracle de joie, puisque, par votre révolte, celle qui pouvait être la résurrection de votre âme est à jamais perdue pour vous, eh bien… que s’accomplisse donc le miracle de désespoir, vivez avec celle qui est la mort de votre âme!


– Que voulez-vous dire? balbutia Farnèse. Qui donc est celle que vous dites?…


– Cherche en toi-même! Tu la crois morte depuis seize ans!…


– Oui! oui! elle est morte!… dit Farnèse, avec un accent d’indicible terreur.


– Regarde! dit Fausta.


Farnèse se tourna vers le point où marchait Fausta, et il vit Saïzuma.


– La bohémienne! murmura-t-il sourdement.


Fausta, d’un geste rapide, fit tomber le masque de Saïzuma, et elle répéta:


– Regarde!…


– Léonore! rugit Farnèse en reculant, tandis que Saïzuma s’avançait vers lui.


– Qui donc a prononcé mon nom? demanda la bohémienne.


Farnèse livide, les yeux exorbités, les cheveux hérissés, reculait toujours… Il recula jusqu’à ce qu’il rencontrât le mur, et alors il s’y adossa, le visage dans les deux mains. Et quand Saïzuma fut tout près de lui, il tomba à genoux en bégayant:


– Léonore! Léonore! Est-ce toi?» Es-tu un spectre sorti du tombeau?…


À ce moment, la voix éclatante de Fausta s’éleva.


– Adieu, cardinal! Je te mets aujourd’hui aux prises avec Léonore de Montaigues, ton amante!… Prends garde que je ne te mette un jour aux prises avec le spectre de ta fille!…


Mais Farnèse n’entendait pas. La vie était suspendue pour lui.


Il ne voyait même plus Fausta… il ne voyait que Saïzuma… Léonore… le spectre!…


Fausta s’était dirigée vers la porte sans hâter le pas. Là, elle trouva Claude qui attendait et qui, la voyant apparaître, demeura stupide d’étonnement. Que s’était-il donc passé?… Farnèse avait-il pardonné?… D’un bond le bourreau pénétra dans la salle, courut à Farnèse, et vit alors Saïzuma qui se penchait sur le cardinal.


– La mère de Violetta!… murmura-t-il pétrifié.


Et Claude recula de quelques pas, effaré, presque terrifié, par cette soudaine apparition de celle qu’il avait dû jadis, par un matin de novembre, exécuter sur la place de Grève. Alors, à l’attitude de Farnèse, de l’amant de Léonore, il comprit pourquoi Fausta avait pu sortir si tranquillement de cette salle où elle devait mourir. Mais la vue de Léonore de Montaigues ne pouvait produire sur lui le même effet qu’elle venait de produire sur le cardinal. Sa haine, qui un moment avait fait place à la stupéfaction, lui revint plus violente.


– Eh bien! murmura-t-il, je serai donc seul à exécuter cette femme!


Et il s’élança au-dehors sur les traces de Fausta. Mais déjà celle-ci avait rejoint son escorte devant le grand porche du couvent. De loin, Claude vit la litière s’éloigner, entourée de cavaliers.


– Elle m’échappe! gronda-t-il. C’est bien. Une autre fois, j’agirai seul!…

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