XXXIII LA CHEVALIÈRE

Fausta, longtemps, demeura immobile, s’absorbant, se pétrifiant pour ainsi dire; seulement, dans ce visage où ne courait pas un frisson, où ne tressaillait pas un muscle, le drame effrayant de la pensée montait à fleur de peau en plaques livides; cette lividité peu à peu gagnait toute la figure qui prenait une couleur de cendre; et les yeux fixes, larges, profonds, grands ouverts, jetaient des feux sombres.


Fausta, jusqu’à cette minute, avait lutté contre la passion. Maîtresse de ses sentiments, forte comme une illuminée qui vit au-dessus ou à côté de la vie, elle avait méprisé les premiers avertissements de l’amour. Maintenant la tempête d’amour grondait en elle. Emportée par le souffle qui emporte toute l’humanité, toute la vie des êtres et des choses, elle se débattait en vain. Sa pensée rugissait. Son cœur sanglotait. L’étonnement, la rage, la honte, la révolte, l’abattement, tour à tour, passaient en hurlant et en gémissant dans son âme. Et maintenant, courbée, déchue de sa propre magnificence, les ailes brisées, elle râlait un cri sublime qu’elle exécrait parce que c’était un cri humain: «J’aime! oh! j’aime!»


Alors, elle chercha à raisonner. De pitoyables raisonnements, comme tous ceux de l’amour dont l’essence même est de ne pas raisonner. «Peut-être, songea-t-elle, suis-je simplement jalouse; un mal dont je puis me guérir par quelque rude opération… Jalouse? De qui? De la petite bohémienne! De la fille de Farnèse! Maudit soit le jour où j’ai connu Farnèse!… Eh bien!… mais la voici l’opération qui doit me guérir! Violetta, demain matin, va mourir… Elle morte, serais-je encore jalouse?


La jalousie tuée, elle aurait bon marché de l’amour. Si Violetta meurt, elle arrivera à étouffer le souvenir de Pardaillan!» Voilà ce qu’elle imaginait.


Et comme elle s’affirmait ces choses délirantes, comme elle sentait sa pensée vaciller et tituber dans cette marche incertaine, soudain un tableau se forma devant ses yeux.


Elle était à la fenêtre de la maison sur la place de Grève. Le ciel était radieux. Des parfums enivrants montaient jusqu’à elle, des éventaires des marchandes de fleurs. Une foule énorme roulait sur la place… Guise apparaissait, parmi des acclamations… puis les trompettes sonnaient une fanfare, et Crillon apparaissait…


Et alors, elle revoyait l’épisode… un homme tenait tête au roi de Paris et semblait, de son regard, faire refluer la foule menaçante… et Pardaillan, la rapière haute vers le ciel, marchait à travers la multitude qui tourbillonnait… C’est là qu’elle l’avait vu pour la première fois! C’est ainsi qu’elle le revoyait!… C’était de là que datait son amour!… Dès cette minute, elle avait aimé le héros!… Fausta, immobile jusque là, baissa la tête et poussa un profond soupir.


– Je l’aimais déjà, râla-t-elle au fond d’elle-même. Violetta morte, je l’aimerai encore!…


– Ma chère souveraine, murmura à ce moment Myrthis, une de ses suivantes préférées, vous êtes bien pâle et il est bien tard… Ne songez-vous pas à vous reposer?


– Pourquoi demeurez-vous ainsi? dit à son tour Léa, comme si vous étiez changée en statue, et comme si vos yeux regardaient l’enfer?…


Fausta releva la tête; son regard s’adoucit graduellement; elle fit un geste très doux et très impérieux à la fois. Les deux suivantes, habituées à l’obéissance passive, se retirèrent et Fausta, demeurée seule encore, reprit le cours de son affreuse méditation. Elle cherchait une conclusion digne d’elle. Jamais jusqu’alors dans la vie étrange, fabuleuse, fantastique qui était sa vie, elle n’avait eu de longues hésitations: l’acte chez elle, suivait toujours immédiatement la pensée. Cette conclusion qu’elle s’imposa, nous la donnons ici comme une preuve de son intrépidité d’âme:


– J’aime, dit-elle. Ceci est avéré. Si affreuse que soit l’aventure, rien ne peut faire qu’elle ne soit pas; j’aime ce Pardaillan, moi qui ai souri de l’amour que m’offraient les plus beaux gentilshommes de Rome, de Milan, de Florence… partout où j’ai passé, j’ai provoqué des passions; quand je regarde derrière moi, je vois un sillage d’amour. Et moi qui n’ai jamais aimé, je suis frappée à mon tour… j’aime cet homme qui m’a regardée en face…


Elle haletait. Elle souffrait vraiment une torture physique devança la décision qu’elle prenait.


– Je ne dois pas aimer!… Ceci est une épreuve que m’impose l’Esprit suprême, et dont je dois sortir victorieuse. Une âme comme la mienne n’est pas faite pour d’ordinaires passions: j’aimerai cet homme tant qu’il vivra. Donc, il faut qu’il meure!…


Elle eut un tressaillement. Son œil flamboya d’orgueil:


– Mort, je l’aimerai peut-être encore… mais il ne sera plus en moi que le souvenir mélancolique d’un mal passé, guéri par ma volonté, Pardaillan mourra! Et pour que mon triomphe sur moi-même soit véritable et complet, c’est de ma main que mourra Pardaillan!…


Elle se leva à ces mots et acheva:


– Que je le tienne devant mon épée, qu’il soit une fois vaincu… vaincu par moi!… Et peut-être le dédain de sa défaite étouffera-t-il jusqu’au souvenir de mon amour!… De l’épreuve, mon âme doit sortir plus étincelante, plus invulnérable, comme l’acier qui a passé par la trempe…


Et ce mot d’acier amenant en elle une autre préoccupation, elle tira son épée, l’examina attentivement. Elle avait repris tout son calme et elle souriait. Mais ce sourire était aigu, indéchiffrable comme celui du sphinx antique. Elle ploya l’acier dans ses deux mains: soudain, la lame se brisa, avec un petit bruit sec.


– Quand on va lutter contre un Pardaillan, murmura-t-elle, il faut une lame solide. Ma main est habituée aux lourdes rapières; Molina m’a fourni les épées les mieux trempées du monde; Vanucci de Florence m’a enseigné l’art de l’escrime et m’a appris des jeux d’épée qui aboutissent toujours à la mort. J’ai par-dessus tout l’invulnérable courage d’un être qui sait que sa mission n’est pas remplie et qu’il ne peut pas mourir encore… Je ne puis pas mourir: donc, c’est Pardaillan qui va mourir…


Alors, elle passa dans une salle voisine. C’était la salle d’armes de ce palais où Fausta avait arrangé son existence telle qu’elle était organisée à Rome et partout où elle allait. Aux murs, des épées, des rapières, des poignards de toutes dimensions, de toutes formes, des lames plates et larges, des lames triangulaires et aiguës, des lames en serpent, des lames en dents de scie, armes mortelles qui faisaient d’inguérissables blessures.


Fausta les passa en revue. Elle choisit une longue rapière mince, flexible, légère et solide, surgissant d’une large coquille capable de protéger la main et le bras. Elle l’éprouva, s’assura que la pointe n’avait pas besoin d’être affûtée, et enfin la ceignit à sa ceinture.


C’était une femme qui faisait de tels apprêts!…


Alors Fausta s’enveloppa d’un manteau, plaça sur son visage un large masque de velours et assura son feutre sur les torsades noires de ses cheveux. Elle jeta un coup d’œil sur une horloge: elle marquait trois heures du matin.


– Le jour va bientôt paraître, fit-elle. Il est temps!…


Elle siffla trois fois au moyen d’un sifflet d’argent qu’elle portait toujours suspendu à son cou. Un homme parut.


– Nous allons en expédition, dit Fausta.


– Combien d’hommes d’escorte?


– Vous seul, cela suffira.


– Quelles armes?…


– Venez sans armes: vous ne vous battrez pas, vous!


Sans faire aucune observation, l’homme déposa sur une table les deux pistolets qu’il portait à la ceinture, dégrafa son épée et la suspendit au mur à la suite des autres. Alors Fausta sortit de la maison à pied, suivi de ce seul homme désarmé.


Les rues de Paris étaient noires encore, et la solitude était profonde, les truands et tire-laine ayant depuis longtemps regagné leurs gîtes. Mais quelques vagues lueurs éparses indiquaient que l’aube était proche. Fausta marchait d’un pas souple et rapide de jeune fauve partant à la chasse. En route, elle donna des instructions à son compagnon, et quelle que fût l’autorité de Fausta, si absolue que fût l’obéissance de tous ceux qui la servaient, sans doute ces instructions étaient bien étranges, puisque l’homme ne put retenir un geste d’étonnement vite réprimé.


Lorsqu’ils arrivèrent devant l’auberge de la Devinière, le jour commençait à tomber sur Paris en nappes confuses encore. Fausta s’arrêta dans la rue. L’homme la regarda comme si, hésitant encore, il eût demandé une confirmation des ordres qu’il avait reçus.


– Allez, dit simplement Fausta.


Alors l’homme heurta à différentes reprises le marteau de la porte…


Le chevalier de Pardaillan dormait de tout son cœur lorsqu’un laquais vint le réveiller en lui disant qu’un étranger, malgré l’heure extraordinaire, voulait lui parler à tout prix. Il ajouta qu’il avait inspecté les abords de l’auberge et qu’il n’avait rien vu de suspect, et qu’enfin cet étranger était seul et non armé. Pardaillan objecta qu’il avait pris l’habitude de dormir la nuit et qu’il trouvait fort déplaisant d’être réveillé au moment même où il faisait un très beau rêve, et il ajouta:


– Sache, maraud, que je ne me lèverais à cette heure que pour deux choses également respectables: pour recevoir une honnête dame, ou pour me battre avec un ennemi pressé.


Et Pardaillan se tourna du côté du mur en menaçant le laquais de le jeter par la fenêtre, s’il ne le laissait reprendre son rêve au point où il l’avait quitté si malencontreusement.


– Monsieur le chevalier, dit une voix, si ce n’est pour les deux motifs indiqués par vous qu’on vient vous éveiller, c’est tout au moins pour l’un des deux.


Pardaillan se retourna, s’accouda et aperçut l’étranger qui, ayant suivi le laquais jusqu’à la porte, avait assisté à ce colloque.


– Ah! ah! dit le chevalier, c’est donc une dame qui me veut voir?


L’homme garda le silence.


– C’est donc quelqu’un qui me veut pourfendre dès l’aurore?


L’homme s’inclina sans répondre.


– C’est bien, dit alors Pardaillan, qui une bonne fois pour toutes avait résolu de ne jamais s’étonner de rien, dans dix minutes je suis à vous, monsieur.


Il s’habilla sans hâte en sifflotant une fanfare de chasse qu’il affectionnait.


Puis il ceignit sa bonne rapière, descendit dans la salle commune et aperçut le même étranger, qui le pria poliment de l’accompagner jusque dans la rue. Le chevalier obéit à cette invitation et s’assura par un rapide regard que la rue était parfaitement déserte. L’homme attendit que le garçon de la Devinière eût refermé la porte. Alors il se tourna vers Pardaillan, retira son chapeau et dit:


– Vous êtes bien le chevalier de Pardaillan?


– En chair et os, mon cher monsieur, et vous?


– Moi, monsieur le chevalier, je suis l’écuyer d’un seigneur qui désire ne pas se nommer. Au nom de mon maître, je viens vous porter défi, vous déclarant convaincu de lâcheté si vous n’acceptez le cartel.


Pardaillan se mit à rire.


– Cornes du diable! fit-il, je pourrais vous répondre, sire écuyer, qu’il est dans les usages de la chevalerie de savoir au moins avec qui l’on va se couper la gorge.


– Mon maître vous dira son nom quand il vous aura couché sur la chaussée, et que vous ne pourrez plus aller répéter ce nom.


L’homme parlait gravement, d’une voix calme et forte, comme il convenait aux écuyers qui portaient ces sortes de défis.


– Oh! oh! songea Pardaillan, serait-ce le duc de Guise qui me veut faire l’honneur de croiser son fer avec le mien?… Mais non!… Guise, s’il me savait ici, m’eût fait saisir et poignarder, ou envoyé pourrir dans quelque cul de basse-fosse… Qui est-ce alors?… Peut-être ce brave Bussi-Leclerc qui cherche une revanche?… Mais pourquoi cacherait-il son nom!…


Soudain il pâlit, et un sourire terrible crispa sa lèvre.


– C’est Maurevert!…


Et tout haut, d’une voix altérée, devenue rauque:


– Où est ton maître? dit-il d’un ton bref. Je suis prêt à lui rendre raison…


Au moment qu’il prononçait ces mots, de l’ombre épaisse d’un mur se détacha une apparition qui s’avança, s’arrêta devant Pardaillan et fit signe à celui qui s’était donné pour écuyer. Celui-ci, sans plus rien dire, salua le chevalier, s’inclina devant le nouveau venu et, sans tourner la tête, s’éloigna; bientôt il eut disparu au loin. Pardaillan et l’inconnu se trouvèrent seuls en présence. Le chevalier avait jeté un ardent regard sur cette apparition.


– Ce n’est pas lui! murmura-t-il. Cela m’eût bien étonné aussi.


Son étrange adversaire paraissait être un jeune homme d’une vingtaine d’années, en qui on devinait la force nerveuse et souple d’un être habitué aux exercices du corps.


– Monsieur, dit alors le chevalier en reprenant cet air d’insouciance qui lui était habituel, vous n’avez pas voulu me dire votre nom; et bien que ceci soit contre toutes les règles, je n’insiste pas pour le connaître; vous cachez votre visage sous un masque, et il me convient de respecter jusqu’à nouvel ordre votre volonté de me demeurer inconnu. Il est vrai que j’ai un espoir: c’est de savoir qui vous êtes quand vous m’aurez couché sur la chaussée; du moins votre écuyer m’a-t-il laissé entendre la chose. Mais enfin, ne pourrais-je savoir pourquoi vous me voulez occire?


Tout en parlant, il cherchait à étudier l’inconnu; mais il faisait à peine petit jour; non seulement son adversaire portait un masque, mais son feutre ombrageait son front.


Pardaillan espérait le reconnaître à la voix mais l’inconnu, à son discours, ne répondit qu’en tirant sa rapière. Le chevalier salua et dégaina aussitôt.


– Monsieur, reprit-il, avant d’engager les fers, je vous prie de remarquer que j’ai toutes les raisons possibles de demeurer caché dans Paris; malgré cela, je n’ai pas hésité à me rendre à votre invitation. En outre, j’ai été dérangé de mon somme, ce qui va me mettre de méchante humeur pour toute la journée. Contre tant de déférence que je vous témoigne, vous pourriez me rendre un service. Je ne vous connais pas du tout. Et vous me connaissez trop, vous. Pourriez-vous me dire comment et par qui vous avez su que je passais cette nuit à la Devinière? Je sais bien que vous comptez me coucher proprement sur cette chaussée; mais si mon étoile voulait que je ne sois pas tout à fait tué par vous, j’aurais un intérêt énorme à savoir comment et par qui ma retraite fut connue. Voulez-vous me le dire?…


Pour toute réponse, l’inconnu tomba en garde.


– Vous n’êtes pas galant, monsieur, dit Pardaillan, et à mon grand regret, je vais être obligé de vous arracher votre masque pour savoir ce que j’ai à savoir. Défendez-vous donc bien… défendez votre visage… je vous promets de ne pas tirer ailleurs qu’au masque.


Depuis quelques instants, les épées étaient engagées; dans la rue silencieuse et obscure, sous le regard pâle des dernières étoiles qui s’éteignaient, les deux ombres agiles qui s’attaquaient apparaissaient seules, et le cliquetis des fers troublait seul le silence.


Dès le premier engagement, Pardaillan eut un moment de surprise: il s’était battu cent fois peut-être, il connaissait les plus fines lames du royaume, il avait dans la main les passes les plus difficiles et, cette fois, il trouvait un redoutable adversaire. Jamais il n’avait rencontré poignet plus souple et plus ferme, rapière plus vivante, pointe plus menaçante. Il essaye de faire rompre l’inconnu.


Celui-ci demeura ferme, cloué sur place, les épaules effacées, n’offrant aucune prise, le bras pour ainsi dire immobile mais la main vivante d’une vie prodigieuse. Soudain, ce bras se détendit comme un ressort, et ce fut Pardaillan qui dut faire un bond en arrière…


– Mes compliments, dit le chevalier, avec un coup pareil, vous aviez toutes les chances de me tuer… toutes, moins une. C’est justement cette une qui me sauve!


À son tour, il attaqua, et peut-être, avec sa science consommée de l’escrime, trouva-t-il à diverses reprises l’occasion de toucher son adversaire à la poitrine. Mais Pardaillan avait dit qu’il ne toucherait qu’au visage, et, avec ses idées spéciales, il se fût déshonoré à ses propres yeux s’il n’avait tenu parole.


Maintenant le jour grandissait. Quelques fenêtres commençaient à s’ouvrir. Des têtes curieuses se penchèrent pour assister à ce duel, sans trop d’effarement d’ailleurs, car il était tout simple que deux gentilshommes, après avoir passé la nuit dans quelque cabaret mal famé, en fussent venus aux mains pour les beaux yeux de quelque donzelle sans doute. Tout à coup, ces spectateurs tressaillirent; l’un des deux combattants venait de jeter un cri terrible, le cri de l’homme blessé à mort… Pourtant aucun des deux adversaires ne tombait!…


Celui qui avait poussé ce cri, c’était l’inconnu. Pardaillan, après une série d’attaques combinées avec un art supérieur, l’avait touché au front… La pointe avait traversé le masque et, dans le retrait du bras, ce masque arraché était demeuré fixé au bout de sa rapière.


– Une femme! fit Pardaillan stupéfait.


Et il abaissa aussitôt la pointe de sa rapière. Le masque noir glissa sur la chaussée. Pardaillan le considéra quelques instants, pensif, puis, relevant les yeux sur son adversaire, il la reconnut à l’instant, et dès lors, cette sorte de gêne qu’il venait d’éprouver se dissipa.


Fausta portait au front une petite tache rouge: une gouttelette de sang. Elle leva la tête vers le ciel comme pour lui montrer cette tache rouge, cette imperceptible blessure qui était bien peu de chose. Et peut-être songea-t-elle que cette blessure n’atteignait pas seulement son front, mais quelque chose de plus profond qui était en elle depuis des années… la foi…


Oui, c’était cette foi qui était touchée en elle, blessée pour la première fois. Fausta personnifiant en elle toute la foi humaine par un effort de pensée orgueilleuse, se vit déchue, vaincue. Sa croyance recevait une première atteinte.


Pardaillan, d’un geste tranquille, releva son épée. Il recula de deux pas, souleva son chapeau, de ce grand geste un peu théâtral dont il n’avait jamais pu se défaire, et s’inclinant:


– Si j’avais su avoir l’honneur de croiser le fer avec la princesse Fausta, dit-il, je vous jure, madame, que je me fusse laissé toucher.


Il appuya sur ce mot à double sens. Fausta le considéra d’un regard flamboyant et, d’une voix rauque, riposta par ce seul mot:


– Défendez-vous…


Pardaillan rengaina son épée. Elle marcha sur lui, pantelante d’amour et de haine écumante, splendide et terrible.


– Défends-toi ou je te tue! gronda-t-elle.


Pardaillan se croisa les bras. Alors une folie s’empara de Fausta. Elle saisit son épée par le milieu de la lame et, cette épée devenue poignard, elle la leva sur le chevalier; elle se rua, sans un cri, sans un mot, mais avec un tel flamboiement des yeux que la clameur effrayante de son âme éclatait dans son regard. Dans le même instant, elle fut sur Pardaillan qui, d’un geste prompt comme la foudre, saisit le poignet de Fausta d’une main, l’épée de l’autre; presque à la même seconde elle se trouva désarmée et, jetant un deuxième cri pareil à celui qu’elle avait poussé lorsqu’elle avait été atteinte au front, elle recula en portant les deux mains à son visage.


Pardaillan prit l’épée de Fausta par la pointe, et lui tendit la poignée en s’inclinant.


– Madame, dit-il avec une sorte d’émotion, je n’ai pour tout bien au monde que ma pauvre vie à laquelle je tiens encore quelque peu; excusez-moi donc de la défendre, et pardonnez-moi d’être obligé de faire couler les larmes précieuses que je vois dans vos yeux, faute de ne pouvoir laisser couler mon sang.


– Oh! démon! râla-t-elle dans un sanglot, démon que l’enfer a jeté sur ma route pour me tenter, pour me désespérer, tu m’as vaincue deux fois, dans mon cœur et dans mes armes. Mais ne te hâte pas de triompher. Je t’arracherai de mon cœur par l’exorcisme. Et quant à ton cœur à toi… va! la place de Grève, tout à l’heure, me vengera!


Ces paroles insensées, elle les prononça d’une voix si sourde que le chevalier les entendit à peine. Ou du moins il n’en saisit pas le sens.


Déposant alors l’épée aux pieds de Fausta, il se recula. Mais Fausta secoua violemment la tête. Elle leva son pied nerveux et en frappa l’épée, qui se brisa. Alors, réagissant sur elle-même avec la force d’un être accoutumé aux plus savantes dissimulations, elle parvint à retrouver ce calme imposant dont elle se départissait si rarement.


– Adieu, dit-elle, ou plutôt à bientôt vous revoir. Car j’espère bien que vous serez aujourd’hui à dix heures sur la place de Grève…


– La place de Grève! murmura Pardaillan tandis qu’elle s’éloignait. Voici la deuxième fois qu’elle en parle. Pourquoi? Est-ce un rendez-vous qu’elle m’assigne? Un piège qu’elle me tend? Cornes du diable! madame, vous êtes quelque chose comme l’âme damnée de Mgr de Guise qui grille d’envie de me fourrer à la Bastille ou ailleurs, dans cette Bastille dont on ne sort jamais et qui s’appelle une tombe. Le moment me semble donc venu d’ouvrir l’œil. Et pour commencer, il s’agit de décamper vivement de la Devinière.


Au bout de la rue, Fausta disparaissait, marchant de son pas souple et tranquille comme si elle n’eût éprouvé aucune émotion, comme si elle ne fût pas sortie vaincue, humiliée de ce combat où elle était venue avec la certitude que Dieu même conduisait son épée…


Pardaillan la regarda jusqu’au moment où elle ne fut plus visible. Alors il se baissa, ramassa les deux tronçons d’épée et les examina.


– Peste! murmura-t-il, une lame des ateliers de Milan, si j’en crois cette marque!… C’est que cette damnée princesse en jouait très joliment. Elle pourrait donner des leçons à maître Leclerc lui-même… Maigre trophée! La place de Grève, à dix heures… que diable a-t-elle voulu dire?


À ce moment, le jour était tout à fait venu. Pardaillan alla frapper à la porte de la Devinière encore fermée et, étant entré dans l’hôtellerie, se dirigea vers la chambre qu’occupait le duc d’Angoulême.


– Il nous faut déménager, dit-il; si nous avons trouvé hier que le séjour de notre hôtel n’était pas trop sûr, il se trouve maintenant que cette auberge est encore moins sûre. Mais quoi! déjà levé, mon prince?… ou plutôt… vous ne vous êtes pas couché?… Votre lit n’est pas défait. Pourtant, je vous assure que les lits de la Devinière sont excellents; je les connais de longue date… Hein?… Que vois-je?… un pistolet tout chargé sur cette table?…


Charles mit la main sur le pistolet.


Il était pâle et avait les yeux rouges. Il était évident que non seulement il ne s’était pas couché, mais qu’il avait passé la nuit à pleurer.


– Vous voulez mourir? dit Pardaillan.


– Oui! répondit Charles simplement.


– Voilà une idée qui ne me fût jamais venue, reprit le chevalier. Et pourquoi mourir? Ah! oui… parce qu’elle est morte, elle!… Je connais une femme, là-bas à Orléans, une pauvre femme qui a longuement souffert…


– Ma mère! murmura Charles en tressaillant.


– Madame votre mère, continua le chevalier, ne s’attend guère à la nouvelle que je devrai lui porter. Car il faudra que ce soit moi qui aille lui dire: «Madame, vous avez beaucoup pleuré dans votre vie; vous aimiez un homme que bien des gens ont maudit. Simple, douce, dévouée, vous avez consacré votre jeunesse à consoler le malheureux roi… non, l’homme qui, à vingt ans, se mourait de terreur à force de vivre au milieu des trahisons. Cet homme, vous l’avez vu dépérir lentement; de royaux bandits l’ont tué presque dans vos bras. Ah! oui, madame, vous avez souffert, rudement, et si vous étiez ma mère, je voudrais passer ma vie à essayer de vous faire sourire, après vous avoir tant vue pleurer…»


– Pardaillan! haleta le jeune duc.


– Heureusement, madame, continua le chevalier, une suprême consolation vous était réservée. Vous aviez un fils… un fils au cœur aussi tendre que le vôtre, à l’âme fière. Il était votre espoir et votre orgueil. Votre espoir parce que vous vous disiez qu’avec un fils pareil, une vieillesse consolée vous était assurée. Votre orgueil, parce que vous pensiez qu’un jour le fils de Charles IX viendrait vous annoncer le châtiment des assassins de son père…


– Pardaillan! Pardaillan! répéta sourdement Charles.


– Hélas madame, tout cela n’est plus. Vous qui avez pleuré dans votre jeunesse, vous passerez votre vieillesse à pleurer encore. Consolation, espoir, orgueil, tout cela n’est plus. Mgr le duc d’Angoulême n’a pas voulu vivre pour vous; le premier chagrin auquel il s’est heurté l’a brisé. Parce qu’une jeune fille est morte, votre fils s’est tué!


– Oh! éclata Charles en serrant convulsivement la crosse du pistolet, croyez-vous donc que je n’ai pas songé à ma mère? Pardaillan, si j’ai hésité toute la nuit, toute cette infernale nuit, c’est que l’image désespérée de ma mère se mettait entre moi et ce pistolet. Mais je souffre trop, chevalier. La vie, en de pareilles conditions, n’est pas supportable. Et c’est pourquoi je la quitte. Qui pourrait m’en faire un crime, même si je sais que ma mère en mourra de chagrin?


– C’est donc chez vous une résolution?


– Irrévocable, dit Charles d’une voix ferme et sombre; Pardaillan, recevez ici mes adieux.:


– Je veux bien, dit Pardaillan, en surveillant étroitement tous les mouvements du jeune homme, je veux bien recevoir vos adieux. Mais, que diable, est-ce donc une chose si pressée que de vous loger une balle dans la tête ou dans le cœur? Je crois avoir été pour vous un ami fidèle… Et si à mon tour j’ai besoin de vous?… Si je viens faire appel à votre amitié! Si je viens vous dire que vous avez contracté une dette vis-à-vis de moi et que le moment est justement venu où je dois exiger de vous le même dévouement, que je ne vous ai pas marchandé!


– Parlez donc, chevalier… je suis prêt.


– Morbleu! vous êtes prêt à vous tuer, voilà tout! Traqué, serré dans un filet tendu autour de moi, je viens vous crier au secours! Et tranquillement, vous me répondez: «Ami, débrouille-toi comme tu peux; quant à moi, la vie m’est insupportable et je n’ai que tout juste le temps de me tuer…» Grand merci!


– Qu’exigez-vous de moi?


– Rien, ou presque rien: d’attendre à demain pour me faire les adieux en question.


Charles reposa sur la table le pistolet qu’il avait saisi. Pardaillan s’en empara aussitôt.


– Chevalier, dit le duc d’Angoulême, je comprends l’effort suprême que tente votre amitié. Vous espérez, en gagnant du temps, me rattacher à la vie. Détrompez-vous, Pardaillan, j’aimais Violetta…


Ici un sanglot déchira la gorge du jeune homme.


– J’aimais Violetta, reprit-il avec une exaltation croissante, vous ne pouvez savoir ce que cela signifie, vous qui n’avez pas les sentiments de tout le monde, et qui peut-être n’avez jamais aimé… Cela signifie, Pardaillan, que j’avais transposé ma pensée, mon âme, toute ma vie hors de moi-même, en elle… Me comprenez-vous? Je n’étais plus en moi, j’étais en elle. Sa mort est donc ma mort. Je vous disais que je souffre. C’est faux. La vérité est que je ne vis plus. Les pulsations de mon cœur m’étonnent, comme elles m’étonneraient à les surprendre dans un cadavre. Voyez-vous ce qu’il y a d’affreux dans ma situation?… Et vous me proposez de prolonger cela de quelques heures. Non, chevalier, c’est tout de suite que je dois mourir.


Pardaillan saisit les poignets du jeune homme. Une violente émotion s’emparait de lui.


Il comprenait que Charles, arrivé au paroxysme de la douleur, allait se tuer. Cœur faible, d’une exquise faiblesse, si tendre et si pur dans cette toute première jeunesse, plus fragile qu’une fleur, Charles succombait au premier coup du malheur. Pardaillan le vit perdu et que rien ne pourrait le sauver.


– Mon ami, murmura-t-il d’une voix tremblante, mon enfant, vivez pour moi qui ne suis plus attaché à la vie que par une vieille haine et qui, depuis que je vous connais, ai fait ce rêve de m’y rattacher encore pour une affection!


Charles secoua la tête et son regard morne se fixe sur le pistolet.


– Il le faut donc! fit Pardaillan.


Les deux hommes se regardèrent, haletants. Tout était fini…


Pardaillan était une nature trop absolument éprise d’indépendance, un ami trop sûr, une conscience trop libre, un esprit trop large: l’idée ne pouvait lui venir de s’opposer par la force au geste suprême qui allait délivrer son ami. Éperdument, il cherchait la raison convaincante, l’argument qui pouvait désarmer Charles. Et il ne les trouvait pas.


– Adieu, Pardaillan, dit Charles d’une voix ferme.


Pardaillan déposa le pistolet sur la table. À ce moment, à cet instant tragique où les deux amis vraiment dignes l’un de l’autre échangeaient un regard où flottaient des pensées surhumaines, à cette seconde, la porte s’ouvrit, Picouic entra et cria:


– Monseigneur, il est retrouvé! Il est revenu! Il est là!…


– Qui ça? hurla Pardaillan dans la détente de son désespoir, et avec cette pensée soudaine et rapide qu’un incident quelconque, si minime qu’il fût, pouvait faire dévier la volonté de Charles. Qui est revenu? Qui est là?…


– Moi! fit une voix large, grasse, burlesque et lugubre.


Et Croasse apparut, tandis que Pardaillan faisait un geste découragé, son espoir déçu…


– Moi, continua Croasse en se courbant et en croassant plus que jamais, moi qui au prix de mille dangers ai découvert le secret de l’abbaye de Montmartre, moi qui ai vu, cette nuit, malgré ma résistance acharnée, enlever la pauvre petite Violetta, et qui…


Le croassement s’arrêta net dans la gorge de Croasse. Un double cri délirant retentit. Pardaillan et Charles bondirent ensemble sur Croasse et l’entraînèrent dans l’intérieur de la chambre, tandis que l’infortuné, suffoqué par cette double étreinte, persuadé qu’il allait recevoir une raclée nui ferait le pendant de celle que lui avait administrée Belgodère, essayait vainement de crier grâce.


– Qu’as-tu dit? haleta Charles, plus livide devant cette espérance qu’il ne l’avait été devant la mort.


– Que tu as vu Violetta cette nuit? rugit Pardaillan.


– Oui! fit Croasse avec un rauque soupir. Grâce, messeigneurs! Ce n’est pas ma faute si…


– Vivante? interrogea Charles qui se sentait mourir.


– Mais oui, vivante! fit Croasse étonné.


Charles chancela. Un soupir de terrible angoisse souleva sa poitrine. Son regard mourant se tourna vers Pardaillan. Il était à bout de forces. Le chevalier saisit le pistolet, l’appuya sur la tempe de Croasse qui verdit et flageola sur ses jambes.


– Écoute bien, dit Pardaillan avec un calme terrible, tâche de dire la vérité, tâche de ne pas te tromper, sans quoi je te brûle la cervelle. Tu soutiens que tu as vu Violetta? la petite chanteuse? C’est bien elle que tu as vue cette nuit?


– Cette nuit, je le jure! Il y a quelques heures à peine!


– Vivante?


– Très vivante!


– Tu ne trompes pas? Tu n’as pas été abusé par une ressemblance? C’était bien Violetta?


– Parbleu! voilà assez longtemps que je la connais, je pense!


Pardaillan jeta le pistolet dans un coin et se retourna vers Charles. Un ineffable sourire transfigura le jeune homme. Il ouvrit les bras, poussa un soupir, râla quelques mots confus et tomba à la renverse, évanoui. Il paraît que la joie tue quelquefois. En cette circonstance, elle fut clémente. Charles revint promptement à lui. Alors, Croasse fut accablé de questions. De l’ensemble de ses réponses, il résulta que Violetta avait été enlevée de l’abbaye de Montmartre et conduite dans une autre prison.


Charles, suspendu aux lèvres de Croasse, l’écoutait comme il eût écouté un messie. Pour la centième fois, Croasse raconta comment il avait vu des gens de mauvaise mine se glisser vers l’enclos de l’abbaye, comment il avait été intrigué et, n’écoutant que son courage, les avait suivis; puis comment, étant parvenu à monter sur le toit de la maisonnette, il avait réussi à se glisser dans une soupente d’où il avait vu l’intérieur, et dans cet intérieur, Violetta prisonnière, gardée à vue par sept ou huit hommes armés jusqu’aux dents.


– Alors, poursuivit-il, j’ai attendu la nuit. J’avais mon idée. Je voulais absolument sauver Violetta.


– Brave Croasse! fit Charles. Tiens, prends cette bourse…


– Merci, monseigneur. Donc, quand j’ai vu les gardes de Violetta endormis, succombant aux libations, car ces misérables ont vidé je ne sais combien de bouteilles tandis que je mourais de soif dans ma soupente, je suis descendu et me suis dirigé vers la porte de la pièce où était enfermée Violetta. Mais juste comme j’allais ouvrir, cinq ou six nouveaux sbires sont entrés subitement et ont réveillé les premiers en leur disant qu’il fallait transférer la prisonnière dans un lieu qu’ils n’ont pas nommé. J’ai voulu me cacher; trop tard! Ils m’avaient vu, et tous ensemble sont tombés sur moi avec leurs épées; j’en porte les marques, voyez!


Et Croasse, relevant ses manches, montra en effet des taches noirâtres qui les marbraient.


– Mais, fit Pardaillan, ce ne sont pas là des coups d’épée?


– Vous croyez, monsieur le chevalier?


– J’en suis sûr. On dirait des coups de trique…


Croasse eut une grimace intraduisible en songeant au gourdin de Belgodère. Mais reprenant tout son aplomb:


– Je vais vous dire: grâce à ma présence d’esprit, ces sacripants n’ont pu me toucher de leurs épées; mais en me défendant je me cognais aux meubles et aux murs… Alors, vous comprenez?


– Oui, dit froidement le chevalier, tu as été assommé à coups de muraille, voilà l’explication.


– Voilà bien l’explication fit Croasse enchanté. Cependant, succombant sous le nombre, je fus forcé de battre en retraite, et tandis qu’une partie des sacripants s’acharnait sur moi, l’autre entraînait Violetta.


– Et pourquoi n’es-tu pas venu nous prévenir aussitôt?


– Songez, monsieur le chevalier, que jusqu’au jour je me suis battu sur les pentes de Montmartre; j’ai dû en tuer quelques-uns. Bref, ce n’est qu’après mainte escarmouche, tantôt attaqué, tantôt attaquant, que j’ai pu mettre en fuite les deux derniers de mes ennemis. Alors j’ai couru à la rue des Barrés et, ne vous y trouvant pas, je suis venu ici.


La vérité comme on s’en doute était beaucoup plus simple. Après le départ de Belgodère et de Violetta, Croasse était descendu de sa soupente, s’était esquivé, avait attendu dans les marécages l’ouverture des portes de Paris et, comme l’ordre du duc de Guise était de ne laisser sortir personne, mais non d’empêcher d’entrer, il avait bravement pénétré dans Paris.


Si Charles d’Angoulême et Pardaillan n’ajoutaient que peu de foi à l’odyssée extraordinaire de Croasse, ils n’en laissèrent rien paraître. L’essentiel était que Violetta était vivante. Sur ce point, Croasse était affirmatif et il n’y avait aucune raison de douter de sa parole. Mais alors, qu’avait-on fait de Violetta? Où avait-elle été entraînée? Tout à coup, Pardaillan pâlit.


– La place de Grève! murmura-t-il. Pourquoi la damnée Fausta a-t-elle parlé de Violetta?… Pourquoi m’a-t-elle donné rendez-vous ce matin à dix heures, sur la place de Grève?… Est-ce que… Oh! l’effroyable créature!…


Il jeta les yeux sur l’horloge. Elle marquait neuf heures, et demie.


– En route, dit d’une voix qui fit frissonner Charles. Duc, armez-vous solidement… et suivez-moi!…


– Où allons-nous?… haleta Charles.


– À la place de Grève! répondit Pardaillan qui s’élança.

Загрузка...