XXXVII CLAUDE

Le prince Farnèse, en s’appuyant à la fenêtre du logis de la place de Grève, assista, pétrifié par l’horreur et l’admiration, au terrible spectacle que nous avons essayé de peindre, sans espoir d’en pouvoir rendre la tragique grandeur.


Farnèse vit Claude qui, après avoir sauté, se relevait, le poignard à la main, et se ruait sur la foule. Mais déjà, avant que Claude ne fût parvenu jusqu’à l’estrade, le prince vit Pardaillan saisir Violetta et l’arracher aux gardes. Puis après un inappréciable instant où tout disparut dans un vaste remous, il revit sa fille près de Charles d’Angoulême; puis eut lieu la terrible chevauchée qui coûta la vie à plus de vingt personnes et en blessa deux cents autres.


Le prince cardinal, avec une délirante angoisse, suivit les phases de ce rêve vivant sous ses yeux… Violetta était sauvée!… Violetta avait disparu, emportée au galop par ses sauveurs!…


Ces sauveurs, Farnèse les avaient reconnus. C’étaient ces hommes à qui il avait parlé dans les vieux pavillons de l’abbaye de Montmartre, lorsque la subtile et perverse diplomatie de Fausta l’avait si soudainement remis en présence de la bohémienne Saïzuma… de Léonore de Montaigues… de celle qu’il croyait morte… de la femme, enfin, qu’il avait adorée vivante et qu’il regrettait de toute sa passion éperdue.


Lorsque Farnèse vit que sa fille était sauvée, il poussa un rauque soupir de joie surhumaine, et, pour la première fois depuis les seize mortelles années qu’il venait de vivre, un rayon d’espoir tomba dans ce cœur damné. Et cette joie, c’était le cri d’un égoïsme effroyable.


Cet espoir, ce n’était pas à Violetta qu’il allait, c’était encore, toujours à Léonore! Oui, Farnèse aimait sa fille! Oui, il l’avait ardemment cherchée! Oui, il avait subi une vraie torture lorsque, l’ayant presque retrouvée, il avait cru que Fausta l’avait tuée! Oui, à ce moment, sa haine contre celle qu’il appelait Sainteté avait été pure et sans mélange! Mais depuis qu’il avait revu Léonore, Farnèse ne songeait plus à sa fille que comme un moyen de reconquérir l’adorée.


Léonore était folle: c’était par Violetta qu’il pouvait lui rendre la raison. Léonore rendue à la raison devait le haïr, c’était par Violetta qu’il pouvait essayer de toucher son cœur.


Donc il faut le dire: Farnèse, en voyant Violetta sauvée, eut ce moment de joie d’un terrible égoïsme que nous avons signalé, et il rugit:


– Maintenant, je puis me retrouver face à face avec Léonore.


En quelques secondes, son plan s’échafauda dans son esprit. Par les sauveurs, retrouver Léonore, et, en lui ramenant Violetta… sa fille… se faire pardonner le formidable passé!…


Il revoyait Léonore telle qu’il l’avait vue à l’abbaye, belle dans sa folie, d’une étrange beauté, qui l’avait bouleversé. Ce n’était plus la jeune fille de l’hôtel Montaigues, si adorable de grâce et de confiance… mais c’était la femme dans toute la splendeur d’une beauté préservée par la folie même, et parvenue à un idéal état de perfection… Oh! la revoir, maintenant!… Les emporter toutes deux… elle et sa fille?… Déchirer cette robe de cardinal dont la pourpre lui apparaissait faite de sang!… S’en aller dans quelque pays lointain… retrouver le bonheur et l’amour!…


C’est toute cette vision qui enfiévrait le cardinal à ce moment même où Fausta descendait de l’estrade, rugissante de sa nouvelle défaite, mais où conservant ce merveilleux sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, elle donnait rapidement deux ordres.


L’un de ces ordres concernait le logis où se trouvait Farnèse. Quant à l’autre, nous en verrons l’exécution tout à l’heure.


Lorsque le prince cardinal eut vu disparaître le cheval qui emportait Charles et Violetta, il se retourna, après avoir machinalement fermé la fenêtre.


Il fallait agir vite. Nul doute, en effet, que Fausta ne cherchât à s’emparer de Violetta. Alors il regretta amèrement de ne pas avoir tué cette femme lorsqu’il la tenait dans le pavillon de l’abbaye, de ne pas avoir jeté à Claude l’ordre de reprendre pour une fois encore son métier de bourreau!


En songeant à ces choses, Farnèse descendit lentement l’escalier. Le même serviteur vêtu de noir qui avait fait entrer Belgodère se présenta pour lui ouvrir la porte. Farnèse lui remit une bourse pleine d’or en lui disant:


– Si on vient me chercher de la part de la souveraine…


Le serviteur fit le signe de la croix.


– Vous répondrez que je suis sorti d’ici en disant que je quitte Paris pour regagner l’Italie.


– Bien, monseigneur! dit le laquais qui, en même temps, ouvrit rapidement une porte qui donnait sur une sorte de loge qu’il occupait.


Au même instant, de cette loge, s’élancèrent cinq ou six hommes qui se jetèrent sur Farnèse. En un clin d’œil, il fut désarmé, et l’un des agresseurs lui mettant la pointe d’une dague sur la poitrine, lui dit froidement:


– Monseigneur, nous avons ordre de vous ramener mort ou vif; j’espère que vous nous épargnerez le chagrin de vous ramener mort…


Farnèse, livide, leva au ciel un regard de suprême reproche et murmura:


– Ô Fausta, je te reconnais!… Ô Dieu de justice et de bonté, vois ce que fait ton envoyée et juge-la!…


Puis, s’adressant à celui qui venait de lui parler:


– Comte, dit-il, nous suivons le même chemin depuis trois ans; je sais donc que vous accomplirez dans toute leur rigueur les ordres que vous avez reçus. Un mot seulement: puis-je vous prier de me conduire le plus tôt possible à… celle qui vous a envoyé?


– Monseigneur, dit celui qu’on venait d’appeler comte, votre prière sera d’autant mieux accueillie que nous devons vous conduire à l’instant même au palais de la Cité. Seulement, souvenez-vous qu’en route, un geste, un cri vous coûteraient probablement la vie.


– Je ne crierai pas, dit Farnèse avec ce calme glacial qui lui était habituel. Allons, messieurs, je vous suis. Quant à toi, ajouta-t-il en se tournant vers le serviteur noir, quant à toi, Judas, garde quand même ma bourse: ce sera pour payer ta trahison.


L’homme fit le signe de croix, s’inclina et dit:


– Dieu commande… j’obéis!…


Alors ils se mirent en route, le cardinal au milieu d’eux. Et ils avaient l’air de gentilshommes regagnant paisiblement leurs demeures. Sombre et pensif, le prince Farnèse songeait à ce palais de la Cité, à cet antre formidable d’où ceux qui y entraient n’étaient pas toujours sûrs de sortir.


Vingt minutes plus tard, la petite troupe entrait dans la maison Fausta. Le cardinal fut introduit dans une pièce meublée, mais dont la porte de chêne était garnie de ferrures solides et dont l’étroite fenêtre surplombant la Seine était protégée par d’épais barreaux.


Il demanda à être conduit aussitôt auprès de Fausta. Mais pour toute réponse, l’homme qui l’avait conduit jusqu’à cette chambre referma la porte et poussa les verrous. Farnèse tomba sur un siège. Un livide sourire crispa ses lèvres et il murmura:


– Qui sait s’il ne vaut pas mieux que je meure enfin! La malédiction de Notre-Dame pèse sur moi, et tout ce que je touche est maudit… Mais mourir sans avoir frappé l’infernale Fausta!… Ô Claude! Claude! que fais-tu?…


Ce que faisait Claude?… Il s’était élancé vers le point où il avait vu galoper Charles d’Angoulême emportant Violetta. Il passa en bondissant près de l’estrade.


Fausta le vit sans doute!… Fausta devina ce qu’il allait faire!… Elle dit quelques mots à un homme qui se trouvait près d’elle, et cet homme se mit à courir comme courait Claude.


Claude, l’un des premiers, saisit la bride de l’un de ces chevaux qui couraient en tous sens. Il sauta dessus et se trouva faire partie, pour ainsi dire, du peloton de cavaliers qui se lançait à la poursuite de Pardaillan. Seulement, lorsque Pardaillan tourna, Claude ne suivit pas le peloton. Il s’élança ventre à terre dans la même direction que Charles d’Angoulême qu’il voyait disparaître au loin, au tournant d’une rue. Ce tournant, il l’atteignit à temps pour voir Charles entrer dans la rue des Barrés. Il entra à son tour…


Charles se croyait poursuivi.


Lorsqu’il s’arrêta, haletant, devant son hôtel – l’hôtel de Marie Touchet – il sauta à terre, saisit Violetta dans ses bras, et heurta le marteau avec une telle frénésie que les serviteurs accoururent affolés; la porte ouverte, Charles déposa dans l’antichambre Violetta évanouie… À ce moment, Claude arrivait à fond de train et s’arrêtait devant la porte. Charles s’élança au dehors et braqua son pistolet sur Claude. Claude, haletant, hagard, en cet état où l’homme ne dirige plus ses pensées, obéit à des impulsions nerveuses, Claude se dit qu’il allait être tué là par ce jeune homme, et l’idée ne lui vint pas de faire un seul mouvement pour se défendre. Charles fit feu… À l’instant même où il tirait, son bras dévia; la balle se perdit dans les airs; Charles se sentit étreint par deux bras de femme, et une voix mourante balbutiait à son oreille:


– Mon père! C’est mon père que vous tuez!…


Le jeune duc poussa un cri et jeta un regard de terreur sur Claude. Et, le voyant debout, tout pâle dans la fumée, il s’élança, lui saisit ses deux mains:


– Vous ai-je blessé?…


– Non! non!…


– Entrez… entrez, ô vous qu’elle appelle son père… pardonnez… j’ai cru que vous nous poursuiviez… Si vous saviez comme je l’aime… J’étais fou… j’eusse tout tué…


Quelques instants plus tard, Charles d’Angoulême et Violetta, réunis dans les bras de Claude, mêlaient leurs sourires et leurs larmes. Le bourreau sanglotait doucement.


Ce fut pour ces trois êtres une minute de bonheur très pur. Pour Violetta, c’était l’extase infinie d’un beau rêve soudain réalisé. Pour les deux hommes, c’était cet étonnement ravi qui saisit les âmes les mieux trempées lorsque du danger on passe tout à coup à la sécurité, et du désespoir à une certitude de bonheur. Ils se connaissaient à peine. Et il leur semblait qu’ils avaient toujours vécu ensemble. Claude murmura à l’oreille de Violetta:


– C’est donc ce jeune seigneur que j’allai chercher à l’auberge de l’Espérance et que je ne trouvai pas?


– C’est lui! dit Violetta palpitante.


– Monsieur, fit alors le jeune homme tandis qu’il souriait à Violetta, votre situation est bien simple: j’aime cet ange dont vous avez le bonheur d’être le père. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Je m’appelle Charles, duc d’Angoulême. Ma mère s’appelle Mme Marie Touchet, et mon père s’appelait Charles IX…


– Le fils du roi! murmura Violetta ravie.


Et dans son âme naïve de pauvre petite bohémienne, il y eut comme un orgueil très doux, pareil à l’orgueil de ces petites Cendrillons qu’une fée bienfaisante donne pour épouses à quelque prince Charmant. Son rêve avait été radieux. La réalité était inouïe. Ce seigneur qu’elle avait adoré en secret, qui en ce moment la tenait par la main, et qui l’aimait, et, qui le disait, c’était un fils de roi…


Au fond de cette rue paisible, les clameurs mortelles n’arrivaient pas. Dans cette salle aux beaux meubles luisants, aux tapisseries anciennes régnait un calme infini, comme si la douce amante de Charles IX y eût laissé l’empreinte de son amour profond et tranquille. La tête appuyée sur la poitrine de Claude, la main dans la main de Charles, Violetta eût souhaité mourir ainsi, dans cette paix, dans cette douceur et dans cet amour. Charles d’Angoulême, cependant, reprenait:


– Vous savez maintenant qui je suis… je serais bien heureux, en cette minute la plus heureuse de ma vie, de savoir qui est le père de celle que j’aime…


Claude, qui contemplait Violetta, releva lentement la tête. Les larmes de bonheur qui coulaient sur ses joues se figèrent au bord de ses yeux hagards. Son sourire d’infinie félicité se crispa en un sourire d’amertume affreuse.


– Qui je suis? fit-il d’une voix étranglée. Vous voulez savoir qui je suis?…


Charles le regarda avec un étonnement angoissé. Il entrevit quelque secret horrible dans l’attitude de Claude.


– Monsieur, balbutia-t-il, je vous ai parlé trop vite, peut-être, pardonnez-moi…


– Non, non, dit le bourreau avec un soupir qui râla dans sa gorge. Il faut que vous sachiez…


En même temps, d’un geste instinctif, il retira sa main que Charles avait prise. Cette main… cette main homicide… cette main rouge de sang… cette main de bourreau! Jamais personne ne l’avait serrée!… Devant ce geste, Charles trembla. Il vit se décomposer le visage du père de Violetta.


– Si votre nom est un secret, dit-il avec la simplicité d’un cœur largement généreux, ne le prononcez pas… Je ne vous le demandais que pour pouvoir dire: Mon père, j’aime votre enfant… bénissez notre amour en attendant qu’un prêtre bénisse notre union…


Violetta pâlit affreusement. Elle avait compris, elle!… Toute la scène de la confession du bourreau revivait et palpitait en elle!… Qui donc voudrait épouser la fille du bourreau?…


– Père! oh! mon bon père Claude! balbutia-t-elle dans un murmure d’épouvante.


Et cette parole était adorable! cette parole où elle reconnaissait le bourreau pour son père en une pareille seconde!…


– Non, non! répéta Claude. Vous n’avez pas eu tort de me demander qui je suis, il faut que vous sachiez ce que je ne suis pas. Monseigneur duc, je ne suis pas le père de cette enfant!…


– Père! père! cria Violetta d’une voix déchirante, vous m’avez déjà dit cela! Eh bien, moi, quoi qu’il arrive, je déclare que vous êtes mon père, et que je n’en ai jamais eu d’autre que vous!…


– Ah! rugit le bourreau avec une sublime expression de joie et d’orgueil, bénie sois-tu, ange de douceur et d’espérance qui t’es penchée sur une existence de damné!…


En même temps et tandis que Charles demeurait stupéfait, bouleversé d’angoisse, Claude souleva Violetta dans ses bras, la serra un instant, avec un rauque sanglot, sur sa vaste poitrine, et l’emporta dans la pièce voisine où il la déposa sur un fauteuil.


– Ne bouge pas, fit-il, ne crains rien… ton vieux papa Claude arrangera tout. Tu l’épouseras, le fils du roi!… bientôt, tu seras madame la duchesse d’Angoulême…


Alors il revint dans la salle où il avait laissé Charles, en refermant la porte.


– Vous êtes étonné? dit-il.


– Je l’avoue…


Claude se mit à marcher de long en large, pensif. Charles le considérait avec une sorte d’effroi.


– Monsieur, fit Claude en s’arrêtant tout à coup devant lui, comme je vous le disais, je ne suis pas le père de Violetta. Je l’ai seulement élevée. Il importe donc assez peu que vous sachiez ce que je suis, ou ce que j’ai été. Je vous dirai simplement que mon nom est maître Claude, et que je suis bourgeois de Paris.


Il s’arrêta, haletant, étudiant avec angoisse le visage de Charles et attendant ce qu’il allait dire.


– Il y a un secret dans votre vie, dit Charles.


– Violetta vous le dira! fit Claude d’une voix indistincte.


– Je ne veux pas le savoir, protesta Charles doucement.


Claude eut un profond soupir.


– Ce qui importe, reprit-il en faisant un effort, c’est que je ne suis pas le père de celle que vous aimez. Violetta est la fille de Mgr Farnèse et de la très noble demoiselle Léonore de Montaigues.


– Cet homme que j’ai vu dans le pavillon de l’abbaye?…


– Oui, c’est lui!…


– Il disait que sa fille était morte…


– Il le croyait!


– Où et quand pourrai-je revoir le prince Farnèse?


– Je sais où le trouver.


– Eh bien, faites donc en sorte que je puisse le voir au plus tôt.


Une sorte de gêne, une sourde contrainte régnait maintenant entre les deux hommes. Ce secret que Charles ne voulait pas savoir… ce secret que Claude fût mort sur place plutôt que de le révéler en un pareil moment, semblait creuser entre eux un abîme. Et à cette contrainte, tous deux avaient hâte d’échapper.


– Le prince Farnèse, reprit Claude, est le seul qui puisse décider du sort de Violetta. Moi, je ne suis pas son père… elle ne me doit rien… et je ne suis rien pour elle… je voudrais que vous soyez bien pénétré de cette vérité primordiale…


– Je le suis, dit Charles sourdement.


– Bien! continua Claude en pâlissant. Étant donné que je ne suis rien pour Violetta, qu’elle n’est rien pour moi, que vous pouvez partir dès que vous serez unis sans même me dire vers quel point de la terre vous dirigez vos pas…


Il s’interrompit pour souffler et passer une main sur son front.


– Étant donné tout cela, acheva-t-il, le mieux, c’est que vous soyez, dès aujourd’hui, en communication avec le prince Farnèse… le père de Violetta…


– C’est mon avis, dit Charles.


L’ancien bourreau baissa la tête. Après les paroles qu’il venait de prononcer, il ne lui restait plus qu’à partir à l’instant pour se mettre à la recherche du prince Farnèse. Et il demeurait là, abîmé dans une sombre méditation.


Le jeune homme le considérait avec une angoisse croissante. Des soupçons d’autant plus poignants qu’ils étaient plus imprécis l’envahissaient. D’où venait ce froid de glace entre lui et cet homme que Violetta avait appelé «père»? N’étaient-ils pas liés par un sentiment qui, dès le premier regard, eût dû les faire amis à jamais? Qu’il fût ou non en réalité le père de Violetta, cet homme, de toute évidence, éprouvait pour la jeune fille l’amour paternel poussé à ses dernières limites.


Comment se faisait-il que ce Claude s’enfermât en une attitude équivoque? Qui était-il? Quelle tache son contact avait-il jetée sur Violetta? Quelle ombre descendait de cette sombre figure?… Au moment où il se posa ces questions, Charles vit une telle douleur sur le visage de Claude que ses soupçons s’évanouirent pour un instant, et, entraîné par une instinctive pitié, il s’écria:


– Nous ne pouvons nous quitter ainsi! Monsieur, au nom de celle que nous aimons tous deux, je vous somme de me dire qui vous êtes!…


Le bourreau jeta sur le duc un regard infiniment doux et triste.


– Ne vous l’ai-je pas dit? fit-il d’une voix tremblante, je suis un bourgeois de Paris, et je m’appelle Claude… voilà tout!


– Non! ce n’est pas tout!… Ce secret… ce secret qui est dans votre vie, je veux le savoir à présent…


– Ce secret! balbutia Claude. Écoutez, monseigneur. Je vous ai dit que Violetta elle-même vous le révélerait.


– Oh! s’écria le jeune homme, tout de suite, alors!


Et il fit un mouvement pour s’élancer vers la pièce où Claude avait conduit la jeune fille. Mais le bourreau l’arrêta par le bras et dit:


– Le prince Farnèse… le père de l’enfant que vous allez voir tout à l’heure vous donnera sur la naissance de celle que vous aimez les explications nécessaires… Ces explications, il ne m’appartient pas de les fournir, puisque je ne suis pas le père, moi!… Monseigneur, jurez-moi de ne jamais parler de moi au prince Farnèse!… Il le faut! ajouta-t-il rudement en voyant que le jeune homme hésitait…


– Eh bien, soit! dit alors le duc d’Angoulême. Sur ma foi de gentilhomme, je ne prononcerai jamais votre nom devant le père de Violetta.


– Bien. Jurez-moi maintenant de ne jamais interroger Violetta sur moi. Que si elle parle d’elle-même, que si, sans y être invitée par vous, elle vous révèle le secret de ma vie, ce sera dans l’ordre. Mais jurez-moi de ne pas créer à cette enfant un tourment qu’elle ne mérite pas en cherchant à lui arracher le secret si elle pense qu’elle doit le garder.


– Je vous le jure aussi, dit Charles entraîné par cet accent de profonde tristesse que nous avons signalé.


Claude eut un geste de satisfaction.


– Adieu donc, dit-il alors. Dans une heure le prince Farnèse sera ici… Quant à moi, si vous ne me revoyez pas… écoutez…


– Pourquoi ne vous reverrais-je pas, fit Charles à la fois ému, irrité, angoissé…


– Si vous ne me revoyez pas, reprit sourdement Claude, comme s’il n’eût pas entendu, il peut se faire que l’enfant coure un danger quelconque…


– Nul ne songera à venir nous chercher ici, elle ou moi, et j’espère que demain nous aurons quitté Paris…


– Très bien, dit Claude avec un soupir. C’est pour le mieux et j’allais vous donner ce conseil. Cependant… s’il survenait quelque chose… n’importe quoi où vous pensiez que je puisse être utile à l’enfant, il y a dans la Cité, vers le milieu de la rue Calandre, derrière le marché neuf, une maison autour de laquelle l’herbe pousse, une maison basse et isolée des autres dont la porte et les fenêtres sont toujours fermées. De nuit ou de jour, tant que vous serez encore à Paris, si vous avez besoin d’aide, venez frapper à la porte de cette maison… Un dernier mot: quand partirez-vous?


– Demain à la pointe du jour.


– Par quelle porte?


– Je passerai rue Saint-Denis, chercher à l’auberge de la Devinière un ami qui m’est bien cher… car je présume qu’il a dû se réfugier là… Puis, avec le prince Farnèse et Violetta, j’irai chercher la route d’Orléans.


– Bien! Vous sortirez donc par la porte de Notre-Dame-des-Champs…


À ces mots, Claude fit brusquement quelques pas comme s’il voulait entrer dans la pièce où se trouvait Violetta. Mais il s’arrêta court, secoua la tête et revint sur Charles qu’il contempla longuement.


– Monseigneur, dit-il alors d’une voix basse et rauque, cette enfant vous adore; je le sais: j’en suis sûr; c’est l’âme la plus pure, le cœur le plus généreux… elle a beaucoup souffert…


– Souffrances, misères, tout cela est fini pour elle! dit Charles en joignant fiévreusement les mains. Si une vie d’homme tout entière passée à assurer son bonheur peut lui faire oublier les tristesses de son jeune âge, ah! je vous jure que Violetta, dès ce moment, est pour toujours heureuse!


Une expression d’ineffable joie se répandit sur le visage du bourreau. Il salua le duc d’Angoulême avec une sorte d’humilité. Charles lui tendit les mains. Mais pour la deuxième fois, Claude feignit de ne pas voir ce geste et rapidement il sortit. Quelques instants plus tard, il était dehors.


Il examina attentivement la rue: elle était paisible et déserte comme d’habitude. Il était évident qu’on n’avait pas suivi Charles d’Angoulême fuyant la place de Grève.


– Sauvée! murmura ardemment Claude. Maintenant, je puis bien dire qu’elle est sauvée!…


Alors, il se mit en marche, après avoir jeté sur la maison silencieuse de Marie Touchet un dernier regard éperdu de douleur et rayonnant de son sublime sacrifice. Et quand il eut fait quelques pas, il éclata en sanglots. Il s’en alla le long des berges, dans la direction de la Grève. Là, il retomba dans les groupes de peuple qui, avec force imprécations et gesticulations, commentaient les événements qui venaient de se dérouler sur la place.


Au moment où le bourreau avait quitté la maison de la rue des Barrés, un homme sortant d’une encoignure s’était mis à le suivre à distance. Cet homme, c’était l’un de ceux à qui la Fausta avait jeté un ordre près de l’estrade. Il avait sauté sur un cheval et était arrivé rue des Barrés assez à temps pour voir Claude entrer dans la maison de Marie Touchet. Alors, il avait attaché sa monture à l’un de ces anneaux de fer qui surmontaient les nombreuses bornes cavalières qui servaient aux gens couverts de fer à se hisser sur leurs selles. Et cherchant un poste d’observation, il avait attendu. Lorsque Claude était sorti, cet espion, abandonnant son cheval où il l’avait attaché, s’était mis en marche dans la même direction que l’ancien bourreau.


«Voilà, songeait Claude en marchant, une chose à laquelle je n’avais pas songé, moi! Il a fallu que je fusse imbécile pour ne pas prévoir que cela arriverait… Je me figurais que Violetta pourrait toujours m’avouer… moi… et que simplement, j’étais un homme comme un autre, et que je pouvais vivre près d’elle, vivre de son bonheur, respirer l’air qu’elle respire… être le père enfin… Ah! bien, oui! Tu es le bourreau, misérable!»


L’homme qui le suivait de loin le vit en outre descendre la berge, arriver jusqu’au bord de l’eau et demeurer longtemps debout, immobile, à regarder couler cette eau.


«Voici le fait, ruminait le malheureux en se débattant contre son désespoir, je suis le bourreau! Rien ne peut faire que je n’aie exercé l’horrible métier et que je ne sois un objet d’épouvante et d’exécration. Que Violetta m’ait absous de mon passé, le pauvre cher ange au cœur d’or, cela ne me surprend pas… Oui, mais Violetta est un ange, et je suis le bourreau! Je n’y puis rien. Et Violetta n’y peut rien non plus… Elle aime ce jeune homme. Qui est ce jeune homme? Qu’importe! Il l’aime lui aussi!…C’est sûr. Je l’ai bien regardé. C’est un noble cœur. L’amour déborde de ses yeux. Il est très doux… Elle sera duchesse d’Angoulême, fit-il tout à coup en riant. Il s’appelle Charles et il est duc d’Angoulême. C’est le fils du roi Charles IX…»


L’espion lui vit faire un geste violent, puis remonter la berge et reprendre le chemin de la place de Grève.


«Mais, rugissait Claude en lui-même, ce serait le dernier des débardeurs de Seine! serait-il truand au lieu d’être duc! serait-il fils de cabaretier au lieu d’être fils de roi! qu’est-ce que j’y gagnerais?… Où est le pauvre diable, si malheureux qu’il soit, qui consentira à vivre près du bourreau? Où est l’amoureux, si épris qu’il soit, qui ne crierait à Violetta: C’est le bourreau qui t’a élevée? Le bourreau t’a portée dans ses bras? C’est le bourreau que tu appelles père?… Tu portes des tâches sanglantes, fille du bourreau!… Et truand ou fils de roi, l’amoureux s’enfuirait avec une imprécation d’horreur…»


Il atteignit la place de Grève et, à travers les groupes encore nombreux et agités, se dirigea vers le logis où il avait laissé Farnèse.


– Le bourreau disparu… moi mort, tout change! Il n’aura plus horreur de moi s’il sait que je me suis tué… Il n’aura plus que de la pitié… Oui, oui… il saura que je suis mort et qu’il peut aimer sans horreur… Un mot que je lui ferai parvenir à Orléans fera l’affaire… Et alors, Violetta pourra tout lui dire, si elle veut! Elle sera heureuse malgré elle et c’est un bon tour que son papa Claude lui aura joué en se tuant… Ô ma fille bien-aimée, si tu savais avec quelles délices je vais mourir pour toi!… Sûrement, tu ne pleureras pas lorsque tu sauras la chose…


Et il était vraiment radieux, sa monstrueuse figure noyée de larmes se nimbait d’une gloire de sacrifice, d’un rayonnement très doux, d’une sorte de majesté sereine… Il heurta le marteau du logis en se disant:


«Farnèse!… En voilà un, par exemple, qui va être étonné de ce que je vais lui apprendre!… Que je déchire le pacte qui le lie à moi, que je lui pardonne, et que sa fille… sa fille!… oui, sa fille l’attend!… Il n’a qu’à aller rue des Barrés. À la bonne heure! Voilà un père que Violetta peut avouer!…»


Il n’y avait nullement dans ces derniers mots l’amère et sinistre ironie qu’on pourrait y voir. En toute humilité, le bourreau reconnaissait la qualité de père à l’homme qui, au pied du gibet où on traînait Léonore de Montaigues, n’avait pas eu le courage de prendre son enfant dans ses bras!…


Farnèse n’avait été que la lâcheté… lui, il était l’horreur!…


Le laquais noir vint ouvrir, le reconnut à l’instant et lui sourit.


– Je veux voir monseigneur, dit Claude.


– Montez, répondit le laquais.


Claude passa et se mit à monter rapidement le large escalier. À ce moment l’espion qui l’avait suivi pas à pas entra à son tour dans la maison, et sans dire un mot au valet noir pénétra dans la loge, tandis que la porte du dehors était refermée. Là une troupe pareille à celle qui avait arrêté Farnèse attendait. Sans doute ces gens étaient là depuis le moment où Fausta avait écrit au cardinal. Ils étaient sept ou huit. L’espion leur fit un signe et ils le suivirent.


Claude était arrivé à la porte de cette vaste salle où il avait attendu avec Farnèse. Il entra. À l’instant où, pensif, il franchissait cette porte, il se sentit brusquement saisi par les bras. Il eut à peine le temps de voir les gens qui l’entouraient; dans le même instant, il se trouva dans une profonde obscurité: un sac d’épaisse toile venait d’être jeté sur sa tête.


Claude était doué d’une force formidable. Il ne poussa pas un cri, ne dit pas un mot, mais d’un terrible roulis des épaules, pareil au sanglier coiffé qui secoue les chiens, il se débarrassa de l’étreinte; en même temps, il étendait au hasard ses deux mains; les deux mains, pinces effrayantes, saisirent deux gorges; un double râle bref, un double craquement de muscles broyés, et deux masses tombèrent.


Mais si rapide qu’eût été ce mouvement, il avait suffi aux assaillants pour lier le sac autour du cou. Claude, privé de lumière, continua sa lutte silencieuse. Il manœuvrait son poing comme une masse, et lorsque cette masse rencontrait un crâne, l’homme tombait…


Tout à coup, Claude trébucha, s’affaissa… On venait de lui passer un nœud coulant autour des jambes, et une forte secousse sur la corde lui avait fait perdre l’équilibre.


Claude étendu, les jambes liées, aveugle, essaya une résistance suprême. Il sentit qu’on le piétinait, qu’on montait sur sa poitrine, que l’un après l’autre ses bras puissants étaient empoignés, ligotés… et enfin, il se trouva dans l’impossibilité de faire un geste. Autour de lui, il entendait des râles d’agonisants, les souffles rauques et les paroles hors d’haleine des survivants… il comprit qu’il avait dû en tuer ou blesser cinq ou six…


Il demeura immobile, et sa pensée se reporta vers Violetta… Puis, tout tourbillonna dans sa tête; il s’aperçut qu’il allait s’évanouir… mourir peut-être. Il n’entendait plus rien autour de lui. Il y avait eu des allées et venues, des échanges de mots à voix basse… puis on l’avait laissé là… Claude se raidit dans un effort insensé pour rompre les liens de ses mains. Et dans ce dernier effort, il perdit le sens des choses.

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