XLV LE TIGRE AMOUREUX

Il était près de onze heures. Tous les bruits s’étaient apaisés dans le vaste hôtel de Guise. Paris dormait. Le Balafré, dans ce cabinet où s’était tenu le conseil de famille, où avaient été décidés l’assassinat d’Henri III et la marche sur Chartres, se promenait de long en large, d’un pas lent et alourdi. Depuis le départ de ses frères, de sa sœur et de sa mère, il rêvait ainsi et toute sa pensée morose pouvait se condenser ainsi:


«Être roi!… Oui, sans doute, ce sera magnifique. Je serai roi. Ma mère l’a dit: je n’ai qu’un pas à faire… Oui! Mais ce pas va me conduire hors de Paris et m’éloigner d’une petite bohémienne sur qui tant de gentilshommes laisseraient à peine tomber un regard de mépris! Et voilà donc pourquoi mon cœur n’éclate pas d’orgueil à la certitude de cette prochaine royauté! Voilà donc pourquoi ce cœur se serre d’angoisse! Ah! c’est que pour me rapprocher du trône, il faut que je m’éloigne de Violetta!…»


Deux hommes demeurés près de Guise à cette heure tardive, debout dans un angle de la pièce, attendaient que le duc leur donnât congé pour se retirer. C’étaient Maineville et Bussi-Leclerc.


«Où est-elle? continuait Henri au fond de sa pensée. Sauvée de cette mort affreuse qui lui était préparée sur la Grève, elle est sans doute perdue pour moi… Pourquoi n’est-elle pas morte?… Je n’y songerais plus! L’effroyable supplice que la jalousie!… Quand je pense à cet homme qui l’a prise dans ses bras et l’a emportée, moi qui vais être roi, je me trouve misérable…»


– Il songe à la couronne, notre roi! murmura Bussi-Leclerc.


– Oui, mais il est onze heures! dit Maineville à voix basse; et il désigna d’un coup d’œil l’horloge, qui en effet se mit à sonner les onze coups.


– Diable!… Et Maurevert qui nous a fait prévenir! Maurevert qui nous attend! Nous ne pouvons pas abandonner ce bon compagnon en cette pénible circonstance!


Bussi-Leclerc ricanait en parlant ainsi. Maineville, résolument, s’avança vers le duc de Guise:


– Monseigneur…


Guise tressaillit, et parut étonné de voir encore ses deux fidèles.


– Je vous avais oubliés, dit-il en passant une main sur son front.


– C’est bien ce que nous nous disions, fit Maineville, mais nous n’osions interrompre vos… royales pensées.


Guise eut un singulier sourire, et sa lèvre hautaine se crispa comme s’il eût fait un effort pour sourire.


– Cependant, reprit Bussi-Leclerc, comme voici onze heures qui sonnent, nous prierons Monseigneur de nous accorder notre congé…


– Oui; la journée a été rude, en somme, et vous êtes fatigués…


– Fatigués? dit Maineville. Jamais nous ne sommes fatigués à votre service. Mais nous avons un rendez-vous à minuit…


– Un rendez-vous d’amour?… Ah! vous êtes bien heureux vous autres, de pouvoir aimer comme bon vous semble…


– Monseigneur, vous vous trompez; ou du moins, c’est un rendez-vous d’amour, mais il ne s’agit pas de nous… Il s’agit… Ah! ma foi, l’aventure est trop drôle, et malgré les recommandations de Maurevert, il faut que vous le sachiez!


– Il s’agit donc d’une femme? demanda Guise.


– Oui, monseigneur, fit en riant Bussi-Leclerc.


– Et Maurevert vous a recommandé la discrétion?


– C’est-à-dire qu’il nous a fait jurer d’être muets comme la tombe!…


– Alors, messieurs, il ne me faut rien dire. Si nous ne respectons pas les secrets d’amour, il n’y aura plus moyen de se promener dans Paris, parce qu’on y rencontrera trop de maris à qui vos indiscrétions auront donné la jaunisse.


– Voilà justement, monseigneur, qui nous permet de parler malgré tous les serments que nous avons prodigués à Maurevert. Car Maurevert n’est pas en train de mettre à mal un mari… Non, non, monseigneur, c’est plus drôle que cela! Et d’autant plus drôle que c’est à vous surtout qu’il voulait cacher son secret.


– À moi surtout?


– Oui, monseigneur. Pourquoi?… mystère et hyménée!


– Hyménée!…


– Eh bien, oui, voilà le mot lâché: Maurevert se marie! Maurevert convole en justes noces! Et nous l’assistons en cette aventure comme nous l’assistons en tous ses duels.


– Maurevert se marie! Et il ne m’a rien dit!…


– À vous moins qu’à tout autre, monseigneur!


– Mais enfin, vous saviez, vous autres. Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu? Il ne me convient pas que les gentilshommes de ma maison prennent femme sans mon agrément…


– Nous ne savions rien, dit Maineville. Dans la soirée, pendant que vous étiez en conseil avec Mme de Nemours, Maurevert nous est arrivé avec une singulière figure, et, après nous avoir fait jurer le secret, nous a annoncé son mariage pour cette nuit même, en nous priant de l’assister et en ajoutant que son aventure lui semblait si étrange à lui-même qu’il avait besoin de deux, bons amis comme nous pour se rassurer contre un accident ou un malheur possibles.


– Voilà qui est étrange, en effet. Et qui épouse-t-il?


– Voilà ce que nous ignorons; nous ne connaîtrons la fiancée qu’en la voyant… Ainsi, monseigneur, si vous y consentez, nous allons nous retirer, Leclerc et moi, pour nous trouver à Saint-Paul à onze heures et demie.


– Ah! c’est à Saint-Paul?…


– Oui, monseigneur.


– Eh bien, fit tout à coup le duc de Guise, non seulement je vous autorise à vous rendre à ce bizarre rendez-vous, mais je vous y accompagne! Pardieu! je veux, moi aussi, voir la fiancée de Maurevert.


En parlant ainsi, le duc assura sa rapière et jeta un manteau sur ses épaules. Maineville et Bussi-Leclerc se regardèrent, cessant de rire. En somme, ils venaient de commettre quelque chose comme une trahison – sans importance si le duc gardait le secret, mais qui les mettait en vilaine posture si Maurevert voyait le Balafré.


– Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec une certaine hésitation, nous avons promis à Maurevert de ne rien dire à personne, et surtout à vous…


– Soyez tranquilles… je m’arrangerai de façon à tout voir sans être vu. En route, messieurs…


Rassurés par cette parole du maître, Maineville et Leclerc, lesquels, d’ailleurs, n’étaient pas gens à longtemps s’embarrasser de scrupules, suivirent le duc de Guise qui, sans autre escorte, sortit de l’hôtel, enchanté de cette excursion nocturne et plus heureux encore de pouvoir échapper une heure à ses propres pensées.


Les trois hommes arrivèrent rapidement à Saint-Paul. Bussi-Leclerc et Maineville pénétrèrent dans l’église, laissant le duc sous le portail, selon ce qu’ils avaient convenu en route. Le Balafré demeura immobile, caché dans la nuit du porche, ému, malgré lui, d’il ne savait quelle angoisse.


Des ombres passèrent près de lui; des gens qui, silencieusement, pénétrèrent dans l’église; puis un carrosse vint s’arrêter devant le portail même, sans faire de bruit; puis, plus loin, il sembla à Guise qu’une litière stationnait…


«Que signifie tout cela? songea le duc. Est-ce que je serais tombé sur quelque bon complot?… Hum!… Maurevert est une louche physionomie sur laquelle je n’ai jamais pu lire la vérité vraie… Cette histoire de mariage à minuit… cette instance à ne pas vouloir que je sois prévenu… ces gens qui viennent d’entrer en grand mystère…»


Très brave sur un champ de bataille, dans le bruit, la fumée et l’ivresse du sang, Guise en pleine nuit, seul, regretta de s’être ainsi aventuré. Il toucha d’un geste rapide la cotte de mailles qu’il portait toujours sous le pourpoint de velours. Puis la curiosité devint la plus forte, et il fit un pas pour entrer dans l’église. À ce moment, du fond de la nef, parvint jusqu’à lui une clameur de détresse; puis, un bruit de lutte violente.


– Ce n’était pas un complot, murmura Guise rassuré, c’était un meurtre, mais qui tue-t-on?


Il entra. Les cris, brefs et étouffés, les cliquetis d’armes remplissaient l’église. Là-bas vers le chœur, dans l’obscurité, s’agitait violemment un groupe d’ombres… puis, tout à coup, il vit qu’on entraînait quelqu’un, et toute la bande passa à trois pas de lui… Quelques instants plus tard, il entendit le carrosse qui s’élançait et comprit que le quelqu’un était emporté vers une destination inconnue.


Un inexprimable étonnement s’empara alors de Guise. En effet, au moment où il croyait tout fini, il venait d’entendre encore un cri… un cri de femme… et portant les yeux vers le chœur, il voyait un prêtre qui officiait à l’autel, et, agenouillés, pareils à deux fiancés, un homme et une jeune fille vêtue de blanc… l’homme, l’époux, soutenait la jeune fille de son bras, et il sembla à Guise, de la place où il se trouvait, que cette fiancée se laissait aller avec abandon au bras de Maurevert… Car l’homme ne pouvait être que Maurevert.


Une foule de pensées rapides se succédèrent dans l’esprit de Guise. L’étrangeté de cette scène, cet homme qu’on venait d’entraîner violemment, ce prêtre qui officiait dans l’église redevenue silencieuse, ces deux époux qui semblaient s’aimer si tendrement, ce mariage tenu si secret par Maurevert, tout cela surexcitait sa curiosité.


Qui était celui qui venait d’être emporté par le carrosse?… Un jaloux?… Un rival?… Qui était cette épousée qui, avec tant de tendre abandon, s’appuyait sur Maurevert?…


Tout à coup, le duc tressaillit et un frisson de terreur presque superstitieux l’agita. La cérémonie était terminée; le prêtre ayant prononcé la formule d’union se retirait; l’époux, Maurevert, se relevait. Et alors, Guise, debout, constata que l’épouse était évanouie, morte, peut-être! Ce qu’il avait pris pour une attitude de tendresse n’était que l’attitude d’un corps qui ne se soutient plus. À ce moment, deux femmes sortaient de la sacristie. Une voix prononça:


– Conduisez-la jusqu’à la litière, et qu’on m’attende.


– La voix de Fausta! murmura le duc avec un étonnement auquel commençait à se mêler de l’épouvante.


Maurevert… l’époux… n’accompagnait pas l’épousée!… Les deux femmes avaient pris l’inconnue vêtue de blanc, et la soutenaient ou plutôt l’emportaient évanouie. Elles passèrent près de Guise. Et à la faible lueur de cette lumière diffuse vaguement répandue dans l’église, il jeta un regard avide sur cette femme évanouie, sur cette épousée qu’on entraînait mourante. Et il étouffa une sorte de rugissement qui gronda sourdement dans sa gorge. Et une stupéfaction mêlée d’une sorte de terreur s’empara de ses sens. Il voulut s’élancer, et il se sentit comme cloué à la dalle…


Cette femme, c’était celle qu’il aimait à en devenir fou, c’était la petite bohémienne, c’était Violetta…


En quelques instants, l’église fut vide. Et Guise, revenu de sa stupeur, gronda dans un furieux mouvement de joie:


– Je la tiens! elle est à moi!…»


Il allait s’élancer, lorsque, du fond du chœur, il vit venir deux hommes dont il reconnut l’un:


Maurevert! L’épousé! Le mari de Violetta!…


Que signifiait cet étrange, ce mystérieux mariage? Pourquoi Maurevert venait-il d’épouser Violetta? Il l’aimait donc en secret!… Ces questions tourbillonnèrent dans sa tête… Il voulait savoir!… Et il se renfonça dans son ombre, prêtant l’oreille à ce que disait Maurevert ou plutôt l’inconnu qui l’accompagnait…


Puisque Maurevert était là encore, Violetta, l’épousée, ne pouvait s’éloigner sans doute!… Les deux femmes qui l’emportaient la garderaient dans cette litière qu’il avait remarquée, jusqu’à l’arrivée de l’époux. Il allait donc savoir la vérité. Haletant, le front couvert de cette suée de la passion qui ressemble aux sueurs de l’angoisse et de l’agonie, à demi penché en avant, il écouta ardemment et, tout de suite, il reconnut la voix de l’inconnu… c’était la même voix qui avait ordonné que l’épousée attendît dans la litière, c’était Fausta.


– Donc, disait Fausta, vous passez au palais de la Cité, et vous y touchez les cent mille livres convenues. Pour le reste, fiez-vous à moi. Le duc sera roi dans un mois. Il oubliera alors la petite bohémienne. Et même, s’il apprenait ce qui vient de se passer, je vous garantis le pardon. Ce qui est dit est dit: vous serez capitaine des gardes de Sa Majesté Henri quatrième, roi de Lorraine et de France.


– Ah! madame, fit Maurevert, la minute où je vous ai rencontrée est une minute à jamais bénie dans mon existence! Comment pourrai-je m’acquitter envers vous?…


– Je vous l’ai dit! répondit Fausta d’une voix sombre.


– Oh! soyez tranquille pour ce qui est convenu de cette petite…


– Donc, vous partez!


– Je pars. Mais vous savez, madame, qu’avant de quitter Paris, j’ai quelqu’un à voir.


Fausta hésita un instant. Puis d’une voix qui parut trembler légèrement, elle reprit:


– Allez donc voir cet homme, puisque vous le voulez!…


– Ah! je renoncerais aux cent mille livres que vous me donnez si généreusement, à ce poste brillant que vous m’offrez à la future Cour de France, plutôt que de renoncer à cette joie de le voir enchaîné, enfin à ma merci!… Bussi-Leclerc m’attend dans la rue; il va me conduire à la Bastille…


– Bien. Moi, cependant, je vous garderai votre… femme.


– Merci, madame! ricana Maurevert. Et où la retrouverai-je?


– Lorsque vous sortirez de la Bastille, lorsque vous serez passé à mon palais de la Cité, sortez de Paris et allez trouver l’abbesse des bénédictines de Montmartre. Elle vous remettra votre épouse… et vous donnera mes dernières instructions. Allez…


Guise vit Maurevert s’incliner profondément devant Fausta, baiser sa main puis s’élancer au-dehors. Il savait maintenant où retrouver Violetta; il avait au moins deux ou trois heures devant lui. Il attendit donc. Fausta, pendant quelques minutes, demeura immobile et pensive. Guise l’entendit qui murmurait:


– Dois-je, moi aussi, aller à la Bastille?


L’église, maintenant, était solitaire. Toutes ces ombres qui s’y étaient agitées s’étaient évanouies. Un long soupir s’exhala de la poitrine de Fausta: sans doute elle se croyait seule… Elle sortit enfin. Le Balafré sortit derrière elle et la suivit à distance. Fausta marcha jusqu’à la litière qu’entouraient une douzaine de cavaliers dont l’un portait une torche. Le reste de la rue semblait désert.


– À l’abbaye de Montmartre! commanda Fausta sans monter dans la litière.


Le véhicule s’ébranla avec son escorte et disparut bientôt au fond de la rue Saint-Antoine. Fausta était demeurée seule. Elle fit quelques pas hésitants vers la Bastille, puis soudain s’arrêta, comme indécise. À ce moment, le duc s’approcha d’elle.


Fausta, entendant un bruit de pas, mit vivement la main à sa dague qu’elle sortit à demi du fourreau. Mais aussitôt, elle la rengaina: elle venait de reconnaître Guise. Le chapeau à la main, le duc, d’une voix où tremblait une sourde irritation, lui dit:


– Madame et bien-aimée souveraine, les rues de Paris sont peu sûres à cette heure. Vous êtes depuis trop peu de temps à Paris pour le savoir. Sans quoi, vous ne vous seriez pas aventurée seule. Mais moi qui le sais, ce m’est un devoir que de vous offrir l’appui de mon bras et la protection de mon épée…


Fausta n’avait pas eu un geste de surprise.


– Duc, répondit-elle gravement, vous savez que je suis celle que rien ne peut atteindre, et qu’il n’y a pas de danger pour moi dans ces rues, fussent-elles remplies de truands. L’épée temporelle que vous m’offrez est bien peu de chose auprès de l’épée spirituelle dont je puis disposer…


– Madame! balbutia le duc frappé d’une crainte superstitieuse.


– Duc, vous sortez de cette église, continua-t-elle en désignant Saint-Paul.


Ce n’était pas une question. Fausta, affirmait comme si elle eût été sûre. Pourtant, elle ne savait pas.


– Oui, madame! répondit Guise, et c’est justement parce que je sors de cette église, que…


– Eh bien, rentrons-y! interrompit Fausta. Pour ce que nous avons à dire, peut-être nous serons mieux placés, nous mettant sous le regard de Dieu…


Et Fausta, résolument, marcha vers Saint-Paul où elle entra. Guise, partagé entre l’irritation et la crainte, subjugué par ce ton de suprême autorité, la suivit jusqu’au chœur où elle s’arrêta.


Les deux cierges, qui avaient été allumés pour l’étrange cérémonie, étaient éteints. Le chœur n’était plus éclairé que par la veilleuse suspendue à la longue chaîne qui descendait des voûtes. Fausta prit alors la main de Guise et, d’une voix rude, rauque, menaçante, prononça:


– Au nom de la Sainte-Trinité.


«Je jure Dieu le Créateur, touchant cet Évangile, et sur peine d’anathématisation et damnation éternelle, que j’ai entré dans la sainte association catholique, suivant la formule qui m’a été lue loyalement et sincèrement, soit pour y commander, soit pour y obéir.


«Et promets sur ma vie et mon honneur de m’y conserver jusques à la dernière goutte de mon sang, sans y contrevenir ou me retirer pour quelque mandement, prétexte, excuse ni occasion que ce soit…»


C’était la formule du serment de la Ligue dont le duc de Guise était le chef suprême.


Fausta, qui tenait la main de Guise, leva brusquement cette main vers l’autel et continua:


– Au nom de la Sainte-Trinité.


«L’association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques doit être faite et est faite pour rétablir la loi de Dieu en son entier, remettre et retenir le saint service d’Icelui selon la forme et la manière de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, abjurant et renonçant toutes erreurs au contraire.»


Fausta laissa retomber la main de Guise.


– Voilà ce que vous avez juré, dit-elle.


– Et ce que je suis prêt à jurer encore, fit sourdement le duc, si mon premier serment se trouve infirmé.


– Bien! dit Fausta. Maintenant, duc, une question: savez-vous la peine infligée dans nos traités à tout catholique épousant une hérétique?…


– La peine de mort, répondit Guise en frissonnant.


Fausta garda un instant le silence, paraissant méditer.


Sombre, agité de pensées contradictoires, secoué parfois d’un tremblement nerveux, le Balafré songeait de son côté. Il était résolu à poursuivre Violetta. Et il comprenait que la papesse… la souveraine voulait lui arracher Violetta.


Alors, quoi?… Briser violemment avec la Fausta. Mais la Fausta était la source même de sa puissance. Par des fils invisibles, elle tenait la Ligue dans ses petites mains frêles! C’était elle qui avait soulevé les provinces, elle qui avait exaspéré Paris, elle qui avait fait la journée des Barricades et chassé Henri III. Avec elle, il était roi… sans elle, il n’était rien…


Mais renoncer à Violetta!… À cette pensée, il sentait la rage gronder en lui et sa tête se perdre en combinaisons inspirées par la folie. Fausta reprit:


– La peine de mort!… Oui: la peine de mort appliquée non seulement à celui qui épouse une hérétique, mais encore à celui qui par le contact de l’hérétique devient lui-même démoniaque. Est-ce vrai?


– Ces lois, dit Guise d’une voix rauque, ces lois mortelles, implacables, féroces, vous savez bien, madame, que nous les avons faites pour maintenir le commun des ligueurs dans l’obéissance absolue. Vous savez que nous qui pensons, nous qui sommes la tête, nous ne pouvons nous soumettre à de telles servitudes!…


– Duc, est-ce bien vous qui parlez ainsi! dit sourdement Fausta. Vous le chef! Vous le roi de demain! Vous avez juré, duc! Si votre serment n’est pas valable, dites-le! Si la parole d’un Guise ne vaut pas la parole du dernier de nos ligueurs, dites-le, qu’on le sache! Et on le saura!… Parlez, duc. Un seul mot, un seul; êtes-vous parjure? ne l’êtes-vous pas?… Si vous parjurez le solennel serment qui a fait de vous le maître de Paris et bientôt de la France, brisons là… Allez de votre côté, moi du mien…


Guise trembla. En un instant, il vit Paris révolté contre lui. Il entendit les acclamations se changer en cris de haine. Il se vit fuyant comme avait fui Henri III… s’il avait le temps de fuir! Il se redressa, cherchant à dissimuler son trouble sous son masque d’orgueil.


– Par le Dieu vivant, gronda-t-il, nul ne pourra jamais dire qu’Henri de Lorraine a manqué à son devoir. Mais celle que j’aime n’est pas hérétique!…


– Celle que vous aimez! Vous parlez de la bohémienne Violetta, n’est-ce pas?


– C’est bien elle que je veux dire…


– Eh bien, écoutez!… Le soir du dimanche de Saint-Barthélémy, il y a seize ans, duc, vers onze heures, une troupe de bons catholiques envahit un hôtel qui se trouvait dans la Cité, devant Notre-Dame.


Guise tressaillit à ce souvenir.


– Cet hôtel, continua Fausta, était habité par le baron de Montaigues. Avez-vous connu cet homme, Henri de Guise? Était-ce un huguenot farouche? Était-ce bien l’un des plus redoutables ennemis de la vraie religion? Était-ce bien l’un de ces hérétiques, que vous aviez promis d’exterminer?… Oui, sans doute! Car c’est vous qui conduisiez la troupe des fidèles qui envahit sa maison… Vous rappelez-vous cela, duc?


– Je me rappelle, dit le Balafré qui frissonna au souvenir des horribles scènes évoquées par Fausta.


– Bien… Depuis la veille, duc, vous aviez parcouru Paris comme l’ange exterminateur. Et partout où vous passiez, le sang coulait, les incendies s’allumaient, les cadavres s’amoncelaient…


– Assez! murmura Guise en passant une main sur son front comme pour écarter des spectres.


– Comment! dit Fausta d’une voix où il y avait une douceur d’une terrible ironie, le grand Henri aurait-il peur de ces cadavres?… Rappelez vos esprits, duc!…


Le duc laissa retomber sur sa poitrine sa tête livide et murmura:


– Coligny! Rohan! Condé! Montaigues!…


– Montaigues! reprit Fausta. Celui-là, sans doute, vous semblait plus redoutable que les autres! Son crime était plus atroce, peut-être! son hérésie plus enracinée! Car la mort ne vous parut pas une expiation suffisante! Vous trouvâtes le châtiment qui convenait à Montaigues! Et puisque son âme était ténébreuse vous décidâtes qu’il achèverait sa vie dans les ténèbres: Montaigues, sur un signe de vous, eut les deux yeux crevés!… Est-ce vrai?


– C’est vrai! dit Guise dans un soupir qui était peut-être l’aveu d’un remords…


– Bien… Ce Montaigues, vous savez comme il est mort. Vous savez qu’il avait versé dans l’esprit de sa fille toute la pensée d’hérésie qui souillait son esprit… Vous savez à quel crime abominable il poussa Léonore, et que cette fille osa accuser un évêque d’avoir été son amant!… Vous savez que Léonore de Montaigues mit au monde une fille trois fois maudite qui naquit au pied du gibet…


– Que vais-je apprendre? haleta Guise.


– Ce que vous comprenez déjà, répondit Fausta rudement: que Violetta, c’est la fille du gibet! que celle que vous aimez, duc, c’est la petite-fille de celui que vous avez fait aveugler! Race de démons!… il n’est pas étonnant qu’elle ait reçu mission de renverser l’échafaudage que nous édifions pour restaurer l’Église! Il n’est pas étonnant qu’elle se soit attaquée au principal ouvrier de notre œuvre!…


– La fille de Léonore de Montaigues? balbutia le duc.


– Oui! Comprenez-vous, maintenant!… Je veillais sur vous, par bonheur! Je suis parvenue à conduire cette fille des races maudites jusqu’au pied du bûcher…


– Grâce pour elle!… Oh! ne la tuez pas!…


– Elle est sauvée! dit Fausta en haussant les épaules. Vous le savez bien puisque, sous vos yeux mêmes, l’infernal Pardaillan l’a arrachée aux bourreaux…


– Oui, oui! Elle est sauvée… Il ne faut pas qu’elle meure… car je mourrais aussi, moi!


– Vous me faites pitié, duc!… Oui, j’ai eu pitié de vous!… Sur la place de Grève, je vous ai vu si tremblant, si pâle, que j’ai compris la puissance du sortilège que cette fille vous a jeté… J’attendrai donc pour ordonner son supplice que nous ayons trouvé l’exorcisme suffisant et que vous soyez guéri… Remerciez-moi, duc, de ménager votre faiblesse.


– Mais pourquoi ce mariage? gronda le duc. Pourquoi Maurevert est-il devenu l’époux de Violetta? Ce qui est vrai pour moi ne l’est donc pas pour lui? Si mon amour pour la bohémienne me souille d’hérésie, Maurevert n’est-il pas souillé?… Ah! qu’il prenne garde!…


– Laissez votre poignard tranquille, dit Fausta. Il doit vous servir pour frapper les ennemis et non pas pour meurtrir le meilleur, le plus dévoué de vos serviteurs… Maurevert se dévoue! Maurevert a consenti à ce simulacre pour pouvoir éloigner de vous la bohémienne hérétique… Mais Maurevert ne sera pas l’époux de Violetta…


– Que sera-t-il donc pour elle?


– Il sera son geôlier!… Henri de Lorraine, vous aimez la petite-fille de l’homme que vous avez fait aveugler! Ne voyez-vous pas cette pensée impure qui vous paralyse, qui vous arrête au pied du trône, qui fait de vous l’homme le plus faible de toute notre Ligue?


Guise songeait. De tout ce que Fausta venait de lui dire, il ne retenait qu’un fait… mais ce fait le bouleversait et lui inspirait une sorte d’horreur.


Oui, c’était vrai! C’est lui qui avait fait subir à Montaigues l’effroyable supplice de l’aveuglement. Et c’était la descendante de cet homme qu’il aimait!… Aveuglement pour aveuglement!… Lui, Guise, avait crevé les yeux du corps. Et elle, Violetta, aveuglait son esprit pour l’empêcher de marcher à la conquête du trône…


Remords? Superstition? Ambition plus forte que l’amour? Sans doute, il y avait de tout cela dans l’esprit du Balafré. Fausta l’avait acculé au dilemme: Renoncer à Violetta ou renoncer à la couronne! Et Guise ne voulait renoncer ni à l’une ni à l’autre. Il fallait gagner du temps. Il fallait convaincre Fausta et garder son aide jusqu’au jour où…


Il serra convulsivement les poings, tandis que Fausta le couvait de son œil noir.


– Vous m’avez rappelé mes serments, dit-il enfin, je vais vous en demander un autre. Je suis prêt à tenir les miens. Je tiens la bohémienne pour hérétique. Je suis prêt à me soumettre à l’exorcisme. Je crois, j’espère, par votre toute-puissante intercession, me guérir de cet amour… de cette pensée impure!… Mais à votre tour, jurez-moi que Maurevert ne sera pas l’époux de cette fille!


S’il y eut une hésitation dans l’esprit de Fausta, Guise ne s’en aperçut pas, car elle répondit aussitôt:


– Je vous le jure, duc. Violetta ne sera l’épousée ni de Maurevert, ni d’aucun autre, jusqu’au moment où vous-même, enfin guéri, donnerez l’ordre de la supplicier…


– Ce n’est pas tout. Puisque la bohémienne va être prisonnière, je veux savoir en quel lieu elle sera retenue.


– À l’abbaye des bénédictines de Montmartre, répondit Fausta sans hésiter.


– Vous me jurez, madame, qu’elle y restera jusqu’au jour que vous venez de dire, c’est-à-dire jusqu’à ce que, guéri de mon amour, je donne moi-même l’ordre de la supplicier?


– Je vous le jure! dit Fausta.


Quelques minutes de silence s’écoulèrent. Guise songeait à cet ascendant que la mystérieuse Fausta avait pris sur lui. Il mettait en balance son amour et son ambition. Et il ne voulait renoncer ni à l’un ni à l’autre. Et voici comme il arrangeait les choses: Violetta prisonnière, il la retrouverait quand bon lui semblerait. Prisonnière dans l’abbaye de Montmartre, sous la garde de Maurevert, elle ne pouvait lui échapper. Donc, il se servait d’abord de Fausta pour conquérir la couronne. Une fois roi… il verrait à mettre Fausta elle-même à la raison.


– Adieu donc, madame et souveraine, dit-il en s’inclinant. Je compte sur votre parole sacrée: à savoir que la bohémienne ne sera à personne! Et qu’elle sera gardée en l’abbaye.


– Il est impossible au mensonge de passer par mes lèvres, répondit gravement Fausta. Mais vous qui n’êtes qu’un homme, vous qui portez en vous toutes les faiblesses de l’humanité, je n’ai pas besoin de vous dire que je compte sur votre parole: je saurai vous forcer à la tenir. Adieu, duc!


– Je vous escorte jusqu’à votre logis, dit le Balafré d’une voix altérée.


– Mon logis est partout. Partout je suis en sûreté. Et dussiez-vous un jour me faire jeter dans la Bastille, lorsque je vous aurai jeté, moi, sur le trône de France, sachez-le, les murs de votre Bastille tomberont à mon premier geste…


Elle s’éloigna, laissant Guise frappé de stupeur et aussi de terreur, de voir sa pensée confuse si nettement exprimée par Fausta. Elle s’éloigna de ce pas majestueux, avec cette dignité incomparable qui faisait d’elle plus qu’une reine: une déesse.


– Est-ce que vraiment c’est l’esprit de Dieu qui l’anime! murmura Guise.


Il la chercha des yeux et ne la vit plus. Alors, cette horreur sacrée dont parlent les poètes s’empara de lui. Guise qui n’avait jamais tremblé sur un champ de bataille trembla de se voir seul au fond des ténèbres de cette église où il venait de parler à l’envoyée de Dieu! Et avec un frémissement de tout son être, les cheveux hérissés, les yeux hagards, il s’enfuit…

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