XLIV CONSEIL DE FAMILLE

Guise se mit en marche vers son hôtel. De furieuses acclamations le saluèrent. Dans l’amour de ce peuple délirant, il comprit qu’il y avait une grande haine. Et songeant à la parole de Pardaillan, Guise tressaillit et, pensif, leva sa tête violente vers le ciel, comme pour lui demander si l’heure était venue d’un nouveau carnage, d’un nouvel holocauste.


– Vive! vive Henri le Saint! Vive! vive le pilier de l’Église!…


– La messe! La messe! vive le roi de la messe!…


– Mort à Hérode! Mort à Navarre! Mort aux parpaillots! Vive Lorraine!…


– Dieu le veut! Dieu le veut!…


Au même moment, Henri de Guise fut enlevé, arraché de sa selle, et porté sur les épaules du peuple. Au loin dans la rue, des coups d’arquebuse retentirent. On tirait sur des maisons suspectes. Les gens se regardaient avec des yeux hagards, exorbités par la haine, et malheur à ceux qui ne portaient pas le chapelet autour du cou! En un instant, catholique ou non, quiconque n’avait pas le signe tombait assommé, éventré, déchiqueté… il y en eut une trentaine tués sur le passage de Guise qui souriait aux femmes, et du haut des épaules qui le portaient, flamboyant, heureux, en plein dans son élément, soulevait son chapeau et criait:


– Oui, mes amis! Dieu le veut!…


Ce fut ainsi que, ce jour-là, le Balafré regagna son hôtel.


Le soir tombait. Dans Paris, la houle inapaisée continua à déferler; des rumeurs passaient; dans chaque quartier, les ligueurs s’assemblaient; les capitaines endossaient à la hâte la cuirasse; déjà la liste des maisons suspectes passait de mains en mains…


Le duc de Guise avait fait fermer les portes de son hôtel. Non qu’il eût peur de cet orage qui se préparait. D’abord la foule ne le menaçait que de trop d’enthousiasme; ensuite, même si elle eût été hostile, Guise, prince, grand seigneur, prétendant au trône, avait un grand mépris pour le populaire; enfin, son hôtel était comme une forteresse hérissée d’arquebuses, et capable de tenir tête à une armée. Guise ne craignait donc rien. Mais il avait besoin de se recueillir, de réfléchir sur ce qu’il venait de voir. De toute évidence, Paris était à bout de patience. Il fallait trouver un moyen de l’occuper et de l’amuser.


Guise entra dans son vaste cabinet. Il était suivi de Maineville et de Bussi-Leclerc, ses favoris.


– Mais je ne vois pas Maurevert, dit-il.


– Monseigneur, fit Maineville, Maurevert digère…


– Il choisit bien son temps pour dîner et digérer. Qu’on aille me le chercher.


– Laissez-moi achever, monseigneur. Maurevert digère le plat de vengeance dont il s’est nourri tout à l’heure sinon dans l’auberge, du moins devant la Devinière.


– Ah! oui… il a une haine… une vieille haine contre le Pardaillan Eh bien, il doit être satisfait? Il le sera mieux encore demain et, quel que soit son appétit de vengeance, je me charge de l’apaiser pour longtemps.


– Tudieu! quel appétit, monseigneur! reprit Maineville. Depuis l’affaire de la butte Saint-Roch…


– Les ailes du moulin? fit Guise en riant.


– Oui. Eh bien, je croyais en vouloir fort au sire de Pardaillan. Et voici Leclerc qui n’a pas passé un seul jour sans faire porter un cierge à Notre-Dame afin que la bonne Vierge lui permît de prendre sa revanche. Est-ce vrai, Bussi?


– C’est ma foi vrai! dit Leclerc. Et je suis fâché que ce drôle se soit rendu. J’y perds une douzaine de ducats que j’ai dépensés en bonne cire de première qualité.


– Tu te plaindras à Notre-Dame quand tu iras en paradis, fit Guise.


– Donc, continua Maineville, Leclerc et moi nous avions une dent fort aiguisée contre le damné Pardaillan. Mais cette dent n’était rien auprès de celle de Maurevert qui en a une vraie défense de sanglier. Je l’ai vu, monseigneur, au moment où le fier-à-bras s’est venu lui-même placer parmi les gardes comme un simple truand qui se rend au guet. Maurevert m’a saisi le bras à m’en faire crier, et il a dit: «Voici le plus beau jour de ma vie…» Puis il est devenu pâle comme un mort…


– Mais tu t’affaiblis! lui dis-je. – «Oui, me répondit-il d’un ton qui me fit passer un frisson sur l’échiné, c’est la joie…» Il se remit pourtant, et lorsqu’on emmena le Pardaillan, il sauta de son cheval. Et comme je lui demandais où il allait il me montra le prisonnier et il se mit à suivre les gardes.


– Oui. Il voulait être sûr, fit Bussi-Leclerc. Comme si la Bastille n’était pas une fidèle maîtresse!


– Surtout depuis que tu en es devenu l’amant, dit le duc de Guise. Eh bien, laissons donc Maurevert à son régal, et occupons-nous de nos braves ligueurs. Il faut prendre une décision.


– Oui, mon frère, dit à ce moment une voix rude, il est temps de prendre une décision.


On vit alors entrer l’homme qui parlait ainsi, et qui depuis un instant avait entrouvert la porte.


– Louis! s’écria Henri de Guise.


– Et Charles! ajouta un deuxième personnage qui pénétra dans la salle en soufflant comme un bœuf.


– Et cette pauvre petite Catherine! ajouta une voix féminine, malicieuse et douce à la fois.


– Et votre mère, Henri! ajouta une voix féminine aussi, mais grave, avec on ne savait quoi de sombre.


Le duc de Guise, à la vue de ces quatre personnages qui venaient d’entrer, fit un signe à Maineville et Bussi-Leclerc, qui s’étant inclinés profondément, disparurent et fermèrent la porte.


– Mes frères, ma sœur, ma mère, dit alors le duc, soyez les bienvenus. Rien ne pouvait m’être aussi précieux que de voir réunie toute la famille, en une circonstance où se joue la gloire de notre nom et où la maison dont je suis le chef peut conquérir la première place qui soit au monde.


– C’est cette conquête qu’il s’agit de décider, dit la mère des Guise. Votre famille Henri, votre famille que vous êtes heureux de voir, a risqué fortune, gloire et vie même pour vous aplanir la route qui mène au trône. Vous n’avez qu’un pas à faire. Ce pas, vous hésitez à le faire. Si vous ne le faites pas, Henri, nous sommes tous perdus.


Le duc de Guise pâlit et porta la main à son front. Puis, comprenant que l’heure était venue d’une explication décisive, il invita d’un geste ses visiteurs à prendre place dans des fauteuils, et s’asseyant lui-même:


– Causons donc, ma mère, dit-il, car vous savez que je suis prêt à mourir plutôt que de vous voir menacés par un danger que j’aurai créé…


Les quatre personnages s’assirent. C’étaient: Louis de Lorraine, cardinal de Guise; Charles de Lorraine, duc de Mayenne; Marie-Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Anna d’Este, duchesse de Nemours, veuve de François de Guise, tué par Poltrot de Méré au siège d’Orléans.


La mère de Guise avait une figure de fanatique. Sous les bandeaux gris de ses cheveux que recouvrait une dentelle noire, ses yeux avaient une étrange expression d’implacable résolution. Si elle avait été belle, cette beauté s’était figée. Elle était comme une morte en qui survit encore une malédiction. Elle ressemblait à Catherine de Médicis. Seulement, tandis que la mère des Valois était surtout superstitieuse, la mère des Guise était une croyante dans toute la terrible force que ce terme pouvait alors signifier.


Le duc de Mayenne, jouisseur heureux de vivre, lent à prendre une décision, plus lent à l’exécuter, gros mangeur, excellent buveur, affligé du reste de cette légendaire corpulence dont le Béarnais devait tant se moquer, très brave à ses heures, était le type le plus «humain» de la famille. Une table bien servie lui paraissait plus à considérer qu’un titre de plus ou de moins, et le fumet d’une bonne bouteille de bourgogne plus délectable que la fumée de l’encens accordée aux grands de la terre; avait-il tort? D’ailleurs, ce n’était pas un de ces balourds, comme on a eu tort de le représenter. Il était fin, rusé, doué d’une des plus précieuses qualités de l’homme en société: c’est-à-dire l’indulgence. Cette indulgence, ce scepticisme d’homme qui a un peu tout vu et qui a constaté qu’au fond, ce n’est guère la peine de tant se donner de mal – dès qu’il ne s’agit pas de vivre et de bien vivre, cette qualité, disons-nous, lui donnait une sorte de supériorité sur ses frères et lui permit de traverser la vie sans accrocs graves.


Le cardinal de Guise était l’antithèse vivante du duc de Mayenne. Troisième fils de François de Lorraine, il avait été destiné, comme cela se pratiquait dans les grandes maisons, à l’état ecclésiastique, tandis que Charles, le deuxième fils, était destiné aux armes et qu’Henri, l’aîné, était l’héritier, chef de la famille. Mais il semblait qu’il y eût un quiproquo. Charles, duc de Mayenne, eût fait un moine admirable et l’ordre de primogéniture en avait fait un homme d’armes. Louis, qui eût été un reître accompli, une sorte d’Alexandre Farnèse, était, malgré lui, homme d’Église. On voyait rarement ce cardinal à l’église: en revanche, on le rencontrait souvent, bardé de fer, à la tête de ses bandes de pillards sans vergogne. C’était un être de farouche rudesse et d’opiniâtre violence. Aussi orgueilleux que son frère aîné, aussi violent, guerrier redoutable, chef de bataille expérimenté, il avait de plus un sens politique et diplomatique qui faisait défaut au grand Henri. Il était un peu la pensée dans cette famille, tandis qu’Henri n’était guère que le bras. Son ambition s’élevait à de vastes et lointains désirs. Et s’il avait toujours poussé son frère à s’emparer de la couronne, c’est que peut-être il espérait que cette couronne viendrait un jour se poser sur sa propre tête!…


Quant à Marie de Montpensier, ayant déjà eu l’occasion de la présenter à nos lecteurs, nous nous dispenserons d’esquisser ici sa jolie frimousse de Parisienne délurée, sémillante, très capable de commettre en riant quelque crime atroce, sans trop s’apercevoir que c’est un crime.


Ces cinq personnages étant donc réunis dans le vaste cabinet tout tapissé d’armes, tandis que le reste de l’hôtel est plein du bruit des conversations et du cliquetis des éperons, tandis que Paris hurle à la mort et demande du sang, tandis enfin que postée au fond de la Cité comme une araignée au centre de sa toile, Fausta Ire songe, combine, agit, et de loin inspire ces esprits si différents, assistons à ce conseil de famille d’où tant d’événements devaient sortir pour aboutir à une catastrophe.


La duchesse de Nemours avait pris place dans le grand fauteuil de son fils aîné. Elle se trouvait placée le dos à la fenêtre, et face à un immense portrait de François de Guise qui, ses deux mains gantées de fer appuyées sur la croix de l’estramaçon, le casque à triple panache à ses pieds, semblait la regarder.


Henri de Guise était assis devant elle, tournant le dos au portrait. À droite, le cardinal de Guise s’était placé, ses jambes croisées l’une sur l’autre, calme d’apparence, mais tourmentant le manche de sa dague. À gauche, c’était Mayenne qui, ne trouvant pas de fauteuil assez large pour lui, avait approché deux chaises pour en faire un seul siège. Enfin, un peu en arrière de sa mère, appuyée au dossier du fauteuil, Marie de Montpensier souriait et jouait avec les ciseaux d’or qu’elle portait suspendus à sa ceinture par une chaînette – les fameux ciseaux destinés à tonsurer Henri III et à lui faire sa troisième couronne.


Le cardinal de Guise parla le premier et dit:


– J’ai reçu de celle qui nous guide l’ordre d’attendre à Notre-Dame l’arrivée de mon frère Henri. J’avais tout préparé pour la cérémonie du couronnement. Six cardinaux et douze évêques envoyés par Sa Sainteté Fausta m’entouraient. Trois cents curés, doyens ou vicaires, étaient prêts à se répandre dans Paris pour annoncer la bonne nouvelle. Tout était prêt: mon frère seul ne l’était pas, puisqu’il n’est pas venu à Notre-Dame!


Henri fronça le sourcil. Mais déjà le duc de Mayenne prenait la parole à son tour.


– Par ma foi, dit-il, je suis bien venu d’Auxerre à Paris à franc étrier, sur le reçu d’une missive à moi dépêchée par la belle Fausta. Je dis: à franc étrier, et ce n’est pas peu dire. En route, je me disais: «Pourvu que j’arrive à temps!» Je suis même arrivé trop tôt, puisque j’ai pu disposer deux mille combattants dans les rues, et que moi-même, avec mille bons pertuisaniers, j’ai pris position dans le Louvre. Mais en vain j’y ai attendu mon frère Henri.


Henri se mordit les lèvres.


– J’avais cinq cents bourgeois et hommes du peuple sur la Grève, dit à son tour la duchesse de Montpensier. Ces braves gens avaient reçu le mot d’ordre de notre incomparable Fausta. Elle me fit un signe. Je criai: «Vive le roi!… Et mes gens de crier à tue-tête: Vive le roi!…» Mais il n’y eut point de roi! Je vous garantis, mon frère, que Paris est bien vexé d’avoir crié «Vive le roi!» et de n’avoir point de roi.


– Paris est ivre, dit Mayenne, et vous savez comme il a l’ivresse mauvaise.


– Paris gronde, ajouta rudement le cardinal.


– Paris! Paris! éclata Henri. Vous ne parlez que de Paris. On dirait à vous entendre que le royaume de France commence à la porte Bordelle pour finir à la porte Montmartre! Aller à Notre-Dame pour m’y faire couronner! Marcher de là sur le Louvre pour y décréter la déchéance de Valois! C’était possible. C’était facile, trop facile!… Et les provinces, qu’en faites-vous? Et les parlements qui me dénoncent comme fauteur de trouble et de sédition, qu’en faites-vous? Et les évêques fidèles à Sixte qui m’imposent comme condition une parfaite soumission à Rome, qu’en faites-vous? Et le roi d’Espagne qui demande les preuves de mon droit à la couronne, qu’en faites-vous? Roi, je veux l’être, autant pour moi que pour vous. Mais par le ciel, je veux l’être à la manière d’un vrai roi qui prend sa place légitime, et non à la façon d’un larron qui dispute sa couronne à la France ameutée. Que m’apportez-vous? Paris!… Mais c’est moi qui l’ai conquis, Paris!… Paris, c’est moi! Pouvez-vous me donner les parlements, les évêques, Rome, l’Espagne? Non!… Et bien, une femme me donne tout cela d’un mot. Catherine de Médicis!… Oui, Catherine, qui vieille, à bout de forces, et voyant en son fils Henri le dernier représentant des Valois, préfère encore un Guise à un Navarre! Catherine qui sait que son fils est condamné, rongé par une maladie implacable! Catherine qui m’a supplié d’attendre un an, rien qu’un an! d’attendre, dis-je, la mort de son fils! de donner à ce fils une année de tranquillité! Catherine, enfin, qui m’a promis, juré, contre cette tranquillité accordée à l’agonie de son fils, de me faire désigner comme le successeur légitime!… Voici donc mon plan: je vais à Chartres. En fidèle sujet, je ramène le roi à Paris. Pour prix de mes services, il me donne la lieutenance générale, c’est-à-dire la vice-royauté, c’est-à-dire un pied sur les marches du trône. Cette année de répit, je la passe à gouverner sous le nom de ce roi qui sera trop heureux qu’on le laisse processionner avec ses mignons pour le salut de son âme. Et quand il meurt, naturellement, sans secousses, sans guerre dans le royaume et à l’extérieur, je suis le roi légitime… Avez-vous mieux à m’offrir?


En parlant ainsi, le Balafré considérait la duchesse de Nemours. Mais la mère des Guise, le coude sur le bras du fauteuil, le menton dans la main, tenait ses yeux fixés sur le portrait de son mari.


– Parlez! reprit Henri avec impatience. Voyons, vous, ma sœur, que dites-vous?


– Je dis, s’écria la duchesse de Montpensier, que c’est une honte de voir le grand Henri, Henri le Saint, Henri le Conquérant descendre à de pareils calculs! les Stemmala Lotharingiœ et Barri dacum ont prouvé au monde que notre maison va chercher ses fondations jusqu’à Clodion le Chevelu! Je dis qu’il est démontré que les Capet et les Valois sont des usurpateurs et que vous êtes le roi légitime!… Que Philippe d’Espagne en montre donc autant!


– Va pour la généalogie! Mais les provinces!…


– Je viens de parcourir la Bourgogne, dit le duc de Mayenne. Elle crie: «Mort à Hérode!» plus fort que Paris. Elle est prête à crier: «Vive Henri IV, roi de Lorraine et de France!»


Le Balafré tressaillit à ces nouvelles.


– Si vous voulez mon sentiment, continua Mayenne en tirant sa barbiche par un geste machinal, je vous dirai qu’au fond, moi… ça m’est égal. Seulement, puisque vous parlez des provinces, c’est vraiment dommage de laisser nos Bourguignons et aussi nos Francs-Comtois s’égosiller à demander un roi. Il serait charitable de les prévenir d’avoir à attendre une petite année… Ils n’en crieront que mieux l’an prochain.


Le duc de Mayenne se mit à rire, comme il riait, c’est-à-dire de toute sa panse secouée, tandis que son œil rusé répétait clairement:


– Moi… ça m’est égal!


– Si la Bourgogne et la Franche-Comté sont d’humeur à attendre, reprit alors le cardinal de Guise, je n’en dirai pas autant de la Champagne…


Il se retourna vers le Balafré qu’il regarda en face:


– J’arrive de Troyes. Le peuple s’est précipité à ma rencontre. Les échevins ont été pendus. L’effigie d’Hérode a été brûlée.


Les quelques hobereaux fidèles à Valois ont fui. J’ai fait élire de nouveaux échevins. Une garnison de deux mille reîtres soutient le peuple révolté et rallié au nom de Guise. Trois mille cavaliers parcourent le pays, et la Champagne, debout tout entière, vous acclame. La tempête se propage et gagne la Picardie, l’Artois; la Normandie suivra Henri, Henri! nous avons allumé un terrible incendie. Et quand il va consumer cette race pourrie, quand il va purifier le royaume, exterminer l’hérésie, détruire Valois, quand le peuple de France vous appelle et vous réclame, vous nous demandez d’éteindre l’incendie, vous nous demandez de refouler l’espoir de ce peuple… Tenez, vous me faites pitié!… Je m’en vais! Prenez garde, Henri, que cette foudre que nous avons forgée ne se trompe de tête et, ne pouvant frapper Valois, ne vous atteigne au front!…


Le cardinal, de sa botte éperonnée, frappa violemment le parquet, se leva, et grommela entre ses dents:


– Roi de parade! Roi de carton! Par le sang du Christ, pourquoi suis-je né le troisième!


Et il fit quelques pas vers la porte.


– Demeurez, Louis! dit alors la duchesse de Nemours.


Le cardinal s’arrêta net. Car dans ces âges, l’autorité de la mère de famille était encore incontestée.


– Demeurez, mon frère, ajouta le Balafré. Quelle que soit la décision qui sortira d’ici, il faut qu’elle soit prise en commun… Avec vous, je suis tout. Sans vous, je suis bien peu.


Le cardinal, flatté d’avoir humilié ne fût-ce qu’un instant l’intraitable orgueil de son frère, reprit sa place en disant:


– D’ailleurs, mon cher Henri, je vais vous apprendre une petite chose qui va sans doute modifier vos idées: Valois est loin d’être aussi malade que le prétendent sa mère et Miron [14]. Il n’a nulle envie de mourir. Je le sais par son confesseur, qui l’approchant à toute heure, a pu se rendre compte de son véritable état. Que diriez-vous donc si au lieu d’une année que vous demande la Médicis, il vous fallait attendre cinq ans, dix ans même? Que devient dès lors votre plan?


– L’année écoulée, fit vivement le Balafré qui espérait ramener la famille à ses idées, je redeviens libre, je ne suis plus enchaîné par mon serment… Et alors il sera temps… Qu’en dites-vous, ma mère?…


Le cardinal haussa les épaules, Mayenne tira sur sa barbiche, et la duchesse de Montpensier fit cliqueter ses ciseaux d’or. Les deux frères et la sœur se regardèrent d’un air qui voulait dire:


– Rien à faire!…


La mère des Guise darda alors son clair regard sur son fils aîné.


Et d’une voix sourde où se devinait une haine invétérée que les ans n’avaient pu émousser, la mère des Guise parla:


– Henri, dit-elle, voici là le portrait de votre père et, vous pouvez m’en croire, c’est son esprit même qui m’anime. Ce portrait, s’il pouvait parler, vous dirait: «Mon fils, j’ai été lâchement assassiné par un de ces misérables huguenots qui insultent l’Église et qui ont frappé en moi le ferme serviteur de Dieu. Au nom de l’Église bafouée, au nom de mon sang qu’ils ont versé, vengeance, mon fils, vengeance!…»


– Nous avons fait la Saint-Barthélémy, dit Henri d’une voix sombre, et nous en avons tué vingt mille.


– Oui, reprit la vieille duchesse avec un sourire terrible, nous en avons tué quelques-uns… mais ce n’est pas assez!…


– Que faut-il donc?


La mère des Guise eut un geste large.


– Il faut, dit-elle, l’extermination complète de la secte! Il faut que sur toute la surface du royaume, il ne se trouve plus un seul homme qui puisse dire: «Je suis de la même religion que Poltrot qui tua François de Lorraine sous les murs d’Orléans!» Et pour accomplir cette grande œuvre, il faut à ce royaume un roi tel que vous, mon fils!


L’orgueil de la mère éclatait dans ce mot.


– Un roi, continua-t-elle, qui puisse entreprendre la grande chevauchée sanglante, un roi dont le flamboyant aspect sème la terreur sur les champs de bataille, et qui, l’estramaçon dans la main, parcoure la France pour le dépeupler à jamais de la race maudite!… Un roi, enfin, qui méritant le nom de fils de David, beau comme vous, indomptable comme vous, terrible comme vous, marche de victoire en victoire, recommence Vassy, refasse Jarnac et Moncontour et achève la Saint-Barthélémy… C’est vous, mon fils, qui êtes ce roi!


Emporté par l’ardente parole, le Balafré haletait. Le cardinal frémissait, Marie souriait. Et Mayenne, les mains croisées sur son ventre, écoutait.


– Oui! oui! s’écria le cardinal avec un accent sauvage. Dieu le veut!


– Tonsurons [15] frère Valois! dit la duchesse d’une voix aigre.


– Par la mort diable! songea Mayenne, il faut convenir que Dieu est tout de même bien affamé!


– Or, reprit la mère des Guise, savez-vous de quoi nous sommes menacés? Savez-vous ce qui se passe à l’heure même où nous discutons, tandis que d’autres agissent?… Nous sommes menacés de voir la couronne passer aux Bourbons impies! Le trône de France livré aux huguenots schismatiques et assassins de François de Guise! Oui, le pape a maudit les parpaillots! Oui, Sixte a excommunié les Bourbons et les a déclarés inaptes à régner!… Mais savez-vous où est en ce moment ce pape fourbe, rebelle à la loi divine, hypocrite et peut-être relaps?… Où est Sixte Quint, Henri?… Où est le pape, mes fils?… Sixte Quint est au camp du roi de Navarre! Sixte Quint se réconcilie avec Henri de Béarn. Écoutez: Sixte Quint lui a apporté les millions qui nous étaient destinés!…


– Ventre-saint-gris! s’écria Mayenne en imitant l’accent du roi de Navarre. Est-ce possible, madame?…


– Enfer et malédiction! rugit le Balafré, si cela était!…


– Cela est, gronda le cardinal.


– Cela est! reprit la mère des Guise d’une voix plus rauque, plus haineuse, plus violente. Et comme je le disais en entrant, nous sommes perdus tous! Si nous ne prenons les devants, si nous ne mettons la main sur la couronne avant que Navarre ne la pose sur sa tête, c’est notre mort à tous! Car le premier acte d’Henri de Bourbon, devenu roi de France, sera de vous faire saisir, mes fils! Et la tête de votre mère roulant sous la hache du bourreau vous jettera une malédiction suprême!…


À ces mots, le Balafré se leva, tira sa dague et jeta autour de lui un regard de fou, comme s’il eût voulu protéger sa mère contre ce bourreau qu’elle venait d’évoquer. La duchesse de Nemours, se levant à son tour, saisit son bras, lui arracha la dague et gronda:


– Mon fils, sauve-toi, sauve-nous, sauve la religion! Jure sur cette arme qui est aussi une croix de marcher à l’infidèle et de frapper l’hérétique, s’appelât-il Bourbon… s’appelât-il…


– Achevez donc, ma mère! gronda furieusement le cardinal.


– S’appelât-il Valois! acheva la mère des Guise d’une voix sourde. Jure, mon fils!…


– Jurez, mon frère!


– Je jure! dit le Balafré avec un tel accent qu’il n’y avait plus moyen de douter de sa résolution.


Alors tous reprirent leurs places et se regardèrent, livides. Ce qui venait de se jurer là, c’était l’assassinat d’Henri III de Valois, roi de France.


– Il ne s’agit plus que de combiner cette action, reprit le cardinal de Guise qui, calmé, redevenait le diplomate avisé qu’il était.


On eût dit que ce silence qui pesait sur eux, aucun n’osait le rompre. Mayenne, le premier, fit un geste qui voulait dire: «Après tout, autant cette solution-là qu’une autre, pourvu qu’on en finisse.» Et il demanda tranquillement:


– Le tout est de savoir comment nous allons procéder à la chose.


– Je m’en charge, fit la duchesse de Montpensier avec un singulier sourire.


– Laissez donc vos ciseaux tranquilles, ma sœur! dit Mayenne en haussant les épaules, ce qui fit craquer les deux chaises sur lesquelles il était assis. L’opération proposée par notre illustre mère me paraît possible, je me hâte de le dire. Et même j’ajouterai que je n’en vois pas d’autre. Évidemment, il faut que Valois meure. Seulement, à ce jeu-là, qui ne tue pas à coup sûr est tué. C’est pourquoi je demande comment nous allons procéder.


– Je m’en charge, répéta la jolie duchesse d’un ton qui attira cette fois l’attention du cardinal de Guise.


– Mon Dieu, reprit Mayenne, je ne répugne pas plus qu’un autre à planter une dague entre les deux épaules. Saint Mégrin l’a bien vu, n’est-ce pas, Henri? Mais enfin, on ne tue pas un roi entouré de ses gardes, ayant une armée autour de lui, comme un simple gentilhomme au coin d’une ruelle par une nuit obscure…


– Je m’en charge, dit la duchesse de Montpensier, et cette fois le Balafré tressaillit lui aussi.


– Autre chose, poursuivit Mayenne sans accorder d’attention à sa sœur. Je suppose l’opération terminée; Valois est tombé sous nos coups, Valois est mort. Valois est enterré. Que sommes-nous, nous autres, non seulement aux yeux du royaume, mais surtout aux yeux des rois voisins?… Des assassins! Et vous pouvez m’en croire, on ne laissera pas s’établir en Europe cette tradition de l’assassin montant sur le trône de l’assassiné. Je conclus que ce n’est pas un Guise qui doit frapper Valois. Qu’avez-vous à dire à cela, ma mère?


– Parle, Marie! dit la mère des Guise.


Et la jolie petite duchesse, la fée aux ciseaux d’or, agitant les boucles blondes de ses cheveux, souriante, d’un air mutin laissa tomber ces mots de ses lèvres roses:


– Tout ce que vient de dire le gros Mayenne est plein de gros bon sens…


Mayenne roula des yeux furibonds, car ce sceptique avait un point vulnérable: il ne voulait pas qu’on se moquât de sa bedaine.


– Oui, mon gros Charlot, vous avez laissé couler toute une barrique d’excellentes raisons. Valois est bien entouré, puisque notre cher et grand Henri lui a laissé le temps de se refaire une armée. Il faut qu’il soit frappé à coup sûr; sans quoi c’est nous qui porterions notre tête à cet échafaud dont vous parliez, ma mère, si bellement que j’en ai encore le frisson. Et enfin, il ne faut pas que ce soit un Guise qui porte le bon coup en question. Tout cela est vrai, juste, légitime, et à tout cela je réponds: je m’en charge!


– Expliquez-vous, ma sœur! dit le cardinal de Guise d’une voix brève.


– C’est bien simple, fit Marie de Montpensier, je connais un homme qui veut tuer Valois: qui veut! c’est-à-dire qu’il y a engagé sa vie spirituelle… Son bras ne se trompera pas. Son cœur ne faiblira pas.


– Il hait donc bien Valois? demanda le Balafré.


– Lui?… Non!… Il aime, voilà tout! Il aime une femme qui hait Valois. C’est pourquoi il réussira là où échouerait un ennemi du roi. Parmi tant de bras que nous pourrions armer, celui-là seul ne faiblira pas à sa tâche. Car cet amour, voyez-vous, le rend capable de regarder Dieu face à face et de le braver! Que dis-je? C’est Dieu lui-même qui a armé ce bras! C’est un ange de Dieu qui a remis à cet homme le poignard qui doit tuer Valois!


Ces étranges paroles frappèrent ces hommes si forts, si terribles à l’occasion, d’une sorte de terreur. La mère des Guise seule demeura calme et dit:


– Continue, ma fille!…


– Cet homme, donc, reprit Marie toujours souriante, cet homme à qui Dieu a remis un poignard, cet homme qui a vu l’ange, cet homme que dévore le feu de la passion, attend et prie au fond d’un monastère. Il attend que l’ange revienne le trouver et lui dise: «Frappe! Le moment est venu! Frappe!»


Marie de Montpensier éclata de rire et ajouta:


– Or, mes frères, j’ai justement l’heur de connaître intimement cet ange. Je puis l’appeler quand je veux. Sur un signe de moi, l’ange ira trouver Jacques Clément, le moine exterminateur, et lui dira: «Frappe!…» Et Jacques Clément frappera.


– Jacques Clément!… Le moine!… murmura sourdement Henri de Guise, Oh! je comprends! C’est cet homme qui, un soir, au fond de la Cité, à l’auberge Pressoir de fer


– Chut, mon frère! dit Marie qui ne se donna pas la peine de rougir au souvenir de la scène d’orgie évoquée par le Balafré, chut! Ne révélons pas les divins mystères!…


– Et vous dites que cet homme est prêt?


– Le poignard sacré que l’ange lui a confié ne quitte plus sa ceinture.


– Et vous dites qu’il ne tremblera pas?


– Pas plus que la foudre!


Le Balafré demeura une minute songeur. Non qu’il eût quelque suprême hésitation. Mais peut-être eût-il préféré frapper lui-même. Peut-être son orgueil se révoltait-il à la pensée d’être aidé par un moine obscur.


– Eh bien? reprit Marie de Montpensier, dois-je faire signe à l’ange?


– Oui, gronda sourdement le duc de Guise. Peu importe après tout le bras qui frappe, pourvu que l’arme soit mortelle!


Et secouant la tête, reprenant ce ton de commandement qui lui était habituel:


– Mes frères, c’est décidé! Nous allons nous transporter à Chartres. Que dès demain le bruit soit répandu dans Paris que le roi de France, enfin, cède aux prières… aux ordres de ses sujets: il renvoie d’Épernon, il accepte les nouveaux échevins nommés par la bourgeoisie de Paris, il reconnaît la Sainte-Ligue, il s’engage à faire la guerre aux huguenots, et enfin il promet la réunion des états-généraux. Voilà ce qu’il faut que les Parisiens sachent. Qu’on leur dise aussi qu’Henri de Lorraine est décidé à se rendre à Chartres pour obliger Valois à tenir ses promesses, et qu’il invite les fidèles ligueurs à l’accompagner en une vaste procession qui s’en ira jusqu’à Chartres même pour frapper l’esprit du roi. Vous, cependant, cardinal, et vous, Mayenne, réunissez vos gens d’armes sous Paris; vous, ma sœur, allez trouver… l’ange!… Et vous, ma mère, priez Dieu pour nous!


– Pour Henri de Lorraine, roi de France! dit la mère des Guise en étendant les bras dans un geste de bénédiction.


– Allons dîner, murmura Mayenne, qui jetant un coup d’œil sur l’horloge, constata avec un soupir que l’heure de son repas était sonnée depuis longtemps.

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