VI LA BONNE HÔTESSE

En se séparant de Crillon dans la plaine des Tuileries qui s’étendait au-delà de la Porte-Neuve, le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême passèrent au pied du moulin qui virait ses grands bras sur la butte Saint-Roch, longèrent les fossés et rentrèrent dans Paris par la porte Montmartre. Mais au lieu de se diriger à la Devinière comme l’avait proposé Pardaillan, ils traversèrent la ville, parvinrent dans la rue des Barrés située entre la Seine et Saint-Paul, et pénétrèrent dans une maison de bourgeoise apparence où, la veille, après leur rencontre avec Henri III, ils étaient descendus tout droit.


Cette maison appartenait à Marie Touchet, mère du jeune duc, et lui avait été donnée par Charles IX. Elle était donc toute pleine des souvenirs de ce roi mort si jeune, d’une mort si effrayante, après la sanglante tragédie de la Saint-Barthélemy.


Ces souvenirs, portraits, armes, cors de chasse, une toque et un pourpoint oubliés, un panneau de tapisserie qui portait en broderie la devise «Il charme tout», quelques livres des poésies de Ronsard annotés de la main royale, un gobelet de vermeil et d’autres menus objets, Charles d’Angoulême les contemplait, les touchait, avec des soupirs de mélancolie.


Si Charles avait entraîné Pardaillan jusque chez lui, c’est qu’il avait à lui raconter mille et mille choses qui pouvaient se résumer en une seule petite phrase:


– Je suis amoureux.


Charles, qui avait pour camarades une foule de jeunes seigneurs dans l’Orléanais et l’Île-de-France, ne se savait qu’un ami: Pardaillan. Et pourtant, ce Pardaillan, il ne le connaissait que depuis une dizaine de jours: un soir, le chevalier, venant on ne savait d’où et allant à Paris, était passé par Orléans et avait fait visite à l’amante du feu roi Charles IX. Marie Touchet avait pleuré en revoyant le chevalier dont la dernière visite remontait à plusieurs années, et qui, sans doute, faisait revivre en elle un passé d’une enivrante poésie. Elle l’avait accueilli comme un demi-dieu. Puis, elle avait raconté à son fils ce qu’elle savait de Pardaillan, et le jeune duc l’avait écoutée comme on écoute quelque héroïque passage d’un poème de chevalerie. Puis, lorsque le lendemain, après la scène où fut décidé son départ, Charles d’Angoulême s’était mis en route, Marie avait levé ses yeux suppliants sur le chevalier, comme pour lui dire:


– J’hésitais à laisser partir mon enfant… mais je n’aurai plus peur si vous lui accordez votre amitié.


– Madame, avait dit Pardaillan en baisant la main toujours belle de Marie Touchet, je vais à Paris où je compte séjourner quelque temps. J’espère que monseigneur le duc d’Angoulême voudra bien me compter parmi ses amis…


La mère de Charles avait compris ce qu’il pouvait y avoir de promesses dans ces mots et avait répondu par un regard où elle avait mis toute sa reconnaissance. Pendant la route, le duc s’était pris d’une sorte de passion pour son compagnon, dont il ne pouvait se lasser d’admirer l’allure insoucieuse, le rire sonore, les attitudes à la fois si aisées et si nobles, si simples et si éloquentes, la parole mordante, le calme et fin profil, les yeux audacieux et ironiques, enfin tout cet ensemble qui frappait du premier coup, qui faisait de Pardaillan un être à part, un de ces hommes qu’il est impossible de ne pas remarquer.


Enfin, la bagarre de la place de Grève, le geste étincelant du chevalier, le flamboiement de sa rapière devant la foule hurlante, l’éclat de cuivre de sa belle voix tonnant: Trompettes, sonnez la marche royale! cet épisode de Pardaillan faisant sortir de Paris par un coup d’audace les blessés de Crillon, les restes de la défaite des Barricades avait inspiré au jeune duc un sentiment qui tenait de l’étonnement émerveillé, du respect, de la timidité et aussi de la reconnaissance – puisque, sans le chevalier, il eût été purement et simplement occis.


Donc, Charles considérait Pardaillan comme son unique ami – autant qu’il pouvait se dire l’ami de celui en qui il voyait un héros digne du temps de la Table ronde.


Or, lorsque après avoir longtemps ruminé, il se décida le soir, à table, à parler de Violetta, lorsqu’il eut raconté la scène du matin dans la roulotte de Belgodère, lorsqu’il eut dit sa formelle intention d’aller le lendemain à l’Auberge de l’Espérance, lorsqu’il eut chanté son amour, il se trouva que Charles rencontra dans Pardaillan le plus fraternel, le plus spirituel, le plus parfait des amis que puisse rêver un amoureux. C’est-à-dire que cinq heures durant, avec une patience inaltérable, Pardaillan l’écouta sans l’interrompre, sans arrêter d’un seul mot les effusions de son cœur. Et lorsqu’il eut enfin terminé, et que timidement il demanda un conseil, le chevalier répondit en vidant son verre:


– Aimez-la, morbleu! et faites-vous aimer! Et soyez heureux, tous deux! Bohémienne ou princesse, du moment que vous l’aimez, elle est l’étoile qui vous guidera. L’amour, voyez-vous, monseigneur, c’est encore ce que les hommes ont trouvé de mieux pour faire semblant de s’intéresser à la vie!


Sur ces mots tant soit peu amers, Pardaillan s’alla coucher, non sans avoir annoncé à Charles qu’il se rendrait le lendemain matin à la Devinière, rue Saint-Denis, où il l’attendrait pour savoir le résultat de sa démarche auprès de Belgodère.


Quant à Charles transporté de joie, il regagna également son lit où, bien entendu, il ne put fermer l’œil de la nuit, en sorte qu’à l’aube, il était debout, et que vers sept heures il sortait… Le jeune duc sentait son cœur battre avec une douce violence… Une sorte de frémissement le secouait lorsqu’il évoquait l’image si pure et si harmonieuse de celle qu’il aimait de toute son âme…


– La revoir! murmura-t-il en s’élançant enivré, la revoir et lui dire… oserai-je?…


Pardaillan, lui, dormit comme un homme qui pour l’instant n’a rien de mieux à faire. Et au matin, vers neuf heures, il se rendit, comme il l’avait dit, à la Devinière, célèbre rôtisserie où jadis Rabelais avait fait des siennes, où plus tard avaient fréquenté les poètes de la Pléiade, et qui était alors le rendez-vous de la haute société galante qu’attiraient la solide réputation des petits pâtés de la maison et la beauté de l’hôtesse.


Lorsque le chevalier de Pardaillan gravit, non sans une sourde émotion, les quatre marches du perron de la Devinière et qu’il s’assit dans un coin obscur de la grande salle commune, cette hôtesse, les bras nus jusqu’aux coudes, le visage tout rose devant la haute flamme claire de la cuisine, le teint animé, les yeux brillants, surveillait justement deux ou trois rangs de bécassines et de sarcelles des marais de la Grange Batelière qui tournoyaient gravement et se doraient au feu, tandis qu’un chien de berger à poil rude et fauve, couché en rond non loin de l’âtre, considérait lesdites volailles d’un œil rêveur. Ce chien avait d’ailleurs un air de béatitude et de satisfaction qui sentait son chien gras, poli, revenu des illusions, philosophe, n’aspirant plus qu’au repos.


Huguette, la patronne de la Devinière, avait à cette époque un peu plus de trente-trois ans, ce qui est l’âge où les beautés à la Rubens sont dans le plein épanouissement de leur splendeur; mais soit que son heureuse nature l’eût garantie de cet embonpoint qui fait que la plus jolie femme se transforme en commère, soit que sa notoire sagesse lui eût conservé cette fleur de la deuxième jeunesse plus charmante peut-être que la première, soit enfin pour tout autre motif, Huguette paraissait à peine vingt-six ans; sa taille avait gardé de la ligne, ses traits avaient une finesse que plus d’une grande dame leur eût enviée, et ses yeux veloutés, naïfs et tendres s’éclairaient d’un lumineux sourire.


Tout à coup, le chien roux leva le nez, avec un tressaillement; puis ses yeux bruns dorés s’emplirent d’une sorte d’angoisse, et il se dressa subitement sur ses pattes en reniflant…


– Eh bien, vieux Pipeau, fit Huguette, que se passe-t-il donc?


Le chien répondit par un jappement où il y avait une joie folle, de l’étonnement, et du doute encore, puis, remuant avec frénésie son moignon de queue, se précipita comme une flèche dans la salle commune. Huguette saisit dans ses deux bras une pile d’assiettes et pénétra à son tour dans la salle pour commencer à disposer le couvert sur quelques tables destinées à des gentilshommes…


Au même moment, elle entendit Pipeau – le chien de berger – qui se répandait en gémissements brefs, en plaintes délirantes de joie.


Et Huguette le vit qui se roulait, tourbillonnait sur lui-même, exécutait mille extravagances, et enfin, avec un profond soupir, reposait sa tête sur les genoux d’un homme qui lui parlait doucement et lui prodiguait des caresses. Huguette s’arrêta net, ses yeux agrandis, fixés sur l’étranger. Elle pâlit.


– Jésus! murmura-t-elle, est-ce que ce serait…


À l’instant, le chevalier leva la tête et elle le reconnut.


– C’est lui!…


On entendit un grand bruit de vaisselle brisée qui fit accourir les servantes: c’était Huguette qui, pour porter la main à son cœur, venait de lâcher sa pile d’assiettes. Elle s’avança, le sein palpitant, et d’une voix faible:


– Mon Dieu! monsieur le chevalier… est-ce bien vous?…


Pardaillan se leva vivement, contempla une seconde l’hôtesse avec un sourire attendri, puis lui saisit les mains, et au grand ébahissement des servantes qui n’avaient jamais vu leur patronne permettre à personne une pareille familiarité, l’embrassa sur les deux joues.


– Il est écrit que toutes mes revenues en votre bonne hôtellerie vous coûteront deux ou trois douzaines d’assiettes! fit le chevalier en riant, tandis que du coin de l’œil il désignait les débris qui jonchaient le carreau.


Huguette se mit à rire nerveusement.


– Il est de fait, dit-elle, que vous et monsieur votre père avez causé de grands ravages ici… en sorte que M. Grégoire, mon digne mari, ne vous voyait jamais arriver sans terreur…


– Et comment va-t-il, ce bon Grégoire? demanda le chevalier pour essayez de donner le change à l’émotion visible de l’hôtesse.


– Dieu ait son âme, le pauvre cher homme! il est mort, voici tantôt sept ans…


Et avec cette spéciale hypocrisie qu’on pardonne aux jolies femmes, Huguette profita de ce souvenir pour donner un libre cours aux larmes qui pointaient à ses paupières. Mais il eût été impossible de préciser si c’était bien la mort de son mari qui la faisait pleurer, ou la joie de ce retour imprévu du chevalier de Pardaillan.


– Et de quoi diable a-t-il pu mourir? demanda le chevalier. Il avait une santé si florissante…


– Justement, dit Huguette en essuyant ses yeux. Il est mort de trop bien se porter…


– Ah! oui… il était bien gras… je lui disais toujours que cela lui jouerait un mauvais tour tôt ou tard…


Ils parlaient, comme on dit, pour parler. Huguette examinait le chevalier à la dérobée; et elle constatait, peut-être avec une arrière-pensée de satisfaction inavouée, qu’il n’avait pas dû faire fortune: à certains détails perceptibles seulement au coup d’œil sûr et profond de la femme qui aime, à ce pourpoint un peu fatigué, aux plumes du chapeau qui n’étaient pas de première fraîcheur, elle jugeait que si Pardaillan n’était plus le pauvre hère qu’elle avait connu jadis, il était loin d’être le magnifique seigneur qu’il était devenu, croyait-elle encore une heure auparavant.


– Vous rappelez-vous, monseigneur le chevalier, dit-elle, la dernière visite que vous fîtes à la Devinière?… Quinze ans, presque… c’était en septante-trois… vous étiez triste… oh! si triste!… et vous ne voulûtes pas me dire la cause de votre grand chagrin…


Pardaillan avait soulevé le rideau de la fenêtre près de laquelle il était placé, et un peu pâle, avait levé les yeux vers la façade d’une vieille maison sise vis-à-vis l’auberge.


– C’est là que je la connus, dit-il avec une grande douceur! c’est là que je la vis pour la première fois…


«Loïse!…» murmura l’hôtesse en elle-même.


Pardaillan laissa retomber le rideau, et se mettant à rire de son bon rire sonore:


– Ah çà, dame Huguette, vous n’avez donc plus de ce vin si clair et si traître qu’affectionnait mon père?…


L’hôtesse fit un signe; une servante se précipita; bientôt Huguette remplit à ras bord un gobelet que le chevalier lampa d’un trait.


– Fameux! dit-il. Quand on en a trop bu, on n’en a pas assez bu…


Coup sur coup, il vida ainsi trois ou quatre verres, tandis que l’hôtesse, de sa voix câline, multipliait les questions et serrait de près l’esprit du chevalier, poussée par la curiosité… ou peut-être par cette arrière-pensée que nous avons signalée. L’œil de Pardaillan se troublait, ce regard si limpide devenait sombre; ce front d’une si insoucieuse audace se voilait, et ces lèvres ironiques se crispaient.


– Tenez, Huguette, dit-il soudain en posant ses coudes sur la table, je n’ai plus personne au monde qui m’aime… que vous…


Le chien, à ce moment, fit entendre une plainte, comme s’il eût compris…


– Et toi! fit Pardaillan qui caressa la belle tête expressive de Pipeau. Donc, puisque vous êtes tous deux seuls à m’aimer, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mon cœur. Et puis, je ne sais si c’est ce brave vin, ou les souvenirs qui se lèvent en foule sous mes pas… enfin, sachez donc, dame Huguette, que si j’étais si triste à mon dernier passage à Paris, c’est que je venais de perdre Loïse…


– Morte! fit l’hôtesse avec une sincère et profonde douleur! Morte! Loïse de Montmorency!…


– Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency, dit gravement le chevalier. Car elle était ma femme. Et moi, on m’avait fait comte de Margency. Oui, elle est morte… Le jour où nous quittâmes Paris, en ce jour d’horreur où nous marchions dans du sang, où nous étions comme fous dans la fournaise de la hideuse bataille…


– La Saint-Barthélemy! murmura Huguette avec un frisson.


– Oui… Ce fut ce jour-là, cela du moins je vous l’ai dit, que mon père succomba à ses blessures… là-haut… sur la colline de Montmartre. Et ce fut à ce moment, à cette minute d’angoisse où je me penchais sur mon père étendu dans l’herbe, ce fut alors qu’un démon bondit et frappa Loïse d’un coup de poignard… Versez-moi donc à boire, ma jolie Huguette.


– Oh! c’est affreux! fit l’hôtesse. Voir mourir le même jour votre père et… celle que vous adoriez!…


– Non! dit Pardaillan, qui se versa lui-même une rasade. Elle ne mourut pas ce jour-là. La blessure était insignifiante. Et Loïse en guérit rapidement…


– Alors? balbutia l’hôtesse.


– Alors, je l’épousai… à Montmorency. Alors j’entrevis le parfait bonheur. Alors je crus que le paradis était descendu sur terre exprès pour moi. Car, vous l’avez dit (Huguette baissa les yeux), j’adorais Loïse comme j’adorerai jusqu’à mon dernier souffle le dernier souvenir que je garde d’elle… Je l’aimais, voyez-vous, comme l’ange qui se penche sur la vie d’un malheureux… Je l’avais conquise avec mon cœur et mon épée… elle était mon âme…


Pardaillan disait ces choses-là avec un léger tremblement, les yeux perdus au loin, dans son passé…


– Pauvre chevalier! Pauvre Loïse! dit Huguette, oubliant son propre amour par un miracle d’amour.


– Oui!… Trois mois après notre union, l’ange s’envola… Depuis quelques jours déjà, je voyais bien que Loïse dépérissait. Mais je me disais que je l’aimais tant… que la mort n’oserait la toucher!… Un soir, une fièvre ardente la prit… Le lendemain matin, elle jeta ses bras autour de mon cou, voulut prononcer quelques mots, et expira doucement, ses beaux yeux bleus fixés sur mes yeux…


Un long silence suivit ces paroles.


– Pauvre chevalier! Pauvre Loïse! répéta l’hôtesse avec une de ces voix de caresse qui sont aux douleurs de l’âme ce qu’un baume rafraîchissant est aux brûlures du corps.


Et comme le chevalier se taisait, elle reprit timidement:


– Elle a donc succombé à cette fièvre?


Pardaillan la regarda avec une expression hagarde et secoua la tête:


– Si elle était simplement morte d’une fièvre, dit-il d’une voix étrangement rauque, n’ayant plus rien à faire au monde, je serais mort aussi, moi!… Or, j’ai vécu… et je vis… ajouta-t-il avec un accent terrible.


Il laissa retomber son verre vide sur la table et reprit:


– Loïse est morte assassinée…


– Assassinée! balbutia Huguette.


– Oui: ce coup de poignard… sur la colline de Montmartre…


– Mais vous disiez, chevalier…


– Que la blessure était insignifiante. C’est vrai: une égratignure bientôt cicatrisée. Seulement, le poignard…


– Eh bien?


– Eh bien!… le poignard était empoisonné!…


L’hôtesse frissonna.


– Alors, poursuivit le chevalier, je me mis en route pour rejoindre l’homme. C’est à cette époque que je vous vis, ma bonne Huguette, et que je vous confiai mon dernier ami… mon chien, mon brave Pipeau.


– Et… vous l’avez rejoint… l’homme?…


– Pas encore. Il sait que je le cherche. Par quatre fois, j’avais réussi à l’acculer… je le tenais! Mais la peur, Huguette, est une rude maîtresse, qui vous apprend tous les tours et détours du métier: l’homme, à chaque fois, m’a glissé dans les mains au dernier moment… Mais je le suis… il ne m’échappera pas… J’ai parcouru sur sa piste l’Italie, la Provence, la Bourgogne, tous les pays de France… J’ai vécu de la vie que m’avait enseignée mon père… J’étais parti de Montmorency fou de désespoir, abandonnant mes titres à la comté de Margency, n’emportant pas un écu. J’ai connu la misère des grandes routes, les étapes sans fin sous le ciel propice ou inclément, et souvent, Huguette, bien souvent, lorsque je me couchais sur une botte de paille sans manger, j’ai songé à la bonne hôtesse de la Devinière, qui avait toujours un dîner pour ma faim, un sourire pour mes joies, une larme pour mes douleurs…


– Hélas! murmura Huguette toute pâle de ce qu’elle venait d’entendre, ce n’est pas souvent que l’hôtesse a pensé à vous… c’est toujours!… Mais à propos de dîner, monsieur le chevalier, se reprit-elle avec un soupir et un sourire, j’ose espérer…


– Comment donc, ma bonne Huguette! Je fais plus que d’espérer: je réclame!… Que voulez-vous, ajouta le chevalier en éclatant de rire, il n’y a rien qui creuse l’estomac comme les souvenirs de jeunesse…


Et tandis que l’hôtesse, légère comme à ses vingt ans, courait à la cuisine pour préparer de ses mains un succulent dîner pour M. le chevalier, il achevait en lui-même:


«Oui, cela creuse l’appétit… appétit de vengeance… dîner sublime qui se mange froid et n’en est que meilleur… Or çà, je finira bien par rencontrer mon convive… À votre santé, monsieur de Maurevert!…»


Dans la cuisine, qui avait une porte particulière sur la rue, Huguette se heurta à deux seigneurs, dont l’un dit:


– Holà, l’hôtesse, un cabinet pour mon camarade et moi, quatre flacons de Beaugency, une ou deux de ces volailles, et le reste à l’avenant!


Huguette conduisit les deux gentilshommes dans le cabinet demandé et les quitta pour revenir à la cuisine en leur disant:


– Dans un instant vous allez être servis, monsieur Maineville et monsieur de Maurevert!…


– Comme deux bons clients! cria la voix de Maineville tandis que l’hôtesse fermait la porte du cabinet.


Puis elle rentra dans la grande salle et se mit à dresser le couvert de Pardaillan. Comme elle achevait, un jeune gentilhomme entra, le visage bouleversé, parcourut la salle d’un coup d’œil, et apercevant le chevalier, courut à lui.


– Deux couverts, madame Grégoire! dit Pardaillan en reconnaissant Charles d’Angoulême dans le nouveau venu.


Le jeune duc, très pâle, se laissa tomber sur un escabeau.


– Pardaillan, mon cher Pardaillan! murmura-t-il, je suis perdu!


– Bah! fit Pardaillan, que vous arrive-t-il? Êtes-vous traqué par les ligueurs de M. de Guise? La bonne reine Catherine vous aurait-elle invité à déjeuner chez elle?


– Vous jouez avec ma douleur, Pardaillan!…


L’œil ironique du chevalier s’emplit d’éclairs. Il saisit une main de Charles, et baissant la voix:


– Jamais je n’ai plaisanté avec la douleur humaine. Jeune homme, prenez mes avis pour ce qu’ils valent. Mais faites bien attention que Guise poignarde et que la reine-mère empoisonne! Faites attention que nous vivons dans une époque mystérieuse et terrible où la face du monde se renouvelle, où la mort en rut se promène dans Paris, où le poison sature jusqu’à l’air qu’on y respire, où dans tous les recoins d’ombre luisent des dagues, où les ruisseaux dans un instant peuvent se remettre à charrier du sang, comme j’ai vu, où nul ne peut se flatter de vivre plus que la seconde qu’il vit, où la farce devient tragédie, où les princes déchaînés aboient autour d’un trône, où le peuple hurle en demandant le maître qui demain posera sa botte sur sa tête, ou l’épouvante escorte chaque passant… et où les gens comme moi, enfin, ne peuvent s’empêcher de rire, ce qui est peut-être une façon de pleurer!… Et maintenant que vous êtes averti, mon prince, racontez-moi votre malheur…


– Eh bien, dit le jeune duc dont les yeux s’emplirent de larmes, cette jeune fille dont je vous ai parlé… cette enfant sans laquelle je ne puis vivre… celle que j’aime, Pardaillan!… elle a disparu!…


– Pauvre petit duc! murmura le chevalier avec ce singulier attendrissement. Et que dit le bohémien?


– Belgodère? introuvable! On ne l’a pas revu à l’Auberge de l’Espérance.


– Et que dit l’aubergiste?


– Il jure ses grands dieux qu’il ne sait rien!


– Il fallait le rosser. Cela lui eût délié la langue. Après?


– Après, Pardaillan?… Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j’ai exploré les rues qui avoisinent la Grève, je suis revenu à l’auberge, je suis reparti, et enfin, me voici… désespéré à la mort…


Pardaillan garda le silence. Il réfléchissait, caressant d’une main distraite la tête du chien posée sur ses genoux.


– Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant à lui-même, c’est bien le temps des rapts, des viols, des vols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut avoir intérêt à faire disparaître une pauvre petite bohémienne? Qui sait?… Et qui sait aussi qui peut bien être cette enfant?… Et qui sait les accointances que peut avoir ce Belgodère?… J’ai vu sur les plages de la Méditerranée les crabes s’en aller, louches et tortueux, vers de noires tanières. Le bohémien ressemble à ces crabes… il a leur allure oblique, leur indéchiffrable physionomie…


– Pardaillan, Pardaillan, vous me faites frémir!


Le chevalier haussa les épaules. Tout à coup, ses yeux se fixèrent avec plus d’attention sur le chien. Il tressaillit, médita un instant, et relevant la tête:


– Auriez-vous d’aventure un objet quelconque ayant appartenu à cette jeune fille?…


Le duc d’Angoulême rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint une écharpe en soie brodée.


– Je l’ai… ramassée, hier, dans la voiture du bohémien, balbutia-t-il en la tendant au chevalier.


– Dites donc que vous l’avez volée, fit paisiblement Pardaillan qui fourra l’écharpe dans sa poche, se leva, reboucla sa rapière et ajouta: rentrez chez vous, monseigneur, et attendez-moi rue des Barrés. Peut-être ce soir ou demain matin vous apporterai-je des nouvelles… car j’ai un guide sûr.


– Un guide?…interrogea Charles.


– En route, Pipeau! commanda Pardaillan au chien qui poussa un aboi sonore. Te voilà bien vieux et goutteux, et sage, tel un bedeau, mon pauvre camarade; mais je pense qu’il te reste assez de nez pour conduire encore ton maître… bien que ton maître ne soit ni aveugle, ni manchot, ni boîteux, ajouta-t-il en grommelant.


Pipeau remua gravement la queue. À ce moment, l’hôtesse déposait sur la table les premiers éléments d’un dîner qui devait être une merveille, petits pâtés de la maison, éperlans de Seine, bécassines lardées, jeunes canards à la casserole, cuissot de chevreuil des forêts de Compiègne, flans à la Devinière, gelées de fruits confits, sans compter mainte autre friandise, enfin, un repas comme on n’en eût préparé dans cette rôtisserie ni pour Sa Majesté le roi de France ni même pour cette autre Majesté Henri de Guise, lieutenant général de la Sainte Ligue.


– Eh quoi! demanda Huguette d’une voix tremblante, vous partez? Sans faire honneur à mon dîner?…


– Dîner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de regret sur les somptuosités gastronomiques d’où montaient des parfums délectables.


– Hélas! il ne fut ordonné qu’à votre intention… Qui va être digne de le manger?…


– Qui, ma chère Huguette? Par Dieu! s’écria Pardaillan dont l’œil s’illumina d’une flamme de bonté pour ainsi dire blagueuse, je veux aujourd’hui faire deux empereurs! Promettez-moi de servir mes invités comme moi-même… pour l’amour de moi!


– Je vous le promets, monsieur le chevalier, dit l’hôtesse tout étourdie.


Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commençait à s’emplir de buveurs: officiers, gentilshommes, écoliers, élégante et tapageuse clientèle ordinaire de la Devinière. Sur le perron, il s’arrêta et considéra un instant les passants, faisant son choix, et cherchant deux invités dignes de lui, dignes du merveilleux dîner d’Huguette.


– Hola! cria-t-il soudain à deux hommes qui vinrent à passer. Veuillez entrer, messeigneurs… Oui, vous… vous, le grand noir au nez de corbeau, et vous, le grand échalas, aux yeux de vrille… c’est bien à vous que ce discours s’adresse! Faites-moi l’honneur de venir dîner céans: je vous invite!


Les deux hères auxquels s’adressait le discours en question s’arrêtèrent stupéfaits, se regardèrent, puis timidement, redoublant les salutations à chaque marche, gravirent le perron.


C’étaient deux grands diables qui n’en finissaient plus de hauteur, mais tous deux d’une extravagante maigreur, faméliques, semblant s’être exclusivement nourris de cailloux depuis le jour de leur naissance, piteux, minables, avec leurs manteaux troués, effrangés, leurs semelles acculées, rapiécées, leurs plumes grotesques, détrempées et déchiquetées, vêtus d’emphatiques guenilles de baladins dans la misère.


À leur entrée dans la salle, il y eut des grognements de protestation. Mais Pardaillan fit circuler autour de lui un regard si étincelant que les grognements se changèrent en murmures de satisfaction, et les grimaces en sourires.


Alors il conduisit les deux gueux à la table resplendissante et leur fit signe de s’asseoir devant le féerique repas qu’elle supportait. Effarés, muets d’émotion, les narines larges ouvertes et l’œil obliquement braqué sur les chefs-d’œuvre d’Huguette, les deux lamentables sires obéirent, s’assirent de côté, posant chacun un quart de fesse sur leurs sièges. Et ils demeurèrent pantelants, croyant rêver.


– Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille? demanda Pardaillan à celui de ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux: figure chafouine, petits yeux vifs voltant et virant, nez pointu, long cou, long buste, longs bras, longues jambes.


L’homme répondit en se courbant:


– Monseigneur, on m’appelle Picouic…


– Picouic?… Jolivet mélancolique. Mais veuillez ne pas me monseigneuriser, s’il vous plaît!… Et vous, monsieur du Corbeau?


L’autre, en effet, était une caricature de corbeau: cheveux noirs et plats sur le front, nez long, proéminent et osseux, menton fuyant, attitudes balourdes, allure un peu pédante et bégueule. Il répondit d’une voix lugubre:


– Monseigneur, on m’appelle Croasse…


– Croasse? Admirable, par Pilate!… Mais ne me monseigneurisez donc pas!… Eh bien, monsieur Picouic et monsieur Croasse, attaquez-moi hardiment ces bécassines et ces pâtés… Mangez et buvez, vous êtes aujourd’hui les hôtes du chevalier de Pardaillan… Madame Grégoire, voici l’écot de mes deux camarades, ajouta le chevalier en déposant deux écus d’or dans la main de l’hôtesse.


Et sur un geste de refus esquissé par Huguette:


– Ma chère Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hôtes sont à moi et que je n’ai jamais permis à personne de s’en emparer, pas même à M. Grégoire, qui était de mes amis.


– Soit! dit la belle hôtesse avec un soupir. Mais l’écot dépasse de beaucoup…


– Eh bien, vous rendrez le surplus à mes invités, dit Pardaillan.


Et saluant les deux hères d’un de ces grands gestes chevaleresques dont il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc d’Angoulême qui l’attendait dans la rue: cependant que MM. Croasse et Picouic, les deux «hercules» de Belgodère, hébétés d’admiration et doutant encore s’ils étaient éveillés, commençaient timidement l’attaque, qui bientôt devint une charge à fond…


À l’instant où Pardaillan, suivi d’un regard rêveur de la bonne hôtesse, franchissait le seuil de la Devinière, le rideau d’un cabinet qui s’ouvrait sur la cuisine et la salle tout à là fois, se souleva. Derrière les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre le perron… Et cette figure, convulsée de haine, livide d’épouvante, c’était celle de Maurevert, l’homme au poignard empoisonné, l’assassin de Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency.

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