Combien de temps demeura-t-il sans connaissance?… Il n’en eut pas conscience. Lorsqu’il revint à lui, il se sentit ranimé par une impression de fraîcheur, en même temps qu’il éprouvait des secousses de cahots. Chaque secousse déchirait un peu plus ses chairs gonflées par les cordelettes. Mais il ne s’en apercevait pas… il songeait à Violetta.
Où le conduisait-on?… Il ne savait. Il comprit seulement qu’il avait dû être transporté sur une charrette pendant son évanouissement, et qu’on avait attendu la nuit pour le transporter. De là, cette impression de fraîcheur qui, à travers le sac solidement maintenu sur sa tête, baignait son front brûlant de fièvre.
Par qui, pour qui avait-il été saisi? Le sac jeté sur sa tête le mit sur la voie: c’était là une manœuvre familière aux gens de Fausta. Il frémit. Non pour lui-même… Que pouvait Fausta?… Le tuer? Mais il était décidé à se tuer lui-même!… Mais Violetta?… Est-ce que l’infernale Fausta n’avait pas retrouvé sa trace, à elle aussi?… Il se rassura peu à peu, ayant reconstitué le guet-apens: il lui sembla évident qu’on l’avait attendu au logis de la place de Grève et qu’on ignorait d’où il venait… Alors il sourit.
Tout à coup, la charrette, le véhicule quelconque qui le transportait, s’arrêta. Claude fut saisi par une douzaine d’hommes qu’il ne voyait pas. Il entendit résonner un marteau de bronze sur une porte, et il frissonna: le marteau avait résonné sur du fer, et il reconnaissait ces échos sinistres: il comprit dans quel antre on l’entraînait: il était bien le prisonnier de celle qu’il avait appelée sa Souveraine!… de Fausta!…
Claude, porté à bras, sentit qu’on s’arrêtait encore et qu’on ouvrait une porte verrouillée, puis qu’on le déposait précipitamment, qu’on le jetait sur un tapis… puis la porte se referma… Alors, il entendit comme un cri d’étonnement… Des pas pressés près de lui froissèrent le tapis… une main rapide et légère trancha les liens de ses jambes, puis les liens des bras, puis la corde qui maintenait le sac, puis le sac fut enlevé, arraché, et quelqu’un, celui qui venait de le délivrer et qui se trouvait à genoux près de lui, ce quelqu’un eut une sourde exclamation:
– Claude! Vous! Vous ici!…
Les yeux de Claude éblouis par une vive lumière s’étaient fermés. Il croyait rêver. Au son de cette voix qu’il crut reconnaître, il rouvrit les yeux et, à son tour, il murmura:
– Le cardinal prince Farnèse!…
Le cardinal était agenouillé près de lui. Claude essaya de se soulever, mais ses membres étaient comme brisés par les cordes qui l’avaient lié pendant des heures. Il fixa sur Farnèse un regard d’inexprimable étonnement.
– Où sommes-nous, râla-t-il.
– Ne vous en doutez-vous pas! dit Farnèse d’une voix sombre. Où sommes-nous, sinon chez celle que le démon m’a entraîné à servir, chez celle qui passe, semant la mort sur la route, pareille au génie du mal déchaîné parmi les hommes!…
– Fausta! gronda Claude qui parvint à se mettre debout. Je l’avais deviné! Mais vous êtes donc prisonnier, vous aussi?
– J’ai été saisi au moment où je quittais le logis de la place de Grève…
– Et moi au moment où j’y retournais pour vous chercher…
– Ma fille! haleta Farnèse.
– Sauvée! Je voulais vous conduire près d’elle…
– Vous!…
– Moi!
Farnèse baissa la tête devant le bourreau qui le considérait d’un regard empli d’une ineffable sérénité.
– Vous étiez le père, murmura Claude. Et pour le bonheur de l’enfant, il lui fallait un père qui ne fût pas le bourreau.
Deux larmes brûlantes s’échappèrent des yeux de Farnèse… et ces larmes, le bourreau les dévora des yeux comme si elles eussent rafraîchi les pensées brûlantes qui flamboyaient dans son cerveau. Doucement, il frottait ses poignets endoloris et murmurait:
– Autrefois, quand je serrais avec des cordes les membres des patients que je devais exécuter, je serrais sans songer au mal que je faisais; plus je voyais les chairs se gonfler autour des cordes, plus j’étais satisfait…
– Voyons, dit Farnèse d’une voix tremblante, vous disiez qu’elle est sauvée… répétez-le… vous disiez cela…
– Elle est sauvée, rassurez-vous…
– Et que vous vouliez me conduire près d’elle?… Je ne rêve pas?… Vous disiez bien cela?…
– Oui, je vous raconterai en détail toute l’aventure; pour le moment, il faut songer à sortir d’ici… Une porte en chêne… bon!… des barreaux à la fenêtre… bon, bon! Nous verrons bien… Avant tout, il faut que je reprenne des forces; donnez-moi à manger!
– À manger? balbutia Farnèse en passant la main sur son front.
– Oui, je meurs de faim… et surtout de soif… donnez-moi à boire… un peu d’eau fraîche me remettra tout à fait…
Farnèse saisit le bras de Claude.
– Je suis ici depuis ce matin, cette porte de chêne ne s’est ouverte que tout à l’heure lorsqu’on vous a jeté ici, presque dans mes bras… Moi, je n’ai pas faim encore… mais la soif me dévore… j’ai tous les feux de l’enfer dans la poitrine.
– Eh bien? répéta Claude.
– Eh bien, il n’y a ici ni à manger, ni à boire… pas un morceau de pain… pas une goutte d’eau!…
– Mais on va venir, sans doute… Attendons… et même… peut-être sera-ce le moyen de délivrance… voyons, êtes-vous fort?…
À ce moment, et avant que Farnèse eût pu répondre, la lampe suspendue très haut au plafond s’éteignit subitement, grâce à quelque mécanisme manœuvré du dehors. Les deux prisonniers demeurèrent silencieux, frémissants, en proie à cette épouvante spéciale qui s’empare des sens au moment où on attend quelque horrible événement.
Un léger délie se fit entendre; il sembla à Farnèse et à Claude qu’un panneau de muraille glissait: une faible et pâle lumière éclaira soudain l’obscurité profonde, et alors un fantastique spectacle, une vision de rêve leur apparut…
Tout un panneau de la pièce où ils étaient enfermés semblait avoir disparu!… À la place de ce panneau, une grille se montrait, une grille qui, allant du plancher au plafond, était infranchissable, une grille composée d’épais barreaux carrés. Et de l’autre côté de cette grille, c’était une pièce de vastes dimensions, éclairée très faiblement par de rares flambeaux qui projetaient autour d’eux une lueur triste, insuffisante à dissiper les ténèbres… Au milieu de cette salle dont la grille les séparait, le cardinal et le bourreau, immobiles de cette stupéfaction qui confine à l’horreur, virent une mise en scène fabuleuse par la splendeur de l’ensemble et l’harmonie des détails…
Au milieu de cette salle s’élevait une estrade tendue de velours incarnat et surmontée d’un dais de soie brochée à reflets rouges et à broderies d’or. Les tentures de ce dais retombant en arrière de l’estrade en plis chatoyants formaient un fond d’un rouge de flamme sur lequel ressortait en un étrange relief la somptueuse et sombre beauté de Fausta…
Fausta, immobile sur un trône d’ivoire incrusté d’or, vêtue de ses habits pontificaux, longue robe d’une éclatante blancheur, dont la traîne à borderies d’or bouillonnait jusqu’au pied de l’estrade comme des vagues d’écume où étincelle de soleil en paillettes fulgurantes, manteau de velours blanc, où chatoyait la broderie des deux clés symboliques, le front ceint de la tiare d’or surmontée d’une croix faite de rubis monstrueux qui jetaient ses feux funèbres, les pieds posés sur un vaste coussin de satin blanc, Fausta drapée avec une admirable entente de l’harmonie dans ce costume d’une grandiose opulence, Fausta sculpturale, hiératique, éclatante de majesté dans la pompe de ce décor énigmatique, Fausta dont les cheveux se déroulaient sous la mitre en torsade d’ébène, Fausta dont le visage fatal s’illuminait du rayon funeste de ses yeux noirs, Fausta entourée de quatre porte-éventails qui inclinaient sur sa tête les touffes blanches de leurs plumes vaporeuses, tandis qu’au pied de l’estrade six robes rouges de cardinaux, douze robes violettes d’évêques s’alignaient dans une immobilité de saints de cathédrale, tandis qu’à droite et à gauche de la salle le double rang d’hommes d’armes couverts d’acier et appuyés sur les hallebardes semblait un alignement de cariatides étincelantes, Fausta, dans ce décor inouï de majesté, de force et de gloire, apparaissait comme l’idéale expression de la souveraineté pontificale.
Papesse!…
Elle était la Papesse formidable et glorieuse qui daignait, dans cette lueur confuse des candélabres, dans ce demi-jour propice aux visions de rêve, se montrer en toute sa splendeur. Une quarantaine de gentilshommes, tous debout, le chapeau bas, se tenaient en arrière de son trône. Et il régnait sur cette assemblée un silence terrible…
Ni le chant des orgues, ni la voix des trompettes, ni la psalmodie des prières n’animaient cette scène étrange. Il semblait que c’était là un conclave de fantômes qui sortis un instant de l’ombre allaient rentrer dans la nuit du néant.
C’était magnifique et c’était effroyable.
Farnèse et Claude, pétrifiés, haletants, contemplaient cette vision apparue derrière l’épaisse grille, comme ils eussent regardé ces images imprécises et flottantes que la fièvre présente aux yeux vacillants des mourants…
Soudain, la statue blanche, la magique évocation de souveraineté pontificale, Fausta s’anima… Son regard se tourna vers l’un des six cardinaux rangés au pied de l’estrade, et elle fit un geste de sa main pâle où rutilait l’anneau, le symbolique anneau pareil à celui que Sixte-Quint portait à son doigt.
Claude chancelant saisit la main de Farnèse… Farnèse remarqua alors que le cardinal à qui Fausta avait fait un signe tenait un papier. Cet homme s’avança de quelques pas, s’agenouilla devant Fausta, se prosterna, puis, se relevant, se tourna vers la grille face aux deux prisonniers. Et il prononça:
– Êtes-vous Jean Farnèse, évêque de Parme, cardinal, lié à nous par le traité accepté et signé par vous devant le conclave réuni dans les Catacombes de Rome? Êtes-vous Jean Farnèse?…
Le prince Farnèse releva sa tête glaciale et répondit:
– Je suis celui que vous dites, cardinal Rovenni… Que me voulez-vous?…
Celui qui s’appelait cardinal Rovenni se tourna vers Claude et dit:
– Êtes-vous maître Claude, bourgeois, ancien bourreau juré de Paris? Êtes-vous Claude qui avez accepté les fonctions de bourreau dans notre association? Êtes-vous le bourreau lié à nous par le traité que vous avez signé et remis aux mains de Jean Farnèse, cardinal?
– Je le suis! répondit sourdement Claude.
La voix du cardinal Rovenni se fit plus solennelle et plus grave:
– Cardinal Farnèse et vous maître Claude, écoutez. Vous êtes tous deux accusés de crimes capitaux contre la sûreté de notre association sacrée. Ces crimes ont été exposés devant notre tribunal secret qui les a jugés en toute conscience et souveraine justice. Le cardinal Lenaccia a rempli les fonctions d’accusateur et développé les actes, pensées et tentatives subversives qui vous sont reprochés. Les cardinaux Corso et Grimaldi, présents ici, ont, selon nos statuts, présenté la défense de chacun des accusés et essayé d’attirer sur eux la miséricorde du tribunal. Tout s’est donc passé selon les règles de justice indiquées au chapitre dix-huitième des statuts que nous avons tous acceptés comme notre loi.
Ici le cardinal Rovenni se tourna vers les évêques et les autres cardinaux. Tous étendirent la main pour attester la véracité de ce qui venait d’être dit.
– Je dois donc, reprit-il, vous transmettre la sentence sans appel dont chacun de vous est frappé… Cardinal Farnèse, continua-t-il en dépliant et en lisant le parchemin qu’il tenait, vous êtes accusé d’avoir laissé un sentiment humain dominer votre cœur et vous pousser à la désobéissance puis à la rébellion. Vous êtes accusé d’avoir aimé une créature que vous appelez votre fille, de l’avoir aimée plus que vos devoirs. Vous êtes accusé et convaincu d’avoir essayé de soustraire à la mort cette fille condamnée par notre tribunal parce qu’elle est un obstacle, parce qu’elle porte en elle l’hérésie, et parce qu’enfin sa vie est un danger pour notre société. Cardinal Farnèse, reconnaissez-vous avoir essayé de soustraire à la mort la fille païenne qui s’appelle Violetta?
Farnèse, peu à peu, avait repris son sang-froid. Sans doute, d’ailleurs, il connaissait déjà toute cette mise en scène; sans doute, il avait fait partie de ce terrible tribunal et savait ce qui l’attendait.
Farnèse se rapprocha de la grille, et regardant Fausta en face:
– Madame, dit-il, j’ai été le premier à étayer votre souveraineté; je vous ai apporté la première pierre pour l’édifice que vous rêviez; le premier j’entre en rébellion. Le premier je me suis séparé de vous. J’étais venu à vous parce que Sixte me semblait être la tyrannie dans l’Église libre. Je me suis séparé de vous parce que j’ai vu que vous étiez l’incarnation de la perversité. Je ne reconnais plus votre sainteté, ni votre souveraineté; je hais vos projets; votre tribunal m’apparaît comme une mascarade infâme. Je sais que vous allez me tuer. Tuez-moi donc sans phrases. Mais avant de mourir, laissez-moi vous dire que je vous ai regardée jusqu’au fond de l’âme et que ce que j’ai vu m’a causé un vertige d’horreur. Voilà ce que j’avais à vous dire… Maintenant, faites-moi frapper par le bourreau… sans doute l’un de ces évêques félons ou l’un de ces cardinaux relaps…
Farnèse recula en se croisant les bras. Un silence de mort accueillit ces paroles. Pas un tressaillement n’agita l’immobile assemblée. Pas un frisson de vie ne courut sur le visage de cette statue qu’était Fausta… Alors le cardinal Rovenni reprit, s’adressant cette fois à Claude:
– Maître Claude, vous êtes accusé et convaincu de rébellion; vous êtes accusé et convaincu d’avoir tenté de soustraire au supplice la fille païenne nommée Violetta; vous êtes accusé et convaincu d’avoir refusé ici même d’exercer votre office contre cette fille qui vous était livrée. Reconnaissez-vous avoir commis ces divers crimes?
Claude ne répondit pas. Il restait sous le coup de cette stupéfaction qui l’avait saisi dès le premier instant et qui paralysait ses facultés. Le cardinal Rovenni attendit un instant. Et alors, d’une voix sourde, il se mit à lire le parchemin:
– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Au nom des lois acceptées et reconnues en conclave secret par les dignitaires adhérents à la nouvelle forme de société ecclésiastique. Au nom de notre souveraine élue et choisie pour monter sur le trône de Pierre et y exercer le pontificat sous le nom de Fausta Première du nom, directement héritière de la tradition instituée par la souveraine Jeanne. Entendu l’accusateur qui a convaincu Jean Farnèse, cardinal, et Claude bourreau-juré, des crimes sus-énoncés. Entendu les défenseurs. Les Trois Juges ayant consulté les chapitres dix-huitième et vingt-neuvième et les articles y énoncés, en leur âme et conscience ont déclaré Jean Farnèse, cardinal, coupable de haute trahison envers la Souveraine pontificale; et Claude, bourreau juré, coupable de rébellion et trahison envers la Société. En conséquence, les Trois Juges ont condamné les accusés à la peine de mort. Vu les services rendus antérieurement par les deux condamnés, les Trois Juges ordonnent qu’une messe solennelle sera célébrée pour le salut de leurs âmes; et vu l’affection que notre souveraine portait à Jean Farnèse, Sa Sainteté a daigné déclarer qu’elle dirait elle-même cette messe. Vu enfin la nature spéciale des crimes imputés aux condamnés, vu les circonstances qui commandent encore le secret, les Trois Juges veulent et disent laisser à Sa Sainteté le soin de choisir le genre de mort applicable aux deux condamnés. En conséquence, moi, François Rovenni, cardinal par la grâce de Dieu, juge suppléant en notre sacré tribunal, ai donné lecture aux condamnés de la sentence de mort, en audience publique et solennelle; et cette sentence lue à haute et intelligible voix, ai respectueusement supplié Sa Sainteté, notre souveraine pontificale, de prononcer sur le genre de supplice applicable aux condamnés.
Dès qu’il eut achevé la lecture de cet acte qui tendait à donner une sorte de légalité au meurtre de Farnèse et de Claude, le cardinal Rovenni se tourna vers Fausta. La Papesse ne fit pas un mouvement. Pas une fibre ne tressaillit dans ce visage de marbre. Pas un frisson n’agita les plis somptueux de sa robe sculpturale. Seulement ses yeux noirs, pareils à deux diamants funèbres, étincelaient dans la demi-obscurité. Et sa voix sans accent humain, sans pitié, sans haine, prononça:
– Nous, Fausta 1re, souveraine pontificale par l’élection du conclave secret, ayant accepté de Dieu qui me parlait par la bouche de ses serviteurs la mission de créer l’Église nouvelle, ayant assumé le droit de récompenser les bons et le devoir de punir les méchants, vu la sentence qui condamne à mort Jean Farnèse, cardinal, et Claude, bourreau-juré, vu le malheur des temps qui commande encore le secret, arrêtons:
«Que les deux condamnés ne soient pas ostensiblement exécutés;
«Qu’ils ne soient livrés à aucun supplice capable de laisser des traces;
«Qu’ils attendent la mort dans le lieu de détention où ils se trouvent en ce moment;
«Qu’ils soient oubliés de tous ici présents;
«Que la faim et la soif soient les exécutrices de la sentence.»
Les diamants noirs, les yeux funèbres de Fausta se posèrent un instant sur Farnèse qui la regardait à travers les grilles, au fond de cette lueur confuse qui enveloppait la terrible mise en scène.
Tous les personnages qui entouraient le trône s’agenouillèrent alors. Une éclatante lumière, jaillie de vingt-quatre lames soudain démasquées, inonda le trône d’ivoire, les gardes couverts d’acier, les robes rouges des cardinaux, les robes violettes des évêques, les costumes soyeux des gentilshommes, les trompettes sonnèrent une fanfare aux accents larges et lents, sorte de marche triomphale que soutenaient les mugissements d’un grand orgue dissimulé derrière le trône… et sur ce trône, Fausta, debout, leva le bras, étendit la main droite, et les trois doigts s’ouvrirent pour la bénédiction pontificale…
Soudain, ce décor s’effaça… Toute cette fantastique vision disparut en un instant… Farnèse et Claude se retrouvèrent plongés dans une profonde obscurité. Le même déclic qu’ils avaient entendu grinça, le même glissement de panneau se fit entendre, et lorsque la lampe du plafond se ralluma, grâce à quelque invisible mécanisme, au lieu de la grille, ils virent la muraille telle qu’elle était d’abord. Et ils purent croire que tout ce qu’ils venaient de voir et d’entendre n’était qu’une fantasmagorie de leur imagination.
– Quel rêve! balbutia Claude! Quel affreux cauchemar!…
– Quelle réalité sinistre! répondit Farnèse de sa voix glaciale. Vous n’avez pas rêvé. J’ai assisté, moi, à deux audiences du tribunal secret. Et je sais que les sentences sont inexorables…
– Quoi!… Nous sommes condamnés à mourir…
– De faim et de soif!… Oui!…
Claude voulait mourir, mais non de cette épouvantable mort. Il jeta autour de lui un regard de feu.
– Cette fenêtre! gronda-t-il.
En un clin d’œil, il eut placé un escabeau sur une table, approché la table du fond de la pièce et atteint la fenêtre qui surplombait la Seine. Un souffle d’humidité venu de la rivière fouetta son visage, en même temps qu’il entendit les sourds gémissements de l’eau qui battait les fondations du palais Fausta. La fenêtre était défendue par des barreaux monstrueux… mais Claude sourit!… il se sentait assez fort pour arracher les barres de fer. Il redescendit, saisit Farnèse par le bras et haleta:
– Nous ne mourrons pas ici… nous fuirons par cette fenêtre avant deux heures.
Farnèse eut un imperceptible haussement des épaules et murmura:
– Nous ne fuirons pas… Nous mourrons ici…
À ce moment, et comme pour confirmer cette certitude qu’exprimait le cardinal d’une voix morne, un volet se rabattit violemment de l’extérieur et mura la fenêtre… C’était un volet de fer de trois pouces d’épaisseur, et il eût fallu un mois de travail à Claude pour l’arracher, après avoir descellé les barreaux. Claude, hagard se rua sur la porte. Mais derrière cette porte en chêne, il entendit qu’à ce moment on en fermait une autre plus lourde, plus épaisse, à en juger par le bruit sourd et le ferraillement des verrous extérieurs.
Claude jeta un rugissement. Tout à l’heure, il avait soif. Maintenant, sa gorge brûlait. Sa poitrine était en feu. Il se sentait devenir fou. Il chercha sa dague à sa ceinture pour en finir d’un coup, et il vit qu’on la lui avait enlevée. Le cardinal était désarmé comme lui. Alors la réalité, ce que Farnèse avait appelé une réalité sinistre, lui apparut dans son horreur: toute fuite était impossible; ils étaient murés vivants dans un tombeau, et ils allaient y mourir lentement dans les affres de cette agonie effroyable entre toutes.
Il regarda Farnèse…
Le cardinal était assis dans un fauteuil, immobile, les yeux fermés, et sa silhouette à demi effacée dans la pénombre lui apparut comme une chose déjà morte, ou qui entrait dans la nuit de la mort. Alors Claude, les cheveux hérissés en proie au vertige de l’épouvante, recula jusque dans un angle de ce tombeau, s’y accula, et farouche, haletant de la soif qui le brûlait, il se mit à calculer combien d’heures il avait à vivre!…