III PARDAILLAN

Tandis que se décidait ainsi la destinée de Violetta dans ce rapide et sinistre entretien de Belgodère et du prince Farnèse, Charles d’Angoulême marchait au duc de Guise.


Le fils du roi Charles IX était bouleversé d’une terrible colère qui l’emportait comme malgré lui. La scène si funèbre et si douce à la fois à laquelle il venait de prendre part dans la roulotte s’évanouissait de son esprit: il ne voyait plus que le Balafré se penchant sur Violetta dans une attitude qui ne laissait aucun doute!


Lorsque Guise avait parlé à voix basse à la jeune fille, il avait senti se lever dans son cœur un sentiment qui n’y était pas encore: la haine d’amour, la plus implacable des haines… Ce fut les poings serrés, les yeux fous, la figure ravagée par la tempête intérieure, qu’il fonça dans les rangs pressés de la multitude silencieuse, attentive aux gestes et aux paroles de Guise, son héros, son idole!


Tout à coup, il se sentit saisi par le bras. Il se retourna vivement:


– Le chevalier de Pardaillan! fit-il avec une joie farouche. Ah! vous tombez bien!…


– Oui! j’arrive à temps pour vous empêcher de faire une folie! dit Pardaillan. Où courez-vous de ce pas? Insulter monseigneur le duc?… le fils de David, comme disent nos bons badauds! Peste! vous êtes gourmand… Ils sont ici une armée de guisards!… Il n’y avait qu’un homme au monde capable de tenir tête à dix mille bourgeois qui n’ont rien tué depuis vingt-quatre heures et enragent du désir si doux de massacrer n’importe quoi… Cet homme est mort, mon prince: c’était mon père.


Tout en cherchant à étourdir Charles de ses paroles, Pardaillan essayait de l’entraîner hors la foule.


– Pardaillan, gronda le jeune duc d’un ton de désespoir concentré, je veux parler à cet homme!


– Eh! par Pilate, comme disait feu monsieur de Pardaillan, la vie est bonne, au bout du compte! Je ne veux pas me faire égorger, moi!… Du moins, pas avant d’avoir dit ma façon de penser – tiens! moi aussi, la langue me démange! – à ce digne sire de Maurevert! Et à quelques autres ejusdem farinœ… c’est du grec; cela veut dire: de même farine… Allons, venez, mordieu!… Comment! vous ne venez pas?…


– Allez donc, Pardaillan! murmura Charles, tandis que des larmes de rage perlaient à ses paupières. Allez! Moi, je vais à Guise!


Le chevalier jeta sur le jeune homme un regard ou il y avait comme une tendresse de grand frère.


– Vous le voulez absolument! dit-il en saisissant une main de Charles.


– Je hais Guise! Jamais je n’ai eu dans la tête de tels éclairs de haine. Malheur à lui, puisque je le trouve sur mon chemin!


– Amour! Amour! Folie et misère! grommela le chevalier. Tâchons de sauver ce jeune fou!


Et tout haut, il ajouta:


– Par mon père! allons donc, puisque vous le voulez! Mais, vrai Dieu, la conversation va être drôle! Giboulée, ma bonne vieille rapière, à toi la parole!…


Pardaillan se haussa sur la pointe des pieds, embrassa d’un rapide regard circulaire la foule énorme qui les enveloppait, assura d’un coup de poing son chapeau sur le coin de l’oreille, et se mit en marche!…


À coups de coude, à coups d’épaule, il se fraya un passage, et lorsqu’un bourgeois voulait protester, à la vue de cette figure étincelante de railleuse audace, de cette longue et large rapière sur le pommeau de laquelle se posait une main souple et nerveuse, le bourgeois rengainait son compliment et se rangeait. En quelques instants, le chevalier et son jeune compagnon atteignirent le premier rang, et ils virent alors le duc de Guise, le roi de Paris, qui, hautain, livide, l’œil strié de rouge, se tenait devant Crillon et hurlait quelques mots qui se perdaient dans une furieuse acclamation de la foule…


La minute était tragique… Voici ce qui venait de se passer: Crillon – celui-là même que Charles IX, au siège de Saint-Jean-d’Angély [6] avait surnommé le Brave – Crillon, brave et fidèle jusqu’à la mort, venait d’apprendre qu’Henri III avait fui de Paris. Et il était sorti de l’Hôtel de Ville où il était renfermé avec mille gardes et deux mille suisses, pour rejoindre son roi! Il commandait les gardes; les suisses étaient sous les ordres d’un colonel dont le nom nous échappe; mais lorsque toute cette troupe, composée surtout de blessés, d’éclopés, bandés, boîteux, sanglants, s’était formée en colonne et avait débouché sur la Grève, Crillon s’était placé en tête et avait crié:


– Gardes françaises et suisses, en avant!…


Il y eut alors de vastes remous dans l’océan populaire; un sourd grondement monta de ses profondeurs; puis les hurlements, les vociférations, les cris de morts se croisèrent, cinglèrent, battirent l’air, mêlés à d’effroyables insultes, à des gémissements de femmes, à des cliquetis de hallebardes. Et puis, soudain, un silence lourd, un silence de plomb…


Guise venait d’accourir! D’un signe, il enchaînait la foule idolâtre et la muselait. Et alors le duc s’avançait au-devant de Crillon. Le vieux capitaine, trapu, la moustache grise, la cuirasse bosselée, le visage sanglant, arrêta sa troupe, et d’un geste rude salua le duc.


– Je vois avec plaisir, dit Guise sur un ton mordant, que Louis de Crillon ramène ses gardes à Sa Majesté…


– Vous avez vu juste, monsieur le duc, riposta Crillon d’une voix de bataille.


– C’est donc au Louvre que vous vous rendez?


Crillon éclata de rire:


– Cette fois vous faites erreur! C’est au roi que je me rends!


– Prenez garde, capitaine! gronda le Balafré, vous avez déjà commis une folle imprudence en sortant de l’Hôtel de Ville!


– Et vous voudriez m’en faire commettre une autre en m’y faisant rentrer! Le roi est hors de Paris, monsieur le duc: je sortirai de Paris!


– On vous a trompé! Le roi…


– Un mot! un seul! interrompit violemment Crillon: le chemin est-il libre?


– Il l’est pour tous les vrais fidèles, éclata Guise. Et le roi…


– Vive le roi, monsieur! hurla Crillon. Prenez garde vous-même, monseigneur! Prenez garde à la forfaiture! Nous avons tous deux l’ordre du Saint-Esprit; en le recevant, nous avons juré fidélité au roi, notre grand-maître! Pour mon serment, je sortirai, dussé-je passer sur le ventre à toute la Sainte Ligue! Et vous, monsieur le duc! Que faites-vous de votre serment?


Un grondement de tonnerre roula sur la place de Grève démontée, agitée de furieuses vagues humaines.


Hosannah filio David! Gloire au fils de David!…


– Mort à Hérodes!… (Henri III.)


– À l’eau les gardes! À la Seine. Crillon!


Guise devenu affreusement pâle jetait autour de lui des ordres rapides. Et ses gentilshommes s’élançaient sur tous les points où les troupes de la Ligue étaient disséminées: l’Arsenal, la Bastille, le Temple, le Louvre, le Palais, le Grand Châtelet…


Crillon leva son épée… Ce fut à cet instant que Charles d’Angoulême et le chevalier de Pardaillan parvinrent au premier rang de cette foule tumultueuse qui tourbillonnait autour des gardes massés en un bloc impassible, hérissé de hallebardes et d’arquebuses.


Guise, l’idole de Paris, Guise, l’homme des attitudes magnifiques, Guise eut alors un grand geste large et superbe. Et la foule s’apaisa, écouta, avide de l’entendre, de l’admirer encore.


À ce moment, le colonel des suisses, qui jusqu’ici s’était tenu en arrière de Crillon, s’avança rapidement vers le duc, et dit à haute voix:


– Ni moi ni mes suisses ne sortirons de Paris!


– Colonel! hurla Crillon, à votre rang! Ou par le sang du Christ, il faut vous battre avec moi jusqu’à ce qu’un de nous deux tombe!


– Monseigneur, dit le colonel sans répondre, je me rends à la Ligue!… Suisses! sortez des rangs!…


À ce moment, une voix jeune, sonore, vibrante, éclata… Et nul n’eut le temps d’exprimer sa pensée, ni Guise dont la main tendue vers le colonel s’arrêta en chemin, ni Crillon qui, prêt à se ruer, fut cloué sur place, ni les suisses qui, prêts à déserter, demeurèrent immobiles dans leurs rangs, ni la foule qui, prête à acclamer, se tut, frémissante, comprenant qu’un drame nouveau se jouait sous ses yeux… Car cette voix, à toute volée, venait de lancer ce cri:


– Traître! tu te rends à un traître!…


Le colonel gronda une furieuse imprécation. Guise, la figure bouleversée de rage, tira à demi sa lourde épée et chercha des yeux l’audacieux insolent qui le souffletait de ce nom de traître!


Et il vit alors un jeune homme qui bondissait au milieu du cercle vide, repoussait le colonel des suisses d’un geste de souverain mépris, et se plantait devant lui, les bras croisés. Et dans le silence énorme, dans le lourd silence d’angoisse qui pesait sur cette scène étrange, pour ainsi dire fantastique, la voix de ce jeune homme s’élevait encore:


– Henri de Lorraine, duc de Guise! meurtrier de mon père! deux fois traître et rebelle! moi, Charles d’Angoulême, fils de Charles IX, roi de France, je te déclare félon et te défie en champ clos, soit à la dague, soit à l’épée, à l’heure, au jour, au lieu qui te plairont!…


À l’instant, vingt gentilshommes se ruèrent sur Charles, le poignard levé. Mais Guise les contint d’un signe. Il haletait. Ses yeux étaient sanglants. Sa bouche écumait. Il cherchait une insulte avant de faire le geste qui livrerait le jeune homme à sa meute…


– Fils de Charles! dit-il enfin avec un grincement de dogue en furie, j’accepte ton défi… Mais comme la lâcheté est héréditaire dans ta famille, comme tu pourrais essayer de fuir, je vais te faire précieusement garder jusqu’au jour où moi, le Balafré…


– Vous ne vous appelez pas le Balafré, monseigneur! cria un homme, qui, à son tour, s’avança, mais calme, la lèvre ironique, les yeux pétillants d’une sorte de joie étincelante…


C’était Pardaillan!… D’un coup d’œil, il avait jugé la situation. De la foule houleuse, ce regard clair avait rebondi sur Guise, et de Guise sur les gardes de Crillon… Et il avait souri!… Immobile spectateur d’abord, il venait de comprendre que Guise allait jeter un ordre d’arrestation.


– Sauvons mon petit louveteau! grommela-t-il.


Il marcha sur le duc de Guise à qui, d’une voix cinglante, il jeta ces mots:


– Pardon: vous ne vous appelez pas le Balafré!…


– Votre nom, à vous! rugit Guise. Qui êtes-vous?…


Pardaillan tendit son poing et dit:


– Ce n’est pas mon nom qui importe, c’est le vôtre, monseigneur! Il y a seize ans, dans la cour d’un hôtel de la rue de Béthisy…


– La rue de Béthisy! murmura Guise dont les yeux exorbités se posèrent avec épouvante sur Pardaillan. Oh! si tu es celui que je crois… malheur à toi!… continue!…


– Je continue! Donc, vous veniez d’assassiner l’amiral Coligny… Au moment où vous posiez le pied sur la face sanglante du cadavre, cette main que voilà, monseigneur…


Pardaillan ouvrit sa main toute large…


– Cette main s’appesantit sur votre face, à vous, et depuis lors, vous vous appelez le Souffleté!…


– C’est toi! rugit Guise tandis qu’une terrible clameur de mort jaillissait de la foule… À moi! À moi! Arrêtez-les tous deux! Prenez-les! Vivants! Il me les faut vivants!…


Alors, un effroyable tumulte se déchaîna. Les digues de l’océan populaire se rompirent… Crillon recula jusque sur ses gardes, emporté comme par un mascaret. Le colonel des suisses, le premier, mit rudement sa main sur l’épaule du duc d’Angoulême… Au même instant, il s’abattit comme une masse: Pardaillan venait de tirer sa rapière, et d’un coup de pommeau violemment asséné, lui avait fracassé le crâne…


– Guise! Guise! cria Charles, souviens-toi que tu as accepté mon défi!


– À mort! À mort! hurlait le rauque rugissement de la foule.


– Vivants! Je les veux vivants! vociférait Guise.


Ces cris, ces gestes, cette effroyable mêlée d’expressions sauvages, de figures sans humanité, de fauves hurlements, de regards pareils à des éclairs, de voix pareilles à des tonnerres, tout ce tableau de furie où fulgurait l’éclat livide des hallebardes, des épées et des poignards, toute cette scène convulsée que, de loin et de haut, dominait l’ardente et fatale figure de Fausta, penchée à sa fenêtre, tout ce vertigineux ensemble d’attitudes intraduisibles se développa dans la seconde même où le chevalier de Pardaillan avait jeté au roi de Paris cette formidable insulte:


– Tu t’appelles le Souffleté!…


Au moment où d’un coup de pommeau le chevalier abattait aux pieds de Guise le colonel des suisses, il saisit Charles, son louveteau, à pleins bras et se mit à bondir vers Crillon, vers la troupe des gardes immobiles et pâles… Il tenait sa rapière par la lame, et se servait du pommeau comme d’une massue. Et cette massue, dans cette main puissante, tourbillonnait, bondissait, frappait, enveloppée des éclairs de l’acier… Ce fut ainsi qu’il se fraya un passage jusqu’à la troupe de Crillon, parmi les gentilshommes de Guise rués sur lui…


– Rendez-vous, Crillon! vociféra Maineville, un des fervents de Guise.


– Livre-moi ces deux sangliers! hurla Guise. Et tu sortiras avec tes hommes d’armes!


À ce moment, Pardaillan se dressa sur la pointe des pieds et leva très haut, de son bras tendu, sa rapière vers le ciel. Il apparut ainsi, un inappréciable instant, les vêtements déchirés, du sang au front, étincelant, prodigieux d’audace et d’ironie, dans les rayons du soleil qui l’enveloppaient d’une gloire… Et alors, d’une voix qui résonna comme du bronze, à l’instant où Crillon éperdu se voyait débordé, où les gardes allaient se débander, où Guise, déjà, poussait un rugissement de triomphe, Pardaillan tonna:


– Trompettes! sonnez la marche royale!…


Électrisés, soulevés par l’enthousiasme des grands chocs, les hommes d’armes hurlèrent dans un grand élan tragique:


– Vive le roi!…


Et se mirent en marche tandis que la fanfare royale éclatait, rebondissait, envoyait ses échos claironnants aux horizons de la Grève et dominait l’épouvantable tumulte…


Et en avant, l’épée haute, près de Charles qu’il entraînait, près de Crillon stupéfait qui l’admirait, en avant, pareil à quelque héros des antiques épopées d’Homère, le chevalier de Pardaillan marchait, fonçant dans la foule, entraînant les hommes d’armes, creusant un sillage à travers les masses des ligueurs et les infernales clameurs de mort…


Des coups d’arquebuse éclataient; des groupes de bourgeois armés de piques se lançaient sur la troupe de Crillon… mais la fanfare, la marche royale couvrait tous les bruits, et la voix de Pardaillan retentissait:


– En avant! En avant!…


– Mes hommes d’armes! Mes ligueurs! balbutiait Guise ivre de rage et de honte, chancelant de fureur…


Les hommes d’armes de la Ligue étaient disséminés aux quatre coins de Paris et n’apparaissaient pas encore! Maintenant, devant la troupe de Crillon, devant ce long serpent hérissé de fer, devant ces blessés qui s’avançaient d’un pas pesant et régulier, la hallebarde croisée, les multitudes de bourgeois s’ouvraient, fuyaient, les uns courant s’armer, les autres déchargeant leurs pistolets au hasard de l’affolement…


Pardaillan avait remis sa rapière au fourreau. Il marchait en tête, d’un pas rude, et criait:


– Place au roi! Place au roi!…


Et il y avait une telle ironie dans ce cri que ceux qui l’entendaient ne savaient de quel roi le chevalier voulait parler, ni si c’était vraiment pour le service d’un roi que flamboyait le regard de cet homme! En quelques minutes, les hommes d’armes de Crillon furent hors la Grève, et déjà, par les quais, ils marchaient droit à la Porte-Neuve, tandis que le tumulte grandissait, que les profondeurs de la ville mugissaient, et qu’il y avait dans l’air comme un formidable frisson de bataille et d’assaut.


* * * * *

À ce moment, mille ligueurs, commandés par Bussi-Leclerc, armés d’arquebuses toutes chargées et prêtes à faire feu, débouchèrent au pas de course sur la place de Grève, venant de la Bastille.


– Enfin! enfin! rugit le duc de Guise avec un indescriptible accent de joie sauvage.


Il allait s’élancer vers Bussi-Leclerc; une main, tout à coup, se posa sur son bras.


– Que voulez-vous? gronda-t-il d’une voix rauque à celui qui venait d’arrêter son élan – un gentilhomme vêtu de velours noir qui, silencieux et sinistrement paisible dans toute cette rumeur, semblait un roc sévère autour duquel roule et gronde la mer furieuse.


– Lisez ceci, monseigneur duc, dit le gentilhomme qui tendit un pli fermé.


– Hé, monsieur! vociféra Guise. Tout à l’heure… demain!


– Demain, il sera trop tard! dit l’homme vêtu de noir. Cette lettre est de la princesse Fausta!…


Le duc qui s’élançait s’arrêta court, avec un profond tressaillement. Il saisit la lettre, d’un geste où il y avait comme du respect et une sourde terreur… Il brisa le cachet… Et il lut!… L’effet de cette lecture fut foudroyant. Le duc chancela… Son visage devint couleur de cendres. Ses yeux prirent une expression égarée. Un rauque soupir déchira sa gorge, et du revers de la main, il essuya son front couvert d’une sueur froide.


– Vos ordres, monseigneur! cria Bussi-Leclerc en s’arrêtant devant lui.


– Mes ordres! balbutia le duc dont les mains convulsives froissaient la lettre terrible.


Il jeta sur tout ce qui l’entourait un regard où luisait une folie de désespoir et peut-être de meurtre; puis, d’une voix basse, pareille à un gémissement:


– À l’hôtel, messieurs! Suivez-moi à l’hôtel de Guise!…


Et il s’élança d’un pas chancelant, suivi de ses gentilshommes stupéfaits, oubliant Bussi-Leclerc et ses mille ligueurs, oubliant Crillon, oubliant Pardaillan et le duc d’Angoulême, oubliant tout au monde, jusqu’à Belgodère à qui il voulait faire transmettre ses instructions, jusqu’à sa passion, jusqu’à Violetta!


* * * * *

Pardaillan avait continué sa marche foudroyante, entraînant Crillon et ses hommes d’armes. À travers des foules de ligueurs hurlants, mais qui, sans chefs, sans armes, n’osaient attaquer, la troupe de Crillon atteignit la Porte Neuve au moment où, des deux Châtelets, du Temple, de l’Arsenal, s’élançaient en courant vers la Grève les compagnies prévenues… La porte fut franchie… et lorsque les dernières gardes-françaises furent de l’autre côté du pont-levis, il y eut dans les masses profondes des bourgeois de longs cris de rage impuissante. Alors Crillon se jeta dans les bras de Pardaillan.


– Mon surnom de Brave n’est plus à moi, dit-il: il vous appartient!


– Partez vite, si vous m’en croyez, fit le chevalier, nous échangerons les salamalecs de rigueur un jour qu’il fera moins chaud…


– Oui! mais de quel côté me diriger?… J’ignore où est le roi!…


– Je l’ai vu hier fuyant et fort pâle… un triste sire, entre nous, monsieur de Crillon! Quoi qu’il en soit, il prit la route de Chartres…


– Venez avec moi, monsieur, s’écria Crillon en admirant l’étincelante et fine physionomie de son sauveur; le roi vous fera colonel!


– Eh! monsieur! fit tranquillement Pardaillan, je suis déjà maréchal moi-même, et c’est énorme. Pourquoi me faire colonel des autres?


Crillon secoua sa crinière:


– Je ne vous comprends pas, dit-il; n’importe, vous êtes un rude compagnon. Mort de ma vie! Le roi, s’il avait dix serviteurs taillés sur votre modèle, serait demain sur son trône!… Allons, adieu!… Votre main?


– La voici!


– Votre nom?…


– Chevalier de Pardaillan! Adieu, monsieur de Crillon. Dites au roi qu’il ne m’oublie pas dans ses prières à sa prochaine procession!


Le brave Crillon, ébahi, ne sachant si le chevalier avait parlé sérieusement, se tourna vers ses troupes, commanda: «En avant!» et se mit en route en saluant une dernière fois de son épée cet homme dont l’intrépidité l’avait émerveillé et dont chaque parole le stupéfiait comme une énigme d’ironie.


Pardaillan prit le duc d’Angoulême par le bras, et simplement, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé:


– Rentrons par la porte Montmartre et allons nous reposer en vidant un broc de Suresnes à la Devinière, chez cette bonne Dame Huguette Grégoire… une vieille connaissance à moi! Le vin de la Devinière, monseigneur, a pour moi un grand charme: c’est que mon père l’aimait… Et quant à Huguette… elle m’aime!… Et cela me rappelle les temps radieux d’espérance ou j’aimais… moi aussi!…


Sur ces mots prononcés avec une mélancolie poignante qui ne lui était pas habituelle, Pardaillan entraîna Charles d’Angoulême tout étonné de surprendre dans le clair regard de son compagnon quelque chose comme une buée vite évaporée au soleil.


Laissons Pardaillan et Charles d’Angoulême rentrer dans Paris et revenons un instant au duc de Guise qui venait de s’élancer vers son hôtel, laissant Bussi-Leclerc, sans ordres, tout stupéfait au milieu de la place de Grève.


Sous ses allures de magnifique gentilhomme, sous l’ambition effrénée qui surchauffait son cerveau, sous cette passion même qui le brûlait pour une pauvre petite fille de bohème, Henri de Lorraine, duc de Guise, roi de Paris par la force, presque roi de France par l’immense désir de la Ligue – vaste œuvre qui avait étendu ses tentacules sur tout le royaume – cet homme, donc, sous des dehors de prospérité inouïe, poussé ou plutôt conduit par la main de la Fortune, prêt à monter sur le trône, cet homme qui faisait trembler des rois portait au cœur un mal terrible, un ulcère rongeur, qui, peut-être, fut un obstacle décisif à sa volonté d’entreprises politiques: la jalousie!


Guise faillit à sa propre fortune. L’Histoire, qui s’arrête aux gestes extérieurs, montre un étonnement naïf de ses hésitations; elle constate avec stupeur ses brusques arrêts, ses reculs inconcevables… Sur la place de Grève, au lieu de se mettre à la tête des mille ligueurs que lui amène Bussi-Leclerc, il tremble, il abandonne la foule qui l’acclame, se retire, se sauve presque en son hôtel, et laisse sortir de Paris les trois mille hommes de Crillon qui allaient être le premier noyau de l’armée avec laquelle Henri III devait assiéger Paris!


Que s’était-il donc passé d’effroyable? Quelle catastrophe s’était abattue sur cet esprit violent et le paralysait? Tout simplement, Guise avait lu la lettre de la princesse Fausta, que le cardinal Farnèse lui remettait. Tout simplement, cette lettre contenait ces lignes:


«Le comte de Loignes n’est pas de ceux qui sont sortis de Paris à la suite d’Hérodes. La duchesse de Guise, que vous croyez sur la route de Lorraine et que vous avez conduite vous-même, il y a deux jours, jusqu’à Lagny, vient de rentrer dans Paris. Quelqu’un vous attend en votre hôtel pour vous expliquer ce double événement.»

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