XI LE PACTE

Claude sortit de Notre-Dame. D’instinct, il contourna la cathédrale, marcha sur la maison Fausta, et frappa violemment du poing à la porte de fer, sans songer au heurtoir.


La porte ne s’ouvrit pas. La façade demeura muette, rigide et triste.


– On m’ouvrira bien, grognait Claude; il faudra bien qu’on m’ouvre, il faudra bien qu’on me dise ce qu’est devenu mon enfant… Malédiction!… Ouvrirez-vous?…


Des deux poings, il frappait… Cela résonnait sourdement, cela réveillait à l’intérieur de longs échos de bourdon en branle.


– Mais, mon bon monsieur, dit une voix, vous ne savez donc pas que la maison est déserte?


C’était une femme du peuple qui passait et donnait ce charitable avis. Claude se retourna et dit:


– Je veux ma fille!… Je vous dis qu’ils ouvriront, moi!…


La femme recula, épouvantée de cette monstrueuse physionomie. Claude se remit à frapper avec rage; parfois, il s’arrêtait et s’appuyait de tout son poids à la porte; alors ses muscles saillissaient; les veines de ses tempes gonflaient; un râle s’échappait de ses lèvres tuméfiées; arc-bouté des épaules géantes, les talons plantés aux pavés, il apparaissait comme un de ces colosses de pierre que la rude imagination des architectes de cette époque tourmentée plaçait aux contreforts des murailles, et les gens qui l’entouraient frémissaient.


Car un rassemblement s’était formé autour de lui. Bien peu reconnurent l’ancien bourreau, et ceux-là se gardèrent bien de dire son nom, car il ne faisait pas bon s’attirer la colère d’un tel personnage.


– C’est un fou…


Des gamins se mirent à huer… Maintenant, Claude essayait, de ses ongles, de trouver un joint… Ses ongles saignaient… et comme il ne réussissait pas il frappa de sa tête… Son front ruissela de sang…


– C’est un fou…


– Il faut aller chercher le guet.


Claude était tombé à genoux. Il appelait, criait, suppliait… Les gens s’écartaient à chacun de ses mouvements; Claude sanglotait… Il disait des choses qu’on ne comprenait pas, mais sa voix faisait passer des frissons sur la nuque des femmes…


Un homme, à ce moment, un cavalier vêtu de noir, traversa les groupes sans rien voir, marchant d’un pas égal et rapide, et il pénétra dans la petite maison voisine, dans l’Auberge du Pressoir de Fer. Cet homme ne vit pas Claude, et Claude ne le vit pas…


Après l’abattement et les supplications, Claude eut une nouvelle crise de fureur… Longtemps encore, il se débattit, frappa, poussa; et c’était effrayant cette lutte du géant contre la porte de fer immuable, impassible. Enfin, il s’en alla, la tête basse, toujours avec ce même râle qui gonflait son vaste poitrail et s’exhalait en un souffle rauque de fauve qui souffre.


Claude rentra dans son logis et se mit à errer. Dame Gilberte avait disparu; toutes les portes étaient ouvertes: dans la chambre où avait dormi Violetta, il y avait des traces de lutte, des sièges renversés, un rideau arraché. Machinalement Claude se mit à tout remettre en place.


Il prononçait des mots sans suite, et serrait convulsivement dans ses mains les quelques objets qui avaient pu toucher Violetta… Cela dura deux ou trois heures… Parfois, il allait jusqu’à la porte extérieure qu’il avait laissée ouverte, et regardait dehors; puis il rentrait précipitamment à l’intérieur, et courait jusqu’à la chambre… Il ne pleurait plus. Il finit par se jeter dans le fauteuil où s’était assise Violetta et ferma les yeux, essaya de réfléchir… Quelles pensées traversèrent alors cette tête douloureuse?… Quels projets s’y agitèrent?… Quelles résolutions suprêmes?…


– C’est cela, murmura-t-il avec un indéfinissable sourire; c’est cela pardieu!… Mourir!… Quelle bonne idée!… Comment n’y ai-je pas songé plus tôt?…


Il se releva avec une sorte d’empressement joyeux, et courut à une salle où il n’avait pas dû entrer depuis bien longtemps, car tout y sentait le moisi. Claude ouvrit violemment la fenêtre et rabattit les contrevents. La lumière éclatante du plein midi entra à flots dans cette pièce et éclaira soudain des haches rouillées, des masses, des maillets de bois, des couteaux, tout cela soigneusement accroché aux murs en bon ordre… Cette salle… c’était la salle aux outils… les sinistres outils de son ancien métier!…


Dans un coin des paquets de cordes toutes neuves; quelques-unes de ces cordes étaient toutes préparées, avec le nœud coulant au bout. Claude en saisit une, et, tout courant, revint à la chambre de Violetta…


Là, il éprouva la solidité de la corde, ses mains ne tremblaient pas; tous les détails de son métier lui revenaient d’instinct et, avec le plus grand soin, il se mit à graisser la corde aux abords du nœud coulant; il s’assura que cela glissait bien, puis il planta un clou énorme assez haut dans le mur et y accrocha la corde… Alors, monté sur l’escabeau qui lui avait servi pour planter son clou, il jeta autour de lui un dernier regard; un soupir gonfla sa poitrine, il murmura un mot, sans doute le nom de Violetta, et passa le nœud coulant autour de son cou.


Alors, d’un coup de pied, Claude fit basculer l’escabeau… Il tomba dans le vide.


* * * * *

Au même instant, quelqu’un parut au seuil de la chambre. Ce quelqu’un vit maître Claude pendu. Il tira son poignard, et, au-dessus de la tête, trancha la corde… Claude s’affaissa au long du mur… L’homme, avec la même résolution, desserra le nœud coulant et se mit à frictionner le bourreau qui, au bout de quelques minutes, commença à respirer et ouvrit les yeux… Cet homme, c’était le cavalier noir qui, trois heures auparavant avait pénétré dans l’Auberge du Pressoir de Fer, pendant que Claude essayait de défoncer la porte de la maison Fausta. Et ce cavalier noir, c’était le père de Violetta, le cardinal prince Farnèse…


* * * * *

Claude, en revenant à lui, reconnut le cardinal. Une bouffée de sang monta à sa tête. Un grognement bref s’échappa de ses lèvres, il se releva, repoussa rudement Farnèse, et avec un éclat de rire infernal, s’élança hors de la chambre. Quelques secondes plus tard, il reparaissait, une lourde hache au poing. Le cardinal n’avait pas bougé. Il était immobile à la place même où l’avait laissé Claude…


Dans cet instant où l’œil perçoit plus complètement et plus soudainement les choses. Claude s’aperçut alors d’une chose qu’il n’avait pas remarquée tout d’abord… Le matin dans la cathédrale, les longs et fins cheveux du cardinal et sa barbe soyeuse étaient presque noirs… Maintenant, cette barbe et ces cheveux étaient blancs… Le cardinal Farnèse avait vieilli de vingt ans en quelques heures…


Claude fit cette remarque sans y attacher aucune importance. Il s’avança sur Farnèse en grondant:


– Merci, prêtre! Je t’avais oublié, tu viens me rappeler qu’avant de mourir!…


– Je viens te rappeler que tu as autre chose à faire que de mourir, dit Farnèse d’une voix étrangement calme.


La hache qui se levait demeura suspendue… La folie du meurtre fut enrayée un instant.


– Qu’ai-je donc à faire? rugit Claude dont les yeux devenaient hagards. Dis! Parle! Souffrir? Pleurer? Te tuer avant de mourir?…


– Tue-moi si tu veux: je venais te dire qu’il nous reste à venger l’enfant…


– La venger? bégaya Claude qui trembla de la tête aux pieds dans un terrible tressaillement.


– Cette femme, dit Farnèse sans hausser ni baisser le ton; cette femme qui a profité de ton absence dénoncée par je ne sais quel démon, cette femme aux pieds de laquelle je viens de me traîner deux heures durant, cette femme qui m’a employé, moi, au meurtre de l’enfant… cette femme que j’appelais Sainteté, que tu appelais Souveraine, l’assassin de ma fille… bourreau, veux-tu donc qu’elle vive?…


Claude jeta sa hache, saisit le bras de Farnèse et le serra avec violence.


– Bourreau, continua Farnèse, je suis venu te dire ceci: veux-tu m’aider à frapper cette femme? Elle représente une redoutable puissance. Son pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un signe d’elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l’enfant pour devenir mon aide? mon aide pendant une seule année… Non seulement mon aide, mais mon esclave? Car seul je sais les voies secrètes qui nous permettront de la frapper?… Quand ce sera fait, tu cesseras d’être mon esclave, tu redeviendras le bourreau et je te dirai: Maintenant, tu peux me tuer… Le veux-tu?


Claude haletant, sanglant, la figure dans la figure de Farnèse, avait écouté en frémissant de tout son être. Une sombre joie s’alluma dans ses yeux éperdus. Et, dans un souffle, il répondit:


– Monseigneur, à partir de cette minute, je vous appartiens corps et âme, comme vous m’appartiendrez corps et âme quand ce sera fait! Elle d’abord! Oui!… Vous avez raison! Vous ensuite!…


– Bien, dit froidement Farnèse. Voici ma main. La tienne!


Claude eut une imperceptible hésitation. Puis il ferma ses yeux chargés d’une haine sauvage contre cet homme. Il ferma les yeux, et sa main tomba dans celle du cardinal… Alors le cardinal avisa une table sur laquelle se trouvaient des feuilles de parchemin, des plumes, une écritoire.


Avec une effroyable sérénité, Farnèse s’assit à la table et dit:


– Échangeons en ce cas les écritures nécessaires à notre ligue.


Sur une feuille de parchemin, il écrivit:


«Ce 14 mai de l’an 1588. Moi, prince Farnèse, cardinal, évêque de Modène, déclare et certifie: Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite époque si la femme nommée Fausta succombe, m’engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira: à telle heure qui lui conviendra; m’engage à lui obéir quoi qu’il me demande; et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l’éternité si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe; Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu.»


Farnèse se leva, tendit le papier à Claude. Celui-ci le lut lentement, approuva d’un hochement de tête, plia le parchemin, et le mit dans sa poche.


– À ton tour! dit alors le cardinal.


Claude s’assit à table, prit une feuille, et, de son énorme écriture irrégulière, traça ces mots:


«Ce 14 mai de l’an 1588. Moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau-juré de Paris, demeuré bourreau par l’âme, déclare et certifie: Pour atteindre la femme nommée Fausta, m’engage, pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à Monseigneur prince et cardinal évêque Farnèse; ne répugnant à tel ordre qu’il me donnera, et suivant ses instructions sans autre volonté que d’être son parfait esclave. Et que je sois damné dans l’éternité si une seule fois dans le cours de cet an je lui refuse obéissance. Et je signe…»


À ce moment, comme le front de Claude continuait à saigner, une large goutte de sang tomba sur le parchemin au-dessous du dernier mot. Claude tressaillit, sursauta, se recula… puis se pencha de nouveau. Et de son pouce il écrasa la goutte de sang; et il en traça une croix rouge.


Alors il gronda:


– Ma signature, à moi!…


– Je la tiens pour valable! dit Farnèse.


Le cardinal prit le papier, le relut, le plia, et le fit disparaître comme avait fait Claude. Un instant, les deux hommes, debout, face à face, livides, effrayants, se regardèrent. Puis le cardinal, sans un geste d’adieu, se retira, lent et silencieux, glissant comme un spectre, pendant que le bourreau appuyé du poing sur la table, les yeux exorbités, la tête penchée en avant, le regardait s’en aller et murmurait sourdement:


– La Souveraine… d’abord!… Et vous, ensuite… Monseigneur!…

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