XXXII LE SECRET DE BELGODÈRE

Fausta attendait le bohémien dans cette pièce où nous avons déjà introduit nos lecteurs et où ses deux suivantes favorites, Myrthis et Léa, s’occupaient à lui préparer une boisson réconfortante. En entrant, et tout en s’inclinant, Belgodère loucha fortement vers ces préparatifs.


– Qu’on apporte du vin, dit Fausta en surprenant ce regard.


Ces mots étaient à peine prononcés qu’un serviteur entra portant une petite table sur laquelle se trouvaient une respectable bouteille et un gobelet d’argent massif. Le tout fut déposé devant Belgodère qui, sur l’invitation de Fausta, s’assit sans plus de façons.


– Magnifique gobelet, fit-il pour entrer en matière.


– Buvez, mon maître, buvez hardiment. Et quant au gobelet, Vous le garderez en souvenir de cette soirée.


L’œil de Belgodère pétilla de cupidité. Il se versa une rasade, porta la main gauche à son cœur en levant le gobelet, ce qui était pour lui le comble de la galanterie, et renversant la tête en arrière, le vida d’un trait.


– Fameux! dit-il, toujours par galanterie, car il se connaissait peu en bons vins, et celui-ci qui était une véritable ambroisie semblait médiocre à son gosier enflammé.


– C’est du Lachryma-Christi, dit la Fausta avec un sourire. Eh bien, reprit-elle en trempant elle-même ses lèvres dans le verre de cristal que lui présentait Myrthis, tu disais donc que tu avais une intéressante histoire à me raconter?


– Heu!… C’est l’histoire de beaucoup d’entre nous autres, pauvres bohémiens chassés, traqués, bâtonnés, pendus, grillés, écorchés vifs, roués, questionnés, étripés et parfois même forcés de nous faire chrétiens, c’est-à-dire mécréants.


Fausta sourit: le vin, si faible qu’il parut à Belgodère, lui déliait la langue.


– Donc, reprit le sacripant dont l’œil sombre se troublait, c’est une histoire qui vous semblera peu curieuse. Cent fois, vous avez dû entendre la pareille sans vous en émouvoir, puisqu’il s’agissait seulement d’enfant de bohème.


– Ne t’ai-je pas dit que je considère les bohèmes comme des hommes faits à l’image des chrétiens? dit gravement Fausta. Et que je respecte leur religion et que leurs coutumes ne me paraissent pas blâmables?


– Oui, vous m’avez dit cela!… Et c’est cela, plus que toute autre chose, qui fait que je me suis attaché à vous et que je vous suis fidèle comme un dogue.


Fausta sourit encore.


– Raconte donc sans crainte, reprit-elle. Si une injustice a été commise à ton égard, peut-être puis-je la réparer…


– Trop tard! dit sourdement Belgodère…


– Si tu as au cœur une douleur inguérissable, peut-être puis-je te consoler!


– Puissé-je être foudroyé plutôt que de me laisser consoler! gronda Belgodère.


– Enfin, si tu as gardé une haine contre ceux qui t’ont fait du mal, si tu poursuis une vengeance, tu sais que je puis t’aider.


– Oui! dit alors Belgodère. Vous pouvez compléter ma vengeance. Vous êtes forte et puissante. Par vous, Claude peut souffrir plus qu’il n’eût souffert par moi seul…


– C’est donc de Claude seul que tu as à te venger?


Belgodère venait d’achever le flacon. Il baissa la tête qu’il laissa tomber dans ses deux mains énormes. Fausta fit un signe: un flacon plein remplaça aussitôt sur la table le flacon vide.


– Écoutez, dit alors Belgodère, j’ai l’air d’une brute, n’est-ce pas? Je ressemble à un de ces fauves qui ont à peine visage humain? Que suis-je? Un bohème. Un être que l’on redoute pour la force de ses poings et que l’on hait pour sa méchanceté. Que diriez-vous si je vous apprenais que dans la poitrine du fauve, il y a un cœur d’homme?


Fausta ne répondait pas. Elle attendait.


– Pourtant, cela est, reprit Belgodère; si inconcevable que cela puisse paraître, j’ai eu un cœur, puisqu’il y a eu une époque de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance, une époque où j’ai aimé!


Belgodère, une fois encore, s’était tu, comme s’il eût hésité à remuer la vase de son passé.


– Continue! dit Fausta impérieusement.


– Il a donc été un temps, dit alors Belgodère, où je n’étais pas ce que je parais être. Je ne dis pas que j’étais un agneau, non: mais enfin, je n’étais pas un tigre. Pour tout dire, je me laissais vivre sans songer ni à bien ni à mal, ni à dieu ni à diable lorsqu’un jour je m’aperçus que j’étais amoureux… Ce n’est rien pour un autre homme: pour moi, c’était terrible. En effet, j’étais très laid, et je le savais… on me l’avait tant répété… J’étais le plus fort, le plus redouté de ma tribu. Quiconque me regardait de travers était sûr de son affaire; moi qui ne demandait qu’à vivre en paix, j’avais vite fait de découdre une peau. Ah! oui, on me craignait… hommes et femmes, tout tremblait devant moi. Mais moi je tremblais devant Magda. Je tremblais parce que je me savais hideux et qu’autour de Magda, rôdaient cinq ou six beaux garçons, dont le plus laid était cent fois plus beau que moi.


Belgodère poussa un rauque soupir et grommela quelques jurons qui étaient sa poésie à lui.


– Jamais, reprit-il, je n’osai dire un mot à Magda. Seulement, quand je passais près d’elle, je sentais son regard noir peser sur moi; je voyais qu’elle souriait, mais je ne savais pas pourquoi. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Cela ne pouvait durer ainsi. Un soir, je réunis les amoureux de Magda. Quand ils furent réunis, je l’envoyai chercher elle-même. Elle vint, et je lui dis: «Magda, voici que tu vas sur tes quinze ans. Il est temps que tu choisisses un homme.» Les autres, qui étaient aussi amoureux et aussi pressés que moi, s’écrièrent: «Oui, oui! Il faut qu’elle choisisse celui qui dès ce soir boira dans son verre et dès cette nuit sera son homme!…» Magda sourit, et désignant comme au hasard l’un de mes rivaux, lui dit: «C’est toi que je choisis.»


– Ah! pauvre Belgodère! fit railleusement Fausta.


– Oui, dit le bohémien, mais vous allez voir. Je me plaçai devant l’homme. Il comprit et sortit son couteau, moi le mien. Cinq minutes plus tard, je le renversai et quand je le tins, la poitrine sous mes genoux, je lui coupai les deux oreilles. Il se releva en hurlant. Je n’ai jamais entendu hurlement pareil. Alors Magda dit tranquillement: «Je ne veux pas d’un homme sans oreilles. – Eh bien! choisis-en un autre! – Le voici», dit-elle en désignant un deuxième amant, et toujours avec son même sourire. Je me plaçai devant celui-ci, comme je m’étais placé devant le premier. La bataille recommença et dura cette fois dix minutes. Et quand je tins l’homme renversé, je lui coupai le nez. Celui-là ne hurla pas. Il demeura évanoui… Naturellement, Magda ne voulut pas d’un homme sans nez, pas plus qu’elle ne voulut d’un borgne, car je crevai l’œil droit du troisième qui se présenta, pas plus qu’elle ne voulut d’un lâche, car les deux derniers s’enfuirent, et je demeurai seul.


Belgodère eut une sorte de rugissement et jeta autour de lui un regard sanglant, comme si les rivaux de jadis eussent été encore là, devant lui. Puis il continua:


– Alors, Magda me dit: «C’est toi que je choisis. Je t’avais choisi dès longtemps. Mais je voulais voir si tu étais bien tel que je te supposais.» Le même soir, j’épousai Magda selon les coutumes de ma tribu. Pendant six ans je fus un homme heureux, j’eus d’abord une fille qui fut appelée Flora. Quatre ans plus tard, j’eus une deuxième fille qui fut appelée Stella. On disait que Flora était belle comme une fleur au matin quand elle se penche sous les diamants de la rosée et Stella belle comme une étoile, au soir, quand elle s’élance au plus haut du ciel parmi ses compagnes. Voilà ce qu’on disait. Moi je ne savais si elles étaient belles ainsi ou autrement, mais quand je les voyais, j’avais envie de rire sans savoir pourquoi, et quand je ne les voyais pas, envie de pleurer. On a de ces idées quand on est père. Est-ce bête!…


– Quand on est père! murmura Fausta avec un frisson.


Et sans doute l’image du prince Farnèse, du père de Violetta passa devant ses yeux troublés.


– Je crois que j’ai fini mon flacon, dit Belgodère.


Il en était au quatrième. Mais comme on enlevait le flacon vide au fur et à mesure, il n’était pas obligé en somme de s’apercevoir que c’était le cinquième qu’on lui apportait, sur un signe de Fausta.


– La septième et dernière année de mon bonheur, reprit le bohémien, nous vînmes à Paris, en France. Flora avait alors six ans, et Stella deux ans. Nous vivions bien tranquilles, malgré le mépris et la haine des gens de Paris, lorsqu’un soir le bruit se répandit que des scélérats avaient pénétré nuitamment dans une église et volé les vases d’or qui servent aux prêtres chrétiens pour accomplir leurs rites. L’Église s’appelait Saint-Eustache. Nous en étions voisins. Et comme des truands ou des francs-bourgeois, si méchants qu’ils soient n’en sont pas moins chrétiens et incapables d’un tel forfait, ce fut nous qu’on accusa. Un matin, une quinzaine de ma tribu, hommes, femmes et enfants, tout fut arrêté et conduit vers une prison. En route, je parvins à m’échapper des mains des gardes. Peut-être aurais-je mieux fait de me laisser pendre comme les autres. Car il y eut cinq hommes et six femmes pendus. Parmi les femmes se trouvait Magda. Pauvre Magda! Même au pied de la potence, elle souriait encore de son air mystérieux, comme elle souriait jadis quand j’avais coupé le nez ou les oreilles de ses amoureux.


Belgodère, d’une rasade, acheva son cinquième flacon qui fut aussitôt remplacé par un sixième. Il était pâle d’une pâleur livide, et de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage qu’il essuyait d’un revers de main.


– La veille du jour où Magda et les autres devaient être conduits à Montfaucon, reprit-il, j’allais trouver le bourreau. Depuis deux mois que durait le procès, j’avais ramassé de l’or, beaucoup d’or, soit en vendant tout ce qui nous avait appartenu, soit en me mettant la nuit à l’affût du bourgeois dans les rues écartées. J’allai donc trouver le bourreau…


– Où demeurait-il? demanda Fausta.


– Rue Calandre, dans la Cité, dit sourdement Belgodère.


– Et comment s’appelait-il?


– Claude! répondit Belgodère d’une voix plus sourde encore. Pourquoi m’obligez-vous à prononcer ce nom, puisque vous le saviez?


– Continue! dit simplement Fausta.


– Donc, j’allai chez lui. Je lui offris l’or. Je me mis à genoux. Je pleurai. Je suppliai. Je lui demandais pourtant une chose bien simple. C’était de mettre une corde usée au cou de Magda. La corde se fût brisée: c’est un cas de grâce. Et quant à la tirer ensuite de prison, j’en faisais mon affaire…


– Et que fit Claude?…


– Il prit le sac d’or et le jeta dans la rue. Puis il m’empoigna moi-même par les épaules, et me jeta dans la rue, comme le sac. Puis il ferma sa porte et se verrouilla. Je m’assis alors dans le terrain vague au fond duquel on a bâti le marché neuf et, la tête sur mes genoux, je pleurai toute la nuit. Au point du jour, je vis sortir le bourreau. Je le suivis… je le suivis jusqu’à Montfaucon. Vingt minutes plus tard, je vis Magda qui se balançait au bout d’une corde parmi les autres cadavres, tandis que le peuple poussait des cris de joie tels que je les ai encore dans l’oreille…


Et le bohémien, avec un geste de terreur, porta en effet les mains à ses oreilles, comme si réellement il eût entendu les clameurs de la foule tourbillonnant autour du gibet où se balançait la femme qu’il avait aimée…


– Et tes enfants? demanda Fausta. Que devinrent tes enfants?


Belgodère tressaillit. Il serra ses poings énormes, et son regard vacillant eut des lueurs d’acier ensanglanté.


– Eh bien? reprit-elle, Stella? Flora?… furent-elles donc pendues aussi?


– Non, râla Belgodère, elles ne furent pas pendues: elles furent baptisées!…


– Eh bien, tu en as été quitte pour les débaptiser, sans doute?


– Je n’ai jamais su ce qu’elles sont devenues, gronda Belgodère, je ne les ai jamais revues. Sont-elles mortes? vivantes? Je ne le sais pas et ne le saurai jamais… Je vous ai dit que le soir de l’arrestation, on avait tout emmené, hommes, femmes et enfants. Les enfants étaient au nombre de cinq, parmi lesquels Flora et Stella. Le lendemain de la scène de Montfaucon, j’appris que par les soins du bourreau, les enfants avaient été remis à des familles charitables qui acceptaient de les élever. Pendant trois mois, je cherchai partout. Je fouillai Paris. De mes deux filles, je n’en eus aucune nouvelle.


– Et que fis-tu alors?


– Au bout de trois mois, j’allai retrouver le bourreau et je lui dis: «Tu as tué celle que j’aimais. Et moi j’ai juré de te tuer à ton tour. Mais si tu veux me répondre, je te pardonnerai. Je te donnerai l’or que j’avais ramassé comme rançon de Magda. Je ferai plus: je m’engagerai à ton service et serai le fidèle serviteur, gardien de ta maison et de ta vie. Dis, veux-tu me répondre?… – Questionne! me dit le bourreau… Je pris tout mon courage pour lui demander: – Sais-tu où sont mes filles?… Et ce fut pour moi une minute de joie délirante lorsque j’entendis Claude me répondre: – Sans doute, puisque c’est moi qui les ai placées! Oh! tu peux te rassurer, bohème: tes filles sont privilégiées. Elles ont eu la chance d’être adoptées par un très haut bourgeois…» Ces mots n avaient aucun sens pour moi. Mais je me disais: «Cet homme qui me parle doucement ne me refusera pas de me dire où sont mes filles. Sans doute, il a tué Magda. Mais c’est son métier. Je ne puis lui en vouloir. Son métier n’est pas de désespérer un malheureux père, il va parler…»


Belgodère souffla fortement et fixa des yeux hagards sur Fausta.


– Croyez-vous qu’il ait parlé? fit-il en éclatant d’un rire sauvage.


– Sans doute, dit doucement Fausta. Le contraire me semble une impossible monstruosité.


Belgodère grogna quelques mots confus dans sa langue de bohème. Puis il reprit:


– Je priai donc le bourreau de me dire où se trouvaient mes enfants. Il fit non de la tête. Je me remis à genoux comme la première fois. Et je le suppliai de me les montrer encore une fois, lui jurant que je n’entreprendrai pas de les enlever. Pour toute réponse, il me releva en me saisissant par les épaules. Je criai grâce et miséricorde. Alors, il me dit: «Écoute, bohème, je devrais t’arrêter et te conduire à l’official. En te laissant partir, comme je l’ai déjà fait une fois, je manque à mon devoir. Ne lasse pas ma patience, et va-t’en. – Mes filles! mes filles! hurlai-je. – Tes filles sont en bonnes mains. Elles seront plus heureuses qu’avec toi. – Je veux mes filles! Rends moi mes filles! – Allons, dit-il sans colère et sans pitié, va-t’en!…» Et comme la première fois, il m’empoigna, car si fort que je sois, cet homme est encore plus fort que moi, et il me jeta dans la rue… Alors, comme dans la nuit où j’avais tant pleuré Magda, j’allai m’asseoir dans le terrain vague et, la tête sur mes genoux, je réfléchis à mon malheur, et je fis le serment que Claude souffrirait exactement ce que j’avais souffert.


– Le serment est beau, sans doute, dit froidement Fausta. Reste à l’accomplir!


– Vous allez voir, dit Belgodère avec son rire terrible. Je n’étais pas pressé. J’eusse pu tuer Claude, mais cela me paraissait insuffisant. Je m’attachai donc à ses pas. Je le suivis partout où il allait. Et c’est ainsi que je sus qu’il avait une fille et que cette fille, il l’aimait, il l’adorait comme j’avais aimé, adoré ma Stella et ma Flora. Le jour où j’eus cette certitude, madame, je faillis devenir fou de joie… Comme moi, Claude aimait! Comme moi, Claude allait souffrir. Comme moi, il allait pleurer sa fille! Et comme mes filles à moi, la sienne allait vivre avec des étrangers, d’une autre race et d’une autre religion… Cette fille, madame, c’était Violetta…


– La fille de Claude? dit Fausta.


– Oui, répondit Belgodère étonné de la question.


– Violetta, c’est la fille de Claude?


– Sans doute! L’eussé-je haïe sans cela? En elle, c’est Claude que je hais. Mais pourquoi me demandez-vous cela?


– Pour être bien sûre que Violetta, c’est la fille de Claude. Du moment que tu en es sûr…


– Tout à fait. Je continue donc. Je ne tardai pas à m’apercevoir que le bourreau avait une vraie passion pour son enfant. C’est donc dans l’enfant que je résolus de le frapper, et je pris toutes mes dispositions en conséquence. Malheureusement, je vis un jour que j’étais suivi: je dus fuir, quitter la France. Les bohémiens sont patients dans leur amour et dans leur haine. J’attendis patiemment le temps nécessaire pour être oublié. Au bout de quelques années je revins: mon amour était mort, mais l’attente avait aiguisé les dents de ma haine, je revenais affamé de vengeance.


Belgodère frissonna. Fausta le contemplait et l’étudiait avec une sorte de curiosité funeste.


– Je m’emparai donc de Violetta, poursuivit le bohémien. Une nuit je pénétrai avec deux ou trois de mes compagnons dans la petite maison de Meudon où il la venait voir. Violetta était sous la garde d’une femme nommée Simonne. Pour que cette femme ne pût me dénoncer, je m’en emparai également. Puis je les fis partir dans la direction de la Bourgogne. Quant à moi, je demeurai à Paris pour juger du coup que j’avais porté. Il était terrible. En un moment, je craignais que Claude n’en mourût. Il se rétablit heureusement et, le laissant cuver sa douleur, je rejoignis ma troupe. J’avais mon idée sur Violetta.


– Que voulais-tu donc en faire? demanda Fausta.


– Quelque chose comme une ribaude que j’eusse un jour livrée à quelque seigneur. Alors, je me fusse présenté devant Claude pour lui dire.»Tu m’as volé mes filles, j’ai volé la tienne. Tu as fait de Flora et de Stella des chrétiennes, j’ai fait de Violetta une ribaude.» Et alors, je l’eusse tué… Le hasard a semblé favoriser ce plan; lorsque Violetta me parut à point dans son âge et sa beauté pour être livrée, je revins sur Paris. À Orléans, où je m’arrêtai assez longtemps, je vis qu’un puissant et beau seigneur rôdait autour de la petite. Je m’informai. J’appris que cet homme, c’était le duc de Guise, c’est-à-dire quelque chose de formidable dans ce pays. Celui-là ne lâcherait pas sa proie quand il la tiendrait!… Je vins donc à Paris, et ma bonne étoile voulut que je rencontrasse le duc aux portes de la ville. Je le vis plus amoureux que jamais: je convins d’un bon prix, ce qui ne gâtait rien dans mon affaire, et je livrai Violetta… Seulement, à partir de ce moment, les choses s’embrouillent: croyant conduire la petite au duc de Guise, c’est à vous que je l’amène!…


– Le regrettes-tu?…


– Je ne sais, dit Belgodère avec une hésitation; mon plan était bien combiné. À cette heure, tout me paraît remis en question. Voilà mon histoire, madame. À vous de tenir parole. Vous m’avez promis une belle vengeance…


– Violetta est au fond d’un cachot. Est-ce que cela ne te suffit pas?


– C’est comme si vous me demandiez si un verre d’eau me suffit pour étancher ma soif, alors qu’il me faut une bonne pinte de vin aux épices, bien rude au gosier, et coulant dans ma gorge comme du feu.


– Eh bien, que dirais-tu si je faisais pendre Violetta sous les yeux de Claude comme ta Magda fut pendue sous tes yeux?…


Un terrible sourire balafra le visage du bohémien.


– Pendue et brûlée! insista Fausta.


– Oh! oh! Et Claude verra la chose?…


– Il la verra.


– Et je serai près de Claude?


– Tu seras, près de lui!


– Et je pourrai lui parler? le forcer à regarder? lui dire que c’est moi qui ai pris son enfant et qui la livre au bûcher?


– Tu seras près de lui et tu lui diras ce que tu voudras.


– Par l’enfer, je n’eusse pas imaginé une aussi belle vengeance! gronda Belgodère avec un souffle de fauve flairant sa proie.


– Eh bien, écoute-moi; demain matin à dix heures, en place de Grève, seront pendues deux jeunes filles, pendues et brûlées. Leur crime, c’est d’être les filles d’un père qui autrefois était de la religion romaine et qui s’est mis ensuite d’une autre religion. Mais peu importe. Cet homme s’appelait Fourcaud. Il est mort en prison. Demain, le peuple pendra et brûlera ses deux filles qu’on nomme les deux Fourcaudes. Or, sais-tu ce que nous avons été faire tout à l’heure à la Bastille? Nous avons fait sortir l’une des Fourcaudes…


– Celle que j’ai conduite à l’abbaye, dit Belgodère haletant.


– Oui, et à sa place, pour être pendue et brûlée, nous avons…


– Laissé Violetta! rugit Belgodère. Enfer! C’est magnifique, cela!… Ah! bien m’a pris d’entrer à votre service!…


Et Belgodère, se renversant, contempla Fausta avec une admiration qui la fit frissonner de dégoût.


– Ainsi donc, reprit-il avec son sourire effroyable, demain matin, à dix heures, en place de Grève, seront pendues… comment?…


– Les deux damnées, les deux hérétiques protestantes.


– Peu m’importe leur religion, dit le bohémien d’une voix sombre. Violetta sera brûlée devant son père, voilà l’essentiel…


– Oui! devant son père! murmura Fausta qui tressaillit.


– Vous dites Violetta et une autre… qui est l’autre?


– Madeleine Fourcaud et Jeanne Fourcaud. Voilà celles qu’on doit jeter au bûcher. Madeleine y sera bien. Seulement, à la place de Jeanne, ce sera Violetta.


Belgodère se leva et fit quelques pas en grommelant dans son langage de rudes vocables qui devaient être des imprécations d’une joie hideuse. Soudain, il s’arrêta court.


– Mais Claude? gronda-t-il. Claude, comment verra-t-il? C’est que tout est là!… Comment le préviendrai-je? Car il faut que ce soit moi qui le prévienne!…


– Bon. Écoute-moi bien. Demain matin, tu iras sur la place de Grève. Lorsque tu verras que la foule est rassemblée, lorsque, les hurlements joyeux du peuple t’apprendront que les condamnés arrivent au supplice, tu entreras dans la troisième maison qui se trouve à gauche de la place en tournant le dos au fleuve…


– La troisième maison. C’est dans ma tête.


– Tu ne pourras t’y tromper. Il y aura des têtes à toutes les fenêtres des maisons voisines. Mais cette maison-là, vois-tu, sera fermée du haut en bas comme si elle portait le deuil des deux condamnés… Quand tu seras entré, tu demanderas à parler au prince Farnèse.


– Qui est le prince Farnèse?…


– Qu’importe! dit Fausta avec un livide sourire. On te conduira devant le prince Farnèse. Il est probable qu’on te fera entrer dans une grande pièce dont la fenêtre donne sur la place de Grève.


– Mais Claude! Claude!…


– Eh bien, Claude, tu le trouveras auprès de Farnèse!… Ce sont deux amis inséparables.


– Je ne comprends pas, dit Belgodère en hochant la tête, qu’un ancien bourreau soit l’ami d’un prince. N’importe, j’irai et agirai comme vous venez de dire. Et que devrai-je faire alors?


– Si, comme je l’espère, le prince Farnèse est dans la maison, si maître Claude se trouve auprès de lui, si tu es introduit près d’eux au moment où les Fourcaudes sont amenées sur la place de Grève, le reste te regarde!


– Mais enfin, gronda le bohémien, qui suivait ces détails avec une attention passionnée, si le prince n’est pas dans la maison?


– Il y sera!


– Si Claude n’est pas près de lui?…


– Il y sera!


– Si on ne veut pas me laisser entrer?…


– Tu diras simplement que tu es l’homme attendu par le prince Farnèse à dix heures du matin.


– Je serai donc attendu? fit le bohémien stupéfait.


– Tu seras attendu par Farnèse et par maître Claude!… Va maintenant. Je t’avais promis que ta vengeance, pour être retardée, n’en serait que plus complète. Va! Demain, à dix heures, tu montreras à Claude, par la fenêtre ouverte sur la place de Grève, sa fille Violetta sur le bûcher.


Belgodère eut un rauque grognement et, s’élançant hors de la maison Fausta, se dirigea en toute hâte vers la place de Grève. La nuit était profonde. Mais sur la place, à la lueur de quelques torches, des travailleurs nocturnes accomplissaient une singulière besogne. Le bohémien les examina quelques minutes.


– Les deux bûchers! grommela-t-il en tressaillant.


Ces travailleurs, c’étaient en effet des aides du bourreau de Paris. Et ces échafaudages qu’ils élevaient avec beaucoup de méthode, fascines dessous, pièces de bois par-dessus, le tout autour d’un poteau, c’étaient les deux bûchers destinés aux Fourcades.


Après le départ de Belgodère, Fausta s’était mise à écrire. Voici ce qu’elle écrivit:


«Votre rébellion méritait un châtiment. C’est pourquoi je vous ai infligé une souffrance proportionnée à votre faute. Puisque la rébellion était causée par votre fille, j’ai voulu que la souffrance vous vînt de votre fille. Et c’est pourquoi je vous ai dit qu’elle était morte. Mais vous êtes mon disciple bien-aimé. Je ne veux pas que la punition se prolonge… Cardinal, apprenez donc que Violetta n’est pas morte. Si vous voulez la revoir, trouvez-vous demain matin dans notre logis de la place de Grève et à l’homme qui, peu avant dix heures, vous viendra voir, demandez de vous la montrer: il vous la montrera.


Votre très affectionnée qui attend votre retour.»


Un messager porteur de la lettre partit aussitôt. Alors Fausta laissa tomber dans sa main sa tête alourdie et murmura:


– J’atteins et je frappe Farnèse. Mais comment atteindre et frapper Pardaillan avant de le livrer à Guise?… Le père assistera au supplice de Violetta… pourquoi l’amant n’y assisterait-il pas?

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