XXIX LA VIERGE GUERRIÈRE

Nous sommes au soir de cette même journée. Au fond de son mystérieux palais, Fausta est assise à une table sur laquelle est étalée la lettre de l’abbesse Claudine de Beauvilliers. Elle a revêtu un costume de cavalier tout en velours noir sur lequel se détache la jaquette de cuir fauve, souple cuirasse assez fine pour modeler les contours de cette magnifique statue, assez forte pour défier la pointe d’une dague.


Un loup de velours couvre le visage de Fausta et dissimule ses émotions. Une épée est attachée à son baudrier, non pas joujou de femme, non pas épée de parade, mais une véritable rapière, arme de guerrière, longue et solide, à la garde d’acier bruni, à la lame sortie des ateliers de Milan. Sur sa tête, dont la chevelure opulente est relevée en torsades noires comme la nuit, elle a posé un feutre orné d’une plume de coq rouge…


Pardaillan aussi porte un feutre sur lequel se balance une plume de coq rouge… Coïncidence?… Volonté?… Souvenir?… Qui sait!


Fausta elle-même ignore pourquoi elle a emprunté ce détail de costume au chevalier. Car Fausta, c’est la vierge inviolable, inaccessible au sentiment féminin, n’ayant de la femme que son sexe et méprisant peut-être ce sexe. Et pourtant depuis la veille, depuis le moment où Mariange lui avait apporté la lettre de Claudine, Fausta éprouve un trouble qui l’accable. Pour ce trouble, elle se hait, elle se méprise, elle s’exècre…, mais elle demeure palpitante, et pour la première fois depuis que dans les catacombes, elle a accepté la tâche redoutable, incroyable et pourtant véridique, oui, pour la première fois, Fausta irrésolue comprend enfin qu’elle est encore trop femme pour devenir l’Ange qu’elle a rêvé d’être!…


* * * * *

Cette lettre de l’abbesse, Fausta l’avait relue mille fois. Qu’y avait-il donc dans ces pages qui pût jeter un tel désordre dans une telle âme? Commençons par la fin, c’est-à-dire par le post-scriptum; il contenait le récit de Mariange, c’est-à-dire la fuite, ou plutôt le départ de Saïzuma. Or, Saïzuma, c’était la mère de Violetta. Et avec qui était-elle partie? Avec Pardaillan!… Tout le début de la lettre contenait le récit de Belgodère, c’est-à-dire que le duc d’Angoulême et Pardaillan étaient à la recherche de Violetta.


Qui était le duc d’Angoulême? Fausta ne le connaissait pas. En revanche, elle connaissait Pardaillan. Et Fausta, après avoir pressuré pour ainsi dire les idées que lui suggérait la lettre pour en extraire la quintessence, Fausta, après de longs et terribles pourparlers avec elle-même, venait de découvrir dans son âme un sentiment qui n’y était pas encore.


Elle haïssait Violetta!… Depuis quand?… Depuis la lecture de la lettre!… Elle eut beau se dire qu’elle haïssait déjà Violetta avant, que la petite chanteuse était un obstacle sérieux à ses projets sur Guise, et qu’en elle, c’était l’obstacle qu’elle détestait!… Non!… Habituée à lire en soi-même, Fausta, rugissante de honte et d’impuissance, dut s’avouer la vérité: elle n’avait jamais haï Violetta. Elle ne l’avait jamais considérée que comme une pauvre petite fille que le hasard mettait en travers de la route fulgurante qu’elle parcourait et qu’il fallait froidement supprimer…


Elle haïssait maintenant Violetta d’une haine atroce; toutes les laves torréfiées qui avaient brûlé le sang de son aïeule Lucrèce brûlaient son sang à elle… maintenant, oui, maintenant qu’elle savait ceci: Pardaillan recherchait Violetta!…


Une hypothèse d’elle-même avait surgi et l’éclairait d’une tragique lueur qu’elle n’avait jamais connue, puisque jamais elle n’avait aimé. Cette hypothèse, la voici: Pardaillan aimait Violetta!…


Et cette lumière effrayante qui inondait l’âme de Fausta, c’était la torche de la jalousie qui la produisait!… Jalouse!… Fausta jalouse!


Oh! lorsqu’elle avait à demi révélé son cœur à Claudine de Beauvilliers, lorsque, si superbe et si sûre d’elle-même, elle avait dit qu’elle n’aimerait jamais, elle ne se doutait pas que sitôt elle connaîtrait l’amour et la haine!…


Fausta venait de passer la nuit la plus effroyable et la journée la plus affreuse de sa vie. Que faire? que résoudre? que décider?… Elle ne savait pas quoi! Sûrement, elle allait tenter quelque chose, pourtant, car à tout hasard, elle s’était vêtue en cavalier.


Qu’allait-elle faire?… Les décisions, lentement, s’étaient agglomérées dans son esprit, en cette journée où elle avait vécu d’inoubliables heures de lutte et de détresse. Vers midi elle avait expédié un émissaire à Claudine pour lui annoncer sa prochaine visite et elle disait à l’abbesse:


– Vous me répondez sur votre vie de la prisonnière jusqu’à ma visite.


Vers quatre heures, elle avait écrit au duc de Guise pour lui dénoncer la présence de Pardaillan à Paris. Pendant deux heures, elle avait hésité à désigner l’auberge de la Devinière… elle s’était accordé jusqu’au lendemain. Pourquoi?… Qu’espérait-elle?…


Vers six heures, elle avait reçu comme tous les jours les nombreux agents secrets qui la tenaient au courant de tout ce qui se faisait et se disait dans Paris, chez Guise et autour de Guise.


Il était environ neuf heures du soir lorsque nous la retrouvons accoudée à une table et relisant encore la lettre de Claudine, y cherchant la résolution suprême. À ce moment, Fausta semblait très calme. C’est que peut-être la résolution s’était formulée dans son esprit. En effet, elle se leva, brûla la lettre à un flambeau de cire rose, passa des gants de peau souple, s’assura que son épée était en bonne place à son côté, puis, ayant frappé sur un timbre, elle ordonna sans même se retourner, car elle était sûre que quelqu’un était accouru pour recueillir l’ordre:


– Quatre cavaliers d’escorte et un cheval pour moi, à l’instant. Et qu’on aille prévenir Bussi-Leclerc, gouverneur de la Bastille, que je l’irai voir cette nuit même.


Sans doute chevaux, litière, voiture, escorte tout était toujours prêt nuit et jour. Car Fausta, sans attendre après avoir jeté cet ordre, se dirigea vers la porte de sortie. Moins de deux minutes plus tard, elle se trouvait dans la rue où les quatre cavaliers attendaient, et où un écuyer lui présentait l’étrier… Une fois qu’elle fut en selle, les cavaliers se placèrent deux en avant, deux derrière elle.


– À l’abbaye de Montmartre! dit alors Fausta.


La petite troupe se mit aussitôt en marche, sortit de la Cité, et se dirigea vers la porte Montmartre. La porte était fermée. Sur l’ordre du duc de Guise, nul n’avait permission de sortir de Paris jusqu’à nouvel ordre. Mais l’un des cavaliers de l’escorte, sans que Fausta intervînt, montra à l’officier du poste un papier qui portait la signature du duc.


Sans doute, et pour toute occasion, Fausta était approvisionnée de ces signatures. Quoi qu’il en soit, l’officier comprit que l’ordre ne concernait pas le porteur de ce papier et ses compagnons. Il fit donc baisser le pont-levis. En passant, Fausta lui jeta ces mots:


– Nous rentrerons à Paris dans deux heures. Faites en sorte que nous n’ayons pas à attendre de l’autre côté du fossé…

Загрузка...