Après le départ de Claude, le duc d’Angoulême était demeuré quelques minutes pensif, sans pouvoir détacher son esprit de cette figure sombre et rayonnante qui lui inspirait un indéfinissable sentiment: pitié, sympathie, effroi, et surtout une curiosité frémissante pour ce secret que Claude avait emporté. Sans nul doute, ce secret était terrible, Violetta le savait. Mais Charles avait juré de ne jamais interroger la jeune fille.
Bientôt la pensée de Charles prit un autre cours. L’amour, dans ce qu’il a de pur, de généreux et d’enthousiaste, l’amour tel que tout homme l’a éprouvé une fois à l’aurore de la vingtième année et qui laissera sur sa vie un parfum de poésie, l’amour vibrait dans son cœur et le faisait palpiter.
Quelques mois à peine le séparaient du bienheureux jour où Violetta lui était apparue… où l’amour était né dans son cœur sous le premier rayon de son regard.
Un jour à Orléans, comme il passait près de la cathédrale avec quelques jeunes seigneurs pour aller chasser la sarcelle dans les îlots de la Loire, il vit un rassemblement de peuple et de bourgeois autour d’une voiture de saltimbanques – rare plaisir pour une ville paisible et morose.
Les hommes regardaient avec admiration deux grands diables d’une exorbitante maigreur, dont l’un avalait des cailloux et faisait entrer par la bouche jusqu’au fond de son estomac un estramaçon d’acier tandis que l’autre absorbait, avec des grimaces de satisfaction qui secouaient de rire les panses environnantes, des étoupes enflammées.
Quant aux femmes, elles ouvraient des yeux ébahis, remplis d’effroi et de curiosité, à la vue d’une bohémienne masquée de rouge, dont les splendides cheveux retombaient sur son manteau bariolé. Cette bohémienne disait la bonne aventure à qui voulait bien lui confier sa main.
Mais le jeune duc d’Angoulême ne regardait ni la mystérieuse bohémienne au masque rouge, ni les deux géants maigres, ni le maître de ces bateleurs. Son regard s’était fixé sans pouvoir s’en détacher sur une jeune fille pauvrement vêtue, mais si jolie, si douce à voir et à entendre, qu’il lui semblait que l’une des saintes de la cathédrale s’était détachée des vitraux pour venir lui sourire. Elle était assise sur le devant de la misérable roulotte et, s’accompagnant d’une guitare italienne, chantait d’une voix mélancolique et pure qui allait à l’âme.
Fut-ce hasard? Fut-ce attirance magnétique?… Les yeux de la jolie chanteuse adorable à voir dans sa pose craintive et fière à la fois, rencontrèrent les yeux du jeune seigneur. De ce regard datait l’amour de Violetta et de Charles…
Lorsque les compagnons du duc d’Angoulême lui frappèrent sur l’épaule, il parut revenir d’un beau songe lointain. Il était là comme en extase. Et pourtant, l’enchanteresse vision avait disparu: la voix d’or s’était tue; la petite chanteuse était rentrée dans l’intérieur de la roulotte.
La troupe de bateleurs séjourna à Orléans jusqu’au jour où l’archiprêtre se plaignit au capitaine-chevalier du guet, lequel, sans autre forme de procès, accorda deux heures aux saltimbanques pour quitter la ville.
Pendant ces journées, plus de vingt fois, Charles revit la jolie chanteuse aux yeux de violette. Vingt fois, il voulut s’approcher d’elle, et lui parler… pour lui dire quoi? il ne savait pas. Jamais il n’osa…
Violetta partie, le courage lui revint; il se reprocha amèrement sa timidité, sans savoir qu’il n’y a pas de véritable amoureux qui ne soit épouvanté à la pensée de parler à l’adorée.
Charles monta à cheval, parcourut tout un jour les environs d’Orléans fouilla la forêt de Marchenoir, poussa jusqu’à Vendôme et revint harassé, désespéré, tout mélancolique et tout soupirant. Le temps passa. Mais le temps, qui est un baume guérisseur pour les maux de l’âme, fut pour lui ce qu’est l’huile sur le feu. Cet amour grandit dans le silence; l’image de Violetta vécut dès lors d’une vie intense dans la pensée du jeune duc.
Tels étaient les souvenirs qui s’évoquaient dans l’esprit de Charles d’Angoulême à cette minute où il venait enfin d’être réuni à celle qu’il aimait. Ces souvenirs venaient de passer dans son imagination en scènes rapides. L’horreur des scènes affreuses de la place de Grève, la crainte de ce qui pouvait arriver dans l’avenir, cette sourde angoisse même qui s’était dégagée des mystérieuses paroles de Claude, tout cela disparut, il n’y eut plus de vivant en lui que la joie profonde, étonnée, ravie de pouvoir se répéter:
– Elle est là, derrière cette porte… c’est bien elle qui est là!…
Il entra, Violetta, à sa vue, se leva, fit deux pas rapides vers lui et lui tendit les mains en murmurant:
– Vous voici donc, mon cher seigneur… je vous attendais…
Elle était un peu pâle. Et dans ses grands yeux fixés sur lui, elle laissait éclater son amour et sa joie. Car Violetta ignorait qu’il fût mal d’aimer. C’était une fleur sauvage, avons-nous dit. Et tout naturellement, elle se tournait vers l’amour, qui est le soleil de cette fleur.
Charles, ébloui, saisit une main de Violetta et la porta à ses lèvres, dans un geste plus courtois qu’ardent, mais qui lui permettait de cacher son trouble. Il palpitait. Il était tremblant et ne savait ce qu’il devait dire. Alors, dans une inspiration soudaine, il la conduisit au pied d’un grand portrait où souriait une femme aux traits empreints d’une douceur mélancolique et, simplement, il dit:
– Ma mère…
Violetta leva vivement les yeux vers le portrait, joignit les mains et dit:
– Comme elle est belle, mon cher seigneur! Comme elle doit être bonne!… Et comme elle a dû aimer celui qu’elle aimait!…
Avec l’infinie science de l’instinct, Violetta venait de résumer Marie Touchet tout entière dans ces trois traits: la beauté, la bonté, l’amour…
– Celui qu’elle aimait… reprit Charles, ravi de la plus douce émotion.
Et il conduisit alors Violetta au pied d’un autre portrait et dit:
– Mon père, le roi Charles IX, tel qu’il était deux ans avant sa mort…
Violetta considéra le portrait avec une remarquable attention, puis elle murmura:
– Pauvre petit roi!…
Charles d’Angoulême tressaillit. Il n’était pas possible de trouver un mot plus convenable pour traduire l’impression rendue par le peintre de ce roi chétif, pâle, dans les yeux troubles duquel pointait déjà l’aube livide des folies.
– Vous le plaignez? fit doucement le duc.
– Oui, il a dû beaucoup souffrir…
Charles se détourna, alla à un vieux bahut orné de précieuses sculptures sur bois, l’ouvrit et en sortit un flacon contenant un vin vermeil, puis un gobelet d’or ciselé qui se trouvait enfermé dans un écrin. Il déposa ces deux objets sur la table.
– Voici, dit-il, la coupe où buvait mon père. Le jour où il mourut, ma mère se trouva un instant près de lui. Il lui demanda de lui verser à boire une dernière fois dans ce gobelet que ma mère avait acheté à Diane de France, fille de François Ier, pour en faire présent à celui que vous appelez «pauvre petit roi». Cette coupe a été jadis ciselée par les mains de Benvenuto Cellini. Elle a servi à François Ier. Diane de France, qui la tenait de son royal père, consentit à grand-peine à la remettre à ma pauvre mère contre un collier d’émeraudes d’une valeur de mille écus d’or…
Il parlait très doucement, en la regardant avec une tendresse infinie. Elle écoutait et souriait. Ils causaient ainsi, sans émotion apparente, de choses qui ne se rattachaient pas à leur amour. De leur amour, ils ne disaient pas un mot. Mais toutes les paroles, tous les gestes de Charles indiquaient qu’il faisait entrer Violetta dans l’intimité de la maison, qu’elle avait droit dès ce moment de faire partie de la famille. Et l’amour absent de leurs paroles débordait de leurs regards, et chacun de leurs gestes était une caresse.
– Voyez, continua Charles, le grand artiste a représenté tout autour de cette coupe des êtres aériens qui voltigent pareils à des papillons sur des fleurs et qui soutiennent une banderole sur laquelle François Ier voulait faire graver une devise… Il oublia. Et ce fut Charles IX qui confia à un orfèvre le soin de placer sur cette banderole la devise qu’il avait trouvée pour ma mère…
Violetta, dans ses doigts fins et pâles, faisait tourner la coupe, magnifique joyau dont l’or bruni par le temps jetait des feux sombres.
– Lisez, dit Charles.
– Je ne sais pas lire, dit-elle, sans embarras.
– Ah!… Je vous apprendrai, moi, si vous voulez… Cette devise, donc, c’est celle de ma mère: Je charme tout…
– Oh! la jolie devise, fit Violetta d’une voix qui pénétra jusqu’à l’âme du jeune homme. Et comme elle convient à miracle à cette bonne et belle demoiselle!…
«Comme elle vous convient, à vous!» murmura Charles en lui-même.
Mais il n’osa pas dire tout haut ce qu’il venait de penser. Ils se regardèrent en souriant. Et c’était une minute d’un charme infini… Charles, tremblant, tira alors du bahut un autre écrin qui contenait plusieurs bijoux, et notamment des bracelets et des bagues enrichis de diamants. Parmi ces bagues, il en était une toute simple, en or mat, qui portait une seule perle incrustée dans les dents du chaton délicat, joyau fragile, d’une finesse admirable.
– Voici, dit-il alors une bague que Charles IX a donnée à ma mère le jour de ma naissance. Ma mère l’a retirée de son doigt lorsque je l’ai quittée, et me l’a donnée en me disant que ce serait la bague de fiançailles de celle que je choisirais pour épouse…
Il s’arrêta. Un nuage passa devant ses yeux. C’est à peine s’il entendait le son de sa propre voix. Il éprouvait une de ces émotions très douces et très pures, d’une fraîcheur d’aurore, qu’on n’éprouve qu’une fois dans la vie. Pour Violetta, c’était un sentiment de félicité qui la transposait hors la réalité.
Charles posa la bague sur la table. Puis, de sa main tremblante, il versa dans la coupe quelques gouttes du vin vermeil qui tombèrent pareilles à des rubis qu’on enchâsse dans l’or. Et alors, cette coupe, il la tendit à Violetta qui la prit en exhalant un léger soupir.
– Depuis Charles IX, dit le jeune duc, nul n’a posé ses lèvres sur les bords de cette coupe. Chère Violetta, on dit que chez les bohémiens parmi lesquels vous avez vécu existe une coutume poétique et touchante. On dit que la vierge qui choisit un époux boit dans un verre et le tend ensuite à celui qu’elle a élu… Est-ce vrai?
– C’est vrai, mon cher seigneur, dit Violetta en soulevant la coupe d’or, tandis que son visage pâlissait; et elle était en ce moment avec sa tunique blanche de condamnée, ses longs cheveux d’or épandus sur ses épaules, dans ce geste gracieux qu’elle faisait, semblable à l’une de ces nymphes dont parle Virgile. C’est vrai, cette coutume existe. Et puisque je suis à demi-bohémienne, mon seigneur, cette coutume, je veux l’adopter aujourd’hui. Et vous voyez, je bois dans la coupe…
À ces mots, elle trempa ses lèvres dans le liquide vermeil.
Puis, avec un sourire plus doux qu’un baiser, elle tendit le gobelet d’or à Charles qui le saisit en frémissant et le vida d’un trait. Alors, tout pâle, la tête perdue, palpitant, il prit la bague et la passa au doigt de Violetta en balbutiant:
– Voilà la bague de fiançailles que m’a donnée ma mère. Elle est à vous, Violetta, et vous êtes ma douce fiancée, comme vous étiez l’élue de mon cœur dès la minute où je vous vis pour la première fois…
Enivrés tous deux, extasiés et frémissants, leurs mains se cherchaient, leurs regards s’enlaçaient, leurs bras, vaguement, s’ouvraient pour une étreinte… À ce moment, on frappa à la porte. Presque aussitôt, un serviteur familier du duc entra, et Charles courut au devant de lui.
– C’est le prince Farnèse? demanda-t-il ardemment.
– Non, monseigneur, mais un jeune gentilhomme qui vient de sa part, ainsi que du chevalier de Pardaillan et de maître Claude…
– Mon père! murmura Violetta. Mon père est donc parti…
Charles saisit la main de la jeune fille.
– Chère âme, dit-il, violemment ramené du rêve à la réalité, à ce mystère dont Claude s’était enveloppé, dans quelques instants, je vais savoir où est votre père, et nous irons le rejoindre… ne craignez rien… il nous attend… ils nous attendent.
Sur ces mots qui réunissaient dans son esprit Claude et Farnèse, il s’élança dans la grande salle où attendait le jeune gentilhomme annoncé, et Violetta attendit palpitante, mais rassurée… car que pouvait-elle craindre là où se trouvait celui qui était son fiancé?…
Le jeune duc salua avec une chaleureuse politesse celui qu’il pouvait considérer comme un ami, puisqu’il venait au nom de Pardaillan, de Farnèse et de Claude, et il lui souhaita la bienvenue. Le messager s’inclina et demanda:
– C’est bien à Monseigneur Charles de Valois, comte d’Auvergne et duc d’Angoulême que j’ai l’honneur de parler?
– Une femme! murmura Charles. Oui… monsieur, répondit-il en appuyant sur ce dernier mot.
– Monseigneur, reprit la Fausta, mon nom ne vous apprendrait rien. C’est le nom d’une pauvre femme trahie, trompée, bafouée, réduite au désespoir par l’homme qui règne en ce moment sur Paris…
– Le duc de Guise!
– Oui. Et c’est pour me venger de lui, du moins je l’espère, que j’ai pris ce costume qui m’a permis d’entrer dans Paris et de m’y mouvoir à l’aise. Mais ceci importe peu. Ce que je vous en dis, c’est seulement pour m’excuser de demeurer simplement pour vous la messagère de vos amis.
– Oh! madame, il n’est pas besoin d’excuse. Je serais indigne du nom que je porte si en vous demandant votre nom, je jetais une seule inquiétude dans votre esprit. Votre cause d’ailleurs m’est sympathique, puisque vous aussi vous êtes une victime de Guise.
– Ne parlons donc plus de cet homme, dit Fausta en prenant place dans le fauteuil que lui désignait Charles, et venons-en au message que j’ai accepté de vous transmettre.
– J’attends avec impatience, je vous l’avoue…
La position de Fausta était périlleuse. Avec cette froide audace qui présidait à ses actes, elle était entrée dans l’inconnu. Elle savait peu de chose. Et ce qu’elle ne savait pas, il fallait obliger Charles à le dire lui-même.
– Monseigneur, dit-elle, permettez-moi une question. Vos trois amis m’ont paru s’inquiéter fort d’un détail auquel en ma qualité de femme… qui a aimé et souffert… Je me suis vivement intéressée. La jeune fille qu’ils nommaient Violetta, est-elle encore ici, dans cet hôtel?
– Elle y est, dit Charles sans aucun soupçon, tant la voix de cette inconnue lui inspirait de franche sympathie.
– Loué soit le Seigneur! fit-elle d’un accent de sensibilité. M. de Pardaillan sera bien heureux. Car c’est lui surtout qui m’a semblé inquiet… Sans doute il aime cette jeune fille?… Pardonnez-moi… mais ce digne gentilhomme m’a paru si bouleversé…
– Pardaillan aime sans doute Violetta, fit Charles en souriant, bien qu’il la connaisse depuis peu. Mais s’il vous a paru si inquiet, je reconnais là sa généreuse amitié. Car Violetta, madame, c’est ma fiancée, et moi j’ai le bonheur d’être l’ami du chevalier.
À ces mots, Fausta hocha la tête en signe de sympathie. Mais sans doute elle dut faire un terrible effort pour ne laisser échapper ni un mot, ni un cri, ni un geste, car sous son masque elle devint très pâle.
Ce qu’elle venait d’apprendre la bouleversait. C’était le renversement immédiat, brusque, foudroyant de toute sa pensée et de tout son sentiment. Violetta n’était pas l’amante de Pardaillan! Violetta était la fiancée de Charles d’Angoulême!… Elle ne put retenir un soupir qui était peut-être la manifestation d’une joie puissante et profonde. Cette joie s’en rendait-elle compte à ce moment? Est-ce qu’elle savait?
Pour dire quelque chose, pour gagner du temps et tâcher de voir clair en elle-même, elle reprit:
– Je ne m’étonne plus maintenant de l’intérêt que semblait témoigner M. de Pardaillan, à cette jeune fille… puisqu’elle est votre fiancée… Ce gentilhomme paraît avoir pour vous une immense affection…
– Oui, dit Charles attendri; Pardaillan est mon ami, Pardaillan est dans ma vie comme un dieu tutélaire; je ne lui dois pas seulement d’avoir été sauvé et d’être encore vivant… je lui dois mes joies les plus précieuses… Si j’ai retrouvé celle que j’aime, si elle n’est pas morte, c’est encore à lui que je le dois…
– Quoi! s’écria Fausta, cette pauvre enfant s’est donc trouvée en danger de mort?…
La question était si naturelle, la voix si sympathique et le besoin d’expansion est si puissant chez les amoureux que Charles se mit à faire le récit des événements de la place de Grève, en insistant, bien entendu, sur l’héroïsme du chevalier de Pardaillan.
Fausta, tout en l’écoutant avec attention, faisait son plan, changeait ses batteries et décidait du sort de Violetta.
La tuer?… À quoi bon maintenant?… Écarter à tout jamais la fille du duc de Guise, cela suffisait. Et la situation s’éclaircissait ainsi:
S’emparer de Charles d’Angoulême, ennemi de Guise, obstacle possible et même certain dans la marche au trône. Écarter Violetta, autre obstacle.
Pardaillan était pris ou allait l’être. Farnèse et Claude étaient ses prisonniers, et dès le soir même, le tribunal secret allait les condamner à mort. Il ne s’agissait donc que de s’emparer du duc d’Angoulême et d’éloigner Violetta. C’est sur ce double problème que se concentra toute la force de calcul et de volonté de la Fausta.
Lorsque Charles eut achevé son récit ému, débordant d’amour pour sa fiancée, d’affection et de reconnaissance pour le chevalier, elle reprit donc:
– Je comprends tout maintenant. Ces gentilshommes, dans leur hâte, n’ont pu me donner que des renseignements incomplets. Et je ne comprenais pas bien le mystérieux rendez-vous qu’ils vous assignaient.
– Un rendez-vous? fit Charles étonné.
– Je vois qu’il faut que je vous raconte les choses de point en point. Comme je vous l’ai dit, monseigneur, surveillée, traquée, je suis entrée dans Paris à la faveur de ce déguisement. Franchise pour confiance: laissez-moi vous dire que ce n’est nullement une question d’amour qui m’anime contre celui qu’on appelle le roi de Paris et le pilier de l’Église… Pour tout vous dire d’un mot, je suis de la religion… ce qu’ils nomment une huguenote…
Charles s’inclina. Il était assez libre d’esprit pour ne pas s’effarer de ce mot. Mais il faut bien se figurer ce qu’un tel aveu signifiait à cette époque. Autant vaudrait-il, de nos jours, avouer qu’on a tué père et mère.
– En ce cas, madame, dit-il, je vous engage vivement à bien vous cacher; on tue, on pend, on brûle dans Paris… prenez-y bien garde.
– Je le sais, dit Fausta sur un ton d’amertume admirable de naturel et d’émotion. Je sais que ceux de ma religion, ceux qui se sont ralliés à notre grand Henri de Navarre, sont mis à mort aussitôt pris. Aussi, je n’eusse pas fait à d’autres l’aveu qui vient de m’échapper…
– Ici, madame, vous n’avez rien à redouter.
– Et cependant, monseigneur, votre illustre père fut un rude tueur de huguenots… Oh! je savais que vous n’êtes pas un catholique aussi… féroce, et qu’on pouvait confier un tel secret à votre grand cœur.
Ces paroles ne faisaient qu’augmenter la confiance du jeune duc et eussent dissipé ses soupçons, s’il en avait eu. Mais il n’en avait pas. Seulement, il attendait que sa visiteuse s’expliquât avec une impatience que tempérait seule cette extrême politesse qui chez lui ne venait pas de l’éducation, mais du cœur. Fausta continua:
– Huguenote donc, comme ils disent, et venue à Paris pour l’accomplissement d’une mission difficile, je pris ce déguisement et ne descendis pas à l’hôtel de… ah! laissez-moi ce secret qui n’est pas à moi…
Charles fit un geste de sympathique encouragement.
– Je descendis donc dans une simple auberge située rue Saint-Denis… l’auberge de la Devinière.
Le cœur de Charles palpita.
– J’y passai la nuit fort tranquille. La matinée s’écoula sans incident. J’allais donc sortir, tantôt, lorsque soudain la rue se remplit de rumeurs. On criait à mort, au truand, au huguenot… Hélas! me dis-je, encore un de mes frères qu’on poursuit!… Tout à coup, un homme aux vêtements déchirés pénétra dans l’auberge et, presque aussitôt, une troupe de cavaliers passa dans la rue comme une trombe…
– C’était Pardaillan! haleta Charles.
– Comment le savez-vous? dit Fausta avec une naïveté parfaite.
– Je le sais parce que ce généreux ami, pour me sauver et sauver celle que j’aime, a entraîné à sa poursuite les cavaliers de Guise. C’était lui, n’est-ce pas?… Il est sauvé?… oh! dites-moi cela avant tout!
– Parfaitement sauvé, rassurez-vous. Ce gentilhomme, comme je le sus bientôt, c’était en effet le chevalier de Pardaillan. Je le pris pour un huguenot. Et ouvrant la porte d’un cabinet où je me trouvais, je lui fis signe de s’y réfugier. Il vint à moi non comme quelqu’un qui se cache, mais comme un homme qui, paisible, cherche un coin pour se reposer…
– Comme je le reconnais bien-là!…
– Je lui demandai s’il était de la religion. Alors il me dit son nom sans m’expliquer les motifs pour lesquels on le poursuivait. Alors je m’employai de mon mieux à laver et panser ses blessures. Pendant ce temps, les cris de mort continuaient dans la rue. Heureusement, personne ne songeait à entrer dans l’auberge et les cavaliers étaient déjà loin. Deux heures se passèrent ainsi, et le gentilhomme se remettait de la faiblesse que lui avait occasionnée ses blessures, lorsque par la porte vitrée du cabinet, il vit entrer dans la salle deux hommes que je ne connaissais pas. Il leur fit signe. Ils vinrent. Et chose étrange, il se nomma, il vous nomma, comme si ces deux hommes ne l’eussent pas connu. C’étaient, comme je le sus presque aussitôt, le prince Farnèse et un bourgeois nommé maître Claude.
– Ils ne le connaissent pas en effet, et l’un d’eux ne l’a vu que quelques instants… Continuez, madame…
– Alors eut lieu entre eux un assez long entretien où il fut fort question de vous et de la jeune fille. Le bourgeois…
– Maître Claude?…
– Oui. Il raconta qu’il était sorti d’ici, de votre hôtel pour aller chercher le prince Farnèse…
– C’est vrai! s’écria Charles qui écoutait, suspendu aux lèvres de Fausta.
– Et qu’il l’avait trouvé, continua celle-ci. Il ajouta que tous deux se mettaient en route pour venir rue des Barrés, mais que maître Claude ayant été reconnu par des gardes du duc de Guise, ils avaient dû fuir, comme avait fui le chevalier de Pardaillan. Ils s’étaient jetés dans la rue Saint-Denis et étaient entrés à l’auberge de la Devinière pour y attendre que l’émotion populaire fût calmée…
– Je vais les rejoindre! s’écria Charles en se levant.
– Gardez-vous-en bien, dit Fausta. D’ailleurs, vous ne les trouveriez sans doute pas. Attendez la fin de mon message…
– Excusez-moi, madame… veuillez continuer.
– Alors, reprit Fausta, celui qui s’appelait maître Claude commença un long récit. Mais j’entendais qu’il s’agissait de vous et le mot mariage frappa plusieurs fois mes oreilles… Ce récit, le prince Farnèse et le chevalier de Pardaillan l’écoutèrent avec une égale émotion… Enfin, le bourgeois, maître Claude, alla examiner la rue et revint et disant qu’elle était pleine de furieux dont on entendait les cris et qui commençaient à fouiller les maisons voisines. Le chevalier de Pardaillan proposa de sortir par une porte de derrière. Mais où aller ensuite? C’est alors monseigneur, que je proposai à ces trois hommes dont la situation m’avait émue jusqu’à l’âme, de se retirer dans l’hôtel de l’un de mes amis, situé tout proche. «Oui, dit le prince Farnèse, mais comment prévenir le fiancé de ma fille?»
Ces derniers mots étaient un chef-d’œuvre de ruse. Sachant ce qu’il savait maintenant, Charles les trouva si naturels qu’il ne songea même pas à s’étonner. Farnèse était le père de Violetta. Pouvait-il s’exprimer autrement en parlant d’elle? Fausta vit clairement que pas un soupçon ne pouvait s’élever dans l’esprit du duc. Elle continua donc:
– Lorsque le prince Farnèse eut parlé de la nécessité de vous prévenir, le chevalier de Pardaillan déclara qu’il se faisait fort de traverser Paris pour venir jusqu’à vous…
– Brave ami! murmura Charles.
– Mais dehors, on entendait les vociférations du peuple. Il était certain que M. de Pardaillan serait inévitablement reconnu et mis en pièces. Alors, je m’avançai et me proposai comme messagère.
– Ah! madame, s’écria Charles en saisissant une main de Fausta et en la portant à ses lèvres, tout à l’heure, je voulais respecter votre secret. Maintenant je vous supplie de me dire à qui je suis redevable d’un si grand service…
Fausta secoua la tête avec mélancolie.
– Ce que j’ai fait est vraiment peu de chose, dit-elle, et ne mérite pas votre gratitude. Ne vous inquiétez donc pas de mon nom. C’est celui d’une maudite… Pour revenir à l’objet de mon message, il fut convenu que les trois hommes se réfugieraient dans l’hôtel que je leur indiquais et qu’ils attendraient la nuit pour en sortir. Quant à moi, le chevalier de Pardaillan m’indiqua exactement la situation de votre hôtel et me dit de m’annoncer comme venant de la part du prince Farnèse, de maître Claude et de M. de Pardaillan. C’est ce que j’ai fait… Alors, nous sortîmes tous par une porte détournée. Je les conduisis à l’hôtel de mon ami où ils sont parfaitement en sûreté et d’où ils ne sortiront que ce soir à onze heures. Voici exactement ce que me dit le chevalier de Pardaillan: «Pour Dieu! madame, suppliez le duc d’Angoulême de ne pas bouger avant cette nuit…»
– Et que ferai-je quand la nuit sera venue? palpita le jeune duc.
– Le voici, dit Fausta. Au moment où j’allais m’éloigner, le prince Farnèse me prit par la main, me remercia, puis ajouta ces paroles que je suis chargée de vous transmettre:
«Ce soir, à minuit, nous attendrons le duc et ma fille dans l’église Saint-Paul. Qu’il ne s’inquiète de rien. Tout sera prêt.»
– Dans l’église Saint-Paul! murmura Charles haletant, ébloui…
– Ce sont ses propres paroles. Et j’avoue que je les ai trouvées étranges. Mais maintenant, je crois comprendre…
– Oui! fit Charles enivré, je comprends… je comprends tout! Ce soir, à minuit, en l’église Saint-Paul, avec Violetta… j’y serai!…
Fausta se leva et dit d’un accent pénétré:
– Il me reste, monseigneur, à vous souhaiter tout le bonheur que vous méritez.
– Comment pourrai-je m’acquitter jamais envers vous! murmura Charles.
Fausta parut hésiter quelques instants, comme si elle eût éprouvé une violente émotion… ou peut-être simplement parce qu’elle cherchait un nom… Elle répondit soudain:
– En recommandant à la duchesse d’Angoulême de prier parfois pour mon mari… Agrippa, baron d’Aubigné…
En même temps elle s’avança rapidement vers la porte.
– La baronne d’Aubigné! avait murmuré Charles. Ah! je comprends maintenant qu’elle taise son nom. Noble cœur, ne crains rien de moi. Puisse ma langue être donnée aux chiens plutôt que de trahir le secret de ta présence à Paris [13].
Si Charles avait pu avoir le moindre soupçon, si les détails accumulés dans son récit n’avaient pas suffi pour détruire ce soupçon par leur parfaite concordance avec ce qu’il savait de la vérité, si l’attitude, la voix, les paroles de la messagère ne lui avaient pas inspiré une confiance absolue et une profonde sympathie, ce nom d’Aubigné, à lui seul valait tout un plaidoyer, et Fausta en le lançant au dernier moment, comme si elle eût été entraînée par l’émotion, achevait son œuvre par une géniale inspiration.
Le duc d’Angoulême accompagna la messagère jusqu’à la porte extérieure. Quelques instants plus tard, la Fausta, au pas paisible de son cheval, et suivie à distance par son laquais, disparaissait au tournant de la rue et murmurait avec un sourire qui découvrit ses petites dents féroces:
– Maintenant, il ne me reste plus qu’à marier Violetta…
Charles, ayant constaté que la rue était parfaitement tranquille, rentra dans l’hôtel et, le cœur bondissant, courut retrouver Violetta, et lui prenant la main:
– Chère âme, ce soir, nous serons unis à jamais; ce soir, vous serez duchesse d’Angoulême…