Huguette avait déposé sur une table le bol et les bandages qu’elle apportait. Le bol contenait une savante mixture composée par Huguette, à l’effet de cicatriser les blessures du chevalier, et les bandes de toile étaient pour maintenir les compresses.
– Pour qui tout cela? fit Pardaillan.
– Pour vous, monsieur le chevalier, répondit Huguette, qui toute pâle et tremblante des rumeurs qu’elle entendait devant la porte de sa maison, oubliait pourtant ses terreurs pour ne songer qu’à ses devoir de bonne hôtesse.
– Tiens, c’est vrai, je suis quelque peu décousu, dit Pardaillan qui s’aperçut alors que le sang coulait sur ses mains. Mais, ma chère Huguette, si excellente chirurgienne que vous soyez, je crois que vos soins sont inutiles. Dans quelques minutes, tout serait à recommencer, et alors vous auriez vraiment trop d’ouvrage. D’ailleurs ces estafilades ne font que me dégourdir le bras, et le sang réchauffe… tandis que vos bandages me gêneraient fort.
– Mon Dieu, monsieur, vous parlez comme si vous alliez être attaqué…
– Attaqué, ma chère Huguette!… Je crois que dans une demi-heure il ne restera pas grand-chose de votre auberge; une fois encore je vais être cause d’une grande destruction chez vous… ce sera la dernière!
– Mais vous! fit Huguette d’une voix mourante.
– Oh! moi, toute la charpie que pourraient effiler vos jolies mains me serait parfaitement inutile. Consolez-vous, Huguette, nous sommes tous mortels; et après tout, ce m’est encore une joie sur laquelle je ne comptais pas que de mourir en cette bonne auberge où j’ai connu les plus douces heures de ma vie.
Huguette poussa un gémissement, s’assit sur un escabeau, et ramenant son tablier sur sa tête, se mit à pleurer. Pendant qu’il parlait, d’abord avec Croasse et ensuite avec Huguette, Pardaillan allait et venait, traînait des tables et des bancs, et renforçait la barricade qu’il élevait avec toutes les règles de l’art. Quand il eut fini, il se recula pour juger son œuvre et approuva d’un clignement de paupières.
– Parfait, dit-il. À l’abri d’un pareil rempart, je crois que je pourrai un peu donner du fil à retordre à messieurs de la messe. Voyez-vous, Huguette, j’ai toujours dit que le jour où je ferais le grand saut dans l’inconnu je me ferais royalement escorter. Regardez moi ces machicoulis et ces meurtrières et ces… Tiens, murmura-t-il en se retournant vers l’hôtesse, elle pleure!… C’est vrai… je n’y pensais plus, moi, que ma mort lui ferait un gros chagrin… Quel butor je suis de parler de tout cela!… Huguette! Huguette, ma chère Huguette, vous voyez bien que j’exagère…
Sous son tablier, Huguette secoua sa tête désespérée.
– Voyons, reprit Pardaillan désolé, ils en auront pour une heure à démolir tout cela… Pendant cette heure-là, nous allons essayer de battre en retraite, nous trouverons bien un moyen, cornes du diable!
Pardaillan savait parfaitement qu’il n’y avait aucun moyen de fuir. Toutes les issues de la maison, même celle d’un corridor qui contournait la cuisine, s’ouvraient sur la rue Saint-Denis.
Or, la rue Saint-Denis était remplie de gens d’armes dont on entendait cliqueter les piques et d’une foule furieuse dont on entendait les hurlements.
Pardaillan prit les mains de l’hôtesse et la força de se lever. Elle laissa retomber son tablier et montra son joli visage pâle de douleur et inondé de larmes.
– Voyons, fit le chevalier, il faut chercher un recoin où vous puissiez vous cacher, tandis que je tiendrai tête à ces furieux. Car je crois ne rien vous apprendre, Huguette, en vous disant que cette fuite dont je vous parlais serait bien difficile.
– Impossible! balbutia Huguette avec un sanglot.
– Vous voyez bien qu’il faut vous cacher… votre cave, par exemple… Ce n’est qu’à moi qu’ils en veulent, et moi pris…
Huguette frissonna.
– Moi pris, ils n’auront pas l’idée de pousser plus loin les recherches. Venez, ma chère, venez… ce silence relatif qui se fait dans la rue ne m’annonce rien de bon…
– Vous pris! murmura Huguette. Vous mort, que deviendrai-je, moi?…
Elle reposa sur la poitrine du chevalier sa tête charmante que l’amour transfigurait.
Au dehors, dans ce silence relatif qu’avait signalé Pardaillan et qui était sinistre comme ces sournoises accalmies de tempêtes qui semblent ne s’arrêter un instant que pour ramasser leurs forces dévastatrices, dans ce calme, donc, une voix dure retentissait:
– Ici, ces poutres!… Les arquebusiers, là sur deux rangs! Et apprêtez vos armes! Ici, les hallebardiers! et là, les archers!… Attention!…
– Pardaillan, dit Huguette très doucement, laissez-moi mourir avec vous, puisque je n’ai pu vivre avec vous. Mon pauvre cœur, depuis des années, porte votre image et votre souvenir. Je n’espérais pas votre amour. Je savais que vous aviez donné toute votre pensée à une autre. Je savais aussi qu’un cœur tel que le vôtre forge des tendresses que la mort même est impuissante à attaquer. Je savais que vous adoriez Loïse morte comme vous l’aviez aimée vivante. Oh! non, je n’espérais rien… Seulement, quand vous étiez-là, je vous regardais, et cela suffisait. C’était ma part de bonheur, humble part, mais cela m’ensoleillait l’âme. Quand vous n’étiez pas là, je vous attendais. Que d’heures j’ai passées sur ce perron à guetter votre retour! Car je savais bien que si loin que vous eussent porté votre désespoir, votre amour ou vos haines, si longtemps que vous fussiez absent, je vous verrais un jour mettre pied à terre devant ce perron, et me sourire de votre bon sourire qui contient tout ce que vous pouviez me donner. Je me disais: «Il pense à la bonne hôtesse. Il sait qu’ici il trouvera toujours un réconfort et une consolation…» Et je vivais ainsi dans une pensée très douce qui n’était pas de l’espoir, qui n’était pas de la douleur, et où il y avait seulement, tout au fond de moi-même, une joie à songer que nulle femme au monde ne saurait comme moi pleurer avec vous sur Loïse morte, et refléter en bonheur vos moments de sourire…
Au dehors, la voix dure et brève continuait à donner des ordres pour l’attaque.
Pardaillan tout pâle écoutait, non cette voix qui disposait tout pour le tuer, mais la voix brisée de larmes qui lui rapportait le premier aveu d’un amour qu’il connaissait depuis de longues années.
Huguette, elle, n’écoutait que son cœur, son pauvre cœur comme elle disait, qui enfin osait se révéler et parler tout haut après avoir parlé si longtemps tout bas.
– Attention! Vingt hommes ici, pour lancer les poutres!… Et feu sur les fenêtres, si elles s’ouvrent!…
– Vous voyez, Pardaillan, que votre vie, c’était ma vie. S’il ne s’agissait pour vous que de quelque méfait qui se paye par la prison, je serais tranquille, car je me ferais forte de vous délivrer. Vous vivant, même prisonnier comme vous le fûtes jadis à la Bastille, je vivrais… je me dirais: «Sûrement, il en sortira. S’il n’en trouve pas le moyen, je le trouverai, moi!…»
– Huguette, ma chère Huguette, c’est précisément de cela qu’il s’agit!
– Non, non… vous allez mourir, Pardaillan! Votre air et vos préparatifs me disent assez que vous êtes décidé à vous faire tuer sur place…
– Décidé à me défendre, voilà tout. Mordieu, croyez-vous que ce soit si agréable d’aller à la Bastille?
– Non, Pardaillan; mais on sort de la Bastille, on ne sort pas du tombeau…
– Hum!… on sort… on sort… pas toujours, ma chère!
– Oh! mais c’est donc bien grave ce que vous avez fait?
– Pas grave du tout. Comme je crois vous l’avoir dit, je n’ai rien fait, moi. J’ai simplement empêché de faire. Mais enfin, je vous avoue que les huit ou dix mois de prison que j’ai mérités m’effrayent, et j’aime mieux risquer tout pour tout.
Pardaillan, en parlant de huit ou dix mois de prison qu’il redoutait, était sublime. Son regard pétillait de malice, et le sourire de ses lèvres, ce que l’hôtesse appelait si justement son bon sourire, exprimait une pitié attendrie qui étonnait sur ce visage.
– Risquer tout pour tout, reprit Huguette, c’est donc que vous allez mourir. Pardaillan, laissez-moi mourir avec vous. Songez à ce que vous me proposez. Je m’irais enfermer dans la cave pendant que ces furieux vous chargeraient. Et j’entendrais la bataille. J’entendrais le cri de triomphe de celui qui vous porterait le dernier coup… et vous pensez que j’attendrais tranquillement que tout soit fini! Ô Pardaillan, vous ne me comprenez donc pas? Vous ne m’avez donc jamais comprise? Je vous dis que si vous mourez, je n’ai plus rien à faire dans la vie. Laissez-moi vous dire… Je ne puis rien être pour vous, et vous êtes tout pour moi. Je ferais affront à la mémoire de madame Loise et je me ferais affront à moi-même si je disais que je vous aime. Supposez que je suis pour vous une sœur qui, ayant tout perdu, n’a plus que vous au monde, ou mieux… une mère. Ce mot me vieillit, n’est-ce pas?… mais je ne suis plus de première jeunesse… une mère! c’est bien cela…
Elle éclata en sanglots et murmura:
– Vous voyez que je prends le rôle qui peut le moins inquiéter celle qui dort dans votre cœur, Pardaillan… mon cher enfant, est-ce que ce n’est pas le devoir d’une mère de mourir près de…
Les sanglots l’empêchèrent de continuer.
– Assez, Huguette, assez! dit Pardaillan d’une voix basse et tremblante. Vous n’êtes ni une mère ni une sœur pour moi. Vous êtes celle que j’ai le plus aimée après le pauvre ange que j’ai perdu… Vous êtes celle que choisirait mon cœur si ce cœur, vous l’avez dit, Huguette, n’était mort en même temps que Loïse… Vous ne mourrez pas… et je ne mourrai pas!… Allons, séchez vos larmes qui rougissent vos beaux yeux… Corbleu, madame ma belle hôtesse, je veux plus d’une fois encore venir goûter au bon vin de vos caves et au vin plus doux encore et plus consolateur qui coule de vos lèvres… Huguette, quand je me serai tiré de cette sotte affaire… quand je sortirai de prison… préparez-moi la chambre que j’habitais là-haut… Nous vieillirons ensemble en causant, les soirs d’hiver, de M. de Pardaillan, mon père, qui vous aimait tant…
Pardaillan s’était mis à se promener, sans fièvre apparente. Mais il était livide. Pendant qu’il parlait, voici ce qu’il songeait. «Voici donc venue l’heure de payer les dettes de mon père et les miennes à la bonne hôtesse de la Devinière… Ce dévouement craintif, cet amour que les années n’ont pas émoussé et qui ose à peine se révéler, oui, Huguette, cela mérite de ma part un effort que je n’ai jamais fait. Pauvre Huguette! Pour tant de délicate tendresse, mère, sœur, amante à la fois, humble et sublime, tu ne me demandes que le droit de ne pas mourir de chagrin. Hélas! il n’est pas en mon pouvoir de t’éviter cette douleur, car les loups qui hurlent dans la rue veulent ma mort… mais je puis du moins t’éviter l’affreux spectacle de mon corps déchiré sous tes yeux… et puis… si tu ne me vois pas mourir, tu te consoleras… peut-être!»
Il regarda Huguette à la dérobée. Elle ne pleurait plus, mais ses mains jointes semblaient continuer la prière ardente qui s’exhalait de son âme: «Ne meurs pas, ô toi que j’aimai si longtemps sans oser le dire, que j’aimerai toujours sans espoir… ou si tu meurs, laisse-moi mourir près de toi!…»
«Ô mon père, songea Pardaillan, et son front s’empourpra d’une flamme d’orgueil et de sacrifice, ô mon père, vous qui m’avez appris comme il faut se battre et comme il faut mourir, vous allez voir comme on se rend!»
À ce moment, il tira son épée et la brisa sur ses genoux.
– Que faites-vous? palpita Huguette.
Il prit sa dague et la jeta au loin en éclatant de rire.
– Pardaillan!…
– Vous le voyez, ma chère, je cède à vos bons conseils; je vais me laisser arrêter. Pour quelques mois de prison, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Je veux vivre, Huguette!… Je veux vivre parce que vous venez de me prouver que la vie peut être encore belle et douce pour moi!… Attendez-moi donc, paisible et confiante… je vous garantis que je ne moisirai pas dans leur Bastille!…
– Pardaillan! Pardaillan! haleta Huguette transportée par ces paroles et par ce qu’elle croyait y deviner.
Mais Pardaillan n’écoutait plus… il démolissait l’échafaudage qu’il avait construit devant la porte, et il ouvrait cette porte à l’instant où, dans la rue, une immense clameur s’élevait:
– Guise! Guise! Vive le grand Henri! Vive! vive Henri le Saint?
C’était Guise en effet qui, au milieu d’une magnifique escorte, s’arrêtait devant le perron de la Devinière.
– Monseigneur, dit Maineville, tout est prêt. Faut-il attaquer?… La porte s’ouvrit tout à coup, et Pardaillan parut sur le perron.
– Pardaillan! murmura Huguette en tombant à genoux, pantelante de joie et de crainte.
Il se tourna vers elle, souleva son chapeau d’un grand geste, et dit en souriant:
– Au revoir, ma bonne hôtesse… à bientôt!…
Et s’étant couvert, pâle et flamboyant, il se retourna vers la rue et descendit le perron. Les gardes, les archers, les arquebusiers massés, les gentilshommes à cheval, Guise au milieu d’eux, la foule aux fenêtres, tout ce monde qui hurlait avait fait soudain le silence, et dans ce silence de stupeur, on vit Pardaillan, avec ses vêtements déchirés et sanglants, descendre le perron et s’avancer vers le duc de Guise.
À mesure qu’il avançait, on s’écartait. Seul, sans armes, il paraissait encore formidable. Il s’arrêta devant le duc, et dans ce grand silence qui pesait sur cette foule, on entendit sa voix ferme, un peu ironique et encore voilée de pitié:
– Monseigneur, je me rends!…
Pardaillan dit: «Je me rends» comme il eût dit: «Je t’arrête!…»
Guise demeura une minute comme stupide, non seulement de l’acte, mais surtout de l’accent. Pardaillan, la tête levée, le regardait en face. Le duc jeta autour de lui des regards soupçonneux. Le silence devint effrayant. Pardaillan dit alors:
– N’ayez pas peur, monseigneur, il n’y a pas d’embuscade.
Et c’était si énorme, ce mot «N’ayez pas peur» dit par un homme seul, blessé, désarmé, à un homme entouré de cinq cents gardes et d’une foule, c’était si imprévu, inouï, que Guise pâlit, comme si pour la deuxième fois, cet homme l’eût souffleté. Il fit un geste.
Aussitôt, Pardaillan fut entouré de gens d’armes, la pertuisane au poing. Et ce fut alors seulement, lorsque le chevalier désarmé, blessé, seul, fut par surcroît enveloppé d’un quadruple rang de gardes, ce fut alors que Guise parla:
– Vous vous rendez, monsieur! Que me disait-on, que vous étiez un invincible, un indomptable, une façon d’Amadis de Gaule, une manière de tranche-montagne dans le goût de Roland!… Vous vous rendez!… Par ma foi, messieurs, je vous trouve ridicules un peu, avec vos archers et vos arquebusiers: pour prendre monsieur, il suffisait d’envoyer un exempt…
Pardaillan se croisa les bras. Guise haussa les épaules.
– Allons, dit-il, j’étais venu pour voir un paladin, un fier-à-bras… Gardes, conduisez-le à la Bastille… je suis fort marri de m’être dérangé pour ne voir qu’une figure de lâche.
Pardaillan se mit à sourire. Mais ce sourire était livide. Il étendit le bras: du doigt, il désigna le visage du duc. Et d’une voix qui parut être très calme à ceux qui l’entendirent, mais qui n’eût été reconnue d’aucun de ceux qui la connaissaient, il dit:
– Je croyais me rendre au bourreau; je me suis trompé: je ne me suis rendu qu’à Henri le Souffleté. Tenez-moi bien, Henri de Lorraine, pendant que vous me tenez! Tuez-moi bien, pendant que vous pouvez m’assassiner! Et si vous croyez au Dieu à qui, voici seize ans, vous avez offert vingt mille cadavres d’innocents, si vous croyez à ce Dieu que vous allez prêchant, pour voler un trône, priez-le bien! Car j’en jure par le nom de mon père, si vous ne me tuez pas, je vous tuerai moi! Et ce mot que vous venez de me jeter, je le ramasse et je vous le renfoncerai dans la gorge avec la pointe de ma dague!… Gardes, en avant!…
Pardaillan se mit à marcher, entouré par les arquebusiers qu’il paraissait conduire, tant ils avaient semblé obéir à son commandement… et il passa non comme un prisonnier qu’on emmène, mais comme un roi qu’on escorte…
– À la Bastille! gronda le Balafré en jetant autour de lui des regards sanglants comme s’il eût cherché quelqu’un sur qui faire retomber sa haine et sa rage. À la Bastille! Et qu’on prévienne à l’instant le tourmenteur-juré!…
Huguette, à genoux dans la grande salle de la Devinière, murmurait:
– Maintenant, c’est à moi de le sauver!…