LIII LE PALAIS FAUSTA

Nous laisserons ces deux compagnons d’infortune pénétrer ensemble dans l’abbaye, où ils espèrent trouver le vivre et le couvert grâce à la passion et à l’admiration que Croasse prétend avoir inspirées à une vieille sœur bénédictine appelée Philomène, et nous reviendrons à l’auberge du Pressoir de fer, au moment où le moine Jacques Clément venait de faire à la Roussotte et à Pâquette un signe de reconnaissance, en leur disant:


– Allons, conduisez-moi à la porte de communication!


Les deux hôtesses s’empressèrent d’obéir. Elles introduisirent le jeune homme dans une grande salle ornée de meubles luxueux, et aménagée avec une somptuosité que rien ne laissait prévoir dans l’accorte, mais pauvre auberge. Cette salle, Jacques Clément la reconnut.


Il frémit en se rappelant l’orgie à laquelle il avait été attiré. Cette fois, il ne s’agissait pas d’orgie! Il s’agissait pour lui d’aller prendre les ordres de Dieu pour le grand acte qui se préparait.


Jacques Clément eût pu s’étonner. C’était la deuxième fois qu’il venait à l’auberge du Pressoir de fer. La première, il y avait été attiré pour une orgie; la deuxième, qui était celle-ci, il y était envoyé par la duchesse de Montpensier pour discuter du suprême intérêt de la religion. Le moine eût donc pu s’étonner que cette auberge servît à des fins si diverses. Mais Jacques Clément ne pensait pas, c’était une force en marche.


Dans la salle aux orgies, il dut répéter le signe de reconnaissance.


– Est-ce tout? demanda la Roussotte.


– C’est tout pour avoir le droit de venir jusqu’ici, dit le moine, mais comme je veux aller plus loin, regardez…


Et il traça en l’air, du bout du doigt, une sorte de triangle. C’était le deuxième signe qui permettait d’«aller plus loin».


Alors la Roussotte, soulevant une tapisserie, découvrit une porte en disant:


– C’est ici. Vous savez comme il faut frapper?


– Je sais, dit le moine.


Les deux hôtesses disparurent de la salle, et Jacques Clément frappa d’une façon spéciale à la porte qui lui avait été indiquée. Comme s’il eût été attendu, cette porte s’ouvrit aussitôt. Jacques Clément entra, et se vit alors dans une pièce éclairée par la lumière d’une lampe, bien qu’il fît grand jour au-dehors. C’est que sans doute la lumière du jour n’arrivait pas jusque-là. Une femme vêtue de blanc, assise dans un grand fauteuil, presque dans l’ombre, lui fit signe d’approcher.


– Vous êtes messire Jacques Clément? demanda-t-elle.


– Oui, madame. Je suis celui que vous dites.


– Vous dites bien: Jacques Clément, du couvent des jacobins?


– Oui, madame. Et si j’ai pris l’habit cavalier pour venir ici, c’est que cela m’a été recommandé par mon vénérable abbé-prieur.


– Le Révérend Bourgoing?


– Oui, madame.


– Et vous savez qui je suis, moi?


– Je présume que vous êtes celle qu’on nomme princesse Fausta!


– En effet… dit la Fausta de ce ton de simplicité qu’elle prenait pour ne pas effrayer les gens de prime abord.


– Mon Révérend prieur, le très vénérable Bourgoing, m’a dit que je pouvais avoir confiance en vous, reprit Jacques Clément.


– En effet, reprit Fausta avec une grande douceur, vous pouvez avoir confiance en moi…


– Voici donc ce qui m’amène, madame…


Le moine leva les yeux sur Fausta, comme s’il eût eu quelque dernière hésitation.


– Parlez sans crainte, dit Fausta d’un ton de commandement et de persuasion qui fit frémir le jeune homme.


– Oui, dit-il, sans se rendre compte de cette exaltation soudaine qui s’emparait de lui, oui, je comprends, je sens, je vois que je puis parler sans crainte… Eh bien, madame, mon cœur a conçu un terrible projet. Ce projet, je l’exécuterai même si je dois être damné. Mais j’ai demandé au Révérend Père Bourgoing de m’accorder la sainte absolution, et il m’a répondu que pour un cas aussi grave, il n’y avait qu’une personne au monde capable de donner l’absolution… j’entends l’absolution d’avance.


– Et cette personne, demanda Fausta.


– Le Révérend abbé m’a assuré que vous pourriez me conduire auprès d’elle afin qu’elle puisse m’entendre sous le sceau de la confession.


– Parlez donc, sire moine, dit tranquillement Fausta. Car vous êtes devant celle dont vous a parlé votre abbé, celle qui peut vous absoudre.


À ces mots, Fausta se redressa dans son fauteuil. Il n’y eut qu’un imperceptible changement dans son attitude, un pli de robe arrangé, la taille plus droite, la tête plus roide, la main portant l’anneau placée sur le genou. Cela suffit pour rendre Fausta méconnaissable.


Ce n’était plus une femme… C’était un être mystérieux, à qui il plaisait de se montrer femme, mais qui tout à l’heure peut-être serait prince, reître ou prêtre.


Jacques Clément, depuis la nuit dans la chapelle des jacobins, vivait dans une sorte d’éréthisme sentimental, ou plutôt dans une crise de folie spéciale. Très raisonnable et même capable de beaux sentiments, comme on l’a vu par sa rencontre avec Pardaillan, d’esprit sombre, mais très lucide, son imagination le transportait dans une vie à part dès qu’il était question de cette vision et de ce qui s’y rattachait… c’est-à-dire le meurtre projeté d’Henri de Valois.


Il lui semblait alors entendre des voix surhumaines et apercevoir des êtres fantastiques au milieu desquels il se mouvait à l’aise, comme si le domaine du fantastique eût été désormais la seule réalité réelle. Tout le reste, Paris, le monde, la religion devenait irréel. Ce qui était vrai seulement, c’était le songe. Bourgoing, prieur des jacobins, avait dit à Jacques Clément: «Pour l’absolution que vous demandez, mon fils, seul un envoyé direct du Saint-Père, une émanation de la papauté, en prince armé de pleins pouvoirs peut vous la donner.»


Dans l’idée du moine, cette Fausta, cette princesse étrangère affiliée à la Sainte-Ligue devait le mettre en présence du prince de l’Église dont avait parlé Bourgoing. Et Fausta venait de dire: «Vous êtes devant celle qui peut vous absoudre…»


Le moine regarda Fausta et ne la reconnut pas. Il vit ce visage qui, de doucement féminin, était devenu flamboyant et majestueux. Un étrange frémissement s’empara de lui. Il entendit à son oreille ce coup de cymbales qu’il entendait lorsque, de la vie réelle, il se transposait subitement dans l’irréel. Et ses yeux s’étant abaissés jusqu’à la main de Fausta, il ne fut pas surpris d’y voir l’anneau des papes!…


Seulement il trembla comme il tremblait toujours quand il se voyait près du surnaturel. Son front se couvrit d’une sueur glacée. Lentement il se laissa tomber à genoux et balbutia:


– Qui êtes-vous?… M’êtes-vous envoyée par le Seigneur? Êtes-vous un de ces anges, comme elle?


À la question qui venait de lui être posée, Fausta répondit avec une sincérité absolue:


– Vous vous méprenez, sire moine. Je ne suis pas un ange. Ou du moins je ne suis pas un de ces êtres aériens à qui Dieu permet parfois de se mettre en rapport avec ses élus. Mais tenez pour certain que je suis l’Envoyée, celle à qui Dieu a donné mission de rétablir son autorité sur ce bas monde.


Qui sait s’ils n’étaient pas aussi illuminés l’un que l’autre? Qui sait la part d’ambition et d’astuce et la part de croyances qui entraient en composition pour produire cet être exceptionnel, ce phénomène: la Fausta?


– Qui donc êtes-vous alors? demanda le moine.


– Je suis votre souveraine pontificale! répondit Fausta avec un irrésistible accent d’autorité. Je suis celle que le conclave secret a élue pour combattre la faiblesse et l’astuce impie de Sixte, et qui est venue en France pour abattre l’hérésie.


– Souveraine pontificale, murmura Jacques Clément. Le Révérend Père Bourgoing m’avait bien parlé à mots couverts de cet étrange événement. Mais je le mettais au rang des fables…


– L’apparition de l’ange est-elle une fable? Cesse de douter, moine! humilie ton front devant la sainteté de Fausta Ire comme Fausta humilie son front devant la gloire du Très-Haut… Tu es venu ici chercher une absolution. Cette dextre seule peut la verser sur la tête. Parle donc sans crainte, sans orgueil ni faiblesse. Et afin que tu n’aies plus aucun doute sur tes destinées et les miennes, regarde…


En même temps, Fausta décrocha vivement le poignard qu’elle portait à la ceinture et le jeta devant le moine toujours agenouillé. Celui-ci le saisit en frissonnant et l’examina avec un indicible étonnement.


– Est-ce bien le même? demanda Fausta.


– Oui, répondit sourdement Jacques Clément, c’est bien le même poignard que j’ai reçu, et je vois maintenant que vous êtes en communication avec l’ange…


À ce moment, avec une soudaineté foudroyante, les ténèbres se firent autour de Jacques Clément. Il ne vit plus ni Fausta ni rien de ce qui l’entourait. Et cette horreur sacrée qu’il avait éprouvée dans la chapelle des jacobins s’empara de lui, lorsqu’une clarté très douce illumina peu à peu le fond de la pièce, et que dans cette clarté, il vit surgir l’ange… Comme la première fois, cet ange avait les traits de la duchesse de Montpensier. Jacques Clément tendit ses bras éperdus vers cette apparition. Soudain, l’ange se rapprocha de lui, se pencha et murmura:


– C’est aujourd’hui, Jacques Clément que tu vas savoir par quelles routes tu iras à l’immortalité, à ma gloire céleste… et au bonheur terrestre. La souveraine pontificale est chargée de t’instruire,… Écoute-la…


Aussitôt, l’ange se recula vivement, et il sembla au moine que cet être s’évaporait. La lumière, de nouveau, inonda la pièce, et hors de lui, les cheveux hérissés, le moine se relevant d’un bond se précipita vers le point où l’ange s’était montré. Mais il ne vit qu’une tapisserie qui recouvrait un pan de muraille.


La pensée d’une supercherie ne pouvait venir au moine. Mais cette pensée même lui fût-elle venue qu’il eût dû se rendre à l’évidence: derrière la tapisserie qu’il souleva, il n’y avait aucune issue.


– Au nom du ciel, madame, s’écria-t-il en essuyant la sueur froide qui couvrait son visage, n’avez-vous rien vu dans cette pièce pendant que s’est faite l’obscurité?


– Sire moine, revenez à vous, je vous prie… la lumière n’a pas cessé de briller.


– Quoi! cette pièce n’a pas été un instant plongée dans les ténèbres?


– En aucune façon…


– Et vous n ‘avez pas vu un corps aérien, là, devant cette tapisserie?…


– Je n’ai vu que vous, sire moine…


– Que Dieu me conserve la raison! reprit Jacques Clément.


– Croyez-moi, sire moine, Dieu vous conservera la raison tant que vous mettrez cette raison à son service.


– Que faut-il donc que je fasse?… s’écria le jeune moine.


Et se rappelant tout à coup les paroles de l’ange, il se remit à genoux devant Fausta, baissa son front jusqu’au plancher et, ainsi prosterné, murmura:


– Vous êtes la souveraine pontificale, je le sais, je le vois, je le crois. Ayez pitié de moi…


Fausta laissa tomber un long regard sur le moine prosterné à ses pieds. Mais ce n’était pas de la pitié que Jacques Clément eût pu lire dans ce regard, s’il l’eût surpris: c’était une froide résolution.


– Ce n’est pas de la pitié qu’il faut avoir pour vous, dit-elle avec cet accent d’autorité qui lui était particulier; c’est plutôt de l’envie, car vous êtes un élu, désigné par Dieu lui-même pour accomplir la grande œuvre.


– Vous savez donc? haleta le moine.


– Je sais que vous avez reçu d’un ange un poignard semblable à celui que j’ai reçu moi-même et que je viens de vous montrer. Avec ce poignard, vous devez frapper Valois…


– Ainsi, dit le moine avec une ardeur où on pouvait encore découvrir quelque hésitation, il est vraiment permis de tuer un roi?…


– Qui en doute, si ce roi est criminel!


– Et j’aurai l’absolution entière?


– Vous l’avez! dit gravement Fausta.


Et levant la main droite dans un geste de bénédiction, elle prononça les paroles sacramentelles que Jacques Clément écouta avec une avidité stupéfaite.


– Relevez-vous, dit alors Fausta, vous êtes armé. Soyez prompt et brave.


– Souveraine, fit le moine d’une voix tremblante, répétez l’ordre, je vous en supplie. Qu’il n’y ait pas de confusion possible… Que dois-je faire de Valois? Je dis Henri de Valois, roi de France sous le nom d’Henri III. Que dois-je faire?…


Fausta; pour la deuxième fois leva sa main où étincelait l’anneau pontifical.


Percat iste! dit-elle sourdement.


Le moine s’inclina:


– Vos instructions? demanda-t-il. Car seul et faible comme je suis, comment pourrais-je l’atteindre?


– Après-demain, dit Fausta, partira de Paris la grande procession qui doit aller à Chartres porter au roi les doléances du peuple de Paris. Prenez place dans le cortège. Nul ne peut s’étonner de vous y voir. Pendant la route, faites en sorte de n’attirer point l’attention sur vous par un excès de zèle. Modestement confondu dans la foule, priez en vous-même et songez que vous portez en même temps que la parole de Dieu, la fortune de la nouvelle Église!


– Et une fois à Chartres? interrogea le moine d’une voix ardente.


– Vous me retrouverez là pour vous guider… à moins que vous ne soyez guidé par l’ange lui-même…


– L’ange! dit Jacques Clément en tressaillant. Je le verrai donc?


– Je crois que vous le verrez, sinon sous sa forme aérienne, du moins sous sa forme matérielle.


Jacques Clément, cette fois, fixa un regard de défiance sur la Fausta et demanda:


– Quoi! madame, vous connaissez donc cette forme matérielle? Comment la connaissez-vous?


– Comme vous la connaissez vous-même. J’ai vu ce que vous avez vu, en d’autre lieux et d’autres temps que vous, voilà tout. J’ai entendu ce que vous avez entendu. Douteriez-vous de ces apparitions, sire moine? Douteriez-vous que Dieu a pu donner permission à des êtres célestes de communiquer avec nous pour nous transmettre sa volonté?


– Le ciel m’en garde! dit le moine avec ferveur.


– Donc, si je vous dis que peut-être verrez-vous l’ange sous sa forme matérielle, c’est que la duchesse de Montpensier sera à Chartres en même temps que vous et moi-même.


Le front pâle du moine s’empourpra. Il baissa ses paupières pour voiler le feu de son regard, et il balbutia ce seul mot:


– Marie!…


Alors la Fausta eut un sourire livide, et reprenant ce ton d’autorité souveraine par lequel elle inspirait le respect à de plus forts esprits que celui de ce moine:


– Regardez-moi bien, dit-elle.


– Je vous regarde, fit le moine, et je vois en vous une souveraine.


– Croyez-vous vraiment que je sois en communication avec la puissance céleste?


– Je le crois de toute mon âme…


– Eh bien, vous devez croire que toutes mes paroles me sont dictées, inspirées même…


– Oh! haleta le moine, qu’allez-vous donc me dire?…


– Ceci seulement: autant vous devez avoir confiance dans la forme aérienne de l’ange, autant vous devez vous défier de sa forme matérielle…


– Me défier de Marie! murmura le moine.


– N’a-t-elle pas déjà cherché à vous induire au péché mortel? Souvenez-vous de cette salle que vous venez de traverser pour arriver ici! Souvenez-vous de ce soir où vous y fûtes entraîné… Souvenez-vous du coup terrible qui frappa votre esprit lorsque se démasqua la femme qui vous tenait dans ses bras, et qu’en cette femme, vous reconnûtes celle que vous aimez depuis longtemps, en silence… Marie de Montpensier!


– Oh! vous savez donc tout, puisque vous savez que je reçus un coup terrible au cœur…


Le moine avait grondé ces quelques mots en grinçant des dents. Fausta qui l’étudiait avec la froide attention d’un chirurgien qui fait crier la chair sous son scalpel, Fausta qui apparaissait au moine, rayonnante de beauté et de majesté, véritable incarnation de la souveraineté pontificale, Fausta, disons-nous, voyant le jeune homme haleter, se hâta de continuer:


– Souvenez-vous que depuis cette nuit fatale, vos veines semblent charrier des laves enflammées, et que vos lèvres brûlées de fièvre cherchent dans la nuit un baiser pareil à celui qu’elle y déposa alors!…


– Grâce, madame et souveraine, râla le moine. Je ne sais par quel prodige vous êtes au courant de sensations que je n’ai même pas la force de m’avouer à moi-même, bien loin d’en avoir parlé à qui que ce soit au monde. Mais ces sensations, vous me les peignez avec une vérité affreuse, terrible, et qui achève de dévorer ce malheureux cœur.


– Soit, reprit Fausta avec une infinie douceur. Ne parlons donc plus du passé, et songeons à l’avenir. Vous voilà donc en garde. Et si vous vous trouvez en face de la duchesse de Montpensier…


– Eh bien? bégaya le moine.


– Eh bien, je vous l’ai dit: soyez en défiance… car… mon devoir est de vous prévenir… de vous prémunir… soyez en défiance… car…


– Madame, ma souveraine, de grâce…


– Eh bien, elle vous aime! dit la Fausta.


Le moine jeta un cri terrible et tomba prosterné, la face contre terre. Longtemps, il demeura ainsi, avec cette seule pensée vivante en lui, flamboyante comme un éclair qui l’eût aveuglé:


«Elle m’aime!… Me méfier d’elle… moi!… Ah! dût-elle me conduire en enfer!…»


Lorsqu’il se releva, il vit avec surprise que Fausta avait disparu. À sa place, une jeune femme souriante l’attendait. Elle le prit par la main, le conduisit à une porte qui, sur un signal donné par elle, venait de s’entrouvrir.


Le moine franchit cette porte, et se retrouvant dans l’auberge du Pressoir de fer, il put croire qu’il avait rêvé. Sans s’attarder, d’ailleurs, il quitta l’auberge et s’éloigna rapidement.


Dans le palais mystérieux, au moment où le moine ébloui, extasié, s’était prosterné, Fausta avait laissé tomber sur lui un regard de mépris. Et elle s’était retirée par une porte dérobée, ordonnant à une de ses suivantes de reconduire le moine.


Fausta était entrée dans une pièce voisine de celle où elle avait reçu Jacques Clément. Là, elle avait retrouvé une femme qui l’attendait sans soute avec impatience, car à la vue de Fausta, elle s’avança vivement à sa rencontre. Et si le moine eût été là, il eût reconnu aussitôt le costume de laine blanche et les longs cheveux d’or de l’ange qui venait de lui apparaître. Seulement, les traits de cet ange, de graves et mélancoliques, étaient devenus rieurs, et le visage sceptique de la duchesse de Montpensier eût peut-être alors porté un coup mortel aux croyances du moine.


Quoi qu’il en soit, l’ange s’étant avancé au-devant de Fausta, celle-ci lui prit les deux mains, la baisa au front et lui dit:


– Vous êtes vraiment l’ange de grâce et de beauté souriante dans la terrible bataille où tout est si noir et si triste autour de nous…


– Ainsi, s’écria Marie de Montpensier, il croit vraiment que je suis ange?


Elle éclata de rire, puis tout aussitôt ajouta:


– Pauvre jeune homme!


Et c’était, en somme, une étonnante anomalie que dans cette tête légère et fantasque, se fût logé un projet tragique.


– Il croit que vous êtes l’ange!… Ne l’êtes-vous pas en effet? reprit la Fausta.


– Par ma foi, ma belle souveraine, dit Marie de Montpensier, j’avoue que parfois cela ne laisse pas que de m’effrayer un peu moi-même. Songez donc! Un ange!… Si je me voyais dans un miroir à ce moment-là, je serais capable de m’évanouir de peur…


La Fausta considéra la duchesse avec une gravité qui avait quelque chose de glacial. Et elle dit:


– Bien que votre esprit sacrilège ne puisse concevoir des vérités qui vous échappent, apprenez que vous êtes l’ange désigné, beaucoup plus qu’il ne vous semble à vous-même…


– Mais… balbutia la duchesse interdite et presque frappée de terreur.


– Mais, continua Fausta, il est temps que ce rôle vous soit ôté. Faible comme vous êtes, vous ne pourriez le supporter plus longtemps. À Chartres, ce n’est plus sous forme d’ange que vous paraîtrez au moine Jacques Clément, c’est bien Marie de Montpensier qui achèvera de le conduire…


– Ma foi, murmura la duchesse, j’aime mieux cela! Et puisque ce jeune homme se dévoue pour m’offrir la tête de Valois, je ne sais pas pourquoi je ne l’en récompenserais pas!


– Jacques Clément sera dans la grande procession, reprit négligemment Fausta.


– Je serai donc près de lui pendant la route: car je ferai la route à pied, oui, moi! Que ce soit pour la rémission de mes péchés, au moins!… péchés présents et à venir!


Ayant fait une rapide génuflexion, la duchesse s’éloigna légèrement et bientôt sortit par la grande porte de fer. Quant à Fausta, elle regagna cette pièce qui voisinait avec l’auberge du Pressoir de fer et qui était, comme on l’a déjà vu, sa retraite favorite. Là elle murmura:


– Henri III mourra donc! Le sort est maintenant jeté!… Peut-être eût-il mieux valu qu’il vive et que se réalise le rêve de cette folle Marie de Montpensier… Mais sommes-nous maîtres des événements? Tout concourt à la mort de Valois… qu’il périsse donc!


À ce moment, une de ses suivantes entra et lui dit quelques mots à voix basse. Fausta eut un geste de surprise, mais dit:


– Amène-le-moi, Myrthis»…


La suivante sortit, puis revint quelques instants plus tard, accompagnant un homme qui s’inclina devant Fausta, sans prononcer une parole.


– Eh quoi, dit Fausta avec cette gaieté qu’elle avait quelquefois et qui paraissait n’être que l’expression d’une terrible ironie, eh quoi, sire de Maurevert, est-ce bien vous que je vois! N’avez-vous pas été mis par mon trésorier en possession des cent mille livres convenues?


– Si fait, madame…


– Venez-vous donc déjà chercher cette capitainerie des gardes que je ne puis vous donner, à mon grand regret, que dans un mois?


– Non, madame…


– Alors, comment se fait-il que vous ne soyez pas à l’abbaye de Montmartre?


– Oui, je devrais être auprès de Violetta; mais je vais vous dire, madame: monseigneur Guise m’a positivement défendu de m’approcher de l’abbaye, tant la jalousie le torture…


– Oh! gronda Fausta. Et je voulais la laisser vivre! Qu’elle périsse donc, elle aussi!…


– Je continue, madame, reprit Maurevert, avec lui aussi une sorte d’ironie furieuse, vous devez me connaître, puisque vous avez eu recours à moi. Vous devez donc supposer que malgré la défense de monseigneur Guise, je serais déjà à l’abbaye… j’aurais déjà enlevé ma femme, car elle est ma femme après tout! en un mot, je serais déjà bien loin de Paris avec Violetta…


– C’est un peu ce qui était convenu, dit froidement Fausta.


– Oui, mais il est arrivé un petit événement qui fait que je n’ai plus aucune envie de fuir seul, vu que le duc m’assure une protection efficace.


– Et cet événement?…


– M. de Pardaillan s’est évadé de la Bastille.


Si Maurevert avait pu avoir un soupçon quelconque des sentiments de Fausta à l’égard de Pardaillan, ce soupçon se fût évanoui à l’instant même. En effet, il est impossible de donner une idée de la perfection d’indifférence avec laquelle Fausta accueillit cette nouvelle qui retentit tout à coup à ses oreilles comme un coup de tonnerre: «Pardaillan s’est évadé…»


Et tandis que ses pensées se mettaient à tourbillonner dans un souffle d’affolement, souriante, paisible, avec cette même nuance d’ironie où il y avait pourtant un peu de pitié, elle demanda:


– Pauvre monsieur de Maurevert, qu’allez-vous devenir?


Maurevert grinça des dents. Fausta, d’un seul mot, venait de préciser ce qu’il y avait d’étrange et d’affreux dans sa vie: puisque Pardaillan était libre, qu’allait-il devenir, lui, Maurevert?


Le rêve atroce qui durait depuis seize ans allait se perpétuer! Maurevert n’existait pas en tant que Maurevert!… Il n’était qu’une ombre, moins qu’une ombre, quelque chose comme un de ces feux follets qui courent au caprice des souffles de la terre.


– Ce que je vais devenir? dit-il avec une sorte de soupir de lassitude. Je vous l’ai laissé entendre, madame. Il faut que je m’appuie à Guise. Nous sommes quatre maintenant à haïr cet homme: Guise, Leclerc, Maineville et Maurevert, cela fait quatre haines… quatre épouvantes, si vous voulez…


– Épouvantes? dit Fausta. Vous avez prononcé: épouvantes?… Guise a peur?… Allons, mon cher monsieur de Maurevert, vous prêtez vos sentiments aux autres…


Et descendant en elle-même, Fausta vit qu’il y avait dans son cœur une chose qui n’y était pas auparavant: l’épouvante… Mais aux yeux de Maurevert, elle était toujours la Fausta, forte, invincible et toute puissante. Car rien, non, rien dans son attitude ne pouvait laisser soupçonner qu’à ce moment même ses pensées ressemblaient à ces feuilles de peuplier qu’un ouragan d’automne arrache et emporte éperdues dans les airs bouleversés. Maurevert lui, n’avait ni l’envie ni la force de déguiser ses impressions – son unique impression.


– Madame, gronda-t-il, Guise a peur. Bussi-Leclerc a peur. Maineville a peur. Maurevert a peur. Et c’est cela qui peut nous sauver tous les quatre, c’est d’unir ces quatre épouvantes pour en faire sortir la foudre. Madame, entendez-moi! Guise a vu la mort de près cinquante fois. Je l’ai vu, moi, ôter sa cuirasse et son casque pour marcher à l’ennemi. C’est un héros de bravoure… Bussi-Leclerc s’est battu avec tout ce que Paris compte de spadassins mortels, et il s’est toujours battu en souriant… Maineville a donné, la nuit ou le jour, plus de coups de poignards, plus de coups d’épée qu’il ne compte de mailles à sa chemise d’acier… Moi, madame, je suis Maurevert, et on dit de moi: Maurevert ne craint aucun dieu, et il n’est aucun diable qui ne craigne Maurevert… Et on le dit à juste raison!…


Maurevert jeta autour de lui un regard de haine affreuse, comme s’il eût haï l’humanité tout entière, comme s’il eût espéré que quelqu’un surgirait sur qui il pût faire retomber sa rage.


– Le duc de Guise, madame, nous a dit ceci: «Je crois que tous quatre nous mourrons de la main du damné Pardaillan!» Il n’avait pas besoin de le dire en ce qui me concerne. Voici seize ans que je le sais, moi! Et c’est atroce, madame, au point que j’ai senti la folie m’envahir parfois… Ce n’est pas la peur de la mort, non, puisque je la brave, puisque je l’ai bravée, puisque j’ai voulu me tuer… Pour moi, pour Guise, Pardaillan représente des choses formidables du passé, et c’est pourquoi nous redoutons un avenir terrible tant qu’il vit… Or, il vit, madame… il est libre!…


Ici, Maurevert fit en quelques mots le récit des événements qui s’étaient passés à la Bastille. Ce récit, Fausta l’écouta avec le même calme apitoyé. Maurevert acheva alors:


– Voilà ce que je suis venu vous dire, madame. C’est-à-dire que le duc, moi, Leclerc, Maineville, nous nous unissons désormais pour atteindre l’ennemi commun. C’est-à-dire, madame, que je ne puis m’attarder à l’abbaye de Montmartre. Le duc part pour Chartres, nous partons ensemble tous les quatre.


– C’est fort bien vu, dit paisiblement Fausta. Mais enfin, depuis ce matin que cet homme est sorti de la Bastille, qu’avez-vous déjà fait pour le retrouver!


– Nous avons mis sa tête à prix: cinq mille ducats d’or… mais sans espoir; car selon toute vraisemblance, il a quitté Paris à la pointe du jour; on l’a vu se diriger vers la porte Saint-Antoine. Nous avons bien lancé quelques cavaliers vers Vincennes; mais moi, je savais tout cela inutile…


Maurevert se tut brusquement, et attendit avec impatience de pouvoir se retirer.


– Retournez donc auprès du duc, dit Fausta, toujours avec la même tranquillité. Nous reprendrons nos projets particuliers, sire de Maurevert, quand avec l’aide de vos trois amis vous aurez triomphé de votre ennemi.


Maurevert s’inclina et se dirigea vers la porte par où il était entré.


– Non, dit Fausta, passez par ici…


Elle lui désignait la porte qui faisait communiquer le palais et l’auberge. C’était un principe, au palais Fausta, qu’on vît le moins de monde possible entrer ou sortir, surtout le jour.


Maurevert ayant salué Fausta sortit donc et se trouva dans l’auberge, ou du moins dans cette salle somptueuse qui semblait n’être que le prolongement du palais. Il la traversa et parvint dans un cabinet, au moment où l’une des hôtesses, Pâquette, y entrait elle-même par une autre porte. Pâquette, apercevant cet étranger, ferma vivement cette porte comme si elle eût craint qu’il n’aperçût des personnes qui se trouvaient dans la pièce voisine. Maurevert, déjà, avait atteint la salle commune, et comme Pâquette lui demandait ce qu’il désirait, il parut s’apercevoir alors seulement qu’il était dans une auberge. Il secoua la tête et sortit.


«C’est un fou», songea Pâquette, qui ayant pris une petite dame-jeanne de Saumur, regagna le cabinet d’où elle sortait quand elle avait rencontré Maurevert.


– J’ai eu peur, dit Pâquette en entrant. ‘


– De quoi? fit la voix narquoise de Pardaillan.


Ces gens que Maurevert avait failli apercevoir, ou qui auraient pu l’entrevoir lui-même si Pâquette n’avait si vivement fermé la porte, ces gens, c’étaient Pardaillan et Charles d’Angoulême, qui après le départ de Jacques Clément, étaient restés à la même table, dans le même cabinet…


– De quoi? reprit Pâquette. D’un homme à sinistre visage qui ne m’a pas répondu un mot quand je lui ai parlé, qui est entré dans l’auberge, Dieu sait comme, et qui peut-être est à votre recherche!…


– Eh bien, qu’il cherche! dit froidement le chevalier.


Et reprenant l’entretien où il l’avait sans doute laissé:


– Ainsi, ma belle Roussotte, et vous, ma jolie Pâquette, vous êtes ici non pas les hôtesses du Pressoir de fer, comme l’assure votre enseigne, mais, à vrai dire, les servantes de cette dame mystérieuse.


– Que Dieu vous garde de jamais la connaître! s’écria la Roussotte.


– Ses servantes! reprit Pardaillan. Peut-être ses espionnes?…


Le mot n’offensa nullement les deux anciennes ribaudes.


– Ni servantes, ni espionnes, dit simplement Pâquette… Seulement, voici: le lendemain du jour où nous avons ouvert ici une auberge à laquelle nous avons donné cette enseigne en mémoire de vous et aussi en mémoire de Catho, ce jour-là, nous reçûmes la visite d’un grand bel homme qui eût été magnifique et tout à fait plaisant à voir s’il n’eût eu la mine sévère, et d’une tristesse telle que jamais je ne vis tristesse pareille. Est-ce vrai, la Roussotte?…


– C’est vrai. Monseigneur Farnèse était à la fois le plus magnifique cavalier et le prêtre le plus lugubre qu’on puisse imaginer.


– Monseigneur Farnèse! s’exclama sourdement Charles d’Angoulême.


– C’était le nom de cet homme, comme nous l’apprîmes plus tard. Il paraît qu’il est cardinal. Enfin, il nous proposa de nous aider dans l’établissement de notre auberge, à telles enseignes qu’il paya pour nous les huit mille livres que coûta cet établissement. Non content de cela, il nous assura qu’il nous ferait une rente de six cents écus pour nous deux, si nous voulions consentir à lui louer à perpétuité une salle au fond de notre auberge et à laisser percer dans cette salle une porte communiquant avec la maison voisine. Tout cela fut accepté, bien entendu… Et peu à peu, cet homme nous instruisit de ce qu’attendait de nous sa maîtresse. Peu à peu aussi, nous apprîmes à connaître cette maîtresse… La salle du fond fut magnifiquement meublée… il s’y passa quelquefois des orgies merveilleuses… d’autres fois, on y attira des gens que nous ne revîmes jamais…


Pâquette frissonna et la Roussotte se signa.


– Lorsque nous vîmes qu’il se passait là d’étranges événements, continua Pâquette, et que nous devenions comme des hameçons pour attirer les gens dans une caverne de truands, nous nous repentîmes, mais il était trop tard. Et puis, que nous demandait-on? Simplement de conduire jusqu’à la salle en question les gens qui viendraient nous faire un signe.


– Pareil à celui que vous a fait tout à l’heure ce jeune homme?


– C’est bien cela… Alors, que voulez-vous, quand il venait des gens, nous les conduisions, et voilà tout. Nous ignorons ce qui se passe dans la maison voisine.


– Et vous n’avez jamais essayé d’y pénétrer?…


– Oh! que si!… s’écria naïvement la Roussotte. Seulement…


– Seulement? interrogea Pardaillan.


– Eh bien, continua la Roussotte, un jour nous avons voulu ouvrir, et nous n’avons pas pu. Alors, la curiosité nous a prises toutes les deux, plus forte que jamais, et Pâquette s’est décidée à frapper à la porte selon le signal convenu…


– Et ce signal? demanda négligemment le chevalier.


La Roussotte et Pâquette se regardèrent avec effarement.


– Le signal! balbutia Pâquette.


– Oui, je vous demande par quel signal vous parvîntes à ouvrir la porte; car finaudes comme vous êtes toutes deux, vous avez dû y parvenir.


La flatterie n’eut cette fois aucun succès.


– Hélas! monsieur le chevalier, vous ne savez donc pas que nous risquons notre vie à vous parler de ces choses? Que serait-ce si nous faisions la révélation que vous nous demandez!…


– Eh bien, n’en parlons plus! dit Charles d’Angoulême.


– C’est cela, reprit Pardaillan. Ne parlons plus du signal. Mais vous pouvez continuer votre récit.


La Roussotte, à qui la langue démangeait comme à une digne commère qu’elle était, reprit donc:


– Ce fut la Pâquette qui frappa. À peine eut-elle frappé que la porte s’ouvrit. Et nous reculâmes…


– Bah! c’était donc bien terrible!…


– Vous allez voir, reprit la Roussotte en frissonnant. La porte ouverte, nous entrâmes, non sans de longues hésitations. Mais dès que nous fûmes entrées, la porte se referma d’elle-même… la lumière qui inondait la pièce où nous étions s’éteignit. Je poussai un grand cri et tombai à genoux…


– Moi aussi, dit Pâquette toute pâlissante à ce souvenir.


– Je fermai les yeux!…


– Moi aussi! ajouta Pâquette.


– Lorsque je les rouvris, continua la Roussotte, je vis qu’un peu de clarté s’était faite dans la pièce, mais si peu qu’à peine distinguait-on les meubles et les murs. Mais cette clarté était suffisante pour laisser voir deux cordes qui pendaient au plafond, et au bout de chaque corde, un beau nœud coulant… Alors, je compris que nous allions être pendues, et je me mis à pleurer… Tout à coup, deux hommes apparurent, deux géants masqués de noir. Je ne sais ce que pensait Pâquette, mais moi je ne pensais même plus; l’horreur me paralysait; l’un des géants saisit le nœud coulant qui se balançait au-dessus de ma tête, et comme si cette corde eût eu la faculté de s’allonger, il baissa ce nœud jusqu’à moi qui étais à genoux, et bientôt je sentis que la corde me serrait le cou…


La Roussotte, à ce mot, porta la main à son cou, par un geste machinal, et respira longuement. Pâquette murmura:


– Pendant ce temps, l’autre géant me serrait le cou à moi!…


– Diable! dit froidement Pardaillan, la situation manquait de gaieté!…


– Comme vous dites, monsieur le chevalier.


– Et comment fûtes-vous sauvées? Car enfin, vous le fûtes, puisque vous voilà saines et sauves et parfaitement gaillardes.


– Vous allez voir, continua la Roussotte. Quand j’eus la corde au cou, je me mis à réciter en moi-même une prière pour tâcher au moins de sauver mon âme, puisque je ne pouvais plus sauver mon corps. Ayant entrouvert un œil, je vis que les deux géants avaient disparu. Nous étions l’une en face de l’autre, à genoux, chacune avec notre corde au cou. Je ne sais quelle figure je pouvais faire, mais celle de Pâquette m’épouvanta. Je voulus lui parler, mais aucun mot ne sortit de ma gorge. Alors, monsieur le chevalier, oh! alors, il se passa une chose vraiment effrayante. Écoutez… Comme je regardais Pâquette que je voyais blanche comme une morte avec des traits tout retournés, je vis que la corde qu’elle portait au cou et qui était accrochée au plafond par l’autre bout, oui… cette corde se mit à se tendre!… Pâquette poussa un cri comme j’ai entendu quelquefois les chats en pousser de pareils, sur les toits, dans les nuits de mars. Au même instant, elle se mit debout. Et dans ce même instant, je sentis que la corde que j’avais à mon cou se tendait aussi et moi aussi, je poussai le même cri.


– Oui, le cri de chat sauvage, hein?


– Oui, monsieur le chevalier, dit la Roussotte ébahie. Et moi aussi je me mis debout!… Alors, j’essayai de défaire le nœud: impossible!… La corde se tendait. Elle m’attirait vers le plafond… mais elle se tendait lentement, si lentement, que je la voyais se tendre, monsieur. Oh! je voulus l’arrêter, je la saisis… Mais la corde continuait de se tendre… Je ne puis vous exprimer ce qu’il y avait d’horrible pour moi à voir cette corde se tendre avec cette lenteur; c’était mourir dans chaque seconde… Encore un peu, encore une petite secousse, et la corde m’enlèvera, je serai suspendue, je serai pendue.


– Tais-toi! Tais-toi! haleta Pâquette affolée.


– Quoi! n’est-ce pas ainsi que les choses se sont passées?…


– Oui! Mais tu racontes cela d’un air… il me semble que j’y suis encore!…


– Le fait est, dit Pardaillan, que c’était là une coquette façon de mourir…


– Oh! murmura Charles en frissonnant, cette Fausta est donc le génie de la perversion…


Il y eut un instant de silence, pendant lequel la Roussotte et Pâquette se remirent de leur émotion en vidant un gobelet de vin que Pardaillan leur versa de la dame-jeanne.


– J’en ai gardé la petite mort, reprit alors la Roussotte. Mais enfin, pour achever de vous raconter, voilà que je vois tout à coup la Pâquette qui saisit une chaise près d’elle juste au moment où sa corde, à elle, allait la soulever! Et elle grimpe sur la chaise. Dans mon dernier regard, je vois aussi un escabeau près de moi. Je l’attire, je monte! Nous voilà sauvées… sauvées pour dix minutes… car les maudites cordes, comme si de rien n’était, continuaient, à se tendre!… En sorte que nous étions toutes deux perchées comme des poules, ou si mieux vous aimez, nous étions comme deux ablettes au bout de deux lignes…


Et la Roussotte acheva cette comparaison par les gestes qu’elle crut les plus expressifs. Et il se dégageait de ce récit, de ces attitudes de la narratrice, une sorte de comique macabre, en sorte que Pardaillan ne pouvait s’empêcher de rire et de frissonner tout à la fois.


– Bon! Au bout de dix minutes, donc dix siècles, mes gentilshommes, dix agonies, dix morts! au bout de ce temps, dis-je, voilà les cordes retendues!… Plus d’espoir, alors!… Je me hisse sur la pointe des pieds, et tout d’un coup, comme dans une folie, je me mets à crier: «Grâce! Grâce!»


– Et moi aussi, dit la Pâquette. En entendant la Roussotte, je crie: «Grâce! Grâce!…»


– Et notez qu’il n’y avait personne!… Mais je crie de plus belle: «Grâce! Je ne le ferai plus!…» Alors, la corde s’arrêta tout à coup de se tendre! Et même elle se détend un peu!… «Grâce! Plus jamais je n’entrerai ici!…» La corde se détend!… Et voilà qu’une voix sortie de je ne sais où une voix qui me glace d’horreur, une voix pourtant douce, mais si dure, aussi, cette voix donc, bien qu’il n’y eût personne dans la pièce, nous dit: «Vous repentez-vous?…»


«- Oui! oh! oui! que nous crions en sanglotant toutes deux.


«- Essayerez-vous encore de surprendre des secrets sacrés?…


«- Jamais! oh! jamais!…


«- Eh bien, pour cette fois, Dieu vous a fait grâce! Allez, et soyez fidèles!…» À ces mots, continua la Roussotte haletante, voilà les cordes qui se détendent tout à fait. Je saute au bas de mon escabeau. Pâquette saute en bas de sa chaise. Je m’évanouis. Lorsque je revins à moi, je me trouvais étendue dans une salle de l’auberge, et Pâquette était près de moi. En sorte que sans la vive douleur que nous éprouvions toutes deux autour du cou, nous aurions pu croire que nous avions rêvé.


La Roussotte se tut quelques instants. Elle se frottait doucement le cou.


– Voilà, reprit Pâquette, ce qui nous est arrivé pour avoir voulu regarder de l’autre côté de cette porte…


– Et vous comprenez, ajouta la Roussotte, que plus jamais nous n’avons eu envie de recommencer…


– Diable! fit Pardaillan, mais moi, tout ce que vous racontez là me donne une furieuse envie d’aller y voir…


Les deux hôtesses effarées se regardèrent en pâlissant.


– Gardez-vous-en! murmura l’une.


– Il vous arriverait malheur! dit l’autre.


– Bah! bah! je crois que vous exagérez un peu. Et puis, après tout, ce ne sera jamais aussi terrible que le pressoir de fer auquel votre enseigne me fait songer…


La journée peu à peu, dans ces récits, s’était écoulée; le soir était venu. Dans l’auberge, des flambeaux s’étaient allumés, et des lampes de fer suspendues au plafond laissaient échapper de leurs becs des lueurs fumeuses.


Pendant ce temps, la dame-jeanne s’était vidée. Après la dame-jeanne, de nombreux flacons avaient succombé aux attaques réitérées. Et il va sans dire que la Roussotte était plus rouge que jamais, et que Pâquette devenait coquelicot. Si bonnes buveuses qu’elles fussent, Pardaillan, qui était un terrible videur de pots quand il s’y mettait, les avait mises à merci.


– Voyons, reprit-il tout à coup, que diriez-vous si je vous demandais de me révéler le signal?


– Le signal? bégaya la Roussotte.


– Eh oui, le fameux signal qui fait ouvrir la porte de communication…


Pardaillan souriait béatement en parlant ainsi. La Roussotte et Pâquette étaient à peu près ivres; mais, comme nous avons dit, c’étaient de solides commères, des biberonnes capables de boire un jour et une nuit sans perdre de leur raison que ce qu’il leur convenait d’en perdre. À la question de Pardaillan, la Roussotte, femme prudente et avisée, prépara sa retraite:


– Allons, Pâquette, fit-elle, il s’en va temps de préparer le dîner de messieurs les écoliers; pendant que nous en contons ici, nos mâtines de servantes doivent laisser brûler la venaison. Viens, Pâquette…


Et elle fit la révérence à Pardaillan, tout en reculant. Tout à coup, le chevalier la saisit par le bras en disant:


– Prenez garde, mon enfant, vous alliez tomber. Et voici la jolie Pâquette qui fléchit aussi sur les genoux. Tenez-la! Soutenez-la! Retenez-la donc, mon brave compagnon! C’est étonnant comme ce petit vin du Saumurois casse les jambes aux femmes et donne de la force aux bras des hommes!


Le duc d’Angoulême, au premier mot, au premier coup d’œil de Pardaillan, avait compris et suivi Pâquette qu’il maintenait solidement. En même temps, Pardaillan s’était levé, avait repoussé du genou la porte déjà entrouverte, et se retournant:


– Vous n’avez pas répondu à ma demande, fit-il avec une grande douceur.


– Monsieur le chevalier, dit la Roussotte avec une sorte de dignité qu’elle puisait peut-être dans le vin plus encore que dans son droit, écoutez-moi: je me suis battue pour vous autrefois. J’étais dans le Temple avant même Catho, et voici la Pâquette qui, comme moi, a risqué sa vie pour sauver la vôtre. Depuis cette époque, et cela date de loin, il n’est pas de journée où le soir, au coin du feu, nous n’ayons causé de vous avec grande admiration. En sorte, monsieur le chevalier, que nous avions de vous l’idée même qu’on se fait d’un roi. Allons-nous être forcées de nous repentir?…


Et la digne hôtesse versa quelques larmes, tandis que Pâquette continuait à son tour:


– Ah! monsieur le chevalier, je n’aurais jamais cru qu’un jour ce serait vous qui condamneriez la Roussotte et la pauvre Pâquette. Car si nous vous répondons, nous serons tuées sans miséricorde!


Pardaillan répondit gravement:


– Vous me fendez l’âme toutes les deux. Vous n’avez que trop raison. Je suis un ingrat, si ingrat que j’en suis blanc de honte et rouge d’indignation, comme vous pouvez voir.


– Vous vous moquez de deux pauvres filles, dit tristement la Roussotte.


– Eh! par la tête et le ventre! Je voudrais vous y voir, ma bonne Roussotte, et vous, ma jolie Pâquette. Je me moque!… Croyez-vous? En êtes-vous sûre?… Moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que vous me donnerez le signal ou je suis décidé à vous poignarder de ma main.


Pardaillan tira sa dague. Les deux femmes s’interrogèrent d’un regard navré, poussèrent un terrible soupir, et la Roussotte, enfin, balbutia:


– Sur la porte, il y a une croix formée de cinq gros clous. Frappez successivement sur ces cinq clous, en haut, en bas, à gauche, à droite et enfin au centre: la porte s’ouvrira!…


Aussitôt, elle couvrit son visage de ses mains et murmura en pleurant:


– Nous sommes perdues!…


– Vous êtes de bonnes filles, dit Pardaillan avec une grande douceur: vous me pardonnerez de vous avoir mal menées… Votre auberge vaut douze à quinze mille livres… je vous l’achète!


À ces mots, il vida sur la table le contenu de sa ceinture de cuir, et il fit signe à Charles, qui l’imita sans hésitation. La Roussotte et Pâquette, apercevant le tas de ducats d’or, furent instantanément consolées, tout en gardant un restant de terreur à la pensée de la vengeance qu’elles encouraient. En sorte que si leurs lèvres continuaient à garder ce pli chagrin du masque qui pleure, leurs yeux riaient.


– Avec cet or, dit Charles, vous pouvez fuir…


– Bah! bah! s’écria la Roussotte, plue enivrée par la vue des ducats qu’elle ne l’avait été par le vin, pourquoi fuir, mon gentilhomme?…


– Mais les cordes… les fameuses cordes qui se tendent si lentement?…


– Bon. Nous jurerons que vous êtes entrés à l’auberge avec le cavalier de tout à l’heure, et que c’est lui qui vous a indiqué le signal.


– Et si on ne vous croit pas?


– Alors, il sera temps de songer à fuir.


Pardaillan admira avec quelle facilité les femmes savent résoudre les cas de conscience; puis, suivi de Charles d’Angoulême, il se dirigea vers la salle somptueuse qui servait pour ainsi dire de transition entre l’auberge et le palais. Il marcha droit sur la porte et vit les cinq gros clous signalés par la Roussotte. Alors, du poing, il se mit à frapper sur ces clous, dans l’ordre qui lui avait été indiqué. Au cinquième coup, la porte s’ouvrit!…


* * * * *

Après le départ de Maurevert, Fausta était demeurée seule dans cette pièce tendue de tapisseries où elle se tenait d’ordinaire. Elle avait renvoyé ses femmes, qui, selon leur service, s’étaient présentées pour la distraire, soit en chantant, soit en jouant du luth.


Fausta avait reçu avec un calme étrange la nouvelle de la fuite de Pardaillan. Demeurée seule, elle ferma soigneusement les portes, abaissa les tapisseries qui les voilaient, et lentement alla s’asseoir dans son grand fauteuil, s’accouda à un des bras, et se mit à songer.


«Cet homme m’a dit qu’il ferait obstacle à mes projets. Il tient parole. Tout m’a réussi jusqu’au jour où il est entré dans ma vie. Tout s’effondre depuis l’instant où il s’est révélé à moi… Pourquoi?… Le mal qui est fait par sa faute vient-il de lui, vraiment?… Est-ce par son génie, par sa force, par sa volonté que mes plans sont détruits l’un après l’autre?… Ou bien est-ce que ce n’est pas ma propre faiblesse qui prépare la ruine de Guise, la ruine de la Ligue, de la Nouvelle Église, et la mienne?…»


Fausta, lorsque, devant témoins, elle gardait sur le visage un calme presque effrayant dans les circonstances les plus émouvantes, ne jouait pas la comédie. Dans ce moment même, sûre que nul de ses gens d’armes, de ses gentilshommes ou de ses serviteurs n’oserait l’épier, elle était aussi calme, orgueilleuse et sereine que si elle eût assisté à quelque fête. Mais ce qui se passait en elle était effroyable.


Fausta sentait, comprenait qu’elle pleurait. Mais ses larmes, à elle, au lieu de déborder des paupières, au lieu d’être des gouttes visibles brûlant ses joues, étaient des larmes invisibles et semblaient retomber sur son cœur comme du plomb fondu. Ce n’étaient pas ses yeux qui pleuraient, c’était sa pensée.


Il y avait dans son âme, dans ces profondeurs lointaines de l’être humain ou bien peu parviennent à descendre, il y avait là des cris de haine et d’amour, des clameurs déchirantes, des sanglots, des imprécations. C’était Fausta qui souffrait… Et ce n’était pas elle.


Ce qui souffrait, ce qui se débattait dans une angoisse mortelle, c’était la créature humaine, la femme, l’être primitif qui ne ment pas, qui n’admet pas de masque. Et ce qui demeurait ainsi paisible sur ce fauteuil, c’était une Fausta pour ainsi dire artificielle, la souveraine de l’orgueil, celle qui ne s’était jamais vue pleurer et qui jamais n’avait eu peur.


«Ce Maurevert, songea-t-elle, m’a parlé de leur épouvante, à tous. Et moi?… Épouvante, qui es-tu?… Épouvante, je t’ignore!…»


Et elle vit que désormais, elle n’ignorait plus l’épouvante. Elle comprit que si Pardaillan était libre, elle tremblait. Elle avait peur. Peur de quoi? Elle ne savait.


– C’est ma propre faiblesse qui fait sa force, continuait-elle. Il y a en moi un sentiment que je ne devais pas connaître. Entre Dieu et moi, ce pacte avait été fait. Je devais être la Vierge immaculée non seulement dans son corps, mais dans le plus secret de sa pensée… Je ne suis plus la Vierge…


Fausta prononça ces mots presque à haute voix. Et qui les eût entendus n’eût eu aucune idée de la rage, de la terreur, de la honte qui bouleversaient cette âme. Fausta parlait et même pensait avec une sorte de mélancolie très douce… et au fond d’elle-même, sous cette douceur, sous cette mélancolie, se déchaînait la tempête.


Peu à peu, pourtant, elle s’apaisa. Et par un phénomène qui pourra sembler étrange mais qui est très naturel, à mesure qu’elle s’apaisait réellement, ses attitudes extérieures perdaient leur sérénité. Elle pâlit et rougit. Son visage eut des flammes de pourpre, ses yeux des éclairs, ses lèvres de sourdes menaces.


En réalité, ses sens s’abandonnaient maintenant à l’exaltation parce qu’elle avait trouvé, croyait-elle, un moyen de réduire son cœur au silence et de redevenir la Vierge de la pensée.


«Mais pour exécuter mon projet, gronda-t-elle à un moment, il n’en faut pas moins que cet homme soit retrouvé, qu’il soit de nouveau en mon pouvoir! Et si cela n’arrive jamais?…»


Comme elle pensait ces choses, un coup fut frappé à la porte de communication par où l’on pénétrait dans l’auberge.


«Qui peut venir?» songea Fausta.


Le deuxième coup fut frappé.


– Est-ce Guise?… Est-ce le moine?… Qui est-ce?…


La porte, une fois les cinq coups frappés dans l’ordre, s’ouvrait automatiquement. Mais Fausta pouvait l’empêcher de s’ouvrir, simplement en poussant un léger verrou qui faisait obstacle à la marche du mécanisme. Au quatrième coup, elle eut soudain l’idée de pousser ce verrou. Un étrange sentiment la poussait à ne pas recevoir celui qui frappait… quel qu’il fût. Elle se leva vivement et marcha à la porte.


À ce moment, le cinquième coup fut frappé et la porte s’ouvrit. Fausta s’arrêta pétrifiée: Pardaillan était devant elle. Le chevalier se tourna vers Charles d’Angoulême, et d’un ton étrange:


– Monseigneur, dit-il, je compte sur vous pour veiller sur le prisonnier…


«Quel prisonnier?» se demanda Charles stupéfait.


– Si dans une heure vous ne m’avez pas revu, tuez sans pitié, puis sautez à cheval, courez à Chartres à franc étrier, et prévenez le roi…


«De quoi faut-il prévenir le roi?» gronda en lui-même le jeune duc étourdi.


Sa confiance dans la force et l’esprit d’invention de Pardaillan était illimitée. Mais il sentait que le chevalier jouait en ce moment un jeu effroyable, et Charles, au lieu de répondre, se dit qu’il serait le dernier des lâches s’il n’entrait pas en même temps que son compagnon dans l’antre de la Fausta. Il fit donc résolument un pas.


– Monseigneur, dit Pardaillan en lui saisissant le bras, vous m’avez bien compris, n’est-ce pas? ‘


Et cette fois, le ton était tel que Charles comprit que de son obéissance passive dépendait le succès de l’entreprise et la vie du chevalier.


– Soyez tranquille, dit-il, si dans une heure vous n’êtes pas de retour où vous savez, je tue, et dès demain matin, dès cette nuit, Henri III est prévenu.


– Admirable! fit Pardaillan.


Et il entra, cessant de maintenir ouverte la porte. La porte, alors, se referma d’elle-même, lourdement.


Charles demeura tremblant, éperdu, stupéfait encore d’avoir consenti à se séparer de Pardaillan en une telle minute. Il colla son oreille à la porte, mais n’entendit rien.


Pardaillan s’était avancé vers Fausta, la tête découverte, la plume de son chapeau balayant le tapis. Il s’inclina avec une sorte de respect qui n’avait rien de commun, avec les marques de vénération que tous les jours recevait Fausta.


– Madame, dit-il en se redressant, daignerez-vous me pardonner de me présenter chez vous à une heure tardive et par une porte dérobée?


Fausta s’était assise. Une joie funeste brillait dans son regard. Elle s’était accoudée au bras de son fauteuil, et telles étaient sa pâleur et son immobilité qu’il eût été facile de la prendre pour quelque beau marbre. Pardaillan reprit:


– Un entretien de vous à moi, madame, était indispensable et urgent. Je n’avais pas le choix des moyens. Je me suis introduit chez vous comme j’ai pu. Voulez-vous me pardonner cette grave infraction aux règles de toute étiquette, soit princière ou royale, soit pontificale?


Cette fois Fausta fit un geste: elle frappa d’un marteau sur un timbre. Un homme entra, qui ne témoigna d’aucun étonnement à la vue de l’étranger.


– Combien de gardes au palais? demanda Fausta d’une voix calme.


– Vingt-quatre arquebusiers, dit l’homme. Mais si Votre Sainteté le désire, on peut faire aussi venir les archers dont c’est jour de repos jusqu’à minuit.


– Combien de gentilshommes de service? reprit la Fausta.


– Les douze ordinaires. Mais…


– Silence. Faites prendre les armes aux gardes et surveillez toutes les issues. Que les gentilshommes de service se tiennent prêts à entrer ici au premier coup de sifflet. Allez.


L’homme fit une génuflexion et sortit. Pardaillan sourit. Les mesures prises par la Fausta le soulageaient d’une inquiétude. Cette femme était peut-être une tigresse, mais c’était une femme. Maintenant, il était sûr d’avoir affaire à des hommes. Cette pensée le rassura.


– Qui êtes-vous? demanda la Fausta, comme si elle eût vu alors pour la première fois l’homme qui était devant elle.


– Madame, dit Pardaillan, je suis celui à qui vous avez fait commettre une impardonnable faute. Grâce à votre habileté à vous déguiser, grâce à la merveilleuse aisance avec laquelle vous portez le costume cavalier, grâce à l’incomparable souplesse avec laquelle vous maniez l’épée, vous m’avez forcé, devant la Devinière, à vous prendre un instant pour un homme; vous m’avez forcé à croiser le fer avec une femme; vous m’avez forcé à toucher cette femme au front… Vous m’objecterez sans doute que j’ignorais que vous étiez une femme, mais je n’eusse pas dû l’ignorer, j’eusse dû deviner votre sexe et briser mon épée plutôt que d’en tourner la pointe contre un sein de femme. C’est une chose que je ne pardonnerai jamais, madame…


Pardaillan, son chapeau à la main droite, la main gauche appuyée à la garde de la rapière, l’œil doux, la figure paisible, parlait avec un accent de profonde sincérité. Fausta jeta sur lui un furtif regard. Et ses yeux, à elle, se troublèrent. Son sein palpita.


Il est certain que si elle était une magnifique expression de la splendeur féminine, Pardaillan, dans cette attitude un peu théâtrale, mais qui lui seyait à la merveille, avec son visage rayonnant de générosité, était un admirable type de beauté masculine.


Fausta comprit qu’elle avait devant elle un adversaire digne de sa puissance. Elle se trouva humiliée d’avoir voulu ruser.


– Monsieur de Pardaillan, dit-elle, je vous pardonne d’être entré ici sans y être appelé. Je vous pardonne de m’avoir touchée au front. Mais je vous déclare que vous ne sortirez pas d’ici vivant. Vous avez étendu les ordres que j’ai donnés?


Pardaillan fit oui de la tête. Fausta reprit avec un sourire livide:


– Je vous pardonne aussi, puisque vous allez mourir, d’avoir surpris mes secrets, de savoir qui je suis, d’avoir failli me frapper d’impuissance et faire avorter les projets que j’ai formés sur les destinées du monde.


Pardaillan s’inclina.


– Madame, dit-il avec cette charmante naïveté de la voix et du regard qui n’appartenait qu’à lui, puisque vous voulez bien me pardonnez tout cela, pourquoi donc voulez-vous me tuer?…


Fausta devint plus pâle encore qu’elle n’était. Toute émotion sembla avoir disparu de sa pensée. Et ce fut d’une voix morte, sans accent, qu’elle répondit:


– Vous allez comprendre d’un seul coup, monsieur de Pardaillan, combien je vous admire, combien je vous estime, et combien je suis sûre de vous tuer tout à l’heure. Je veux tuer, monsieur, parce que ce n’est pas au front, mais au cœur que vous m’avez touchée. Si je vous haïssais, je vous laisserais vivre. Mais il faut que vous mouriez, parce que je vous aime.


Pardaillan frémit. Ce qui venait d’être dit lui parut mille fois plus redoutable que l’ordre donné en sa présence. Il se sentit perdu… Mais même sur ce terrain, Pardaillan ne voulut pas reculer. Les derniers mots de la Fausta avaient porté l’entretien à une de ces hauteurs d’où il ne faut pas tomber, sous peine de se briser les reins. Il éprouvait comme un vertige. Et pourtant, il voulut, par le calme absolu, par la froideur terrible de l’attitude et de la voix demeurer digne de l’effrayante adversaire et la terrasser. Voici ce qu’il répondit:


– Madame, vous m’aimez. Et moi aussi, vous m’apparaissez d’une si splendide hideur, vous êtes à mes yeux une si inconcevable force de beauté, de deuil et de terreur, que je vous aimerais, oui, je vous aimerais, si je n’aimais…


– Vous aimez? dit Fausta, non pas avec colère, non pas avec curiosité, ni avec amour, ni avec haine, mais seulement avec cette effroyable froideur que nous avons signalée.


– Oui, j’aime, dit Pardaillan avec une infinie douceur. Et j’aimerai jusqu’à la dernière minute de ma vie. Il n’y a pas dans mon âme d’autre sentiment possible que cet amour par lequel, j’étais, sans lequel je ne serais plus. Je l’aime, madame, je l’aime; morte…


– Morte!


Ce fut presque un cri qui échappa à Fausta, une sourde exclamation où se heurtaient de l’étonnement, de la joie et peut-être aussi, qui sait? du regret. Car Fausta, sincère dans son rôle de Vierge, eût triomphé dans son cœur d’une jalousie contre une vivante…


– Vous devez penser que je suis un misérable fou, reprit Pardaillan. Mais cela est. J’aime la morte, depuis seize ans qu’elle est morte… Aussi, madame, je vous le jure d’honneur, je bénirais-la minute où les assassins que vous venez d’aposter vont se ruer sur moi, si je n’avais intérêt à vivre encore. Je vivrai donc, puisqu’il le faut.


Pour la seconde fois, Fausta ressentit comme une violente humiliation. Elle venait, ainsi que le disait Pardaillan, d’aposter des assassins prêts à se ruer. Et Pardaillan affirmait avec sa belle simplicité: – Je vivrai donc puisqu’il le faut…


Elle fut sur le point de donner le signal. Une intense curiosité, un ardent désir de mieux connaître cet homme la retint. Elle l’examinait avec un prodigieux étonnement. Il avait baissé la tête, comme pensif, après ce qu’il venait de dire. Il la releva soudain. Un fin sourire se jouait sur ses lèvres.


– Madame, dit-il, avant que je n’entreprenne de me colleter avec vos gens et de les réduire à la raison…


– Vous pensez les réduire? interrompit Fausta avec un rire plus effrayant que sa froideur de tout à l’heure.


– Madame, je ne sortirai pas d’ici que je n’aie obtenu ce qu’il est nécessaire que j’obtienne, dit simplement Pardaillan. Et pour cela, je dois tout d’abord vous dire comment j’ai pu entrer ici…


Et en lui-même, Pardaillan s’écria: «Ô ma digne Pâquette, ô ma tendre Roussotte, voici pour vous sauver un peu…»


– Il faut que vous sachiez, continua-t-il à haute voix que j’ai un ennemi… excusez-moi, madame, ces détails sont nécessaires: cet ennemi est un moine jacobin, il s’appelle Jacques Clément.


Fausta ferma les yeux pour dissimuler la soudaine agitation qui s’emparait d’elle.


– Ce moine, reprit Pardaillan, je me suis saisi de lui, tout à l’heure, lorsqu’il est sorti de votre palais. Et je sais ce qu’il veut faire.


Pardaillan ne savait rien qu’une chose: C’est que Jacques Clément voulait tuer Henri III et qu’il était entré chez la Fausta. Tout le reste, avec sa vive imagination, il venait de le supposer. Et tandis qu’il parlait, il se disait:


«Si je me trompe, je suis mort. Si Fausta n’a pas elle-même armé le bras de Jacques Clément, si elle n’a pas un immense intérêt à tuer Valois, je ne sortirai pas d’ici… Ce sera ici ma tombe!…»


Fausta avait fermé les yeux. Il ne voyait pas ce qu’elle pensait. Mais il continua bravement:


– Frère Jacques Clément, madame, doit tuer Henri III. Et c’est vous qui le poussez à ce meurtre. Voilà ce que je sais, madame. Or, écoutez-moi, maintenant! Par Jacques Clément, en le forçant à parler, j’ai su comment on entrait ici; j’ai su son dessein, qui est le vôtre. Je connais ce moine depuis longtemps, madame. En le choisissant, je puis vous dire que vous avez choisi un terrible instrument. Il réussira. Il frappera Valois. De ce fait, M. le duc de Guise sera roi.


Il parlait lentement, comme on va, pas à pas, sur un terrain inconnu, plein de fondrières.


– Pour que Jacques Clément réussisse, continua-t-il, que faut-il tout d’abord?… Qu’il soit rendu à la liberté… Il faut ensuite que le roi Henri III ne soit pas prévenu que M. le duc de Guise veut le faire trucider…


Cette fois le coup fut si rude que Fausta tressaillit. Pardaillan perçut ce tressaillement et respira longuement.


«Je commence à croire que je ne suis pas encore mort!» songea-t-il.


– Ainsi, dit Fausta, le moine vous a avoué qu’il veut tuer Henri de Valois?


– Ai-je dit cela madame? Mettons que je me suis trompé, car Jacques Clément ne m’a rien dit. Seulement, je sais qu’il doit tuer le roi pour le compte de Guise, et sachant cela, je me suis emparé de lui. Si je suis libre, si vous m’accordez la grâce que je viens solliciter, Jacques Clément est libre, et il va où il veut, il fait ce qu’il veut. Car que m’importe à moi que Valois vive ou meure! Cet homme est marqué pour quelque terrible représailles venue d’en bas. Il a accumulé de telles souffrances qu’un jour une de ces infamies doit le souffleter et une de ces souffrances le poignarder: c’est dans l’ordre. La vie ou la mort de Valois ne m’intéresse pas, madame. Mais je vous le dis, la mort de ce roi intéresse le duc de Guise. Si Valois ne meurt pas promptement, Guise est perdu. Il le sait. Vous le savez. La vie d’Henri III, c’est la mort de Guise et la vôtre!


À cet exposé si simple et si terrible, et si vrai de toute la politique de cette époque, Fausta comprit qu’elle n’avait pas seulement devant elle un homme d’une bravoure exceptionnelle, une force comme la nature en crée une ou deux par siècle comme pour s’exercer à des chefs-d’œuvre, mais aussi une intelligence d’une profonde sensibilité. Elle soupira. Et sa pensée, à ce moment, était celle-ci:


«Pourquoi ce pauvre gentilhomme, sans feu ni lieu, ne s’appelle-t-il pas duc de Guise?…»


Pardaillan continua son exposé. Car vraiment, à les voir si paisibles tous deux, si calmes dans leurs paroles mesurées, dans leurs gestes à peine esquissés, il eût été impossible de supposer le drame effroyable qui se déchaînait dans l’âme de la femme, et que cet homme pouvait, devait tomber mort au premier geste de cette femme.


– Donc, reprit-il, sachant sûrement que Clément a été armé par Guise, par vous, sachant que de longtemps vous ne retrouverez pas un homme capable comme lui de regarder en face la majesté royale sans en être ébloui, capable, d’un geste de son bras, de changer les destinées du royaume de l’Église, moi, Pardaillan, je me suis emparé de ce moine. Et si vous me frappez, il meurt, comme vous avez pu l’entendre par la promesse que monseigneur le duc d’Angoulême vient de me faire. Il meurt. Henri III est prévenu que Guise le veut tuer. Plus de grande procession. Plus de voyage à Chartres. Valois se défend. Guise est perdu, et vous aussi. Est-ce clair?


Fausta, blanche comme une morte, Fausta insensible en apparence. Fausta souffrait en ce moment comme elle n’avait jamais souffert. Elle rugissait en elle-même, et son cœur bondissait. Elle haïssait cet homme qui la bravait, d’une haine furieuse, d’une haine humaine… elle qui avait voulu s’élever au-dessus de toute humanité… et elle était prête à se jeter à ses genoux, à crier grâce, à s’avouer vaincue, à humilier son orgueil, à proclamer son amour, à hurler enfin qu’elle n’était qu’une femme!…


– Que voulez-vous? demanda-t-elle rudement.


– Peu de chose; contre la liberté de Jacques Clément, contre le serment que je vous fais de ne rien tenter pour m’opposer à son projet, je vous demande la vie et la liberté de deux hommes. Est-ce trop pour payer la mort d’un roi?…


– Deux hommes? dit Fausta surprise.


– Nous y voici donc, fit Pardaillan. Je vais vous dire, madame. Ces deux hommes, je ne les connais pas. Leur vie ou leur mort m’est indifférente, comme celle de Valois. Seulement, vous avez vu tout à l’heure ce jeune homme qui maintenant s’apprête à égorger Jacques Clément s’il ne me revoit pas. Eh bien, ce jeune homme a une mère qui s’appelle Marie Touchet. Et cette femme, un jour que mon père allait subir le supplice, est apparue dans la prison et a sauvé mon père… et moi, par la même occasion. Le fils de Marie Touchet m’est sacré, madame. Et puis, peu à peu, je me suis mis à l’aimer pour lui-même. Alors, voyez comme c’est simple: tout naturellement, je me suis mis à aimer ce qu’aime mon seigneur duc, et j’ai éprouvé une vive affection pour cette pauvre petite bohémienne que vous avez voulu faire brûler vive… Me suivez-vous, madame?


– Oui. Vous venez me demander Violetta. Mais j’ignore où elle peut être.


– Je viens, dit Pardaillan, vous demander la vie du père de Violetta et d’un autre malheureux; le prince Farnèse et maître Claude sont enfermés ici, condamnés à mourir de faim. Ce sont ces deux hommes que je suis venu vous supplier humblement de rendre à la lumière du jour.


Ici, Fausta établit rapidement dans sa tête que quelqu’un autour d’elle la trahissait. Car comment Pardaillan eût-il appris que Claude et Farnèse étaient enfermés dans son palais? Elle dédaigna de se demander qui était ce traître. Seulement, une sorte d’étonnement où il y avait presque du respect descendit dans cette âme altière, cuirassée d’un orgueil surhumain.


– Ainsi, fit-elle d’une voix qui résonna avec une étrange douceur, vous êtes venu vous faire tuer ici dans l’espoir de sauver deux hommes que vous ne connaissez pas?


– Je crois que vous faites erreur, madame, dit Pardaillan. Je suis bien venu pour sauver ces deux hommes, mais je ne suis pas venu pour me faire tuer, puisque je vous ai dit tout au contraire qu’il est nécessaire que je vive encore. Je vous propose un marché, voilà tout, estimant que la vie de Jacques Clément que je tiens dans mes mains vous est plus précieuse que la vie de Farnèse et de Claude. Me serais-je trompé? ajouta avec une inquiétude réelle, si réelle qu’elle eût pu paraître feinte à tout autre que Fausta.


– Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle gravement. Et la preuve, c’est que je fais grâce à ces deux hommes, condamnés pourtant par un tribunal dont les sentences sont sans appel.


Pardaillan demeura stupéfait. Il ne pouvait croire que la ruse naïve qu’il venait d’employer eût si pleinement réussi.


Pendant toute cette étrange conversation que nous venons de relater, il s’était constamment tenu sur ses gardes, l’œil au guet, l’oreille tendue aux bruits de l’intérieur du palais, la main prête à dégainer.


Mais Fausta venait de frapper deux coups sur le timbre. Un homme entra, et au moment où il souleva la tapisserie, Pardaillan put voir derrière cette tapisserie des gens immobiles, l’épée à la main.


– Ce sont les douze gentilshommes en question, songea-t-il.


– Que font les prisonniers? demanda Fausta.


– Le prince Farnèse est assis dans un fauteuil, et le bourreau couché sur le tapis.


«Le bourreau!» s’exclama Pardaillan en lui-même.


Une sorte d’angoisse l’envahit. Une sueur froide pointa à son front. Quel était ce bourreau?… Quelles mystérieuses accointances pouvait-il y avoir entre le bourreau et Violetta?… Car ce bourreau, c’était l’un des deux prisonniers… c’est-à-dire celui qu’on appelait maître Claude! Celui que Violetta aimait plus encore que son père!…


– Que disent-ils? reprit Fausta.


– Ils ne disent rien. Ils semblent privés de sentiment. Cependant ils vivent encore; la poitrine du cardinal se soulève avec effort, et on entend le souffle haletant de maître Claude…


– Horrible! murmura Pardaillan qui pâlit.


Fausta souriait d’un sourire aigu qui montrait ses dents, admirables perles qui brillaient sous l’incarnat de ses lèvres…


Cette femme se délectait donc du récit de l’épouvantable agonie?… Non! Ou bien nous avons mal exposé ce caractère, ou bien l’on doit savoir que Fausta ne pouvait se réjouir d’une souffrance humaine. Elle se croyait l’Ange, l’Envoyée qui frappe quand il faut frapper, mais sans aucune notion du sentiment humain.


– Qu’ont-ils dit? Qu’ont-ils fait depuis qu’ils ont commencé à mourir?


Elle posa cette question, et l’homme répondit:


– Dans les premières heures qui ont suivi la sentence au sacré tribunal, les deux condamnés sont restés immobiles, chacun dans un coin, comme prostrés et abattus. Puis le bourreau a cherché un moyen de sortir. Lorsqu’il eut constaté l’impossibilité de la fuite, il s’est tenu tranquille. Des heures se sont passées. Puis ils ont commencé à souffrir vivement, car ils se sont rapprochés l’un de l’autre et ont cherché dans un échange de paroles un oubli momentané de la souffrance.


L’homme parlait froidement; il ne faisait pas un récit; il faisait un rapport, voilà tout. Tandis qu’il parlait, Pardaillan regardait Fausta et il frissonnait en se disant:


«Est-il possible qu’une femme entende des choses pareilles sans crier de pitié?…»


– Puis, continua l’homme, ils se sont séparés à nouveau. Le cardinal s’est assis dans un fauteuil et a fermé les yeux. Le bourreau s’est tenu debout dans l’angle opposé, regardant fixement devant lui. Enfin sont arrivées les grandes souffrances. D’abord, des plaintes se sont élevées; puis ces plaintes sont devenues des cris; puis ces cris sont devenus des hurlements; la folie furieuse s’est déclarée; tous les deux se sont rués sur la porte qu’ils ont martelée de coups. Puis, peu à peu, après quelques heures de fureur, ils ont pleuré, ils ont demandé une goutte d’eau…


– Affreux! oh! c’est affreux! haleta Pardaillan.


– Continuez, dit simplement Fausta.


– Enfin, ils ont commencé de râler; les grandes souffrances sont passées et l’agonie, je crois, est bien proche. Maintenant, comme j’avais l’honneur de l’exposer, ils respirent à peine; le cardinal est dans un fauteuil, le bourreau est tombé en travers, de tout son long, sur le tapis.


Fausta se tourna vers Pardaillan, qui, livide, essuyait son front. Et elle dit:


– J’ai voulu, monsieur, vous faire savoir que ces deux hommes sont bien près de la mort…


Pardaillan fit un effort pour échapper à cette impression d’horreur qui venait de le paralyser.


– Qu’on ouvre la porte de leur chambre, qu’on ranime les deux condamnés. Qu’on les ramène à la vie et à la force par un prudent emploi de la liqueur qui nous sert en pareil cas. Puis, quand ils seront capables de marcher, qu’on les conduise jusqu’à la rue et qu’on les y laisse libres en leur disant que grâce leur est faite de par l’intercession de M. le chevalier de Pardaillan… Qu’on me prévienne dès qu’ils seront ranimés…


– Madame! murmura Pardaillan.


Fausta fit un geste hautain qui signifiait: «Attendez! ce n’est pas fini entre nous!»…


L’homme qui venait de faire le rapport s’était retiré. Un mortel silence s’établit. Pardaillan considérait avec une indéfinissable horreur cette femme, qui pourtant venait de lui donner si complète satisfaction. Près d’une demi-heure se passa ainsi. Puis l’homme reparut en disant:


– Les condamnés ont été ranimés selon l’ordre donné. Il ne reste plus qu’à les conduire jusqu’à la rue.


– Monsieur le chevalier de Pardaillan, dit Fausta, accompagnez vos amis jusqu’au grand vestibule: je vous attends ici… car si je vous prouve que j’ai accepté le marché proposé, vous devez me prouver à votre tour que mon homme à moi est libre comme sont libres vos deux hommes à vous…


Elle fit un signe, et l’homme au rapport s’inclina, et sortit, suivi de Pardaillan. Rapidement, le chevalier, à la suite de son conducteur, franchit deux ou trois vastes salles, magnifiquement décorées, longea un couloir et parvint à une porte ouverte.


– C’est là, dit le conducteur.


Le chevalier entra et, assis sur des fauteuils, il vit le prince Farnèse et maître Claude. Un personnage vêtu de noir, quelque médecin sans doute, était penché sur eux et achevait de les rappeler à la vie… une sorte de petit vieillard à figure énigmatique.


Quelques minutes se passèrent. Pardaillan attendait, la gorge serrée par l’angoisse, regardant avec une maladive curiosité ces deux visages d’hommes sur lesquels la souffrance avait laissé des traces terribles, fantômes qui semblaient revenir des lointaines régions de la mort.


Puis le personnage noir se releva avec un rire silencieux de satisfaction et se tourna vers Pardaillan:


– Ils en reviendront, dit-il avec une grimace qui voulait être sans doute un sourire. Ils en reviendront, s’ils prennent la précaution de manger et boire avec une grande modération pendant huit jours. Louée soit notre souveraine sacrée qui fait grâce!


Là-dessus, le petit vieux fit une courbette, boucha soigneusement le flacon qu’il tenait à la main, puis, ayant jeté un dernier regard sur les deux condamnés, sortit, ou plutôt disparut sans qu’on pût dire au juste par où il s’était éclipsé. Pardaillan regarda vivement autour de lui, vit qu’il était seul, et s’approchant de Farnèse, lui glissa rapidement à l’oreille:


– En sortant d’ici, entrez à l’auberge voisine, rejoignez-y le duc d’Angoulême et allez m’attendre tous les trois à la Devinière, rue Saint-Denis. Eh bien! monsieur continua-t-il à haute voix, comment vous trouvez-vous?…


Le cardinal et le bourreau eurent un regard effaré, vacillant, rempli de cet immense étonnement qui est le vertige de la pensée. Ils étaient pâles comme des spectres. Leurs joues étaient creuses, leurs yeux profondément enfoncés sous les orbites.


Mais presque aussitôt, et avec une foudroyante soudaineté, le sang afflua à leurs visages. C’était la liqueur du petit vieux qui agissait. Ils se dressèrent debout, et leur premier mouvement fut de marcher à la porte. Puis, ils s’arrêtèrent avec une crainte d’enfants: leur pensée, presque atrophiée par la souffrance, ne leur laissait plus la possibilité de la lutte…


– Au nom de Violetta! murmura ardemment le chevalier.


– Violetta? balbutia Farnèse comme s’il eût éprouvé une grande difficulté à se souvenir et une plus grande encore à parler.


Mais ce nom ainsi jeté produisit sur l’esprit de Claude un effet comparable à celui que le violent révulsif du petit vieux avait produit sur son corps. Il eut une sorte de grondement. Ses poings énormes se serrèrent.


– Vous dites: Violetta! fit-il haletant.


– Oui! dit Pardaillan dans un souffle. Si vous l’aimez, faites ce que je dis: entrez au Pressoir de fer, rejoignez-y le duc d’Angoulême, et tous trois, allez m’attendre à la Devinière. Silence! On nous écoute…


En même temps, Pardaillan prit une main de Farnèse, une main de Claude et les entraîna:


– Venez, dit-il, n’avez-vous pas entendu que la glorieuse Fausta vous fait grâce?…


Les deux hommes marchèrent. Que leur arrivait-il? Qu’était-il arrivé? Où allaient-ils? Qui était cet homme? Ils ne savaient plus rien. Dans leur tête, il n’y avait que du vide…


Quelques instants plus tard, ils atteignaient le grand vestibule, traînés par le chevalier, qui lui-même était guidé par l’homme de Fausta. Toutes ces salles, ces couloirs qui se succédaient semblaient déserts. Mais dans le vestibule, il y avait une vingtaine de gardes. La porte, la grande porte de fer s’entrouvrit. Dans le même instant, Farnèse et Claude se trouvèrent dehors, tandis qu’un homme disait à haute voix:


– Allez et bénissez la souveraine qui vous fait grâce de par l’intercession de M. le chevalier de Pardaillan!…


Si peu de temps que la porte de fer eût été entrouverte, le chevalier en eût peut-être profité pour faire ce qu’il appelait une trouée à travers les gardes massés et se précipiter dehors. Il fut retenu par cette réflexion que dans l’état où se trouvaient les deux condamnés graciés, il n’y avait pas de défense à espérer de leur part. Ils seraient poursuivis, rattrapés, et tout ce que venait de tenter Pardaillan serait inutile.


Il laissa donc la porte se refermer, et suivant le même homme qui l’avait guidé, il se retrouva quelques instants plus tard en présence de Fausta. Il s’inclina devant elle, non sans émotion, et lui dit:


– Madame, c’est fait: ces deux malheureux sont libres. Vous venez d’acquérir à ma reconnaissance des droits que je n’oublierai jamais…


Et comme Fausta ne répondait pas, abîmée qu’elle était dans quelque lointaine rêverie:


– Si peu que je sois, continua-t-il, si puissante et glorieuse que vous soyez, qui sait si cette gratitude du pauvre chevalier ne vous sera pas un jour de quelque utilité?…


Fausta tourna légèrement la tête de son côté et dit:


– Où est le moine Jacques Clément?…


– Il est libre, madame, répondit Pardaillan sans hésitation. Aussi libre que le cardinal et le bourreau qui sortent de ce logis. Madame, continua-t-il, et une flamme d’intrépidité et d’audace empourpra son visage, libre à vous de me considérer comme un otage. Mais il ne sera pas dit que je vous aurai trompée après l’acte de générosité que vous avez accordé à mon humble prière. En vous l’avouant je me retire sans doute tout espoir de salut, mais sachez-le: Jacques Clément n’a jamais été en mon pouvoir, et il n’est pas davantage en ce moment au pouvoir du duc d’Angoulême…


– En sorte, dit Fausta, que je puis donner l’ordre de vous mettre à mort sans que les projets du moine sur Henri III en soient interrompus?…


– Vous le pouvez, madame!


Et Fausta, de cette voix sans expression qui faisait frissonner les plus braves, reprit:


– Je vais donc donner cet ordre. Apprêtez-vous à mourir, chevalier!…


Pardaillan, d’un geste lent, tira sa rapière, regarda Fausta en face, et dit:


– Je suis prêt, madame!…


Fausta se leva et s’approcha de Pardaillan.


Celui-ci la reconnut à peine…


Ce n’était plus la statue glaciale et glacée. Ce n’était plus cette synthèse d’orgueil, cette figuration de majesté qui faisait courber les fronts et inspirait la terreur. Celle qui venait vers lui, c’était une femme dans tout l’éclat de la beauté qui s’exalte, dans toute la magnificence de l’amour qui se déchaîne et qui s’offre!…


Les yeux de cette femme, ces splendides yeux noirs pareils à des diamants noirs versaient de la passion en jets de flamme. Ces yeux pleuraient. Des larmes lentes, silencieuses et brûlantes qui s’évaporaient au feu des joues.


Pardaillan, des deux mains, s’appuya sur la garde de son épée dont la pointe s’appuyait au plancher. Il se tenait tout raide, dans une immobilité de stupeur, vivant une de ces étranges minutes qui à peine accomplies, ne laissent que le souvenir d’un rêve, comme si elles ne s’étaient pas accomplies…


Lorsque Fausta fut près de Pardaillan, palpitante, le sein soulevé par le tumulte de sa passion déchaînée, les yeux noyés d’une immense douleur, elle leva ses deux bras qu’un sculpteur eût désespéré de pouvoir jamais imiter en leur forme solide, harmonieuse, délicate et puissante…


Et ces deux bras, soudain, enveloppèrent le cou de Pardaillan… Elle se colla à lui, l’enveloppa pour ainsi dire tout entier de sa caresse… Et quand elle le tint ainsi, elle saisit sa tête à deux mains, et lentement, tandis qu’un sanglot terrible râlait dans sa gorge, elle attira cette tête à elle… Et alors, ses lèvres pâles, violemment, se posèrent sur les lèvres du chevalier…


La sensation brûlante de ce baiser fit tressaillir Pardaillan jusqu’au plus profond de l’être… mais ses lèvres, à lui, demeurèrent muettes! Il ne ferma pas les yeux: il les tint fixés, froids et insensibles, sur les yeux bouleversés de Fausta, de l’Ange devenu femme, de la vierge en qui triomphait tout à coup l’amour.


Pardaillan reçut le baiser, le violent, le délirant baiser de la vierge. Et il ne le rendit pas… Pardaillan aimait la morte! Pardaillan, jusqu’à son dernier souffle, devait aimer la morte!…


Après le baiser, Fausta, lentement, dénoua ses bras et se recula… À mesure qu’elle reculait, il semblait à Pardaillan qu’elle n’était plus la femme, l’être d’amour intense et surhumain, et qu’elle redevenait la Souveraine, la Majesté, la Sainteté…


Lorsqu’elle fut loin, presque au bout de la salle, près de disparaître, elle parla. Et sa voix parvint au chevalier comme une voix lointaine, peut-être une voix d’outre-tombe ou d’outre-ciel… Et voici ce qu’elle disait:


– Pardaillan, tu vas mourir… Non parce que tu as voulu abolir mes desseins, non parce que tu t’es dressé devant ma puissance, non parce que tu m’as arraché Violetta, non parce que tu m’as combattue et vaincue… Pardaillan, tu vas mourir parce que je t’aime!…


Elle s’arrêta un instant. Le chevalier toujours immobile et raide à la même place, toujours appuyé sur sa rapière debout devant lui, la regardait, l’écoutait, et il lui semblait voir une ombre qui s’évanouit, il lui semblait entendre la musique d’un sanglot.


La voix d’ineffable douceur, mélopée d’amour et de douleur, expression magique d’une force immense, chant prestigieux d’une âme qui veut s’affranchir et consent à son propre désespoir, cette voix, qui sûrement était plus belle qu’une voix humaine, puisque Fausta, dans cette minute inouïe, s’élevait vraiment au-dessus de l’humanité; la voix reprit:


– Tu es aimé de celle qui n’a jamais aimé; ce cœur de diamant qui n’a jamais reflété que la flamme des pensées supraterrestres a reflété ton image; la vierge d’orgueil et de pureté s’est humiliée devant toi; parce que je ne dois pas aimer, l’homme que j’aime doit mourir. Pardaillan, je pleure sur toi, et je te tue. Et toi qui aimes la morte, toi qui as compris la gloire et l’harmonie de la fidélité, toi qui portes dans ton âme une morte, une morte vivante, tu comprendras le sens du baiser que la vierge a déposé sur tes lèvres. Puisque je ne suis plus seule avec moi-même dans le secret de mes pensées, puisque quelqu’un est entré malgré ma défense désespérée dans cette âme où nul ne devait pénétrer, celui que je porterai dans l’âme sera un mort, comme celle que tu portes, toi, est une morte. Adieu, Pardaillan, tu as reçu le baiser de Fausta, le baiser d’amour, c’est le baiser de mort.


À ces mots, Fausta s’éloigna encore, ondoyante et flottante comme une ombre, puis tout à coup, Pardaillan ne vit plus rien: il était seul; un silence funèbre, un silence de nuit profonde pesait sur lui, d’étranges sensations l’assaillaient: ces paroles d’un mysticisme exalté, confinant à la folie, et qu’un homme ordinaire eût prises pour des paroles de folie, il les avait comprises, lui!…


Mais Pardaillan n’était pas homme à se perdre longtemps dans le rêve. Il ne tarda donc pas à reprendre pied sur terre; c’est-à-dire qu’un frisson le secoua, dernier reste des formidables impressions qu’il venait de recevoir, et s’assurant que sa bonne rapière était toujours dans sa main, il sourit.


– Mourir! murmura-t-il. C’est bientôt dit. Madame Fausta, belle créature en vérité, et c’est dommage qu’un si beau corps renferme une telle méchanceté… m’assure que je vais être tué. Pourquoi? Parce qu’elle m’a embrassé. Par la tête et le ventre, le motif me paraît insuffisant, à moi!… Voyons, il me semble que la douzaine de fois où j’ai dû être meurtri, soit seul, soit en compagnie de monsieur mon père, j’ai toujours fait de mon mieux pour défendre ma peau… Ainsi ferai-je, cornes du diable!


Cependant, comme la solitude et le silence continuaient à être aussi absolus que possible dans cette pièce, Pardaillan commença à se demander quel genre de mort lui réservait l’étrange magicienne.


Non sans essayer du pied le plancher à chaque pas, l’œil au guet, la rapière au poing, il se dirigea vers la porte par laquelle il était entré, c’est-à-dire celle qui communiquait avec le Pressoir de fer. Il essaya de l’ouvrir; mais il n’y avait là ni serrure, ni verrou, ta porte qui s’ouvrait au moyen d’un mécanisme devait se fermer de même; Pardaillan en acquit promptement la conviction.


Alors le récit fantastique de la Roussotte lui revint en mémoire, et il leva les yeux au plafond pour voir s’il n’en descendrait pas quelque bonne corde ornée d’un bon nœud coulant. Mais il ne vit rien qui pût servir à la moindre pendaison.


«Il faut pourtant que je m’en aille.»


Et résolument, il se dirigea cette fois vers le fond de la salle, vers cette tapisserie derrière laquelle avait disparu Fausta. Il souleva la tapisserie et se vit en présence d’un couloir désert… Où aboutissait le couloir? Pardaillan l’ignorait. Mais ce silence autour de lui, cette solitude commençaient à faire passer sur sa nuque le premier frisson, avant-coureur insaisissable de la peur.


– Cordieu! murmura-t-il en avançant. Il ne sera pas dit que j’aurai attendu ici le bon plaisir de cette damnée magicienne, comme un renard dans son terrier. En avant donc, et au diable le mystère!


Il avança donc à grands pas et aboutit bientôt dans une salle déserte. Mais comme il venait d’y entrer, la porte se referma derrière lui. En même temps, à l’autre bout de la salle, une autre porte s’ouvrait…


– Il paraît que c’est par là que je dois passer, fit Pardaillan. Passons donc!


Et il continua de marcher, l’épée à la main. Il marchait dans du silence. Le palais était une solitude. Seulement, à mesure qu’il franchissait une porte, elle se refermait derrière lui. Il traversa ainsi plusieurs salles décorées avec un luxe dont il n’avait aucune idée. Mais on comprendra qu’il n’eût guère l’esprit à admirer en passant les tableaux, les statues, les vases énormes remplis de fleurs rares, les meubles précieux, les tentures dont chacune représentait une fortune. Cette marche à travers le vaste palais qu’il savait plein de gardes et où il n’apercevait pas âme qui vive, cette traversée des vastes salles silencieuses eussent affolé un cerveau moins solide que celui de Pardaillan.


Lui-même commençait à éprouver en quelque sorte une horreur pénétrante. Y avait-il danger de mort? Et où était ce danger? Et en quoi consistait-il?… Il y avait comme une menace lugubre dans ces portes qui se refermaient derrière lui, comme pour lui dire: «Tu ne repasseras plus jamais par là!…»


Et pourtant, il ne s’arrêtait pas. Tout lui semblait préférable à ce frisson qui s’emparait de lui dès qu’il séjournait. Devant lui, les portes s’ouvraient, manœuvrées par des mains invisibles, sinistre indication de la route à suivre.


– Il faudra bien que j’aboutisse quelque part! grommelait furieusement le chevalier qui pareil au prince de la légende parcourait, l’épée à la main, cette façon de palais enchanté.


Et malgré toute sa force d’âme, il éprouvait le vertige du danger inconnu. Une salle encore fut franchie, salle immense et somptueuse avec ses colonnes de jaspe… la salle du trône; puis deux ou trois pièces encore que Pardaillan traversa presque en courant, haletant, les yeux exorbités, l’angoisse au cœur, en criant à pleine voix:


– Mais tout le monde a donc peur de ma rapière, dans ce nid d’assassins!…


Pardaillan se trompait: c’est lui qui avait peur…, peur du silence, de la solitude, de l’inconnu. Brusquement, il fut rassuré. Il venait enfin de pénétrer dans une salle aux murailles nues, sinistre, coupe-gorge ou prison… mais dans cette salle, il y avait des hommes, des gens en chair et os, bâtis comme lui!… Il respira longuement et se mit à rire, tout en tombant en garde.


– Par les boyaux du diable, j’ai failli avoir peur, dit-il.


C’était pourtant le moment d’avoir peur: ces gens étaient au nombre d’une trentaine. Ils étaient armés d’épées et de poignards. Ils se tenaient debout, tout autour de la salle, contre les murs. À l’entrée de Pardaillan, aucun d’eux ne fit un geste. Et dans la minute qui suivit, il eut le temps de bien se rendre compte de sa situation. Elle était terrible.


D’abord, la porte, comme toutes les autres venait de se fermer. Ensuite au milieu, au beau milieu du plancher s’ouvrait un trou carré. Au fond de ce trou, il entendait mugir les eaux de la Seine. Enfin, tout autour de lui, des gens armés. S’il faisait un faux pas en se défendant, il tombait dans le trou. S’il bougeait en avant, en arrière, à gauche et à droite, il se heurtait aux aciers qui luisaient confusément dans cet antre à peine éclairé!… Pardaillan se trouvait en effet dans la salle des exécutions, c’est-à-dire dans cette salle même où maître Claude avait pénétré pour étrangler Violetta et la précipiter ensuite dans le fleuve, dont les flots venaient se heurter aux soubassements du palais avec un murmure confus.


Il y eut, comme nous l’avons dit, une minute de silence.


«Si je pouvais seulement m’acculer à un de ces angles!» songeait Pardaillan.


Brusquement retentit de l’autre côté des murs un bruit éclatant et prolongé, semblable au bruit que peuvent faire deux cymbales violemment heurtées l’une contre l’autre. Alors les statues adossées aux murs s’animèrent et se mirent en mouvement, les épées en garde: dans le même instant, Pardaillan se vit au centre d’un vaste cercle d’acier.


Ce cercle se resserra sans hâte. Chacun de ces hommes, l’épée nue en avant, marchait vers le trou noir qui béait. Ils ne semblaient pas voir Pardaillan, ni s’occuper de lui. Seulement, la manœuvre apparut au chevalier d’une admirable simplicité: de quelque côté qu’il se tournât, il avait une pointe sur la poitrine. C’était sûr: il allait être lardé de coups d’épées, et à force de reculer, il lui faudrait bien sauter dans le trou!…


Tout cela, Pardaillan le vit et le comprit en deux secondes.


Au moment même où les statues s’animaient et se mettaient en mouvement, il se rua en avant pour franchir le cercle d’acier, et porta devant lui deux ou trois coups de pointe. Et un frémissement de terreur le parcourut cette fois des pieds à la tête: il était sûr d’avoir touché deux de ses assaillants… de les avoir touchés à mort!… Et aucun ne tombait!…


Il comprit que tous ces hommes étaient vêtus de cottes de mailles qui les rendaient invulnérables, sauf au visage!… Et ces visages, alors, il les regarda. Car il eut le temps de les regarder?… Car les assaillants avançaient avec une effroyable lenteur… Et cette fois l’épouvante se glissa dans son cœur…


Car ces visages immobiles» sans un pli, sans expression, pareils à des visages de morts, il comprit que c’étaient des masques… Non, même pas au visage, il ne pouvait atteindre les formidables statues qui marchaient sur lui, lentement, combien lentement!…


Il jeta un rapide coup d’œil derrière lui. Il était à trois pas du trou carré ouvert pour le recevoir. Une deuxième fois, il se rua, silencieux, haletant, les cheveux hérissés… Et il recula: aucun des hommes n’était blessé, et lui venait d’être touchera l’épaule, au, défaut de sa cuirasse de buffle.


Il se ramassa sur lui-même…


Le cercle d’acier se resserra encore un peu… les statues venaient de faire deux pas, et maintenant, le cercle très étroit se composait de deux ou trois hommes en profondeur.


À ce moment, des mystérieuses profondeurs du palais s’éleva un chant funèbre, comme si un grand nombre de moines ou de prêtres fussent rassemblés pour un De profundis. En même temps, une cloche se mit à sonner le glas et les mugissements d’un orgue se déroulèrent en larges volutes d’une musique plaintive et menaçante.


Pardaillan reçut la secousse du frisson mortel. C’était pour lui, ce glas! Et Fausta, raffinée organisatrice de fantastiques mises en scène, faisait chanter sur ce vivant l’office des morts!… Alors, l’esprit de Pardaillan franchit les limites de l’horreur et de l’effroi. Il eut soudain ce sang-froid terrible, cette limpidité de vision, cette foudroyante rapidité de décision qui président aux «coups de folie».


Au moment précis où les pointes des épées allaient l’atteindre, le pousser dans le trou, il se baissa, se ramassa sur lui-même, se détendit soudain; il y eut dans les jambes des assaillants le grouillement bref d’une bête qui passe en mordant, d’un sanglier qui fonce, défenses en avant: deux ou trois hurlements de douleur éclatèrent, et deux hommes tombèrent éventrés par la dague de Pardaillan qui, ne pouvant frapper ni aux visages masqués ni aux poitrines cuirassées, décousaient des entrailles!… L’instant d’après, il se trouvait hors du cercle infernal, et se relevait, d’un bond, gagnait un angle de la salle où il s’acculait!…


Une minute de répit pendant laquelle les voix graves des moines lointains, le mugissement de l’orgue et le son de la cloche couvraient tout autre bruit.


Les bourreaux, les gens d’armes de Fausta eurent un effarement. Puis l’un d’eux, le chef sans doute, prononça quelques mots brefs et rudes, et aussitôt, dans une manœuvre silencieuse et rapide, le cercle se brisa; ils se formèrent sur trois ou quatre rangs et marchèrent vers le coin où s’était acculé le condamné.


En cette minute, Pardaillan, le corps entier vibrant, les nerfs tendus à se rompre, la tête en feu, jeta un regard de fauve pris au piège. Et il souffla fortement, d’un souffle rauque… en même temps, il rengaina sa rapière et saisit un objet accroché au mur.


Cette salle était la salle des exécutions. C’est là qu’on tuait ceux que le tribunal secret avait condamnés. C’était la salle du bourreau… Et comme c’était la salle du bourreau, un peu partout, aux murs étaient accrochés en bon ordre les instruments du bourreau: ici des paquets, de cordes, là une masse pour assommer, là des coutelas, plus loin des haches.


Cet objet que Pardaillan venait de saisir, c’était une masse. Elle se composait d’une énorme boule de fer hérissée de pointes et emmanchée d’un bois rugueux à peine poli.


Ce fut, nous avons dit, une minute de répit pendant laquelle les meurtriers s’organisèrent pour un nouveau système d’attaque.


Pardaillan, sa masse à la main, les vit s’avancer sur lui, de leur pas égal. Cela formait une sorte de bête monstrueuse hérissée d’acier, et cela ressemblait assez à l’antique formation du combat des Thébains.


– Si j’attends, je suis mort, dit Pardaillan.


Dans le même instant, il saisit la masse à deux mains, et il marcha!… Il ne s’élança pas, il marcha. Souple, nerveux, effrayant à voir en cette suprême seconde, il fit trois pas. Et alors, la masse énorme se souleva, tournoya au-dessus de sa tête, siffla, s’abattit; des coups sourds, de brefs soupirs de bêtes assommées, des corps qui tombaient d’une pièce, le nez à terre, des crânes fracassés; puis un tumulte effroyable, un désordre furieux dans la bande qui oubliait toute discipline; toute consigne de silence; et des hurlements de malédictions et cela tout couvert par les mugissements de l’orgue, le son du glas, les voix lointaines et terribles qui clament: «Dies iræ! Dies illa!…»


Pardaillan était au centre de la bande affolée qui tourbillonnait, hurlait, vociférait, essayait de lui porter le coup mortel… mais comment l’atteindre? La masse, la terrible masse de fer décrivait un cercle de mort! Campé sur ses deux jambes, comme s’il eût été là de toute éternité, sans un mot, avec un pétillement rouge au coin des yeux où flambait le rire extravagant d’une triomphante ironie, il n’avait au-dessus du torse, au-dessus de la tête, qu’un mouvement uniforme et foudroyant des deux bras manœuvrant la masse…


Dans la bande, un recul désordonné. Sept cadavres sur le plancher. Et dans ce recul de folie, toute une grappe humaine était poussée dans le trou! Un homme tombait, se raccrochait, en entraînait un autre, et ils étaient cinq qui disparaissaient avec un effroyable hurlement!…


Et alors, après cette attaque qui avait peut-être duré trois secondes, Pardaillan se mettait en marche! Il ne choisissait pas! Il allait droit devant lui, ne s’inquiétant pas de frapper, laissant à la masse énorme le soin de choisir des victimes, dans le bondissement échevelé de la bande disloquée, émiettée, éperdue d’épouvante!


Lorsqu’il atteignit l’autre extrémité de la grande salle, il se retourna et se reposa une seconde sur sa masse, et il apparut ruisselant de sueur, un râle aux lèvres, son large torse soulevé par l’effort précipité de la respiration, sa tête pâle terrible à voir avec le flamboiement d’éclairs, jailli de ses yeux, ses narines dilatées, le rire de silence et de démence, le rire épouvantable qui lui retroussait les lèvres…


Il se reposa une seconde. Et dans cette seconde, comme à travers un brouillard rouge, il vit sur le plancher une douzaine de corps recroquevillés dans des poses de terreur, il vit le plancher jonché d’épées brisées et de masques en treillis de fer, il vit de larges flaques de sang, et sur les murs, des éclaboussures rouges… Et contre un des panneaux, à l’endroit sans doute où se trouvait la porte, quelques hommes qui furieusement frappaient du pommeau de leurs épées, qui appelaient de leurs voix délirantes d’angoisse!…


La porte fermée par un mécanisme ne s’ouvrait pas!… Suprême précaution de Fausta qui avait voulu la mort de Pardaillan, sans espoir de fuite… peut-être sans possibilité qu’elle cédât elle-même à la pitié!…


La porte ne s’ouvrait pas!… Les clameurs de l’orgue et des chants funèbres couvraient le tumulte des appels… Et si on les entendait, ces appels, on supposait que Pardaillan essayait une défense désespérée… et qu’il en tuait quelques-uns avant de mourir!…


Il comprit cela, lui! Et ils le comprirent aussi, eux! Car cessant tout à coup leurs vains appels, ils se réunirent en groupe, et farouches, avec des imprécations sauvages se ruèrent sur lui…


Deux pas en avant! Et la masse se lève! Cette masse que le bourreau a de la peine à soulever pour la laisser retomber une seule fois, la masse énorme recommence à tournoyer! Impossible d’approcher l’homme!… Ils reculent!… Et lui se remet en marche!


Il marcha d’un bout à l’autre de la salle et, brusquement, il fut secoué d’un rire nerveux: dans la fuite affolée, entrechoquée, bondissante, trois hommes encore venaient de tomber dans le trou noir!… Ils n’étaient plus que sept ou huit.


Et ceux-là étaient ivres d’épouvante, sans voix, à force de hurler leur désespoir…


Par trois fois encore, ils essayèrent de se ruer sur lui, de l’atteindre où ils pouvaient, au bras, au visage, aux jambes… À chaque fois, c’était un crâne qui sautait! La masse accomplissait sa besogne, tournait, rencontrait une tête, une épaule, un bras, fracassait, broyait… Et tout à coup, Pardaillan vit qu’il était seul debout!… Alors sa masse lui tomba des mains. Il essaya de la soulever sans y parvenir, et murmura:


– Comment ai-je pu porter cela?…


Il regarda autour de lui. Et comme il avait du mal à respirer, il arracha le col de son pourpoint. Alors seulement, il vit l’effroyable massacre, et de pâle qu’il était, il devint livide. Une sorte de haine se déchaîna en lui contre la femme – une femme! -, la femme qui avait causé ces horreurs. Pendant un laps de temps qu’il ne put apprécier et qui dura peut-être une minute, il fut en proie à une folie de haine, et si Fausta lui fût apparue en ce moment, il l’eût tuée…


Puis il se calma, essuya de ses mains son visage rouge couvert de sueur, et il murmura:


– Pauvres gens!


Il s’essuya encore, croyant qu’il y avait encore de la sueur sur ses joues, et il s’aperçut qu’il pleurait…


Dans le palais, les voix funèbres psalmodiaient sa mort… Tout à coup, un grand silence se fit. Pardaillan comprit qu’on allait venir, qu’on allait ouvrir la porte et s’assurer que la besogne était terminée, c’est-à-dire qu’il avait été tué et précipité dans le fleuve. Cette pensée le fit tressaillir et lui rendit son sang-froid, en même temps qu’elle lui permit d’apprécier avec plus de justice la situation morale qui lui était faite.


– Chacun défend sa peau comme il peut, grogna-t-il C’est ici un champ de bataille. J’ai tué pour ne pas l’être. Mais puisque j’ai tant fait que de me défendre de mon vieux, il est temps de quitter ce logis.


En parlant ainsi, il guignait du coin de l’œil le trou où on avait voulu le précipiter: c’était en effet le seul passage ouvert pour une fuite. Il s’approcha du bord, se mit à genoux, regarda et ne vit rien que les ténèbres; mais au fond, il entendit très bien les eaux du fleuve qui se brisaient avec de sourds murmures et des glissements soyeux.


Il n’avait plus une seconde à perdre. Il s’accrocha des deux mains aux bords et, ainsi suspendu, se laissa plonger dans le trou; alors, du bout des pieds balancés dans le vide, il chercha… Et ce qu’il avait prévu arriva.


Cette salle des exécutions surplombait le fleuve, avons-nous dit. Elle ne faisait point partie de la bâtisse du palais. C’était une annexe. Le plancher reposait sur un échafaudage de madriers qui sortaient de l’eau. Les pieds de Pardaillan heurtèrent l’un de ces madriers. Ce madrier partait de quelque autre poutre et s’élevait en diagonale jusqu’au plancher.


Les pieds de Pardaillan, remontant et tâtonnant, suivirent cette ligne diagonale qui aboutissait presque à l’orifice du trou. Une sorte de plainte s’échappa alors des lèvres de Pardaillan: c’était le cri de joie de l’homme qui se sait sauvé!…


À la force des poignets, il remonta alors, jusqu’à ce qu’il sentit que le madrier était de plus en plus proche de l’orifice, de plus en plus rapproché de lui, et alors, cette poutre, il l’enlaça de ses deux jambes avec la frénétique puissance, de l’homme qui ne veut pas mourir, et quand il fut ainsi accroché, ses mains lâchèrent les bords du trou auxquels elles se cramponnaient; dans le même instant, il enlaça la poutre de ses deux bras… et il se laissa glisser…


Moins d’une seconde plus tard, il atteignit le point où le madrier diagonal s’appuyait sur une poutre verticale, comme une branche s’appuie au tronc. Il se laissa glisser encore, et bientôt il sentit qu’il entrait dans l’eau.


– Prenons un peu de repos, puis je me mettrai à nager, et c’est bien du diable si je n’atteins pas l’une ou l’autre des berges… Me voilà sauvé des griffes de la belle Fausta et je pense que…


Comme il disait ces mots, quelque chose le heurta mollement. Pardaillan toucha la chose, l’inspecta des mains, et un frisson d’horreur le parcourut; cette chose, c’était un cadavre, le cadavre de l’un des hommes tombés dans le fleuve. Presque au même instant, d’un autre côté, il fut heurté par un autre cadavre que les flots soulevaient. Puis, dans la même seconde, un autre et encore d’autres cadavres, autour de lui, autour de cette poutre à laquelle il se cramponnait: le flot les berçait, les soulevait, les laissait retomber… mais ne les entraînait pas!


Pourquoi ne les entraînait-il pas?…


Pardaillan sentit alors d’immondes attouchements; des mains glacées le frôlèrent; des bras se dressèrent près de lui en des gestes de caresses hideuses; tous ces cadavres l’entouraient et tournaient au gré du tourbillon d’eau qui se formait là; on eût dit qu’ils l’appelaient, lui faisaient signe de les suivre et cherchaient à l’entraîner. Et cela dépassait les limites de l’horreur…


L’homme au fond du trou noir, cramponné à sa poutre, les ongles incrustés dans les mousses visqueuses du bois, suspendu au-dessus des eaux noires qui glissaient à travers d’autres poutres et allaient se heurter aux fondations du palais; et contre lui, tout autour de lui, ces cadavres qui ne voulaient pas s’en aller, qui le touchaient, le heurtaient, s’animaient d’une vie absurde, et silencieux, l’enlaçaient de leur ronde effroyable!


Pardaillan demeurait stupide d’horreur, les cheveux hérissés, la bouche ouverte par un cri qui ne sortait pas, les yeux dilatés pour voir… mais il ne voyait pas, ou du moins il ne distinguait que confusément. Et d’abord la faculté de penser fut enrayée dans son esprit, où il n’y eut plus qu’épouvantes et ténèbres; puis la sensation d’angoisse, la vertigineuse horreur et cet enlacement par des cadavres qui remuaient dans l’eau fut si atroce qu’il sentit sa pensée se réveiller; mais ce fut pour se dire qu’une minute de plus le rendrait fou, et que mieux valait braver les cadavres comme il avait bravé les vivants! se laisser glisser dans l’eau! se colleter avec eux! et devenir lui-même cadavre!…


Cette impression s’évanouit à son tour, et, par un effort furieux, Pardaillan parvint à écarter en partie l’épouvante. Il leva la tête, et là-haut, l’orifice carré du trou lui apparut dans une vague lueur. Alors, il songea à fuir l’étreinte macabre, les attouchements des cadavres en remontant là-haut. Peut-être trouverait-il un moyen de sortir du palais. Tout au moins pourrait-il reposer son esprit et son corps…


Il commença à se hisser, et bientôt il fut hors de l’atteinte des cadavres. Mais au-dessous de lui, il les entendait s’entrechoquer doucement et continuer leur ronde dans le mystère de la mort. Cependant, il respira alors. Une âcre sueur glacée coulait sur son visage, mais il ne pouvait s’essuyer, et il n’y pensait pas, toutes les ressources de ses forces étant employées à un seul résultat: remonter dans la salle, fuir! fuir à tout prix!…


Et comme il était à peu près à mi-chemin entre l’orifice, là-haut, et les cadavres en bas, il entendit des voix; un frisson mortel, alors, se glissa le long de son échine; il ne pouvait plus remonter dans la salle, car dans la salle, maintenant, retentissaient des pas nombreux, des exclamations, des imprécations…


Donc, s’il descendait, il retombait à l’abominable cauchemar des cadavres, il s’engouffrait dans la folie. S’il remontait, à peine sa tête pâle apparaîtrait-elle à l’orifice qu’il serait assommé, précipité parmi les cadavres…


Pardaillan, ses deux bras et ses deux jambes frénétiquement serrés autour de la poutre, s’arrêta, haletant, hagard, la tête perdue. Soudain, la rumeur dans la salle s’apaisa d’un coup, et il entendit une voix, il reconnut la voix qui disait:


– Que se passe-t-il?… Où est le condamné?…


Et Pardaillan entendit qu’on répondait:


– Votre Sainteté peut voir que le sire de Pardaillan a été précipité par nos hommes; mais il nous en coûte cher! Quel carnage!… Il en a précipité une douzaine et assommé les autres… Voyez!…


Pardaillan, leva la tête et aperçut des ombres qui se penchaient. Distinctement, il reconnut Fausta. Il la vit pendant près d’une minute. Il entendit le rauque soupir qui s’exhala de son sein. Puis, lentement, elle se redressa. L’homme qui avait parlé dit alors:


– Heureuse idée qu’a eue Votre Sainteté de faire établir la nasse…


«La nasse!» gronda Pardaillan en lui-même, avec une nouvelle épouvante.


– De cette façon, continuait l’homme, il n’y a plus de fuite possible, comme c’est arrivé pour Claude…


Il y eut quelques instants de silence. Pardaillan, songeait.


«Ils vont s’en aller; alors je remonterai; et puisqu’ils me croient mort, j’ai des chances de m’en tirer; mais qu’est-ce que cette nasse?…»


Il y eut dans la salle des allées et venues; puis, plus lointaine, mais distincte encore, il entendit la voix de Fausta:


– Que demain on ouvre la nasse afin que ces corps puissent s’en aller au fil de l’eau… et qu’on referme la trappe…


Dans le même instant, cette lueur vague qu’il voyait au-dessus de sa tête s’éteignit brusquement, et il entendit un bruit sourd, c’était la trappe qui se refermait! le trou carré que l’on bouchait!…


Pardaillan reçut alors le choc des désespoirs sans remède: il était perdu: rien ne pouvait le sauver. En effet, toute issue lui était bouchée par en haut. Et quant à fuir par le fleuve, il comprenait maintenant que c’était impossible! Il comprenait pourquoi l’eau n’avait pas entraîné les cadavres! Il comprenait, il imaginait que l’infernale Fausta, probablement à la suite de quelque aventure semblable à la sienne, à la suite d’une évasion, avait fait établir une sorte de puits en treillis plongeant sans doute jusqu’au lit du fleuve, ou mieux formant, comme avait dit l’homme, une nasse d’où on ne pouvait sortir!…


Dans un dernier effort, il se hissa jusqu’au point où venait s’arc-bouter la poutre diagonale par laquelle il était descendu, et il put s’asseoir sur la fourche que cela formait. Il était temps!… Il était à bout de force et de souffle… Mais là, il respira, et presque aussitôt, dans cette âme formidable, la réaction s’opéra…


À cheval sur la fourche, le dos appuyé à la poutre diagonale, Pardaillan éprouva alors une détente, un repos du corps et de l’esprit qui lui parut un délice. Toutes ces sensations d’horreur et de terreur qu’il avait éprouvées disparurent; il ferma les yeux: il eut un sourire, et un grand apaisement se fit en lui… Sa pensée endolorie luttait avec peine contre la fatigue: mais il se surprit à plaisanter avec lui-même.


– Dans la nasse! murmura-t-il avec un grognement indistinct. Ni plus ni moins qu’un goujon de Seine! Mais je ne suis pas un goujon, madame!… L’idée est extravagante de vouloir que je sois goujon…Ah! madame… la nasse… le goujon… la…


Brusquement, ce murmure se tut. Il n’y eut plus rien que le souffle régulier d’une respiration, et en bas, le glissement soyeux de l’eau, les tamponnements flous des cadavres qui se heurtaient mollement et continuaient leur ronde macabre…


Pardaillan dormait!…

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