XXV L’ÉTÉ DE LA SAINT-MARTIN

Pendant que Charles et Pardaillan pénétraient dans le vieux pavillon, les deux laquais, c’est-à-dire Picouic et Croasse, demeuraient au dehors en sentinelles. Le premier avait été posté au pied de la brèche. Le second devait rester à l’entrée même du pavillon.


Croasse qui, bien à contre-cœur, était passé foudre de guerre, commença par jeter tout autour de lui un regard menaçant. Et il mit la dague à la main. Il appuya cette contenance belliqueuse d’un «hem!» sonore ou plutôt caverneux.


Ce coup de voix creuse, ce regard étincelant et cette exhibition de dague étaient pour inspirer un salutaire respect aux innombrables ennemis dont il était convaincu que le couvent était rempli, et qui, dans son idée, lui en voulaient spécialement à cause de l’affaire de la chapelle Saint-Roch. Car Croasse n’avait jamais menti sciemment en racontant la terrible, mais imaginaire bataille de la chapelle. Les adversaires qu’il avait assommés avec un escabeau, il les avait réellement vus – dans son imagination, il est vrai. Il n’y avait pas en lui de mensonge. Il s’était bien battu, il en avait bien tué des douzaines: personnages fictifs créés de toute pièce par la peur… Mais que de récits historiques ont eu la même origine!


Donc, Croasse était parfaitement sincère en se figurant que le duc de Guise avait juré sa perte, et avait dû aposter contre lui des bandes d’assassins. Cependant, ayant constaté que le potager, en fait d’assassins et d’ennemis, ne présentait à ses regards que de modestes herbages légumineux, il commença à se dire que le moment d’une nouvelle bataille n’était sans doute pas arrivé. Il éteignit donc le feu de son regard, et tout doucement rengaina sa dague, en murmurant:


– Je les verrai bien toujours venir.


En attendant, par mesure de simple prudence et pour ne pas s’exposer inutilement, il quitta à petits pas le poste où il avait été mis en surveillance et se dirigea vers un hangar où étaient remisés les ustensiles de jardinage: faible abri, mais abri tout de même. Or, juste comme il allait atteindre le hangar et s’y terrer, une ombre parut. Croasse bondit et dit:


– Les voici!…


Ce n’était pas l’ennemi: c’était sœur Philomène.


– Arrêtez, pour l’amour de Dieu, s’écria-t-elle en voyant Croasse tirer un pistolet de sa ceinture.


Croasse, voyant qu’il n’avait affaire qu’à une femme déjà âgée et paraissant toute saisie de frayeur, remit le pistolet à sa place. Et ayant constaté la terreur que son geste avait inspirée à cette femme, il commença à prendre lui-même une opinion exorbitante, bien que, dans le fond, il regrettât amèrement sa bravoure. Cependant sœur Philomène avait joint les mains avec admiration:


– Comme vous devez être brave! dit-elle.


– Malheur à moi! songea Croasse. Cela se voit donc?… Que me voulez-vous, ma digne femme? ajouta-t-il tout haut.


L’effet non pas de la question mais de la voix fut tel que Croasse en demeura saisi de stupeur.


– Oh! la belle voix! s’écria Philomène avec une admiration croissante.


– J’ai été chantre, dit modestement Croasse.


– Chantre! Mais vous êtes d’église, alors? palpita Philomène.


– Je l’ai été, ou presque. Maintenant, je suis homme de guerre.


– Un chantre! répéta Philomène. J’ai toute ma vie souhaité de connaître un chantre, de voir de près et de toucher un chantre. Mais j’avoue que je n’ai jamais rêvé un chantre aussi grand…


– Le fait est que je dépasse six pieds en hauteur, dit Croasse toujours avec modestie.


– Et qui eût une voix aussi magnifique!


– Je donnais sans difficulté les plus basses notes du plain-chant.


– Oh! soupira Philomène, comme vous avez dû être admiré lorsque vous chantiez au lutrin! Vous avez dû en faire des conquêtes, en ce temps-là!… Où chantiez-vous?


– À Saint-Magloire.


– Belle paroisse et bien fréquentée de jeunes et belles dames…


Croasse retroussa ses moustaches et tâcha de leur faire prendre un pli conquérant.


– Il est certain, dit-il, qu’il n’a tenu qu’à moi, à cette époque d’être un grand bourreau de cœurs. À telles enseignes que la servante du bedeau elle-même me dit un jour en termes formels: «Monsieur Croasse, si vous n’aviez pas des jambes de héron, des bras comme des échalas de vigne, un nez aussi miraculeux et une tête à donner le mauvais rêve, certainement vous seriez un bel homme…»


– Ainsi, vous vous appelez M. Croasse?


– Oui: Croasse…


– Quelle voix! Quelle voix! dit Philomène. Un beau nom, foi de Philomène.


– Ah! Vous vous appelez Philomène?… Or ça, reprit tout à coup Croasse en devenant méchant, pourquoi toutes ces questions? et que me voulez-vous?


Philomène demeura interloquée. Elle n’avait pas prévu cette question si simple. Au fait, que voulait-elle?… Qu’était-elle venue chercher auprès de Croasse?… Hélas! Elle le savait à peine; ou, plutôt, elle ne le savait pas du tout.


Philomène – sœur Philomène – vivait depuis treize ans dans le fantastique couvent. Elle avait quarante-cinq ans, et paraissait dix ans de plus; elle avait toujours été trop laide pour tomber dans le péché. En réalité, elle avait toujours enragé de ne pouvoir commettre le détestable péché, objet de ses récriminations et de ses imprécations quotidiennes.


Philomène n’était pas une dévergondée. Le langage impudique qu’elle tenait au grand Croasse, les œillades qu’elle lui décochait, toute cette manœuvre d’une naïveté excessive n’étaient que le résultat d’une profonde ignorance. Seulement, cette ignorance était enragée.


Devant la question du prudent Croasse qui avait tout à coup soupçonné en elle un ennemi, Philomène baissa donc les yeux, soupira et se mit à lisser le bout de son tablier, comme eût pu faire une petite fille à qui on dit pour la première fois qu’elle est jolie. C’était grotesque, c’était hideux, c’était navrant peut-être, mais c’était d’une profonde et humaine sincérité: Philomène, sœur Philomène avait reçu le coup de foudre! Et le vainqueur de ce vieux cœur resté si jeune, c’était l’intrépide Croasse!…


– Enfin, reprit Croasse de cette belle voix qu’admirait tant Philomène, vous n’êtes pas venue seulement pour le plaisir de me contempler, je pense?


Philomène releva les paupières, et avec la hardiesse de son innocence répondit:


– Si fait!… vous êtes si beau!…


– Oh! oh! songea Croasse. Est-ce que j’étais aussi, sans le savoir, un bourreau de cœurs?…


Croasse médita quelques instants sur cette singulière destinée qui lui avait laissé ignorer jusqu’alors de quoi il était capable en guerre et en amour. Il examina d’un œil plus bienveillant Philomène qui palpitait et la vit moins laide, moins vieille qu’elle n’était.


Voyant l’effet que ce mot avait produit sur Croasse, Philomène s’enhardit encore et murmura:


– Je venais vous prier de visiter avec moi nos jardins… il y a des fleurs et des fruits…


Invité à visiter en compagnie de Philomène les fruits et les fleurs du jardin, Croasse comprit qu’il était de son devoir de répondre par une galanterie telle qu’on pouvait en attendre d’un bourreau de cœurs et d’un véritable héros d’armes; il ouvrit un large bec et croassa:


– Ô Philomène! que ne puis-je cueillir la fleur de votre modestie et les fruits de votre vertu!


C’était une déclaration que Croasse jugea audacieuse et Philomène décisive. Tous deux un instant demeurèrent ébahis, effarés, Philomène confuse et palpitante de sentir qu’elle tombait enfin dans les abîmes du péché, Croasse émerveillé. Il n’avait qu’à paraître et il triomphait sur tous les champs de bataille. Ils se regardèrent et se reconnurent dignes l’un de l’autre, jeunes, beaux, aimables. Croasse, de plus en plus audacieux, et se sentant irrésistible, saisit une main de Philomène. Et, la main dans la main, ils partirent côte à côte, la tête penchée.


Très astucieusement, Philomène tirait Croasse vers un coin désert de la communauté, coin propice aux déclarations amoureuses, et dont l’approche, par surcroît, était depuis quelques jours sévèrement interdit aux religieuses. Philomène, curieuse comme une pie, selon sa propre expression, et par-dessus le marché en mal d’amour, trouvait donc double avantage à gagner ce lieu où s’élevait une petite construction entourée de palissades: d’abord satisfaire sa curiosité et savoir pourquoi l’abbesse avait fait défense d’en approcher; ensuite, pouvoir continuer l’entretien avec Croasse à l’abri de toute indiscrétion. Grâce à de savants détours, Philomène put atteindre la région désirée, avec la certitude de n’avoir pas été aperçue. Lorsqu’elle arriva enfin à la palissade, son cœur battait à rompre.


– Il ne s’agit plus maintenant que d’entrer dans l’enceinte, murmura-t-elle faiblement.


– Et une fois dans l’enceinte, que ferons-nous? demanda Croasse.


– Eh bien! Ne voyez-vous pas cette maisonnette? C’est une charmante retraite où personne ne pourra venir nous épier et surprendre nos paroles…


Philomène avait cramponné sa main sèche au bras de Croasse. Sans plus d’explication, elle l’entraîna jusqu’à la porte de la palissade. Cette porte se trouvait fermée.


– Quel malheur! dit Philomène.


– Attendez, fit Croasse bouillonnant d’ardeur et d’audace, je vais sauter par-dessus la palissade, et quand je serai à l’intérieur je pourrai facilement vous ouvrir.


– Ah! vous êtes un héros!…


Déjà Croasse entreprenait l’escalade qui, grâce à sa hauteur démesurée, lui fut facile; quelques instants plus tard, il sautait dans l’enclos, et sans perdre une seconde se prépara à ouvrir à Philomène. À ce moment, il entendit derrière lui le bruit précipité de pas légers. Il se retourna et étouffa un cri de stupéfaction: une jeune fille accourait vers lui, cheveux épars, mains jointes, regard suppliant… une enfant adorablement belle dans sa terreur même.


– Ô monsieur, supplia-t-elle, qui que vous soyez, sauvez-moi! Emmenez-moi d’ici!…


– La petite chanteuse!… Violetta!… s’écria Croasse.


À cette voix, la jeune fille parut reconnaître soudain celui à qui elle s’adressait et s’arrêta.


– Ah! murmura-t-elle avec accablement, ce n’est pas un sauveur! Ce n’est qu’un aide de Belgodère!…


Et deux larmes roulèrent sur ses joues pâlies.


– Violetta! Ici! répéta Croasse. Mais comment se fait-il que?…


Croasse n’eut pas le temps d’en dire plus long; sur le seuil de la maisonnette apparaissait à cet instant quelqu’un qu’il ne connaissait que trop bien: c’était Belgodère!…


Belgodère n’était jamais apparu à Croasse qu’une trique à la main. Et cette fois encore, pour ne pas déroger à l’habitude sans doute, le bohémien, tout en s’avançant d’un pas tranquille, faisait tournoyer un gourdin de cornouiller de respectable apparence. Croasse pâlit et, poussant un long gémissement, flageola sur ses longues jambes.


Belgodère saisit rudement Violetta par le bras et gronda:


– Rentre, toi!… Une autre fois, ça ne se passera pas ainsi…


La pauvre petite baissa la tête et se dirigea lentement vers la maisonnette dans laquelle elle disparut. Belgodère l’accompagna jusqu’à ce qu’elle fût entrée. Alors il se retourna vers Croasse… Celui-ci, mettant à profit le court instant où il lui avait semblé que son terrible patron ne le regardait pas, s’était élancé pour franchir la palissade. Mais Belgodère le guettait du coin de l’œil: au moment où l’infortuné Croasse allait enjamber la palissade, il fut saisi par le mollet et violemment ramené au sol. Croasse tomba à genoux. Belgodère saisit Croasse au collet de son pourpoint et le remit debout.


– Ah ça, dit-il, que fais-tu ici?


– Maître, balbutia Croasse, mais… je vous cherchais!…


– Eh bien! puisque tu me cherchais, tu m’as trouvé. Arrive!… Marche, ou gare la trique!…


Quelques instants plus tard, Croasse, blême d’épouvante, entrait à son tour dans la maisonnette, et il lui sembla qu’il pénétrait dans son tombeau. Philomène, à travers les planches mal jointes, avait assisté à toute cette scène, et avait tout entendu. Elle avait vu Violetta; elle avait vu Belgodère; elle avait vu Croasse tomber à genoux devant cet homme. Alors, saisie de crainte, elle s’était enfuie rapidement.


Elle emportait avec elle un amer regret et une profonde satisfaction. Le regret était pour l’unique aventure de sa vie, qui s’en allait à vau-l’eau. La satisfaction était pour ce secret qu’elle venait de surprendre.


Or, après la joie de surprendre un secret, il y en a une autre plus grande encore: c’est de le raconter. Et dix minutes ne s’étaient pas écoulées que sœur Philomène et sœur Mariange, installées toutes deux dans leur réduit, se préparaient l’une à raconter et l’autre à écouter de toutes ses oreilles.


– Ah! sœur Mariange, quelle aventure!… Mais vous me promettez bien au moins de n’en rien dire?


– Sur ma patronne, je vous le jure, dit Mariange qui cherchait déjà dans sa tête à qui elle pourrait bien répéter ce qu’elle allait entendre…


– Eh bien, il y a un homme au couvent!…


– Ceci n’est pas neuf, et si ce n’est que cela…


– Oui, mais un homme installé à demeure… ou plutôt deux hommes maintenant… et une prisonnière!…


Alors sœur Philomène fit un récit exact et détaillé de ce qu’elle venait de voir. Et lorsque ce récit fut terminé, sœur Mariange tomba dans une profonde méditation. Sous ses dehors frustes, c’était une matoise, habile à tout comprendre et surtout à tirer bon parti de ce qu’elle avait une fois compris. Et le résultat de ses réflexions fut que non seulement elle résolut de ne pas ébruiter le secret découvert par sœur Philomène, mais encore qu’elle dit à celle-ci:


– Écoutez, sœur Philomène, c’est très grave, ce que vous venez de me dire.


– Vous croyez, sœur Mariange?


– J’en suis sûre. Je crois que Mme de Beauvilliers prendrait des mesures terribles contre nous si elle savait que nous savons…


– Jésus! Vous m’effrayez!…


– Ce qui est sûr, c’est que si vous parvenez à taire votre langue…


– Vous m’offensez, dame Mariange!


Elles oubliaient en effet, parfois, qu’elles étaient sœurs. Elles l’étaient si peu!


– Je sais, dit froidement Mariange, que je vous offense en vous croyant capable d’arrêter votre langue, ne fut-ce qu’une minute. Mais cette fois, pourtant, il faudra vous résoudre à vous taire.


– Et qu’y gagnerai-je? s’écria Philomène.


– Une fortune peut-être! La vie assurée! Songez à cela, sœur Philomène.


– Oui, mais comment?…


– Ceci, c’est mon secret à moi. Et comme je ne veux pas qu’il coure le couvent, je le garde.


– Cependant, je voudrais bien savoir… je suis curieuse, c’est mon seul défaut.


– Vous saurez plus tard. En attendant, si vous voulez gagner de l’or beaucoup d’or, de quoi vous vêtir comme une dame de bourgeoisie, de quoi séduire enfin ce héros dont vous m’avez parlé, eh bien, taisez-vous!


Philomène, insensible à l’appât de l’or, frémit à la pensée qu’elle pouvait retrouver et achever de séduire le beau Croasse. Elle jura de se taire… Alors, sœur Mariange sortit en toute hâte; mais pour plus de sûreté, elle enferma Philomène dans le réduit.


Mariange se dirigea rapidement vers le vieux pavillon qu’elle avait elle-même désigné à Pardaillan et à Charles d’Angoulême. Mais ce fut en vain qu’elle y pénétra précipitamment. Le pavillon était vide. Elle courut à la brèche monta sur le pan de mur écroulé, et inspecta longuement les environs, mais il n’y avait plus personne.

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