Pendant trois jours, le chevalier de Pardaillan et Charles d’Angoulême battirent Paris pour retrouver une trace quelconque de la petite bohémienne. Mais ce fut en vain. Pipeau lui-même, que le chevalier alla chercher à la Devinière, n’indiqua aucune piste, soit que les traces fussent inventées, soit que le chien eût perdu le flair.
– C’est fini, dit Charles avec abattement. Je ne la retrouverai plus.
– Pourquoi cela? ripostait Pardaillan. Une femme se retrouve toujours, vous pouvez m’en croire.
– Pardaillan, je suis au désespoir, reprenait le jeune homme, qui en effet avait toutes les peines à dissimuler ses larmes.
Le chevalier le regarda avec une expression de fraternelle pitié. Et il soupira, comme s’il eût bien voulu, lui aussi, être à l’heureux âge où l’on pleure parce qu’une jolie fille a disparu.
– Ah! çà, s’écria-t-il, je voudrais bien comprendre, moi! Lorsque madame votre mère me fit l’insigne honneur de me prier de veiller sur vous, je croyais que vous veniez à Paris avec des pensées d’ambition… Sur le plateau de Chaillot, je vous ai proposé de conquérir le trône vacant…
– Le trône! murmura le duc d’Angoulême en tressaillant.
– Eh! oui, par tous les diables! Pourquoi ne seriez-vous pas roi? N’êtes-vous pas de sang royal? Que manque-t-il à votre tête pour que vous ayez une figure de Majesté? Une couronne, voilà tout!
Pardaillan examinait son jeune ami avec une sorte d’inquiétude.
– Non! dit fermement le jeune homme. Non, Pardaillan, ce n’est pas pour cela que je suis venu à Paris!
Le visage du chevalier s’éclaira.
– Ainsi, dit-il, vous ne rêvez pas la royauté?…
– Non, mon ami…
– Vraiment! vous n’avez pas fait ce joyeux rêve?…
– Peut-être, Pardaillan. Mais je me suis éveillé.
Le chevalier se mit à se promener dans la pièce où avait lieu cet entretien. Il souriait. Ses yeux brillaient de joie.
– Alors! reprit-il tout à coup, qu’êtes-vous venu chercher à Paris?… Simplement la vengeance?…
Cette fois, l’œil du jeune duc s’alluma; et Pardaillan qui l’examinait en dessous fut repris de cette bizarre anxiété que nous venons de signaler. Mais presque aussitôt, cette flamme s’éteignit sur le visage charmant de jeunesse, de grâce et d’abandon, et Charles répondit d’une voix tremblante:
– En vain je voudrais me parer à vos yeux d’un sentiment de force qui n’est pas dans mon âme… Méprisez-moi, Pardaillan: je ne suis ni le prince que votre audace a peut-être espéré lorsque vous avez cru que l’ambition de régner me poussait à Paris, ni l’homme de violence que votre esprit d’entreprise a souhaité sans doute lorsque d’après mes propres paroles et mon attitude vous avez pu croire que je cherchais la bataille et la vengeance… Pardaillan, vous êtes un héros, vous. Ce que vous allez penser de moi, je ne le pressens que trop; mais justement parce que j’admire votre force d’âme qui vous emporte bien loin des pauvres sentiments que je puis éprouver, je ne mentirai pas; cela m’étouffe, il faut que je parle… Pardaillan, il faut que vous me connaissiez tout entier.
Le chevalier s’était jeté dans un fauteuil, avait croisé les jambes l’une sur l’autre, sa grande rapière en bataille sur les genoux, la tête renversée sur le dossier, – et à travers ses paupières à demi closes, considérait le duc d’Angoulême qui, debout, appuyé à un antique dressoir, laissait déborder son cœur en paroles de douceur.
– Chevalier, continuait le duc d’Angoulême, je dois l’avouer. Lorsque d’un mot qui retentit encore dans mon esprit, vous m’avez laissé entrevoir que, moi aussi, je pouvais me jeter à la conquête de ce trône qu’assiègent de si formidables appétits, j’ai eu un instant d’éblouissement. J’ai cru une minute que j’étais un prince, et j’ai oublié que je suis simplement le Bâtard d’Angoulême.
Pardaillan fit un geste de large et bienfaisante indifférence.
– Vous êtes fils de roi, dit-il; M. de Guise n’en peut dire autant, il a des merlettes sur son écu et vous y portez la fleur de lis.
– Fils de roi, oui, répondit Charles dont le front se voila, mais non fils de reine… Oh! je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas? Vous me comprenez? J’ai pour ma mère une affection et une vénération qui touchent à l’idolâtrie; je mourrais plutôt que de lui faire un chagrin sérieux. J’aime mieux que ma mère s’appelle Marie Touchet, plutôt que de tel nom de reine. Je ne conçois pas de mère plus tendre, plus vraiment mère que n’a été, que n’est encore la mienne. Mais Marie Touchet n’était pas l’épouse de Charles IX et si je suis fils de roi, je ne puis être prince héritier… Voilà ce que vous m’avez fait oublier, chevalier, avec votre généreuse et ardente parole… Je suis rentré en moi-même, et j’ai vu l’inanité du fol espoir qui s’y levait…
– Est-ce donc pour cela que vous renoncez à la grande lutte que je vous offrais, que je vous offre encore? demanda le chevalier qui regarda fixement le jeune homme.
Charles baissa les yeux. Une fugitive rougeur empourpra ses joues.
– Laissez-moi achever, dit-il, et vous me jugerez après, tel que je suis… Lorsque nous avons rencontré le roi, mon oncle, j’ai cru que la vengeance seule occupait mon cœur. Et pourtant, je sentais moi-même que mon cri de haine sonnait faux. Pardaillan, je dois vous le déclarer; je me jugerais lâche et félon si je renonçais à punir ceux qui ont fait mourir mon père. Mais la vengeance n’est chez moi qu’un devoir filial. Elle ne jaillit pas du fond de mon âme…
– Et lorsque vous vous êtes trouvé nez à nez avec M. de Guise? interrogea Pardaillan avec un malicieux sourire.
Le jeune prince pâlit.
– Ah! fit-il sourdement, là, j’ai vraiment éprouvé le ravage que peut faire dans un cœur humain ce redoutable sentiment qui s’appelle la haine. Oui, Pardaillan, je veux frapper Henri III, véritable meurtrier de Charles IX par ses menées hypocrites qui ont poussé mon père à la folie… mais je ne le hais pas! Oui, je veux frapper Catherine de Médicis… ma grand-mère! Sombre esprit de maléfice qui a précipité le malheureux Charles IX aux abîmes du désespoir… mais je ne la hais pas! Et je hais Guise, le moins coupable des trois… Et si je le hais, chevalier, si j’ai commencé à le haïr à l’instant où je l’ai vu, c’est qu’à cet instant il parlait avec le sourire insolent du triomphe à la pauvre bohémienne que j’aime, moi!… Maintenant, vous savez tout, Pardaillan. Ce n’est ni l’ambition ni la vengeance qui sont vraiment au fond de mon cœur: c’est l’amour…
Le duc d’Angoulême alla ouvrir la fenêtre toute grande.
– On étouffe ici, dit-il. Maintenant, chevalier, je vais vous dire une chose: quand j’ai quitté Orléans, j’étais sincère, je croyais vraiment que Violetta ne pouvait occuper toute ma vie et que d’autres soins plus sérieux, que d’autres pensées plus fortes me sollicitaient… Je me suis trompé, Pardaillan; je vois clairement qu’il n’y a qu’une pensée qui compte pour moi: c’est mon amour; il n’y a qu’une image qui se précise dans mon esprit: c’est celle de Violetta… Vous voyez que je ne suis pas du tout ce que vous pouviez penser, et que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de m’abandonner…
Charles avait prononcé ces derniers mots d’une voix de plus en plus basse. À la fin, deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.
– Pauvre petit! murmura Pardaillan en le contemplant avec un admirable attendrissement.
Et il croyait se revoir lui-même, dans la fleur de sa jeunesse, pleurant et soupirant après celle qu’il aimait. Un sourire très doux vint voltiger sur ses lèvres. Car rien n’est cher au cœur de l’homme comme le souvenir inoubliable de ce qui fut son premier amour.
– Je vous fais honte, n’est-ce pas? reprit Charles avec une sorte de fierté timide.
Pardaillan se leva, marcha au jeune homme et lui prit la main.
– Non, mon enfant, dit-il simplement. Et à ce mot «mon enfant», Charles se sentit frémir, tant il y avait de douceur consolatrice et puissante dans ce mot. Pourquoi vous mépriserais-je? Pourquoi jugerais-je que vos pensées sont pauvres?… De toutes les occupations, l’amour est la plus noble, la plus humaine, en ce sens que c’est elle qui fait le moins de mal aux autres hommes. L’ambitieux est un fauve. Un jour viendra où les hommes condamneront le crime d’ambition comme ils condamnent le crime de meurtre ou de vol…
– Pardaillan! Pardaillan! s’écria Charles éperdu, quelles sont ces pensées que je ne comprends pas?…
– Quant à la vengeance, poursuivit le chevalier, j’avoue qu’elle peut procurer quelque satisfaction aux esprits inquiets. Mais l’amour, voyez-vous, mon prince, c’est la vie elle-même. Le reste est malfaisance ou néant. Par la mort-dieu, la conquête de la femme aimée est autrement précieuse et intéressante que la conquête d’un trône! Vivez votre vie, morbleu! Vivre! c’est aimer tout ce qui est aimable. Le soleil et la pluie sont aimables. L’air pur des grandes plaines, les forêts vertes l’été, couvertes de neige l’hiver, la terre, la bête qui vous regarde d’un œil craintif et suppliant, le pauvre hère qui passe, mon camarade, mon ami… j’aime tout cela, moi! Aimez donc, si vous voulez savoir la vie, aimez la vie partout où elle se trouve et, par-dessus tout, aimez votre Violetta, qui est bien, après celle que j’aimais, la créature la plus exquise que j’aie jamais vue dans le rayonnement de la lumière du jour…
Le fils de Charles IX frémissait. Son cœur se gonflait d’amour et de désespoir. Et c’était bien l’enfant de ce bon bourgeois un peu poète, un peu musicien, un peu fou qu’avait été Charles IX, lequel n’avait qu’un bonheur: c’était de fuir le Louvre et de venir reposer sa tête sur le sein de Marie Touchet.
– Pauvre petit! répéta Pardaillan. Allons, reprit-il à haute voix, ne vous chagrinez pas ainsi. Il n’y a qu’une chose au monde qu’il n’y ait vraiment pas moyen de réparer: c’est la mort. Tout le reste s’arrange. Ah! si votre Violetta était morte, je concevrais votre désespoir, mais…
– Qui sait si elle n’est pas morte! fit sourdement Charles. Ou pis encore, Pardaillan! qui sait si elle n’est pas au pouvoir de cet homme!…
– Bon! Supposons même cela! Eh bien, vous pouvez m’en croire, la femme qui aime est capable de toutes les malices et de tous les héroïsmes pour se garder à celui qu’elle a élu. Si Violetta vous aime, vous pouvez être assuré que vous la reverrez…
Longtemps encore, Pardaillan parla sur ce ton. Et pour ceux qui ne le connaissaient pas, qui ne l’avaient jamais vu que dans le flamboiement de l’épée, dans le tumulte des bagarres, c’était une chose étonnante que les paroles si bonnes et si simples par quoi il berçait la douleur de celui qu’il appelait pauvre petit.
Charles, écrasé de fatigue par ces journées de recherches ardentes et inutiles, s’était jeté dans un fauteuil. Peu à peu ses yeux se fermèrent. La nuit était venue. Pardaillan, doucement, referma la fenêtre, jeta un dernier regard de pitié sur son compagnon; puis, ce regard de pitié, si nous pouvons dire, rejaillit sur lui-même:
– Et moi? murmura-t-il, qui me consolera?… Bah! je n’ai pas besoin d’être consolé, moi!
Et il sortit sur la pointe des pieds.
Sur la gauche de l’hôtel de la rue des Barrés se trouvait une petite cour. Là, s’ouvrait l’écurie qui jadis avait abrité les mules de Marie Touchet et où maintenant les chevaux de Pardaillan et du duc d’Angoulême mâchonnaient du foin côte à côte. Le chevalier, traversant la petite cour, aperçut deux hommes sur la porte de cette écurie, assis sur une botte de paille et devisant entre eux assez mélancoliquement.
C’étaient Picouic et Croasse. Ils se levèrent ensemble à la vue de celui qu’ils avaient failli assassiner; Pardaillan leur avait bien offert l’hospitalité pour une nuit. Mais au cours des journées qui venaient de s’écouler, il les avait oubliés, et les croyait envolés vers d’autres gîtes.
– Que diable faites-vous là? demanda-t-il.
– Comme monseigneur peut voir, dit Picouic, nous prenons le frais.
– Je vois bien. Mais pourquoi ici plutôt que n’importe où ailleurs?…
Picouic et Croasse parurent saisis d’une douloureuse stupéfaction.
– Monseigneur, fit Croasse en courbant sa longue échine, oublie-t-il donc qu’il a daigné nous inviter à nous reposer dans cette demeure?
Pardaillan se mit à rire.
– En sorte que vous continuez à vous reposer, mes drôles?… Il paraît que vous étiez bien fatigués!
– Monseigneur peut le croire! Voilà du temps et du temps que nous menons une existence d’enfer. Coucher sur la dure, pousser aux roues de la voiture dans les montées, des travaux d’Hercule, monseigneur, et pour toute récompense, le bâton du maître; pour toute nourriture, avaler des sabres et des cailloux: pour toute boisson, nous rafraîchir avec des étoupes enflammées… Nous en avions assez et nous avions juré qu’en arrivant à Paris, notre premier soin serait de chercher un maître qui eût autre chose à nous offrir que des coups de trique et surtout une nourriture…
– Moins indigeste? fit Pardaillan.
– Oh! nous digérons tout, dit Picouic. L’estomac est bon, Dieu merci. Je voulais dire une nourriture plus agréable.
– Je conçois en effet ce désir, si ambitieux qu’il paraisse d’abord, fit gravement le chevalier. Mais dites-moi, où avez-vous dormi, depuis que je vous ai introduits dans cette maison où je ne suis d’ailleurs moi-même qu’un hôte?
– Ici! dit Croasse en désignant l’écurie. Messeigneurs vos chevaux ont bien voulu nous céder quelques bottes d’excellent foin…
– C’est donc aussi de foin que vous vous êtes nourris?…
– Ce ne serait pas la première fois, reprit Picouic. Mais grâce aux ordres que vous avez donnés l’autre nuit à ce digne serviteur, excellent homme, la perle des honnêtes gens… cet homme, dis-je, sur vos ordres…
– Je n’ai donné d’autre ordre que celui de vous héberger une nuit…
– Cet homme, continua Picouic froidement, nous a, matin et soir, apporté à dîner de fort honorable façon.
– En sorte que vous voilà installé? Vous avez trouvé une maison de cocagne, et tout simplement, vous y restez?
– Oh! monseigneur, dit Croasse, nous comptions bien nous en aller, un jour ou l’autre. Il faut bien que nous nous mettions à la recherche d’un maître moins rude que Belgodère.
– Belgodère? demanda Pardaillan qui tressaillit. Celui-là qui fait profession de bateleur et logeait rue de la Tisseranderie, à l’Auberge de l’Espérance!…
– Celui-là même!… Nous avons, l’autre jour, profité d’une absence qu’il a faite pour nous éloigner à l’aventure. Mais pour tout dire, nous étions fort embarrassés de notre personne et nous commencions à regretter la pâtée de Belgodère, si mauvaise qu’elle fût, lorsque notre bonne étoile nous a fait passer devant la Devinière… Maintenant, continua Picouic, si monseigneur daignait le permettre, je lui soumettrais une idée qui m’est venue en dormant sur le foin de cette écurie…
– Voyons l’idée, dit Pardaillan.
– Nous cherchons un maître, monseigneur, un maître qui ne nous rosse pas du matin au soir, ou qui, du moins, après la rossée, nous sustente autrement qu’avec des cailloux. Nous cherchons, dis-je, un maître qui sache reconnaître notre courage…
– Votre courage?… Hum!…
– Notre intelligence, notre habileté, enfin toutes les qualités qui, comprimées en nous par une existence pitoyable, ne demandent qu’à prendre leur essor… Pourquoi ne seriez-vous pas ce maître?…
– Dites-moi, fit Pardaillan qui avait suivi son idée à lui, puisque vous avez vécu avec ce Belgodère, qui était cette jeune fille, nommée… comment donc?…
– Monseigneur veut parler de la chanteuse Violetta?
– C’est cela même. Avez-vous un soupçon de ce qu’elle pouvait être et de l’intérêt que votre maître pouvait avoir à la garder avec lui?…
– Nous ne la connaissons pas. Lorsque Belgodère nous a rencontrés il y a cinq ans et nous a engagés dans sa troupe en nous promettant une vie princière, voyages en voiture, travail facile, nourriture exquise, à ce moment Violetta et Saïzuma vivaient déjà avec le bohémien.
– Saïzuma? demanda Pardaillan.
– Oui: la diseuse de bonne aventure… une folle.
– Et cette Saïzuma a-t-elle disparu aussi avec Belgodère?
– Je l’ignore, monseigneur; nous n’avons pas remis les pieds à l’Auberge de l’Espérance… Mais monseigneur n’a pas répondu à la demande que j’avais honneur de lui soumettre humblement.
– Ah! oui… vous cherchez un maître, et il vous conviendrait que ce maître, ce fût moi?… Eh bien, je vous répondrai là-dessus demain matin. Demeurez donc ici pour cette nuit encore, et nous verrons… Mais dites-moi, cette Saïzuma… vous dites que c’est une folle?…
– Du moins, elle paraît telle. D’ailleurs, elle parle fort peu, si ce n’est pour exercer son métier qui est de lire dans la main des gens.
– Savez-vous si elle connaissait la petite chanteuse?
– Qui peut savoir ce que pense Saïzuma? Elle est un mystère vivant. Son visage même nous est inconnu, car elle porte toujours un masque. Si elle connaissait Violetta, si elle avait pour elle de l’affection ou de la haine, voilà ce qu’il est impossible de dire. La Simonne eût pu seule vous parler de Violetta, qu’elle appelait sa fille. Mais la Simonne est morte…
Pardaillan demeura silencieux et pensif. Cette mystérieuse bohémienne surexcitait sa curiosité. Qui était-elle? Sans aucun doute, une complice de Belgodère… La pensée lui vint tout à coup que peut-être cette femme était encore à l’Auberge de l’Espérance. Il songea à la douleur de Charles d’Angoulême. Il se dit que s’il pouvait retrouver la piste de la disparue, s’il pouvait créer près de lui ce bonheur de deux amants réunis grâce à lui, ce lui serait une joie presque aussi puissante que de retrouver Maurevert.
Il se mit donc en route pour l’Auberge de l’Espérance et y pénétra au moment même où l’hôte fermait les portes, à cause du couvre-feu qui sonnait. Mais pour certains cabarets borgnes de Paris, alors comme aujourd’hui, la fermeture n’était qu’apparente. Au contraire, c’est une fois le couvre-feu sonné que le patron faisait ses meilleures affaires, grâce à la spéciale clientèle nocturne qui se glissait à ce moment dans la salle commune.
En entrant, le chevalier vit que cette salle était occupée par une vingtaine de buveurs, hommes ou femmes, et il alla s’installer à une table, comptant se renseigner aussitôt auprès de l’hôte. L’honorable assemblée qui s’abreuvait d’hypocras et de liqueurs pimentées se composait, bien entendu, de truands et de ribaudes. L’une de ces femmes, voyant le chevalier prendre place à une table isolée, quitta le groupe dont elle faisait l’ornement pour s’approcher de Pardaillan. Elle s’assit devant lui, les coudes sur la table et se mit à rire.
Devant ce rire, Pardaillan demeura grave et paisible. Alors la ribaude jugea que le moment était venu d’employer un discours qu’elle savait par cœur, attendu qu’il avait servi en des milliers d’occasions déjà.
– Beau gentilhomme, dit-elle, vous ne m’offrez rien à boire?…
Admirable discours, en vérité, si complet, si éloquent si expressif, qu’il s’est transmis de génération en génération.
– Par la tête et le ventre! cria à ce moment l’un des buveurs, veux-tu venir ici, Loïson!
Le chevalier tressaillit et pâlit. Ce nom brusquement jeté par une voix avinée à une fille de basse galanterie fit monter à son cerveau une bouffée de souvenirs.
– Tu t’appelles Loïson? demanda-t-il à la ribaude.
– Loïse, mon prince…
– Loïse! répéta sourdement le chevalier qui, d’un trait, avala le gobelet de vin qu’on venait de placer devant lui.
Un instant, il ferma les yeux. Puis, rudement, il secoua la tête.
– Ah çà! gronda le buveur, truand trapu à la tignasse rouge, aux yeux sanglants, faudra-t-il que je vienne te chercher?
– C’est bon, Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie… et la tienne!
– Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet écu, et allez boire avec votre ami le Rougeaud…
Loïson fut stupéfaite. Elle prit l’écu que le chevalier lui tendait, baissa la tête, et chercha comment elle pourrait remercier une pareille générosité. Et comme elle ne trouvait pas, elle se contenta de murmurer:
– Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret…
La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Loïson n’ayant à donner aucune belle parole, se donnait elle-même; ce lui était plus court et plus facile. Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et rejoignit le Rougeaud qui, à la vue de l’écu, avait louché fortement et jeté un mauvais regard sur Pardaillan.
Celui-ci fit signe au patron du cabaret de venir à lui. L’hôte s’approcha avec empressement de ce client peu ordinaire, et le chevalier s’apprêtait à l’interroger sur Saïzuma, lorsque, de différents côtés, des cris s’élevèrent.
– Et la bohémienne? disait l’un.
– Ohé! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge? grognait un autre.
– La bonne aventure! glapissaient des femmes.
– C’est bon, c’est bon, mes agneaux, répondit l’hôte, je vais chercher la femme au masque!… Tenez-vous en repos, et qu’on boive!… En payant d’avance, bien entendu!
– Qui est cette bohémienne qu’on vous réclame? demanda Pardaillan.
– Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme! On me l’a laissée en gage.
– En gage? Une femme?…
– Figurez-vous qu’il y a quelques jours s’est installée dans mon honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun comme quatre et buvaient comme six. En sorte que la note a pris en moins de rien des proportions mirifiques. Or, ils ont tout à coup disparu… Alors, vous comprenez?…
– Je comprends, mais faites comme si je ne comprenais pas, dit Pardaillan.
– Eh bien, mes bateleurs ont oublié d’emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me rembourser de mes frais, tous les soirs j’oblige cette femme à raconter à chacun la petite histoire qu’elle lit dans les mains: il en coûte deux deniers [10] par personne, et comme de juste…
– Vous empochez les deniers. C’est fort bien vu. Allez donc la chercher, car voici votre clientèle qui s’impatiente.
En effet, les cris et les jurons redoublaient d’intensité. Le cabaretier fendit la foule, disparut par une porte de derrière et revint bientôt accompagné de la bohémienne. À son aspect, le silence s’établit soudain et un frisson parcourut cette assemblée de ribaudes et de tire-laine.
Saïzuma, drapée dans ses vêtements bariolés, son masque rouge sur la figure, sa splendide chevelure éparse sur ses épaules, entra de ce pas majestueux et spectral que nous avons déjà signalé. Elle passa à travers les tables, tandis que les buveurs s’écartaient pour ne pas être frôlés par sa robe, et elle s’arrêta au milieu de la salle, dans un silence d’épouvante.
– Allons, bohémienne, dit tout à coup le cabaretier avec un rire contraint, raconte-nous un peu ton histoire…
– Non, non! grommela le Rougeaud, qu’elle nous dise la bonne aventure!…
– Qu’elle dise l’une et l’autre! cria un truand.
Puis le silence se rétablit plus profond: Saïzuma venait de faire un geste. Elle avait levé lé bras, lentement, puis ramenant la main à ses cheveux, elle en caressait doucement les boucles opulentes.
– Vous tous qui m’écoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames assemblés dans cette cathédrale, pourquoi me regardez-vous ainsi? J’ai dit la vérité. L’imposture est sur les lèvres de l’évêque et non sur les miennes… Malheureuse! Pourquoi l’ai-je aimé?…
Elle parlait d’une voix morne et dont pourtant chaque syllabe se détachait par saccades. Cette voix d’une infinie douceur secouait des frissons dans l’air. Pardaillan l’écoutait avec l’étonnement qu’on éprouve en présence de ce qui est mystère.
– Écoutez, reprenait Saïzuma qui pressa son front dans ses deux mains Écoutez, puisque vous voulez savoir l’histoire du malheur. Cette histoire, qui me l’a contée à moi-même? Je ne sais. Il y a une voix qui parle et que j’écoute. Que dit la voix?
Elle pencha la tête comme pour écouter en effet. L’assemblée de sac et de corde haletait. Les ribaudes tremblaient et les truands frémissaient.
– C’est le soir, dit lentement la bohémienne. Tout est paisible dans le somptueux hôtel et par la grande fenêtre large ouverte apparaît la cathédrale que contemple la jeune fille… L’insensée! C’est là, dans cette église, que le malheur devait se consommer. Pourquoi la jeune fille regardait-elle la face muette et menaçante de la cathédrale?… La voici qui sourit doucement… Comme elle est heureuse!… Près d’elle, celui qu’elle aime est assis, et il lui tient les deux mains, et elle écoute, dans le ravissement de son âme, ce que lui dit le noble seigneur… Et cependant, au fond du somptueux hôtel, le vieux père aveugle se repose…
Saïzuma s’arrêta court. Ses yeux, à travers les trous du masque rouge, regardaient au loin, on ne savait quoi…
– Le vieux père aveugle se repose, reprit-elle en hochant la tête: confiant dans sa fille, il dort… Du moins, elle le croit. Et son amant le croit aussi. Et ils sont l’un près de l’autre, et leurs lèvres se rapprochent, et elles vont s’unir dans un baiser lorsque la porte s’ouvre…
– Malheur!… gronda une ribaude toute pâle.
– Qui a ouvert la porte?… C’est le père… le vieux père aveugle qui s’avance, les mains étendues et appelle sa fille… L’amant s’est redressé… la fille tremble de terreur… «Ma fille, mon enfant… avec qui parlais-tu?… – Avec personne, père!… Non, bien certainement, il n’y a personne dans la chambre de votre enfant…» Et l’amant?… Ah! comme il est adroit, silencieux et furtif!… Il s’est reculé jusqu’au fond de la chambre, et il ne semble même plus respirer… La jeune fille n’a même pas la force de se lever pour aller au-devant de l’aveugle… C’est lui qui vient à elle à pas tremblants, et enfin, il saisit ses mains… «Comme tes mains sont glacées, mon enfant! – Père, c’est le soir… c’est le vent… c’est l’ombre qui tombe de cette cathédrale… – Comme ta voix tremble! – Père, c’est la surprise, l’émotion de vous voir tout à coup…» Et les yeux de la jeune fille mourante d’effroi se portent sur l’amant immobile. Elle cherche un autre mensonge, toujours des mensonges.
– Pauvre demoiselle! dit la ribaude qui s’appelait Loïson.
Saïzuma n’entendit pas. Et elle continua sa triste cantilène, car vraiment elle racontait comme elle eût chanté…
– Le front du père se voile: l’aveugle tourne autour de lui son regard mort, comme s’il espérait voir… Voir! oh! s’il avait vu!… «Ma fille, mon enfant, es-tu bien sûre qu’il n’y a personne ici?… – Sûre, mon père! oh! tout à fait sûre!… – Jure-le, mon enfant!… Jure-le, sur mes cheveux blancs… jure-le sur la sainte Bible, et alors, je croirai seulement que tu étais seule… Car je sais que tu as l’âme haute et pure, et tu ne voudrais pas te charger d’un tel parjure!…» La jeune fille se débat… Il lui semble qu’elle va mourir… Jurer! Jurer cela! sur les cheveux blancs de l’aveugle!… Son regard va chercher le regard de l’amant, et le regard de l’amant répond: Jure, mais jure donc!… «Eh bien, ma fille?» La voix du père, la voix de l’aveugle contient une affreuse angoisse. Et alors, sous le regard de l’amant, la jeune fille dit: «Mon père, sur vos cheveux blancs, sur la sainte Bible, je jure qu’il n’y a personne ici que nous deux…» Et le pauvre père sourit. Et il demande pardon à sa fille. Et elle, oh! elle, la parjure, sent que le malheur, désormais, va la saisir et l’emporter aux abîmes…
– Pauvre fille! répéta Loïson.
Saïzuma se tut.
– Encore! demanda une autre ribaude. Qu’arriva-t-il ensuite?…
Mais peut-être y avait-il eu une brusque saute de direction dans l’esprit de Saïzuma. D’une voix changée, emphatique et théâtrale, elle s’écria:
– À force de regarder en moi-même au fond du cachot j’ai appris à regarder dans l’âme des autres. Seigneurs et hautes dames, la bohémienne sait tout, voit tout, et l’avenir pour elle n’a pas de voiles. Qui veut connaître son avenir? Qui veut la bonne aventure dite par l’illustre bohémienne Saïzuma?…
Ces dernières paroles lui avaient sans doute été apprises par Belgodère, car elle les débitait comme une leçon.
– Approchez, dames et seigneurs, continua-t-elle sur le même ton.
– Moi, moi! cria une ribaude qui tendit sa main dans un geste de résolution et de crainte.
– Tu vivras longtemps, dit Saïzuma, mais tu ne seras jamais ni riche, ni heureuse.
– Malédiction! gronda la ribaude. Madame la bohémienne, ne pourriez-vous me donner quelque richesse en échange de quelques ans de vie?
Mais déjà Loïson tendait sa main sur laquelle Saïzuma jetait un coup d’œil.
– Prends garde à celui que tu aimes, dit-elle, il te fera du mal.
– Bon! grogna le Rougeaud, ce sera pain bénit.
Successivement, plusieurs ribaudes et quelques truands connurent en frémissant l’avenir révélé par la bohémienne. Elle disait à chacun son fait en une phrase brève… peut-être selon l’inspiration du moment, au hasard.
– Bientôt, dit-elle à un truand, tu porteras autour du cou une cravate de chanvre.
Et le truand devint livide en murmurant:
– Mon père et mes frères sont morts ainsi. Je sais bien que ce sera bientôt mon tour.
Le Rougeaud, lui aussi, tendit sa main.
– Ton sang va couler, dit Saïzuma. Prends garde à une épée plus subtile que ta dague.
– Bah! tu mens, sorcière! Ou tu te trompes. Lis donc mieux.
– J’ai dit! fit Saïzuma.
– Et tu prétends qu’il y a dans Paris une épée plus subtile que ma dague? gronda le truand en abattant son poing sur la table qui trembla.
– Ton sang va couler, te dis-je!…
Le Rougeaud avait peut-être bu plus que de raison. Ou peut-être, sous ses airs, était-il plus vivement frappé par la prophétie. Il pâlit soudain et poussa un juron. Puis son visage s’enflamma. Il se leva, saisit la bohémienne par le bras et gronda:
– Sorcière de malheur, si tu ne conjures à l’instant le mauvais sort, si tu ne déclares que tu as menti, c’est ton sang à toi qui va couler, et tu ne porteras plus malheur à personne!
Alors, il y eut un grand tumulte dans le cabaret. Ce Rougeaud était parmi ces gens une façon de terreur. On le redoutait pour sa sauvage violence, et nul n’eût osé lui tenir tête dans aucune truanderie. C’était une bestiale physionomie. En ce moment, il était convaincu que la bohémienne lui jetait un mauvais sort. Il l’avait violemment saisie au bras. Saïzuma, raide, immobile, ne fit pas un geste de défense.
– Déclare que tu as menti! rugit le truand, tandis que les ribaudes s’écartaient épouvantées.
– J’ai dit! répéta Saïzuma de sa voix morne.
Le Rougeaud leva le poing.
Au moment où ce poing, véritable massue, allait s’abattre sur la tête de la bohémienne, le truand sentit une main rude tomber sur son épaule. Il chancela et se retourna avec un furieux grognement.
– Ah! ah! fit-il en ricanant, l’amoureux de Loïse!…
Ce mot dont le truand ne pouvait soupçonner le sens profond, répercuté dans l’âme du chevalier, fit pâlir Pardaillan, qui demeura un instant suffoqué, et dont la main crispée à l’épaule du Rougeaud retomba alors.
– Eh! Loïson! cria le truand, voici ton amoureux qui t’abandonne pour la bohémienne!
Pardaillan haussa les épaules, prit Saïzuma par la main et la conduisit à la place qu’il venait de quitter. Le Rougeaud fut tellement stupéfait de cet acte d’audace qu’il en resta cloué sur place pendant une longue minute. Le Rougeaud était le roi de cet antre qui s’appelait l’Auberge de l’Espérance. Il y régnait en despote. Quand il avait parlé, les autres clients n’avaient qu’à obéir. Il se fit donc un grand silence dans la salle; les truands attendirent ce qui allait se passer, prêts d’ailleurs à se ruer au secours de leur chef si besoin était. Les ribaudes regardèrent Pardaillan avec compassion. Loïson pâlit. Le chevalier s’était assis près de Saïzuma et, paisible, sans daigner se préoccuper de l’orage qui s’amassait sur sa tête:
– Madame, dit-il, vous plairait-il de me dire, à moi aussi, ma bonne aventure?
– Madame! fit sourdement Saïzuma qui tressaillit. Quand m’a-t-on appelé ainsi?… Oh! il y a longtemps, bien longtemps…
– Il ne me plaît pas, à moi, que la bohémienne vous dise la bonne aventure, gronda le Rougeaud en s’avançant alors.
Pardaillan redressa lentement la tête, toisa le truand et dit:
– Voulez-vous un bon conseil, l’ami?…
– Je ne veux pas de conseil. Je ne veux rien de vous. Que faites-vous ici? Messieurs de la gentilhommerie n’ont pas le droit d’entrer dans ce cabaret, si ce n’est avec ma permission. Sortez donc à l’instant.
Le calme relatif de Rougeaud fit frissonner l’assemblée, car ce calme dénonçait chez lui la rage portée à son paroxysme.
– Et si je ne sors pas, demanda Pardaillan avec un mince sourire, tandis que son regard commençait à pétiller.
– Alors c’est moi qui vais vous porter dehors! rugit le truand.
En même temps ses deux poings velus se levèrent. Saïzuma demeura immobile. Loïson poussa un grand cri. Mais à l’instant même, un grondement de stupeur courut parmi les truands qui se levèrent dans un grand tumulte.
Les poings du Rougeaud n’avaient pas eu le temps de s’abattre… Pardaillan s’était vivement levé. Ses deux poings, à lui, se détendant comme deux catapultes, avaient frappé le truand en pleine poitrine… Et ce geste avait été si rapide, si sobre, si foudroyant qu’on put seulement voir le truand chanceler sur sa base en hurlant une imprécation et s’abattre contre une table qui roula avec ses pots de grès et ses gobelets d’étain. Dans le même instant, le Rougeaud se leva d’un bond et vociféra:
– En avant la truanderie! Mort au gentilhomme!
– À mort! À mort! hurlèrent les truands.
Alors les dagues jetèrent des lueurs sinistres dans l’obscurité. Les ribaudes, par une prompte manœuvre qui leur était sans doute familière, se massaient dans un angle, tout en jetant des cris perçants. En un clin d’œil la salle se trouva débarrassée de ses tables poussées contre les murs, et les truands, le poignard à la main, s’avancèrent sur Pardaillan, le Rougeaud en tête.
Brusquement, il y eut dans cette troupe de forcenés un arrêt d’épouvante et d’admiration: dans l’instant même où les malandrins rués allaient atteindre le chevalier, un spectacle inouï vint les glacer de terreur… D’un geste formidable, Pardaillan empoigna le Rougeaud, le souleva dans ses bras puissants, le coucha sur la table, le maintint à la gorge d’une main, et de l’autre, tirant sa dague, en appuya la pointe sur la poitrine du truand…
– Un pas de plus, vous autres, dit-il froidement, et cet homme est mort!…
Sous l’étreinte de cette main de fer, le Rougeaud, d’abord hébété de stupeur et d’épouvante, comprenant à peine ce qui venait de se passer et comment il se trouvait là, le Rougeaud, fou de rage, eut un mouvement de reptile qui se tord.
– En avant! hurla-t-il.
La dague s’enfonça!… Le sang jaillit!
– J’ai dit! murmura Saïzuma.
Les truands reculèrent… Le Rougeaud fit un suprême effort, raidit ses muscles, tenta en vain de débarrasser sa gorge, et d’une voix qui cette fois ne fut qu’un râle, répéta:
– En avant!… Enfer!… Je meurs!… Je…
Et cette fois, cinq ou six des plus furieux ou des moins stupéfaits s’avancèrent en vociférant. Le tumulte éclata, plus violent.
– En avant les grands moyens! tonna Pardaillan.
Et alors, on le vit saisir le Rougeaud presque évanoui et s’acculer au mur… Alors, cet être pantelant qui râlait et grouillait encore de ses jambes et de ses bras, le chevalier le souleva d’un effort furieux au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable temps, et à l’instant où les truands allaient l’atteindre, à toute volée, le jeta, le lança, vivant projectile!… Quatre des truands roulèrent. Le Rougeaud demeura sur le carreau, étendu sans vie.
– Vive le gentilhomme! crièrent les ribaudes enthousiasmées.
Il y eut parmi les truands un recul terrifié, une culbute désordonnée parmi des jurons furieux et des imprécations. Puis, dans ce court répit qui suivit, ils virent le chevalier debout, les bras croisés, riant silencieusement. Et avec son rire, ses yeux illuminés d’éclairs, son torse souple, dans cette attitude de force suprême et de dédaigneux défi, il leur apparut terrible, il leur sembla que c’était là un être à part contre lequel toute résistance était inutile. Plusieurs jetèrent leurs dagues.
– C’est le diable! hurla l’un.
– Il a fait un pacte! vociféra un autre.
– Vive le beau gentilhomme! glapirent les ribaudes.
C’en était fait!… Pardaillan triomphait… Il s’assit paisiblement et attendit que le calme se fût rétabli. De loin, des truands le considéraient avec le respect dû à la force dans ce qu’elle a d’irrésistible et l’effroi dû à une puissance probablement d’essence magique.
– Madame, disait doucement Pardaillan à Saïzuma, comme si rien ne se fût passé, est-il quelque chose au monde que je puisse faire pour vous?
– Oui, dit la bohémienne: me faire sortir d’ici…
Pardaillan se leva, chercha des yeux le cabaretier et dit:
– Ouvrez la porte.
Avant même que l’hôte eût fait un mouvement, la porte se trouva ouverte par deux ou trois de ses clients. Pardaillan ne put s’empêcher de rire. Alors il prit Saïzuma par la main et tous deux traversèrent la salle dans toute sa longueur. Les truands, sur leur passage, s’écartèrent. Sur le carreau, le Rougeaud sanglant, le visage noir, râlait. Loïson, à genoux, bassinait son front avec de l’eau fraîche, et pleurait. Le chevalier se pencha, examina le blessé et dit:
– Ne pleurez pas, mon enfant, il en reviendra… Vous m’en voulez, peut-être?
La ribaude leva les yeux sur lui et répondit doucement:
– Je ne vous en veux pas…
Le chevalier lui glissa un écu d’or dans la main.
– Parce que vous vous appelez Loïson, murmura-t-il.
Et il continua son chemin jusqu’à la porte du cabaret. Sur le seuil, il se retourna, tira de sa poche une poignée de pièces de cuivre et d’argent mêlées, et il les jeta en pluie, en criant:
– Une autre fois, mes braves, vous y regarderez à deux fois; pour ce soir, le chevalier de Pardaillan vous pardonne…
Et il sortit avec Saïzuma, tandis que dans la salle il y avait une ruée sur les pièces qui couraient et roulaient.
Il faisait nuit noire. La ville dormait, silencieuse. Les rues étroites qui formaient un réseau autour de l’Hôtel de Ville furent franchies, et Pardaillan arriva rue Montmartre, escortant la bohémienne, ou plutôt guidé par elle, car il la laissait aller et tourner à sa guise. Saïzuma paraissait l’avoir oublié. Maintenant, elle se dirigeait en droite ligne vers la porte Montmartre.
– Madame, dit alors le chevalier, vous voilà délivrée de ces gens. Mais où irez-vous à présent? Si vous vouliez…
– Je voudrais, dit Saïzuma, sortir de cette ville. J’étouffe dans cette ville… Pourquoi y suis-je venue?…
– Mais où irez-vous ensuite!… Pauvre femme… Suivez-moi… je connais non loin d’ici une auberge, une bonne auberge, et le bon cœur de l’hôtesse pansera les plaies de votre cœur… dites, le voulez-vous?…
– Sortir! murmura Saïzuma en secouant la tête. Oh! m’échapper de cette ville où j’ai souffert… où je souffre!… Qui que vous soyez, avez-vous pitié de moi?… Conduisez-moi hors d’ici… Et si vous ne voulez pas, je vous maudirai, car vous m’aurez abandonnée à la souffrance…
– Eh bien, soit!… Venez… dit Pardaillan ému jusqu’au fond de l’âme par l’accent de douleur étrange qui éclatait dans la supplication de cette inconnue.
Ils atteignirent la porte Montmartre… Elle était fermée. Mais Pardaillan savait comment on vient à bout de la consigne d’un sergent d’armes, et il lui en coûta tout juste deux livres tournois pour lever les scrupules dudit sergent, et en conséquence, pour faire baisser le pont-levis. Dix minutes plus tard, il se trouvait avec la bohémienne sur cette route mal entretenue qui, serpentant à travers des marais, s’en allait vers le pied de la montagne.
«Les sieurs Picouic et Croasse avaient dit juste, réfléchissait Pardaillan. Cette malheureuse est folle. Que pourrai-je tirer d’elle?»
Cependant, il entreprit d’interroger la bohémienne.
– Vous avez, dit-il, longtemps vécu avec le bohémien Belgodère?
– Belgodère?… Oui: un homme dur et méchant. Mais qui dira jamais la dureté et la méchanceté de l’évêque?
– Et Violetta?… Vous l’avez connue aussi?…
– Je ne la connais pas… je ne veux pas la connaître.
– Rappelez-vous, de grâce: Violetta… la chanteuse.
– Je ne veux pas la connaître, dit Saïzuma avec une sorte de rudesse farouche.
Pardaillan demeura perplexe.
– Mais pourquoi? demanda-t-il. Vous haïssez donc cette pauvre petite?
– Non. Je ne la hais pas. Je ne l’aime pas… je ne veux pas la connaître… Je ne puis pas la voir.
Elle s’arrêta tout à coup, saisit le chevalier par le bras et murmura sourdement:
– Elle a un visage qui me fait trop souffrir… qui me rappelle trop de choses… ne me parlez jamais d’elle… jamais!
Alors elle se remit en marche. Et Pardaillan comprit qu’en effet, il ne pourrait tirer aucun renseignement de la folle.
Ils arrivèrent enfin sur le haut de la colline. Là s’élevait l’abbaye des bénédictines qui, à cette époque, était presque en ruine, tant les nonnes qui l’habitaient mettaient peu de soin à entretenir ce couvent jadis très riche, mais qui, en pleine décadence, n’avait plus guère alors qu’un revenu de deux mille livres.
Pardaillan se demandait jusqu’où la fantaisie de la folle allait l’entraîner. Il ne voulait et ne pouvait s’écarter de Paris. D’autre part, il eût éprouvé un remords à abandonner cette malheureuse toute seule en pleine campagne. S’il pouvait la décider à demander l’hospitalité dans le couvent! Non seulement, lui pourrait tranquillement regarder Paris, mais encore il saurait où retrouver cette femme pour l’interroger en des circonstances plus propices…
– Madame, dit-il alors, vous voici hors Paris.
– Oui, dit la bohémienne ici je respire. Ici j’étouffe moins sous le poids des pensées qui, là-bas, tourbillonnaient autour de ma tête comme des oiseaux funèbres… Pensées de folie, sans doute. Que suis-je?… Saïzuma, pas autre chose. Je suis Saïzuma. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure? Qui êtes-vous?…
– Un homme qui passe. Vous avez vos douleurs. J’ai les miennes… Un ami, si vous voulez.
– Un ami?… Qui peut être l’ami de la bohémienne… de la maudite?
– Celui qui a pitié, madame, parce qu’il a souffert, jadis, il y a longtemps, c’est vrai, mais qui se souvient.
– Oui, votre voix me calme et me berce. Je sens, je devine que votre cœur n’est pas un cœur d’homme, car tous les hommes portent en eux la cruauté… Qui êtes-vous? Un brave, certes! Comme vous avez saisi ce monstre, là-bas, dans la triste auberge! Comme vous l’avez puissamment jeté sur les loups qui hurlaient! Votre main! Je veux voir votre main?
Pardaillan offrit sa main à la diseuse de bonne aventure. C’était un esprit lucide, comme on a pu voir. Mais il était de son temps. Et ce ne fut pas sans quelque émotion secrète qu’il attendit la sentence de la bohémienne. Saïzuma hochait la tête.
– Si j’aimais un homme, dit-elle, moi qui n’aime pas, qui n’ai jamais aimé, et qui n’aimerai jamais, si j’aimais un homme, je voudrais qu’il eût une main pareille à la vôtre. Vous êtes gueux, peut-être, et vous êtes prince parmi les princes. Je vous plains, et je ne vous plains pas. Vous portez en vous le malheur, et vous semez autour de vous le bonheur…
Saïzuma laissa retomber la main de Pardaillan.
«Par Pilate! songea le chevalier qui se secoua. Je porte en moi le malheur?… Ouais! C’est ce qu’il faudra voir. Voyons, pauvre femme, reprit-il, puisque vous paraissez me témoigner quelque confiance, voici une maison où c’est un devoir d’accorder l’hospitalité à ceux qui sont errants et vagabonds par le monde. Croyez-moi: il faut vous y reposer deux ou trois jours. Et puis, je viendrai vous chercher.»
– Vraiment?… Vous me viendrez chercher?
– Je vous le promets. Il est difficile de vous oublier, quand une fois on vous a vue, si toutefois cela peut s’appeler vous avoir vue, puisque votre visage est toujours masqué.
– Alors je consens à m’arrêter ici, dit Saïzuma, qui parut n’avoir pas entendu cette allusion à son masque rouge.
Le chevalier, craignant que la folle ne revînt bientôt sur sa détermination, s’empressa d’aller agiter la grosse cloche du couvent, opération qu’il dut répéter à diverses reprises avant que la porte ne s’ouvrît. Une femme parut, qui ne portait pas le costume de religieuse et qui, apercevant un gentilhomme de bonne mine, eut un étrange sourire et fit un geste comme pour l’inviter à entrer.
– Pardon, dit le chevalier étonné, c’est bien ici l’abbaye des bénédictines de Montmartre? Je ne me trompe pas?
– Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit la femme. C’est bien ici le couvent des bénédictines que dirige très haute et puissante dame Claudine de Beauvilliers, notre sainte abbesse…
– L’abbesse Claudine de Beauvilliers? fit Pardaillan, à qui ce nom était parfaitement inconnu. C’est possible. En tout cas, ma digne femme, ce n’est pas pour moi que je réclame d’elle l’hospitalité, mais bien pour cette infortunée bohémienne…
Il s’effaça et désigna Saïzuma. La sœur – car malgré son costume civil, fort délabré d’ailleurs, ce ne pouvait être qu’une religieuse – la sœur, donc, examina la bohémienne d’un coup d’œil rapide, et dit:
– Notre révérende abbesse Claudine de Beauvilliers nous interdit de recevoir les hérétiques ailleurs que dans une partie du couvent où nous-mêmes, nous ne pénétrons pas. Je vais y conduire cette femme.
– Je viendrai la rechercher sous peu de jours, peut-être dès demain.
– Quand il vous plaira, mon gentilhomme.
Saïzuma entra. La religieuse jeta au chevalier un nouveau sourire qui le surprit autant que le premier. Puis la porte se referma. Et Pardaillan s’éloigna, non sans réfléchir avec une inquiète curiosité à ce singulier sourire, à cette religieuse laïque, à ce couvent délabré, et enfin à cette sorte de désinvolture étrange avec laquelle, malgré le respect des termes, la sœur portière avait parlé de l’abbesse des bénédictines… Claudine de Beauvilliers.