II LA PLACE DE GRÈVE

Au fond d’une vaste salle aux majestueuses tentures, aux meubles solennels, dans l’ombre d’un dais de soie brochée d’or, immobile en un fauteuil d’ébène précieusement sculpté, se tenait une femme.


Une femme!… un être de beauté prodigieuse, éblouissante et fatale: peut-être une sainte extatique, ou peut-être une étincelante magicienne, ou peut-être une somptueuse courtisane orientale. Des yeux larges et profonds, tantôt d’une angoissante douceur de fleurs de deuil, tantôt d’un funeste éclat de diamants noirs. Dans la suprême harmonie de ses traits et de ses attitudes, la violente poésie d’une âme excessive, la majesté d’une souveraine, la noble volupté d’une hétaïre antique, la dignité d’une vierge, l’audace d’une guerrière des temps barbares.


Un homme entra: opulent et sévère costume de cavalier, tout en velours noir, figure livide, pétrifiée lentement par une douleur qui ne pardonne jamais. Il s’arrêta devant la splendide inconnue et fléchit le genou.


Elle ne parut pas étonnée de cet hommage royal ou religieux et, dans un geste d’indicible autorité, tendit le bras vers une large fenêtre ouverte. Le gentilhomme se redressa et porta sa main crispée à son cœur.


– La place de Grève! murmura-t-il, ô rêves tragiques de mes nuits, effroyables souvenirs de mes jours, il faut donc que je vous contemple face à face!


L’inconnue [3], alors, parla. Et aucune épithète ne pourrait traduire la force de pénétration de sa voix.


– Cardinal, dit-elle, je viens de vous donner un ordre. Obéissez.


Le cavalier frissonna; et, simplement, comme s’il n’y eût rien eu dans ses paroles d’exorbitant, de stupéfiant, de fabuleux, oui, cet homme, à cette femme répondit:


– J’obéis à Votre Sainteté…


Votre Sainteté!… Comme au maître de la chrétienté! Comme au souverain pontife!


– Cardinal, reprit-elle sans un tressaillement, vous venez de prononcer un mot terrible. N’oubliez pas que si, dans Rome, je suis celle que vous dites, l’héritière de la souveraineté pontificale de Jeanne, la chevalière de la grande tradition… ici, dans Paris, je ne suis que la descendante de Lucrèce Borgia: la princesse Fausta!…


Qu’était-ce donc que cette femme qui avait des gestes d’impératrice et parlait comme si elle eût porté la tiare sur sa tête superbe! Fausta?… Princesse Fausta?…


Quelle mystérieuse, quelle incroyable destinée s’abritait sous ce nom?… Et pourquoi, avec une si majestueuse autorité d’accent, évoquait-elle le nom de sa terrible, prestigieuse et sombre aïeule… Lucrèce Borgia!… Borgia!… La toute-puissance, l’incarnation de la Terreur, le Meurtre fait homme!… Lucrèce!… L’amour et les délires de la débauche! Les poisons et les baisers! L’éclat livide d’un météore dans les fêtes tragiques où des hommes mouraient de son sourire!…


Était-ce donc toute cette puissance, toute cette terreur, tout ce prestige qui étaient venus se réincarner en cette femme?… Peut-être!…


Car le gentilhomme à qui elle donnait le titre de cardinal, bien qu’il ne portât pas l’habit religieux et fût armé d’une épée, cet homme qui pourtant semblait cuirassé par l’orgueil des vieilles races, dont les yeux s’illuminaient d’une magnifique intelligence et dont le front proclamait l’intrépide fierté, l’écouta comme la légende biblique nous montre Moïse écoutant la voix qui sortait des nuées du Sinaï. Et quand elle eut parlé, une inexprimable vénération le courba dans une attitude d’obéissance.


Alors, avec une sorte de désespoir concentré, il marcha à la fenêtre, et glacé par une secrète horreur, s’y appuya, domina la place…


C’était le lendemain de la journée des Barricades [4]. Et Paris qui venait de chasser son roi, Paris tout hérissé, Paris fumant encore des arquebusades de la veille, fêtait la violette et la rose; car de tout temps, Paris adora l’émeute et les fleurs, grondement et sourire de sa rue. Ensoleillée, bruyante, la Grève, en cette radieuse matinée du grand marché annuel de mai, présentait un indescriptible mouvement de lignes et de couleurs, fouillis de promeneuses en atours, de mendiants en guenilles, de seigneurs et de bateleurs.


Sans doute le cardinal, qui planait sur cette féerie de joie, était descendu dans les ténèbres de son passé, évoquant quelques souvenirs effrayants, car il haletait. Mais sous ses yeux, soudain, aux deux extrémités de la place, un double mouvement de foule le fit tressaillir.


Sur sa droite, c’était une fantastique guimbarde que l’imagination surmenée d’un Callot [5] eût donnée pour carrosse à ses épiques sacripants: le véhicule de Belgodère qui, au pas branlant de sa haridelle fourbue, faisait son entrée sur la Grève.


Sur sa gauche, c’était un groupe de jeunes seigneurs cuirassés de buffle, l’épée de guerre aux flancs. Et au milieu d’eux, les dépassant de la tête, plus magnifique et plus sombre encore que la veille sur le plateau de Chaillot, pensif et formidable, le Balafré, le duc Henri de Guise, le roi de Paris!


Le redoutable capitaine semblait ne rien voir autour de lui, ni ce respect mêlé de terreur qui courbait les têtes sur son passage, ni l’angoisse de cette multitude attentive à surprendre quels rêves hantaient celui qui tenait dans ses mains les destinées d’une couronne et d’un peuple. Il ne voyait que la bohémienne Saïzuma qui, drapée dans son manteau, masquée de rouge, une main sur la bride du cheval, s’avançait, lente, raide, automatique, énigme vivante; et près d’elle, Belgodère qui s’agitait, se démenait, vociférait:


– On commence! On commence! Chacun est libre! Chacun est libre! Chacun peut voir! Voir quoi? me direz-vous. D’abord le grand léopard empaillé qui me vient de la reine de Nubie! Plus fort! Vous verrez le célèbre Croasse ici présent se nourrir de cailloux! Plus fort! Vous verrez l’illustre Picouic se désaltérer avec des étoupes de feu!… On commence! Suivez! Approchez!…


Du haut de la fenêtre, le cardinal avait vu Guise marchant vers Belgodère, l’être terrible allant vers l’être grotesque… ou infâme! Sans quitter son poste, il se tourna alors vers le fauteuil d’ébène, et dit:


– Ils sont venus!…


La mystérieuse inconnue qui s’appelait princesse Fausta se leva, et du pas d’une déesse de marbre qui descendrait de son socle, s’approcha.


– Violetta! Violetta! clamait à ce moment Belgodère en apercevant le duc de Guise qui venait à lui.


L’enfant, pareille à un rayonnement d’aurore, apparut sur le devant de la charrette, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules de neige, timide, craintive, effarouchée.


La princesse Fausta darda sur le duc un regard où couvait une flamme d’incendie. Puis ses yeux se reportèrent, comme d’un pôle à l’autre de sa pensée, sur cette vision de charme intense et pur qu’était Violetta. Et alors elle sourit – comme peut sourire la foudre qui va frapper.


– Henri, murmura-t-elle au plus profond d’elle-même, Henri de Guise, tu m’appartiens! Tu seras roi parce que je veux être reine! Tiare et couronne, ni mon front ni ma volonté ne faibliront sous ce double poids. Maîtresse de la France et de l’Italie, avec ces deux bras puissants, j’enlacerai l’univers… Henri, périsse donc tout ce qui t’empêche de m’aimer… moi, moi seule! Périsse Catherine de Clèves, ta femme! Périsse cette Violetta que tu adores!


Et d’une voix brève, soudain devenue métallique et dure:


– Cardinal, voici l’heure d’agir… Voyez cet homme sur qui reposent d’immenses espérances. Croyez-vous qu’il pense à ce trône qu’il touche enfin grâce à nous? Aux engagements qu’il a pris pour le jour suprême? Non, cardinal: depuis trois mois, depuis qu’à Orléans il a vu une pauvre fille de bohème dont il porte partout l’image, Guise soupire, Guise hésite: il nous échappe et il est perdu pour nous… si je ne lui arrache du cœur la racine même de cette passion! Voyez-le. À l’heure même où sur toutes les routes nos courriers volent pour annoncer la chute de la dynastie de Valois, à l’heure où le monde attend le geste que va faire cet homme… regardez-le! Frémissant, il s’arrête devant une voiture de bohémiens, prêt à s’agenouiller aux pieds d’une petite mendiante nomade, d’une Violetta!


Le cardinal posa son regard sur l’adorable enfant, et il frissonna longuement.


– Pauvre innocente! murmura-t-il.


– La pitié est un crime souvent, une faiblesse toujours, dit la princesse Fausta, glaciale. Je tiens dans mes mains de femme le glaive flamboyant des archanges: je frappe!… Descendez, cardinal, et faites en sorte que le bohémien Belgodère m’amène cette petite en mon palais de la Cité…


Sans doute, le cardinal savait quelle effroyable sentence cachait cet ordre, car il baissa la tête, étendit les mains et balbutia:


– Frappez-donc, puisque la mort de cette infortunée créature est nécessaire! Mais épargnez-moi l’affreuse besogne de vous la livrer! Hélas! vous savez combien mon cœur s’émeut pour les jeunes filles de cet âge…


– Cardinal, reprit-elle avec une terrible froideur, vous préviendrez maître Claude.


– Le bourreau! haleta le cardinal. Madame, madame! vous êtes la toute-puissance et la souveraineté! Soyez généreuse. Ne me condamnez pas au hideux supplice de revoir l’homme qui m’arracha l’âme en me volant et en laissant mourir ma…


– Silence, cardinal Farnèse!…


Il y eut cette fois un tel grondement de tonnerre dans l’accent, une telle fulguration d’éclair dans les yeux de la princesse, que l’homme chancela, haletant, ébloui, dompté. Alors, calmée soudainement, paisible:


– Ce sera pour ce soir dix heures. Allez, cardinal. Agissez. Et en même temps, faites tenir cette lettre au duc de Guise.


Le gentilhomme saisit le pli cacheté, puis, plus morne encore, il sortit et descendit en râlant au fond de son cœur:


– Ah! la malédiction pèse sur moi, toujours!… Marche, maudit! Un crime de plus! Qu’importe dans la funèbre série!…


Sur la Grève, à travers la foule qui formait cercle, le visage redevenu rigide, il marcha vers Belgodère. Sur l’avant de la voiture attendait Violetta, tremblante. Près du cheval, Saïzuma, immobile, énigmatique. À ce moment, le duc de Guise se penchait vers le sacripant et murmurait:


– Chien de bohème, tout à l’heure, un gentilhomme t’apportera mes ordres. Exécute-les, si tu ne veux avoir les os rompus.


– Je suis prêt, monseigneur. Ordonnez!


– Bien! en ce cas, à toi les ducats… à moi la fille!… Et maintenant fais-la chanter afin que ma présence ait ici un prétexte.


– À l’instant même. Violetta! Violetta!


La jeune fille tressaillit, arrachée à un rêve d’extase. Elle n’avait pas vu Guise, qui, le visage pourpre, la contemplait… Au loin, du fond de la place, un jeune seigneur s’avançait, les yeux fixés sur elle… Leur double regard chargé d’effluves magnétiques se cherchait, se croisait. Et ce gentilhomme, tout radieux de sa jeunesse et de son amour, c’était le fils du roi Charles IX, le duc d’Angoulême!


– Violetta! vociféra Belgodère.


Un cri terrible l’interrompit… Un cri d’agonie ou d’épouvante qui jaillissait de la roulotte.


– Ma mère! ma mère se meurt! balbutia Violetta qui se rejeta dans l’intérieur.


L’agonisante, celle qu’elle appelait sa mère, les mains crispées sur le matelas pour se soulever, les yeux exorbités, tenait son visage collé à la petite fenêtre, comme fascinée par une effroyable apparition…


– Ma mère! ma mère! sanglota Violetta.


– Messeigneurs! criait dehors Belgodère, un instant de patience, et je vous ramène la chanteuse. En attendant, la célèbre Saïzuma va vous dire la bonne aventure!


Saïzuma demeurait immobile. Ses yeux flamboyants du fond du masque rouge se rivaient sur le cardinal Farnèse… sur l’homme envoyé pour préparer la mort de Violetta… La bohémienne avait aperçu ce seigneur habillé de noir qui pénétrait dans le cercle à la seconde où, dans la voiture, la clameur de la mourante avait soudain retenti… Le cardinal avait vu cette femme masquée de rouge… Et tous les deux se regardaient, pareils à deux spectres qui s’interrogent sur des choses lointaines, effrayantes et mystérieuses.


– Violetta! Violetta! arrive à l’instant! hurlait Belgodère en montant les marches.


– Mère! mère! balbutiait Violetta à genoux près de l’agonisante. Cette femme, alors, tourna vers elle un visage empreint d’une immense pitié:


– Ta mère! râla-t-elle. Violetta, je vais mourir. Il faut que tu saches… je ne suis pas ta mère!…


– Oh! sanglota la jeune fille éperdue, c’est un affreux vertige qui vous saisit. Revenez à vous, mère!


– Je ne suis pas ta mère!… Et ton père, Violetta, tu crois que ce fut maître Claude, dis?… Tu le crois!… Eh bien, maître Claude n’est pas ton père!…


– C’est l’agonie! murmura Violetta épouvantée. C’est le délire de la mort!…


– Ta mère, reprit la mourante dans un râle effrayant… je ne sais où elle est… Mais ton père, Violetta!… ton père!… veux-tu le connaître?… Veux-tu le voir?… Eh bien… tiens… regarde!…


Dans une effrayante convulsion, la mourante essaya de désigner l’homme sur qui elle dardait son regard.


– Saints et anges! balbutia Violetta éperdue, prenez pitié de ma mère!


À cet instant, une sauvage imprécation éclata sur cette scène poignante, et Belgodère apparut, ramassé sur lui-même, serrant ses poings énormes. Il se jeta sur la jeune fille, l’empoigna par les deux épaules, et d’un geste furieux la remit debout.


– Dehors! gronda-t-il. Au travail, la chanteuse!


– Regarde! cria l’agonisante. Regarde! Et souviens-toi!…


– Enfer! vociféra le bohémien. Voici la Simonne qui s’en mêle maintenant! Attends un peu, toi!


D’une violente poussée, il rejeta Violetta dans le fond de la roulotte et se rua sur celle qu’il appelait la Simonne – sur la mourante! Il la renversa sur la couchette et lui plaqua une de ses formidables mains sur la bouche, l’autre sur la gorge…


La Simonne se débattit deux secondes… Soudain, elle eut un bref soupir, une petite secousse, et elle se tint immobile, tandis que son bras décharné, tordu comme un sarment, tendu vers la fenêtre, semblait montrer encore l’homme dans la foule… l’envoyé de Fausta! le prince Farnèse! l’amant de Léonore de Montaigues!… Le père de Violetta!


L’enfant, rudement poussée, était tombée s’écorchant le front; elle n’avait rien vu de la hideuse tragédie: Belgodère, accroupi sur la poitrine de la malheureuse Simonne, ses doigts de fer incrustés à sa gorge… Lorsqu’elle se releva, déjà le sacripant debout, sombre, étonné de son crime, reculait et grommelait:


– J’ai serré un peu fort, peut-être! Et puis, je n’ai rien tué, moi! La mort était là qui rôdait, je l’ai aidée… Voilà tout!


Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne blanche comme cire.


– Morte! râla-t-elle. Ma mère est morte!…


– Elle dort, grogna le bohémien. Allons, dors bien, la Simonne, dors ton grand sommeil…


– Morte! répéta l’enfant dont les larmes tombaient une à une sur le cadavre.


– Et moi, je te dis qu’elle dort! ricana Belgodère. Dehors, la chanteuse, dehors! Au travail.


Violetta s’abattit sur ses genoux et se prit à sangloter:


– Ô pauvre, pauvre maman Simonne, vous n’êtes donc plus! Vous abandonnez donc votre petite Violetta! Mère, vous ne me prendrez donc plus dans vos bras? C’est vrai que tout est fini? Vous me laissez donc seule devant la douleur et l’effroi?… Quand je me réfugiais sur vos genoux et que nous pleurions ensemble, il me semblait que moins amères étaient mes larmes et que votre sourire me protégeait contre le mauvais sort de ma vie! Et vous n’êtes plus!… Je n’avais plus de père… Voici que je n’ai plus de mère!…


À ce moment, la bohémienne Saïzuma, spectre rigide, apparut à l’entrée de la roulotte. Drapée dans les plis sculpturaux de son costume étoilé de médailles de cuivre, masquée de rouge, sa rayonnante chevelure blonde dénouée sur ses épaules, Saïzuma entra de son pas toujours égal, et sans paraître voir ni Belgodère, ni Violetta, ni la morte, alla s’asseoir dans le fond. Alors un long frisson l’agita, et elle murmura:


– Pourquoi cet homme m’a-t-il regardée?… Pourquoi l’ai-je regardé, moi?… Au fond de quel enfer ai-je déjà éprouvé la brûlure de ses yeux noirs fixés sur moi? Oh! déchirer ce voile funèbre qui recouvre ma pensée! Percer l’opaque brouillard de mes souvenirs!… Seigneur! quelles visions d’horreur palpitent sur le cadavre de mon âme morte!…


D’un geste de folie, elle pressa son front à deux mains; et comme si son masque lui eût pesé, elle le dénoua, le laissa tomber sur ses genoux… son visage fut visible! Étrange, avec ses traits qui paraissaient pétrifiés, immuables, sa pâleur de lys qui meurt, ses yeux sans vie où brûlait seulement la flamme d’un insondable désespoir, ce visage gardait une beauté qui n’était semblable à aucune autre beauté, avec on ne savait quoi de tragique, de mystérieux, d’infiniment doux et d’inconcevable…


Violetta, de sa voix pure brisée de pleurs, répandait sa douleur. Elle sanglotait doucement, sans bruit, les lèvres collées sur la main glacée de celle qu’elle nommait sa mère. Belgodère allait et venait, mâchonnait de sourds jurons, stupéfait de sa propre hésitation. Brusquement, il décrocha la guitare dont Violetta s’accompagnait d’habitude et grommela:


– En voilà assez! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter. Allons, la chanteuse, on t’attend! Des seigneurs, des ducs, des princes: noble compagnie, bonne récolte!


Violetta se releva, sans paraître avoir entendu.


– Adieu, murmura-t-elle, adieu, pauvre maman Simonne! Je ne vous verrai plus! Vous allez vous en aller toute seule au cimetière. Toute seule… Sans une fleur sur votre cercueil… puisque votre enfant n’a que des larmes à vous offrir…


Cette pensée soudaine qu’on allait dans quelques heures, emporter sa mère et qu’elle était trop pauvre pour déposer seulement un bouquet sur la tombe, cette idée du cercueil s’en allant par les rues sans une malheureuse rose de souvenir, comme un cercueil de pestiférée ou de damnée, cette vision bouleversa l’enfant, et fit déborder le deuil de son cœur: elle frémit et un sanglot plus atroce déchira sa gorge.


– Ah çà! vociféra Belgodère. Vas-tu aller chanter, par tous les diables!


Violetta le regarda, affolée; elle joignit les mains dans un geste d’horreur.


– Chanter! râla-t-elle. Chanter quand ma mère morte est là encore! Oh! tuez-moi plutôt!


Le bohémien la saisit rudement par le bras, se pencha sur elle, et d’une voix blanche de fureur:


– Écoute bien, la chanteuse! Je ne te tuerai pas…, car on t’attend… des princes, des ducs, te dis-je! Seulement choisis; ou tu vas prendre ta guitare et faire entendre ta jolie voix ou je me mets à fouetter… ta mère!


En même temps, le bandit saisit un fouet à chiens… Violetta jeta un cri d’épouvante insensée. Elle eut, autour d’elle, ce regard de la biche aux abois, qui exprime plus que de la douleur, plus que du désespoir… et ce regard s’arrêta sur Saïzuma!…


Belgodère, avec un sinistre ricanement, leva le fouet sur la morte!… La jeune fille courut à la bohémienne, lui saisit les deux mains, et d’une voix étranglée:


– Madame! Madame! Défendez-la! Protégez-la! Elle est morte, madame! Souvenez-vous qu’elle vous a soignée! Oh! elle ne m’entend pas! Allez-vous laisser frapper une morte?… Ma mère!…


– Qui parle ici de mère? dit la bohémienne, hagarde. Est-ce qu’il y a des mères! Est-ce qu’il y a des enfants!…


– Pitié, madame! Cet homme vous écoute et vous craint! Un mot! Dites un mot!


– Attention! hurla Belgodère. Décide-toi!


Violetta se tordit les bras.


– Oh! cria-t-elle affolée, vous n’avez pas de cœur, bohémienne!


– Pas de cœur! dit sourdement Saïzuma. Il est perdu, mon cœur… J’en avais un… Il est resté là-bas… dans l’immense église… Jeune fille, écoute! Prends garde à l’évêque voleur de cœurs!…


– Misérable folle! sanglota l’enfant. Tu ne veux rien faire pour ma mère! Eh bien, écoute à ton tour! moi, la fille, je te maudis! Entends-tu! Maudite sois-tu! par moi!…


Saïzuma éclata de rire!… Et lentement, elle remit son masque rouge sur son visage… Violetta se tourna vers le bohémien au moment où il laissait retomber le fouet… Elle bondit… Ce fut elle qui reçut le coup sur ses épaules…


– Grâce, Belgodère! Je t’obéirai… j’irai chanter!…


– À la bonne heure! dit froidement le sacripant qui tendit la guitare à l’enfant.


Elle la saisit lentement d’un mouvement de désespoir concentré, et le visage ruisselant de larmes, murmura:


– Chanter!… Près du corps de ma mère!… Ô ma pauvre maman, pardonne-moi ce sacrilège… Obéir!… Chanter devant cette foule pour gagner quelques pièces de monnaie… un peu d’argent!… De l’argent! ajouta-t-elle en tressaillant soudain, illuminée par une profonde et touchante pensée. Mais avec de l’argent… je pourrais… oh! ma mère!… oui!… J’irai chanter!… Mais dût le bohémien me tuer, ce sera pour t’acheter un bouquet… ce sera pour fleurir ton pauvre cercueil!…


Elle s’inclina rapidement, baisa la morte au front, et s’élança au-dehors. Belgodère, lui jetant un regard de terrible joie, grinça entre ses dents:


– Va, fille de bourreau! Cours au piège que je t’ai tendu! Guise t’attend! Demain tu seras infâme! Et ton infamie de ribaude jetée par moi dans la couche du soudard, nul autre que moi ne la dira à ton père!… Ah! maître Claude! Ah! bourreau! C’est moi qui deviens ton bourreau! Chacun son tour!


Et alors il descendit les marches branlantes du petit escalier en hurlant:


– Messeigneurs, voici la chanteuse! Place, manants! Place à l’illustre chanteuse Violetta! Et vous, monsieur Picouic! Et vous, monsieur Croasse! Fainéants! Faites ranger ce peuple…


Deux hercules qui, avec Saïzuma, diseuse de bonne aventure, et Violetta, chanteuse, complétaient la troupe de Belgodère, se mirent à distribuer au menu peuple force horions et bourrades, et bientôt un grand cercle se forma, au centre duquel la pauvre adorable créature accordait sa guitare sur laquelle tombaient des larmes silencieuses.


À deux pas de la petite chanteuse, un groupe de gentilshommes, favoris de Guise; et en avant d’eux, le duc, pâle, agité, l’œil rivé sur cette enfant qui le faisait trembler… Sur sa gauche, le prince Farnèse, sombre et muet; près de la roulotte, à laquelle il s’appuyait, le duc Charles d’Angoulême, plus tremblant, plus agité peut-être qu’Henri de Guise… Et là-haut, à la fenêtre, à demi cachée dans les rideaux, c’était une fatale apparition planant sur cette scène… la princesse Fausta!


Violetta ne voyait rien: son âme restée près de la morte; ses yeux demeuraient baissés sur l’instrument; et ses doigts fins, au dessin d’une étonnante pureté, se mirent à voltiger sur les cordes; une ritournelle d’une grande douceur, d’un charme mélancolique de lointains pays s’exhala dans l’air embaumé par les éventaires du marché aux fleurs.


– Pour toi, mère chérie, murmura l’enfant… pour mettre un bouquet sur ta tombe…


Et sa voix, mélodie vivante qui pénétrait jusqu’au cœur, sa voix d’or commença une naïve complainte d’amour… mais dès la première strophe, elle s’arrêta, brisée par un sanglot… Le duc de Guise s’avança vivement. Il oubliait où il se trouvait, et que des milliers de regards pesaient sur lui! La passion l’emportait! Les larmes de Violetta la lui faisaient paraître cent fois plus belle.


– Vous pleurez? demanda-t-il d’une voix altérée.


La chanteuse leva sur lui son suave regard noyé de douleur.


– Vous! balbutia-t-elle frissonnante. Laissez-moi! Oh! par grâce, éloignez-vous!


– Tu pleures, jeune fille! reprit le duc haletant. Si tu voulais… jamais plus tu ne pleurerais… car tu serais la plus fêtée, la plus choyée dans Paris… Écoute-moi, gronda-t-il avec plus de menaçante ardeur, ne te recules pas ainsi… Par le ciel! il faut que tu saches que je t’aime… il faut.


À ce moment, comme Charles d’Angoulême, livide, la main à la garde de l’épée, s’avançait en frémissant, une éclatante fanfare de trompettes résonna sur la place de Grève… Des clameurs furieuses aussitôt s’élevèrent de la multitude qui reflua, tourbillonna…


– Les gardes du roi! Les suisses de Crillon! À mort!… À l’eau!…


Ces gardes, ces suisses, c’étaient ceux qui, la veille, avaient essayé d’enlever les barricades élevées par le peuple!… C’étaient ceux que les bandes de Brissac, de Crucé, de Bois-Dauphin avaient refoulés jusque dans l’Hôtel de Ville où ils s’étaient enfermés, où ils avaient passé la nuit, et d’où ils venaient de sortir, trompettes en tête!…


Le duc de Guise s’élança en poussant une imprécation. Ses gentilshommes le suivirent, l’épée à demi tirée… Le peuple, à la vue de ses ennemis de la veille, poussait des vociférations de rage… En un instant, la place, si paisible et joyeuse, fut remplie de hurlements, bousculades de bourgeois courant s’armer, cris de terreur des femmes qui s’évanouissaient…


– Aux armes! À mort les suppôts d’Hérodes!…


– À l’eau, les gardes! À l’eau, Crillon!…


Et ce fut dans ce tumulte de prise d’armes, à cette minute où les arquebusades allaient peut-être recommencer, ce fut dans le bouillonnement des foules autour de la roulotte, qu’eut lieu la première rencontre de Charles d’Angoulême et de Violetta…


En voyant Guise se précipiter vers Crillon, Charles avait renfoncé son épée et s’était arrêté près de l’enfant… Quelque chose comme une aurore d’espérance se leva dans les beaux yeux de Violetta… Ils étaient l’un devant l’autre, tous deux d’une exquise jeunesse, d’un charme intense dans la grande rumeur d’orage qui se déchaînait. Pour la première fois, ils se voyaient de près et se parlaient… ils étaient pâles: l’extase les faisait trembler…


– De grâce, dit-il doucement, ne craignez rien… Vous pleuriez… Est-ce que cet insolent gentilhomme…


– Non! oh! non, fit-elle avec effroi. Je pleurais… voyez-vous… parce que…


Elle inclina la tête, et d’une voix très basse, infiniment triste:


– Ma mère est morte!… Elle est là… toute seule!… Et nul ne se penche sur ce pauvre corps pour lui faire l’aumône d’une prière.


Elle se reprit à pleurer, une main devant ses yeux.


– Votre mère est là… morte! dit Charles en pâlissant de pitié comme il avait pâli d’amour. Et vous, pauvre enfant, on vous forçait à chanter!… ceci est horrible!…


– Non, non! dit-elle en jetant un regard de terreur sur Belgodère qui rôdait autour d’eux en grondant. Je chantais… pour acheter des fleurs à ma mère…


Le duc d’Angoulême frissonna. À cette minute, un grand silence solennel tomba sur la Grève. Les trompettes se taisaient. La multitude avait cessé ses clameurs; Crillon et le duc de Guise échangeaient des paroles que chacun tâchait d’entendre…


Charles prit une main de Violetta qui, à ce contact, tressaillit… Il la conduisit à la roulotte, la fit monter et entra lui-même… Alors il aperçut le corps de la Simonne étendu sur sa couchette, et il s’inclina, la tête nue, tandis que Violetta s’agenouillait…


– Veillez votre mère, dit-il avec une expression d’immense pitié. Soyez l’ange qui se penche sur cette morte. Et quant à son cercueil, c’est moi qui le fleurirai, si vous daignez le permettre…


Violetta leva sur lui un regard éperdu de reconnaissance… Alors, troublé jusqu’au fond de l’âme, les yeux mouillés, le cœur palpitant, le jeune duc sortit et se dirigea droit vers un éventaire de fleurs devant lequel se tenait une bonne grosse commère. Sans rien dire, il jeta à la marchande stupéfaite un ducat d’or, et à pleins bras, il ramassa des fleurs, des gerbes de roses blanches et rouges, des brassées d’œillets aux senteurs pénétrantes, des jasmins délicats, des jonchées de lys et de giroflées… Et chargé de son fardeau parfumé, il rentra dans la roulotte, se mit à épandre les jasmins, les œillets, les roses autour du corps, sur le corps, qui bientôt disparut sous ce linceul fleuri…


Violetta, à genoux, les mains jointes, extasiée, douloureuse et ravie, regardait, croyant faire un beau rêve.


– Ce n’est ni le lieu ni l’heure de vous parler, dit alors Charles d’Angoulême. Mais dès maintenant, cessez de craindre quoi que ce soit… Il est impossible, ajouta-t-il avec une émotion croissante, que vous demeuriez avec ces bohémiens… Demain matin, je viendrai parler au maître de cette voiture…


– Qui est tout prêt à vous entendre, monseigneur, et à vous répondre! dit près de Charles une voix ironique et rocailleuse.


Le jeune duc toisa le sacripant courbé en deux devant lui.


– Où pourrai-je te parler, mon maître? demanda-t-il.


– Ici près, monseigneur: rue de la Tissanderie, à l’Auberge de l’Espérance, où je remise mon cheval, mon carrosse, mon léopard et mes gens.


– C’est bien. Attends-moi donc dès demain matin.


Charles d’Angoulême jeta un dernier regard sur Violetta prosternée, le visage dans les deux mains, puis sur la morte dont la pâle figure lui parut alors s’illuminer d’un sourire vague, pareil à quelque mystérieux remerciement.


– À la vengeance, maintenant! murmura-t-il. Ô mon père, regarde ce que va faire ton fils!


Et il sortit, se dirigeant droit vers le duc de Guise!… Belgodère, debout sur le haut des marches, les bras croisés, ricanait:


– Viens demain, oui, je t’attendrai de pied ferme. Imbécile!… Demain! Où sera demain Violetta?


Il haussa les épaules et descendit en grognant:


– Il faut pourtant que j’aille prévenir qu’on me débarrasse du cadavre. Le plus tôt sera le mieux. Aujourd’hui même tu seras partie, la Simonne. Bon voyage!…


Et il allait s’élancer, lorsqu’au bas des marches il vit se dresser devant lui un homme vêtu de velours noir dont le visage livide semblait celui d’un mort qui vient de se lever du fond de la tombe. Et cet homme avait une de ces glaciales voix dont l’accent fait frissonner.


– C’est toi, demanda-t-il, qui es Belgodère, maître de cette voiture?


«Voilà une infernale figure», songea le bohémien qui frémit malgré lui. Oui, mon gentilhomme, ajouta-t-il tout haut, je suis celui que vous dites. À votre service bien humblement.


La «figure infernale» se contracta sous l’effort de quelque suprême combat intérieur, comme la face de certains étangs noirs se moire parfois de rides mystérieuses venues de leur profondeur, sans qu’il y ait un souffle d’air.


– C’est donc toi, reprit-il lentement, qui es le maître de cette jeune chanteuse… Violetta?


Belgodère tressaillit, se frappa le front, s’inclina plus profondément.


«J’y suis! songea-t-il. C’est le gentilhomme que le duc de Guise devait m’envoyer pour me transmettre ses décisions! Ah! ah! je te tiens enfin, Claude! Tu vas savoir de mes nouvelles! Et des nouvelles de ta fille!»


Il se redressa, se drapa, et dit brusquement:


– J’attends ce que vous avez à me communiquer.


Le gentilhomme le saisit par un bras, se pencha, hésita puis, d’une voix sourde:


– Je te suis envoyé par un puissant personnage. Cette enfant… cette Violetta…


Il s’arrêta. Un terrible soupir gonfla sa poitrine. Et il murmura:


– Pauvre innocente victime! Ah! Fausta!… Sphinx effroyable! Quand donc échapperai-je à ta griffe de fer incrustée sur mon âme…


– Violetta et moi, nous sommes au service de celui qui vous envoie, dit Belgodère. Vos ordres?


– Les voici. Sache d’abord que si tu les exécutes fidèlement, il y aura pour toi…


– Dix bourses de dix ducats d’or! Que faut-il faire?


L’homme acquiesça d’un geste hautain, pensant que le bandit venait d’indiquer là le prix de ses services.


– Ce qu’il faut faire? reprit-il, tandis que son front s’assombrissait encore. Écoute, il y a dans la Cité, derrière Notre-Dame, tout au bout de l’île surplombant le fleuve, une maison délabrée, presque en ruine, dont les fenêtres semblent des yeux qui pleurent et dont les murs suent de la tristesse… La porte est en fer, avec un marteau de bronze: c’est là… C’est là que ce soir, à neuf heures, tu devras amener cette jeune fille.


– Ce soir! À neuf heures! On y sera, par l’enfer!


Le gentilhomme noir demeura un instant abîmé dans une lointaine rêverie. Puis, avec un tressaillement de tout son être, d’une voix plus basse, plus tremblante, plus sourde encore, il demanda:


– Cette femme masquée de rouge… qui était là tout à l’heure… cette femme aux cheveux blonds… dis-moi, qui est-ce?…


– Une bohémienne de ma tribu.


– Une bohémienne?… Son nom?…


– Saïzuma.


– Vraiment?… Une bohémienne?… Et elle s’appelle Saïzuma?…


– Elle n’a pas d’autre nom.


Celui que le bohémien appelait une infernale figure se redressa. Il parut soulagé de quelque secrète épouvante, et son visage se détendit. Alors, il fit un signe d’adieu au bohémien. Puis tirant de son pourpoint la lettre que Fausta lui avait remise pour le duc de Guise, le gentilhomme noir… le prince Farnèse!… se glissa parmi la multitude où il disparut sans bruit, comme une pierre au fond de l’eau trouble… pendant que Belgodère répétait avec une joie sombre et furieuse:


– Ce soir, à neuf heures! Dans la maison de la Cité… On y sera, monseigneur Guise!

Загрузка...