L’enchaînement des péripéties de ce récit nous oblige maintenant à revenir deux jours en arrière, c’est-à-dire au moment même où Pardaillan, ayant démoli les fortifications qu’il avait élevées à l’intérieur de la Devinière, franchissait le perron et se rendait au duc de Guise. Ce moment, c’était celui où Huguette tombait à genoux et murmurait:
– Il faut que je le sauve!…
C’était aussi le moment où le sieur Croasse, après son héroïque bataille contre une horloge d’abord et ensuite contre un chien, s’était attablé dans la cuisine de la Devinière, persuadé que ses innombrables ennemis étaient en fuite. Et en effet, le silence qui s’établit dans la rue lorsque le duc fut parti pouvait lui faire croire très justement que le calme était revenu.
Les domestiques de l’auberge, mâles et femelles, qui s’étaient précipités dehors pour voir ce qui se passait et n’avaient pu rentrer puisque Pardaillan avait alors tout barricadé, les domestiques, donc, réintégrèrent la Devinière, aussitôt que le chevalier eut été emmené. Leur premier soin fut de s’assurer que la maîtresse de céans n’avait été ni tuée ni blessée par le terrible truand ou huguenot; ils ne savaient au juste qui venait d’être arrêté.
Mais Huguette leur assura qu’elle n’avait eu d’autre mal que la peur. Aussitôt, elle monta à sa chambre et se revêtit de ses atours du dimanche. Huguette avait son idée. Remettant donc son auberge à la garde de ses domestiques, elle sortit sans dire où elle allait, ni à quelle heure elle serait rentrée.
Il y eut alors parmi les servantes et garçons force exclamations de pitié à voir le triste état où se trouvait l’auberge. La vaisselle était brisée. Presque tous les meubles étaient déplacés et quelques-uns démolis.
La première heure se passa donc à tout remettre en ordre, ou à peu près. Puis les domestiques, s’inquiétant de préparer le dîner du soir, voulurent entrer dans la cuisine. Ils la trouvèrent barricadée. Ils s’empressèrent de repousser les tables et escabeaux que Pardaillan avait entassés là, et étant entrés dans la cuisine, ils virent le gigantesque Croasse qui, ses longues jambes allongées, le dos appuyé à la cloison, digérait sa victoire et son dîner.
– Qui êtes-vous? demanda le maître-coq.
– Et que faites-vous céans? ajouta le sommelier.
– Et comment y êtes-vous entré? reprit la laveuse de vaisselle, les poings sur les hanches.
Ces trois questions menaçantes furent appuyées par une attitude plus menaçante encore, et Croasse constata avec un frémissement de douleur qu’il avait devant lui une lardoire, une broche, et plusieurs balais levés en une position qui ne pouvait lui laisser aucun doute sur l’usage qui allait être fait de ces ustensiles. En même temps le maître-coq, chef naturel de la bande, fit un pas en avant.
Croasse se redressa tout d’une pièce, et l’apparition de ce corps tout fluet, mais dont le front touchait presque aux jambons pendus aux solives du plafond, amena un soudain recul de stupeur dans l’armée envahissante. Ce recul donna à Croasse une haute idée de la terreur qu’il inspirait et lui rappela qu’il était brave.
– Maroufles! dit-il, oseriez-vous bien porter la main sur l’homme qui a gagné trois batailles!
Ces paroles n’intimidèrent nullement les assaillants. Mais la voix, le son de la voix, cette voix extraordinaire dont la nature avait doté l’ancien chantre et qui lui avait valu le nom aussi glorieux que métaphorique de Croasse, cette voix produisit dans la troupe un effet bizarre. La laveuse demeura bouche bée. Le sommelier, stupéfait, recula. Les servantes éclatèrent d’un rire fou. Croasse voulut achever de frapper l’ennemi d’un salutaire effroi.
– Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que j’ai mis en fuite des adversaires autrement redoutables que vous, et que j’en ai nettoyé votre auberge, et que notamment j’ai jeté par la fenêtre tous ceux qui se trouvaient dans la chambre, là-haut!…
– Ah! ah! c’est donc vous qui avez précipité dans la rue tout ce qu’il y avait dans la chambre? s’écria le maître-coq.
– C’est moi! dit modestement Croasse.
– C’est toi, truand! C’est toi qui as précipité bahut, tables, fauteuils, horloge! À la rescousse! Au pillard! Au truand!
– Quel bahut? quelle horloge? vociféra Croasse.
Mais déjà on ne l’écoutait plus. Pour toute réponse, il reçut sur les épaules et sur les bras quelques coups de manche à balai appliqués d’abord avec une certaine hésitation.
Croasse eut le sourire amer de l’homme qui renonce à la lutte contre la mauvaise chance. Mais comme les coups qu’il parait de son mieux se faisaient plus rudes, ce sourire se changea en grimace, et cette grimace devint aussitôt un hurlement de douleur. Voyant que le pauvre diable, pour toute défense, se contentait d’agiter ses grands bras et de proférer des malédictions, la troupe, d’abord timide, devint brave, puis enragée; Croasse se mit à bondir, piqué ici d’une pointe de lardoire, assommé là d’un coup d’escabeau, recevant enfin une de ces abominables raclées que le destin lui avait assignées pour sa part dans l’existence. Enfin, ayant aperçu la porte ouverte, il se rua dans la grande salle, où toute la meute hurlante et gesticulante s’engouffra comme un ouragan. Mais déjà Croasse avait bondi sur le perron dans la rue, et il détalait avec une rapidité qui, grâce à ses immenses jambes, rendait toute concurrence impossible.
Lorsque, après deux heures de course, de détours et de contremarches, il s’arrêta enfin, épuisé, endolori, dolent et misérable, il vit qu’il faisait presque nuit. Il s’accota sous un auvent, et se voyant seul au monde, pauvre, sans une obole, les bras et les reins moulus, il pleura.
«Ah! maudite bravoure! songea-t-il, que maudite soit l’heure où j’ai appris que je suis brave! J’étais si tranquille quand je me croyais poltron!… Que faire maintenant? Que devenir?…»
Ayant ainsi proféré des plaintes légitimes, Croasse aperçut tout à coup à ses pieds un chien qui haletait en tirant une langue longue d’un pied. Croasse frémit. Car il reconnut ce chien!… C’était celui de l’auberge!… Mais comme le chien ne paraissait pas disposé à le mordre, il se baissa et le flatta: le chien remercia en remuant ce qui lui restait de queue. Ce chien, c’était en effet Pipeau.
Pipeau avait quitté la Devinière à la suite de Croasse et avait galopé sur ses talons. Pipeau était en effet un chien très raisonneur. Or, dans la raclée qui avait été administrée à l’infortuné Croasse, maint coup de manche à balai s’était égaré sur l’échine du chien. Et cela d’autant mieux que l’une des servantes qu’il avait mordue un jour, lui avait gardé une rancune féroce et avait profité de la bagarre pour se venger avec usure.
Pipeau, donc, s’était dit avec quelque apparence de raison que sa maîtresse étant disparue, tous ces bruits qu’il avait entendus dans la rue et dans l’auberge signifiant sans doute une catastrophe, les coups qu’il recevait étant probablement un congé en bonne et due forme, l’existence dans la Devinière allait devenir pour lui un véritable enfer. Il avait fui. Et naturellement, il s’était attaché aux pas de cet homme qui fuyait comme lui.
Croasse, ayant jugé que l’ennemi était dépisté, se remit en route. Le chien se leva et suivit, tête basse. Où allait Croasse? Vers quels quartiers dirigeait-il ses pas? Était-ce dans la Ville, ou bien dans la Cité, ou bien dans l’Université qu’il allait chercher la pâtée et le gîte?… Croasse ne savait pas! Croasse allait au hasard!…
Croasse et Pipeau passèrent quelques heures de désolation. Parfois, ils étaient arrêtés au détour d’une ruelle par quelque truand qui leur demandait la bourse ou la vie, puis, ayant constaté leur misère, les laissait partir. D’autres fois, c’était une patrouille du guet qui passait, précédée d’un falot. De terreur en terreur, de fuite en fuite, de tour en détour, Croasse, vers deux heures du matin, avisa une grande porte devant laquelle il lui sembla qu’il pourrait essayer de dormir. Cela formait un demi-cercle rentrant, au fond duquel il serait à l’abri. Il s’y dirigea donc, en tâtonnant, car les ténèbres étaient profondes.
Soudain, Pipeau grogna, et Craosse sentit qu’on saisissait son bras étendu en avant. En même temps, pour la troisième ou quatrième fois depuis le commencement de la nuit, il entendit ces mots qui le faisaient frissonner:
– La bourse ou la vie!…
– Hélas! mon bon seigneur, mon digne truand, de bourse, je n’en ai jamais eu, et quant à ma vie, elle vaut si peu que moi-même je n’en donnerais pas un liard!…
– Croasse! exclama la voix.
– Picouic! s’écria alors Croasse en reconnaissant son compagnon au son de cette voix.
Picouic lâcha le bras de Croasse et grommela:
– Voilà bien ma chance! Voici quatre heures que je guette, et quand je vois enfin venir un bourgeois, quand je crois que je vais enfin gagner ne fût-ce qu’un écu pelé, galeux, il se trouve que mon bourgeois, c’est Croasse!… Ah çà! que fais-tu par les rues à cette heure de la nuit?
– Et toi? fit Croasse rassuré, tout heureux de rencontrer un compagnon de misère.
– Moi, je cherche aventure. Mais il faut que le diable s’en soit mêlé. Car depuis l’arrestation du chevalier de Pardaillan…
– Quoi! ce malheureux seigneur est donc arrêté?…
– Je l’ai vu emmener par les gardes du duc de Guise.
– Ah! si j’avais été là!…
– La chose s’est passée devant l’auberge de la Devinière où nous fîmes ce repas exorbitant dont je me souviendrai cent ans et dont le souvenir est, pour l’heure, mon unique consolation!…
– Ah! si j’avais été là!… répéta Croasse avec un magnifique aplomb.
– Voyant cela, reprit le sieur Picouic, je me suis dit qu’on m’arrêterait aussi peut-être. J’ai donc attendu la nuit et me suis dirigé vers ce charmant hôtel de la rue des Barrés où nous eûmes plus d’une franche lippée.
– Tiens! fit Croasse en se frappant le front. Je n’y songeais pas!… Allons-y!… Courons-y!…
– Attends! J’ai trouvé dans la rue des Barrés et les rues avoisinantes des troupes d’hommes armés jusqu’aux dents, et j’ai compris qu’on allait arrêter aussi le compagnon du chevalier, M. le duc d’Angoulême… Alors, voyant que j’étais sans maître et sans gîte, je me suis tiré de ce guêpier comme j’ai pu, et je me suis rappelé notre ancien métier…
– De chantre? fit Croasse étonné.
– Non: de franc-bourgeois. Mais, par les boyaux du diable, je n’ai trouvé personne à me mettre sous la dent, si ce n’est toi! En sorte que j’enrage de faim, de soif et de fatigue.
– Qu’allons-nous devenir? fit Croasse en s’asseyant sur le pavé.
– Il nous reste une ressource. C’est de reprendre notre troisième métier, celui de bateleur.
– Tiens, mais c’est vrai! Nous avons encore un métier!… nous sommes sauvés!
Picouic garda le silence. Il est évident qu’il éprouvait quelque défiance pour le rendement de ce métier qui réjouissait si fort son compagnon. Et tandis que Croasse, après s’être assis, finissait par s’allonger et s’endormait, Picouic, l’oreille aux aguets, continuait à invoquer la fortune. La fortune fut sourde: aucun porteur de bourse ne se présenta. Si bien que le digne Picouic finit par s’allonger, lui aussi, et par chercher dans le sommeil l’oubli de sa faim. Seulement, avant de s’endormir, il frôla de la main Pipeau couché près de Croasse et murmura:
– Tiens! un chien! Mais cela fait une vraie troupe!
Bientôt, ce coin de rue dans le fond de Paris abrita le sommeil de ces trois misères unies.
Picouic et Croasse dormirent donc d’un lourd sommeil le reste de la nuit, et nous ne croyons pas nous avancer en affirmant que ce fut Pipeau qui eut le sommeil traversé par le plus de réflexions. Quoi qu’il en soit, Picouic et Croasse se réveillèrent vers cinq heures du matin. Le chien déjà réveillé depuis longtemps cherchait sa nourriture dans le ruisseau chargé d’emporter les détritus des ménages.
Ils se mirent en route et, au bout d’une trentaine de pas, débouchèrent devant le couvent des carmélites, c’est-à-dire qu’ils se trouvaient aux confins de Paris.
– Rebroussons par la rue Saint-Martin, dit Croasse.
– Un instant! Si je ne m’abuse, nous allons trouver peut-être à déjeuner… Voyons, voici bien le cimetière Saint-Nicolas et le porche des dames carmélites. Il me semble qu’autrefois, quand j’étais chantre, je venais assez souvent rôder par ici et que derrière ces bâtiments, je trouvais des fruits pour ma soif et pour ma faim.
Picouic avait raison. Entre Saint-Martin et Saint-Nicolas-des-Champs d’une part, et le Temple de l’autre, se trouvait un vaste terrain (c’est-à-dire à peu près l’espace compris aujourd’hui entre la place de la République et les Arts et Métiers). Les ruelles qui semblaient n’être là que le prolongement de Paris, débouchaient sur ce terrain qu’on appelait les cultures Saint-Martin. Là, des maraîchers faisaient pousser force légumes. On y semait aussi du blé, de même que dans les cultures du Temple et les cultures Saint-Gervais, lesquelles suivaient la ligne actuelle des boulevards allant de la place de la République à la place de la Bastille.
Là, donc, dans ces cultures Saint-Martin, poussaient aussi à loisir quelques vignes, des pruniers et de nombreux pommiers. C’est vers ces vignes et ces arbres fruitiers que se tendait le nez pointu de Picouic, et que s’ouvrait la large bouche de Croasse. Ayant escaladé une haie, ils se mirent à chercher le déjeuner attendu. Il y avait du raisin, mais il n’était pas mûr. En revanche, les prunes ne demandaient qu’à être cueillies. Picouic en remplit son bonnet, s’assit dans l’herbe humide de rosée, et se mit à dévorer.
– Bien nous prend de ne pas avoir besoin d’échelle, dit Croasse qui, en effet, n’avait qu’à allonger le bras.
Une fois qu’ils eurent par ce moyen primitif apaisé ou à peu près leur faim et leur soif:
– Détalons, compère, dit Picouic. Car voici le plein jour, et nous ne tarderions pas à être surpris par les croquants qui étrillent dur quand ils s’en mêlent.
Une heure plus tard, comme il faisait grand jour, que toutes les boutiques étaient ouvertes, et que les rues retentissaient des mille cris de marchands, coutume qui s’est perpétuée à travers les âges, les deux hères se trouvaient sur la place de Grève qui était la place populaire par excellence, toujours animée, soit par quelque marché, soit par quelque spectacle de baladins ou de pendaison.
Il y avait foule comme d’habitude sur la place, foule d’autant plus nombreuse que les Parisiens, inquiets de leur audace, inquiets de savoir ce qu’allait enfin décider leur idole, le grand Henri de Guise, ne tenaient pas en place dans leur logis. De plus, il y avait dans l’Hôtel de Ville réunion permanente des nouveaux échevins qui venaient d’être désignés à l’élection. Croasse fut réjoui par la vue de ce nombreux populaire et s’écria:
– Aujourd’hui, mon compère, nous allons remplir notre escarcelle.
Mais Picouic remua tristement le bout de son nez pointu, ce qui voulait dire qu’il se défiait des bonnes dispositions d’une foule, qu’une bonne grillade de parpaillots eût réjouie plutôt que le spectacle de deux pauvres baladins… Pourtant, il n’en essaya pas moins d’attirer la bienveillante attention des bourgeois, et mettant ses deux mains autour de sa bouche, il imita une fanfare de trompettes, talent qu’il avait longuement cultivé et dans lequel il excellait. Cependant, Croasse entonnait à pleins poumons une chanson guisarde où Henri III était traité de la belle façon et qui, faisant allusion à la manie qu’avait le roi de processionner à tout propos, commençait par ce quatrain:
Après avoir pillé la France
Et tout son peuple dépouillé,
N’est-ce pas belle pénitence
De se couvrir d’un sac mouillé?
Grâce au talent de Picouic ou à l’étrange voix de Croasse, ou grâce à la cacophonie qui résultait de ces deux voies unies, un cercle se forma aussitôt autour des deux hères. Leur maigreur, l’exorbitante longueur de leurs grands corps étaient déjà un spectacle, et comme, d’ailleurs, la chanson de Croasse était parfaitement orthodoxe, il n’en fallut pas davantage pour exciter la curiosité des badauds.
– Bourgeoises, demoiselles, marquis et princes, s’écria alors Picouic de sa voix de fausset, j’arrive en droite ligne du royaume des Turcs et des Maures, et je me rends tout de ce pas chez Sa Majesté le roi des Espagnes qui m’attend ainsi que toute sa cour! À la demande universelle des Parisiens, j’ai consenti à m’arrêter un jour dans cette illustre ville! (Ici, un coup de trompette parfaitement imité.) Et pourquoi, me direz-vous, t’es-tu arrêté, toi qui parles, dans notre illustre ville de Paris? D’abord, vous répondrai-je, pour avoir l’honneur de contempler de près le grand homme dont la renommée est parvenue jusqu’au fond des déserts où je vivais! Ayant ainsi parlé, ai-je besoin de nommer Son Altesse le duc de Guise? (Coup de trompette et acclamation des badauds.) Ensuite, ayant rempli ce devoir, pour vous montrer un être fabuleux, dont nul ne soupçonnait l’existence avant que je l’eusse découvert au fond des déserts de l’Arabie! Cet être ressemble à un homme! Il a un nez, des yeux, une bouche, comme père et mère, mais ne vous y fiez pas! C’est un animal d’espèce inconnue que je vous présente ici! (Picouic saisit Croasse effaré par le cou.) Cet animal, nobles demoiselles et magnifiques bourgeois, possède une incomparable qualité! (Coup de trompette.) Il ne mange ni pain, ni viande, ni poulet, ni poire tapée, ni fruit d’aucune sorte, ni quoi que ce soit de la nourriture humaine! Il ne mange même pas du parpaillot! (Rires et applaudissements.) Mais alors, me direz-vous, de quoi se nourrit-il, ton animal arabique? Vous allez le savoir! Vous allez le voir! Car c’est l’heure de son déjeuner! Son déjeuner, demoiselles et bourgeois, se compose uniquement de cailloux qu’il ne fait même pas cuire!… (Frémissement de curiosité.) Et pour son dîner, il ne veut absolument avaler que des sabres tout crus; sabres, rapières, épées, hallebardes, tout lui est bon, pourvu que ce soit de l’acier!… (Triple coup de trompette.) Et pour assister à ce déjeuner incroyable de cet animal unique au monde, qu’en coûte-t-il? Un noble, direz-vous? Non! Un ducat? Pas même! Non, pas même une pistole, ni même un écu, ni même une livre, ni même un sou parisis! Il n’en coûtera à chacun de vous qu’un simple liard ou une obole au choix! On commence!…
Un bourgeois ramassa deux ou trois cailloux et les tendit à Picouic en disant:
– Voilà le déjeuner de l’animal.
Picouic prit les cailloux, saisit Croasse par la nuque et lui présentant un caillou.
– Attention! cria-t-il.
– Mais ce ne sont pas nos cailloux! gémit l’infortuné Croasse.
– Avale, ou nous sommes perdus! répondit Picouic à voix basse.
Et il présenta à la bouche de l’animal une pierre grosse comme une pomme.
– Avale! vociféra-t-il.
– Eh bien! il ne mange pas, l’animal? cria la foule en riant.
Croasse fermait la bouche, serrait les lèvres, se débattait éperdument. En effet, ces cailloux naturels n’avaient rien de commun avec les cailloux en baudruche que Belgodère lui faisait jadis avaler. Finalement, la foule se mit à huer. Croasse eut une inspiration de génie et hurla:
– Je n’ai pas faim!…
– Il fallait le dire! s’écria Picouic. Ah! le goinfre! Cela ne m’étonne pas qu’il n’ait pas faim! On ne trouverait pas un seul caillou sur la route d’Orléans que nous avons suivie cette nuit! Il a tout mangé!… Demoiselles! messeigneurs! ne vous en allez pas, de grâce! Nous allons vous montrer…
Mais les badauds, furieux de ne pas avoir assisté au déjeuner de cailloux, se mettaient à en ramasser, et les deux infortunés furent menacés d’être lapidés. Un garde s’écria:
– Je vais lui faire avaler ma rapière!…
Il y eut une terrible bousculade. Croasse, plus mort que vif, se mit à fuir, suivi de Picouic, lequel était suivi du chien qui aboyait. En quelques instants, tous trois avaient disparu de la place de Grève. Ils se retrouvèrent dans un coin du port au blé, sur le bord de l’eau, assis l’un devant l’autre et s’accusant mutuellement de leur infortune.
Picouic comprit, mais un peu tard, que sans les ustensiles nécessaires: faux cailloux, sabres s’emboîtant, il était impossible de gagner de l’argent en donnant le spectacle.
Ils essayèrent d’en gagner en mendiant. À cet effet, Picouic tira de ses poches un ulcère, une plaie saignante et deux yeux d’aveugle. Malheureusement, l’ulcère et la plaie saignante étaient fort abîmés depuis le temps où le prévoyant Picouic les avait mis dans sa poche. Les deux yeux d’aveugle étaient en bon état.
– Eh bien, fit-il, tu seras aveugle et moi manchot…
Là-dessus, s’étant retirés dans un coin solitaire, les deux hères se transformèrent, Croasse en aveugle et Picouic en manchot. Pour cela, Croasse n’eut qu’à s’appliquer sous les arcades sourcilières deux morceaux de taffetas artistement découpés, percés de trous pour permettre à l’aveugle d’y voir clair, enduits à leur face interne d’un peu de glu et peints sur leur face externe de façon à imiter deux yeux blancs, sans regard. On était, avec cela, hideusement aveugle.
Yeux, ulcère et plaie. Picouic avait acheté ces simulacres jadis, dans une boutique très achalandée de la rue Trouse-Vache.
Croasse attacha au cou de Pipeau une ficelle dont il garda l’extrémité dans sa main. Quant à Picouic, ayant replié son bras gauche sous le pourpoint, par un système de ligature qu’il avait longtemps étudié et perfectionné pour son usage personnel, il devint un manchot des plus présentables. Nos deux compères ainsi troussés se mirent à vaguer par les rues, à petits pas, Croasse l’aveugle s’appuyant au bras de Picouic le manchot, et Pipeau ennuyé, bâillant et mortifié, tirant sur la ficelle.
Tous les dix pas, Picouic s’arrêtait, et d’une voix dolente, implorait en ces termes la charité publique:
– Pitié, miséricorde et charité, pour mon pauvre compagnon d’armes aveuglé par un coup d’arquebuse en plein visage à la bataille de Vimory [19] en combattant près du grand Henri de Guise! Charité pour moi-même à qui un infâme parpaillot de Navarre trancha le bras d’un coup d’estramaçon à la bataille de Coutras [20]!
– Tu me fends le cœur! disait Croasse qui, avec son imagination dénivelée et déréglée, en arrivait rapidement à croire qu’il s’était battu à Vimory.
– Hélas! glapissait Picouic, faudra-t-il que deux fidèles soutiens, deux braves soldats du grand Henri en soient réduits à mourir de faim! Devrai-je manger le bras qui me reste?
Croasse pleurait. Picouic poussait des cris à croire que tous les mendiants de la ville le suivaient en bande. Mais soit que les gens fussent trop inquiets de leur propre sort en ces journées de trouble et d’angoisse, soit qu’ils fussent habitués à de nombreux spectacles de ce genre, ils faisaient la sourde oreille.
À midi, les deux infortunés hercules de Belgodère n’avaient encore récolté que quelques «Allez en paix!…», nourriture peu substantielle. Vers le soir seulement, à demi morts de faim, épuisés de fatigue, et alors que le désespoir commençait à leur faire tourner la tête, ils eurent coup sur coup trois oboles, deux liards, un pain d’orge et deux oignons crus. Les trois oboles et les deux liards assuraient tant bien que mal le déjeuner du lendemain matin. Les oignons et le pain furent dévorés avec délices. Mais lorsque ce repas fut terminé au pied de la borne contre laquelle ils s’étaient assis, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient plus que deux: Pipeau avait filé!…
– L’ingrat! dit Croasse en songeant avec un soupir à la moitié de poulet qu’il avait superbement octroyée la veille au chien.
La journée du lendemain fut pour les deux gueux aussi néfaste que celle qui venait de s’écouler. Au bout de trois jours de cette existence, Picouic comprit qu’il était sous le coup de quelque horrible fatalité et qu’il était destiné à mourir de faim. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Quant à Croasse, il semblait s’être allongé encore d’un bon pied.
Le soir du quatrième jour, ayant erré, imploré, ayant essayé vainement de donner un spectacle de lutte, plus vainement encore tenté de dévaliser un étalage, les deux hères, fourbus, harassés, n’en pouvant plus de misère et de désespoir, parvinrent près de la porte Montmartre, au moment où elle allait se fermer, et, comme Paris leur faisait horreur, ils sortirent dans la campagne, s’assirent au pied d’un chêne et pleurèrent. Ou, du moins, Croasse pleura pour deux. Son immense corps réduit à l’état de loque s’allongeait au pied de l’arbre et, tandis que ses mains osseuses fourrageaient dans l’herbe, il laissait couler de grosses larmes sur ses joues creuses.
Quant à Picouic, ses lèvres minces serrées, il remuait tristement le bout de son nez pointu, tandis que ses petits yeux durs et fixes cherchaient, cherchaient toujours.
– Un gland, fit-il tout à coup.
– Deux, trois, dix glands, dit Croasse ranimé.
Il y avait en effet pleine glandée sous le chêne. Ils se mirent à dévorer!…
– Cela ressemble à des noisettes, disait Croasse.
– Après tout, disait Picouic, c’est avec des glands qu’on nourrit les pourceaux. Or, qu’y a-t-il au monde de plus gras et de santé plus florissante qu’un pourceau?
– N’importe! Il est bien triste que des gens comme nous se nourrissent de glands, reprenait Croasse tout en mastiquant avec frénésie.
– Tu fus toujours trop délicat. À partir d’aujourd’hui, je ne veux plus manger que des glands, ripostait Picouic.
– Le fait est que je suis délicat, moi.
La faim aux dents aiguës finit par laisser quelque répit aux deux hères. Leur cerveau put se remettre à parler, dès lors que leur estomac commença à se taire. Et Picouic, désignant à son compagnon les hauteurs de Montmartre, s’écria:
– Dire que nous étions si heureux, il y a si peu de temps encore! Qui nous eût dit que la famine allait bientôt nous talonner, le jour où, ayant trouvé des maîtres généreux et riches, nous les escortions gaiement vers l’abbaye de Montmartre!…
Croasse, à ce mot, se redressa, et s’appliqua sur le crâne un maître coup de poing.
– L’abbaye de Montmartre! rugit-il… Et je n’y ai pas songé!…
– Eh bien, oui, l’abbaye des bénédictines! Et après?
– Après? Il y a que nous sommes sauvés!…
– Pauvre Croasse! La faim t’a tourné la cervelle. Tu n’es pas le premier. J’ai vu maintes fois des gens qui, pour avoir jeûné, se mettaient à dire des extravagances.
– Je ne suis pas fou, Picouic! Je dis que nous sommes sauvés, parce que dans l’abbaye de Montmartre il y a Philomène! Comprends-tu?…
– Que trop, hélas!… Tu délires!
– Non, de par saint Benoît! mugit Croasse. Sais-tu ce que c’est que Philomène?… Philomène!… Ah! Philomène!…
Picouic, d’un coup d’œil, s’assura qu’il pourrait grimper au chêne, dans le cas où son ami deviendrait furieux.
– Philomène! continua Croasse, c’est une gaillarde, une rusée, une belle et forte fille, très capable de sustenter deux hommes comme nous, et de leur fournir le gîte, le boire et le manger!… Viens; allons trouver Philomène!…
– Et pourquoi, par les tripes du diable! Philomène nous donnerait-elle la niche et la pâtée? s’écria Picouic.
Croasse se redressa et laissa tomber ces mots:
– Parce qu’elle m’aime!…
Ayant dit, il se mit en route, à grandes enjambées, vers le pied de la colline.
«Ne le contrarions pas!» songea Picouic qui rejoignit son compagnon.
Une demi-heure plus tard, les deux compères arrivaient ensemble à l’abbaye des bénédictines et, ayant contourné l’enceinte, s’arrêtaient devant la brèche par où, déjà, ils étaient entrés…