XXXIV LES DEUX PÈRES

Belgodère avait achevé la nuit sur la place de Grève, suivant les allées et venues des aides qui construisaient les machines destinées au supplice de Madeleine et Jeanne Fourcaud. Ces machines, d’une formidable simplicité, consistaient en deux potences pareilles à toutes les potences.


Seulement, autour de chacune de ces potences, on avait entassé des fascines méthodiquement disposées, et au-dessus des fascines, des pièces de bois sec. Cela formait deux grands cubes très réguliers, semblables à ces amas de bois que les bûcherons arrangent pour les vendre par stères.


À la corde, on pendait le ou la condamnée. Puis, on mettait le feu aux fascines. Les flammes montaient, enveloppaient le corps, brûlaient enfin la corde; le corps tombait dans le brasier et achevait de se consumer.


Belgodère assista donc à ces préparatifs. Lorsque les deux bûchers furent terminés autour des deux potences, il vit que les mêmes ouvriers édifiaient un large échafaud auquel on accédait par quatre marches et qui fut entièrement recouvert d’un tapis.


– Pour qui cette estrade? demanda-t-il à l’un des travailleurs.


– Ne savez-vous pas que le fils de David et toute sa suite doivent assister au supplice des Fourcaudes?


– Le fils de David? Ah! Ah!… Le fils de David! diable! Et qui est ce fils de David?


– Mgr de Guise, fit dédaigneusement l’ouvrier. Mais d’où sortez-vous donc, mon brave homme?


Belgodère éclata de rire.


– C’est un fou, grommela le travailleur en s’éloignant.


Belgodère n’était pas fou. Simplement, il songeait ceci:


– Allons, bon! La fête sera complète. Guise assistant au supplice de Violetta!… Fameux!


Cependant, le jour venait, et à mesure que la lumière inondait la place, elle se remplissait peu à peu de monde. De tous les coins de Paris, des groupes endimanchés et rieurs arrivaient et prenaient place. Comme le disait Belgodère, c’était une fête qui se préparait. Des marchands de flans et d’hydromel circulaient dans la multitude. Le peuple riait.


Vers huit heures, une compagnie d’archers de la Ligue s’avança sur la place. Des acclamations retentirent: le moment approchait. On ne riait déjà plus dans la foule devenue houleuse. Les archers évoluèrent. Une partie se massa autour de l’estrade où Guise devait prendre place. Les autres allèrent dégager les abords de la rue Saint-Antoine par où devait arriver les condamnées.


Belgodère allait et venait dans cette multitude. Un livide sourire crispait ses lèvres. Il lui semblait que cette masse énorme de peuple était là pour célébrer sa vengeance. Et quand il entendait monter les cris de mort contre les Fourcaudes, il hochait la tête comme si on l’eût acclamé lui-même.


«Ô mes filles, songeait-il, Flora, ma pauvre Flora, belle comme une fleur… et toi, Stella, qui devait être l’étoile de ma vie, où êtes-vous? À qui l’infernal bourreau vous donna-t-il jadis?… Que n’êtes-vous là pour voir votre père préparant sa vengeance et la vôtre!…»


Il s’était approché de cette partie de la place qui bordait le fleuve et qui était la grève proprement dite. Là, une litière venait d’arriver.


Elle s’était placée de façon que les personnes qu’elle contenait pussent embrasser toute la scène: la place noire de cette foule plus agitée maintenant, où couraient les grondements du peuple qui s’excitait, s’exaspérait de la vue même des bûchers; la grande estrade entourée d’archers; les deux gibets émergeant des bûchers et dominant les flots sombres de la multitude, comme des signaux d’écueils, en mer. Une vingtaine d’hommes armés d’épées et de poignards entouraient cette litière, dont les rideaux de cuir étaient fermés.


Un instant, ces rideaux s’entrouvrirent, et Belgodère aperçut l’intérieur tapissé de satin blanc. Une tête pâle se montra, puis disparut… une tête pâle d’où jaillit le double éclair d’un regard flamboyant. Mais si rapide qu’eût été cette apparition, le bohémien l’avait reconnue:


– La Fausta! murmura-t-il.


À ce moment, une fanfare de trompettes retentit sur la place, des exclamations délirantes éclatèrent dans un roulement de tonnerre, les femmes agitèrent leurs écharpes, les hommes leurs chapeaux ou leurs bonnets; de la rue du Temple débouchait un quadruple rang de cavaliers aux toques ornées de touffes de plumes, aux pourpoints de soie cramoisie sur lesquels se détachait l’écusson de Guise avec ses merlettes aux chevaux richement caparaçonnés d’étoffes brodées d’or; ils levaient vers le ciel le pavillon de leurs trompettes ornées de pavillons de velours où se répétait l’écusson ducal de Lorraine et leur éclatante fanfare semblait annoncer la venue de quelque roi tout-puissant.


Derrière eux venaient les gardes particuliers d’Henri de Guise, somptueusement vêtus de drap d’or, portant à l’épaule d’étincelantes hallebardes. Puis le capitaine des gardes et les officiers à cheval.


Et enfin, seul dans un large espace laissé vide, monté sur un magnifique alezan aux naseaux de feu, vêtu de soie blanche, le manteau cramoisi les épaules, les rênes dans une main, le chapeau à l’autre, faisant exécuter à sa monture d’élégantes courbettes, souriant aux femmes, aux hommes, à la foule délirante, aux fenêtres garnies de têtes enthousiastes, superbe vraiment, le duc de Guise apparaissait, soulevant sur son passage une longue rumeur de vivats.


Derrière lui, la foule de ses gentilshommes avec des costumes de parade étincelants de broderies, passaient dans un cliquetis d’éperons et d’épées, dans le froufrou de leurs manteaux de soie ou de satin aux éclatantes couleurs.


C’était un splendide spectacle, une prodigieuse mise en scène: le chatoiement des étoffes, l’étincellement des broderies, l’éclair des aciers argentés, les chevaux caparaçonnés qui hennissaient et levaient haut le genou, Guise resplendissant, enivré, qui saluait avec une grâce altière, les gentilshommes fardés, frisés, caracolant, les trompettes qui sonnaient la gloire, les fleurs qui tombaient des fenêtres, et la foule énorme, passionnée, délirante dont la voix de tonnerre montait au ciel en une terrible acclamation.


Henri de Guise et ses gentilshommes mirent pied à terre et prirent place aussitôt sur les sièges de l’échafaud élevé en face des deux bûchers et presque au même instant, au loin, du fond de la rue Saint-Antoine, arrivèrent en rafales sinistres des mugissements sourds, et c’étaient des cris de haine et de mort… c’étaient les deux condamnées qu’on allait livrer à la justice du peuple et qu’on amenait au supplice…


Alors Belgodère regarda la grande horloge de l’hôtel des prévôts: elle marquait bientôt dix heures!… Il se tourna vers la maison que lui avait signalée Fausta. Elle était sombre et muette, fenêtres et portes closes, avec un visage tragique au milieu de toutes les faces de maisons aux fenêtres ouvertes desquelles se penchaient des femmes agitant des écharpes ou jetant des fleurs.


– Il est temps! dit Belgodère.


Il marcha droit à la maison fermée, heurta rudement. La porte s’ouvrit aussitôt. Un serviteur vêtu de noir apparut et, avant que le bohémien eût ouvert la bouche, demanda en hâte:


– Est-ce vous qui venez de la part de la princesse Fausta?


– Oui, dit Belgodère étonné.


– Venez! venez! monseigneur se meurt d’angoisse à vous attendre!


– Ah! il m’attend! fit Belgodère stupéfait.


Mais déjà le serviteur l’entraînait, lui faisait monter un large escalier et ouvrait une porte; le bohémien se trouva devant l’entrée d’une vaste pièce à demi-obscure. Il écarquilla les yeux et son regard ardent parcourut la pièce. Il vit le prince Farnèse qui, les traits bouleversés, venait à sa rencontre. Puis, dans ce regard, une flamme sauvage s’alluma soudain, et il gronda dans une sorte de rugissement de joie furieuse:


– Il est là!…


Il!… C’était Claude!


Oui, Claude était là. Depuis le pacte qu’ils avaient signé, le prince Farnèse et maître Claude, le cardinal et le bourreau vivaient, ou du moins se voyaient à tout moment, unis dans une commune pensée: tuer Fausta qui avait tué Violetta.


Lorsque Farnèse eut reçu, dans la nuit qui venait de s’écouler, la lettre de Fausta qui lui annonçait que sa fille était vivante, Claude se trouvait près de lui. Le reste de cette nuit fut pour les deux hommes une de ces effroyables séries d’angoisses qui font blanchir les cheveux, une de ces tempêtes de sentiment où le flux d’espoir, les reflux de désespoir ballottent l’âme. Silencieux, livides, ils se regardaient, n’osant s’interroger ni se communiquer leurs pensées.


Pour Claude, Violetta était une adoration; la possibilité qu’elle fût vivante et qu’il pût la revoir, l’avait assommé. Pour Farnèse, Violetta vivante, c’était la possibilité du pardon de Léonore. Pour tous les deux, c’était la vie… le retour à la vie au moment où tout était mort en eux.


Lorsque le jour se leva et filtra à travers les volets fermés, ils se virent si changés, si pitoyables avec des visages empreints d’une telle angoisse qu’ils se firent peur. Farnèse, le premier, secoua cette torpeur morbide et, appelant un serviteur, lui donna des ordres.


– Attendons! dit-il alors.


– Attendons! répéta Claude.


Farnèse demeura immobile, les bras croisés. Claude se mit à marcher lentement. Il leur semblait qu’ils vivaient dans un rêve. Tantôt la lettre de Fausta leur paraissait toute naturelle, et parfois ils croyaient qu’elle avait menti. Mais pourquoi Fausta aurait-elle menti? Dans quel but? Dans quel intérêt?


– Jamais cette femme ne ment, dit à un moment Farnèse, comme s’il eût répondu à sa pensée.


Du temps s’écoula. Et le cardinal murmura encore:


– Qui sait si ce n’est pas Violetta elle-même qui va venir?


Claude n’entendit pas ces mots, sans doute, car à diverses reprises, il gronda sourdement:


– Qui est cet homme qui va venir?… Où et comment va-t-il nous montrer l’enfant?…


Les rumeurs qui montaient de la place glissaient sur eux sans les frapper. Pourtant, à la longue, l’attention de Farnèse se concentra sur ces bruits qui s’enflaient. Dans l’anormale surexcitation de cette attente fiévreuse, il en vint à imaginer une mystérieuse connivence entre la lettre de Fausta et ces clameurs qu’il entendait. Il alla à la fenêtre, repoussa légèrement les volets. La Grève lui apparut soudain, avec ses deux poteaux de supplice, ses deux bûchers, son estrade, sa foule immense, vision tragique, effrayante, qui le fit reculer.


– Qui va-t-on exécuter? demanda-t-il d’une voix terrible en saisissant le bras de Claude.


Claude demeura un instant hébété d’horreur. En lui aussi, tout à coup, s’opérait la connivence mystérieuse entre l’idée Violetta et l’idée exécution. Il bondit à la fenêtre et, hagard, considéra ce qui se passait. Un cri de mort, une bouffée de malédiction, un nom répété par les mille gueules du monstre qui se roulait autour des bûchers. Ce nom lui apprit la vérité. Il sourit.


– Rassurez-vous, dit-il. Je me souviens. On pend ce matin les Fourcaudes…


– Les filles du procureur Fourcaud?…


– Ses filles? dit Claude en tressaillant violemment. Oui!… Ses filles!… Jeanne et Madeleine…


– Vous savez leurs noms?…


Ce même tressaillement secoua Claude qui fit oui de la tête, et ramena alors les volets comme pour ne pas voir ce qui allait se passer.


– Pourquoi savez-vous leurs noms? répéta le cardinal, heureux de penser un instant d’autres pensées.


– Tout le monde le sait, dit Claude.


Et tout bas, d’un murmure indistinct, plus pâle encore qu’il n’était la minute d’avant:


– Jeanne et Madeleine!… Les filles de Fourcaud!… De Fourcaud!… Hélas! pouvais-je prévoir cela, quand…


Un coup de marteau extérieur ébranla la grande porte et répercuta de sourds échos jusqu’à eux.


– Le voilà! murmura Farnèse d’une voix éteinte!


Claude ne dit rien, mais ses yeux se rivèrent sur la porte. Au dehors, un immense hurlement monta.


– Les voilà! Les voilà! Les Fourcaudes!


Ils n’entendirent pas cette clameur funèbre qui se déchaînait. Ils n’entendirent que le pas précipité de celui qui montait l’escalier, de celui qui allait leur montrer Violetta vivante… et la leur rendre sans doute!…


Farnèse, la tête en feu, s’avança chancelant vers la porte. Claude voulut s’élancer… À ce moment cette porte s’ouvrit et l’ancien bourreau demeura cloué sur place, les cheveux hérissés.


Et – devenait-il fou? – à cette minute où la pensée de Violetta eût dû occuper son esprit et son âme, à cette seconde où, après la nuit d’effroyable angoisse, il eût dû éprouver la détente bienfaisante, ce n’est pas à Violetta qu’il pensa. Voici ce qu’il songea. Voici ce qu’il rugit en lui-même: «Lui!… Lui!… À l’heure où les Fourcaudes montent au bûcher!… Oh! l’abominable fatalité!…»


Et alors, il recula, comme si la vue de Belgodère l’eût affolé d’horreur. Il recula comme devant un spectre venant lui demander quelque compte terrible. Il recula, avec une étrange, une incompréhensible timidité, devenu humble, et la tête baissée sous le poids de quelque pensée trop lourde…


Farnèse, du premier coup d’œil, reconnut le bohémien à qui il avait parlé sur cette même place de Grève! Le bohémien à qui il avait donné l’ordre de conduire Violetta au palais Fausta!… Sa fille!…


Mais ce n’était pas la preuve aveuglante que Fausta n’avait pas menti! Le bohémien devait savoir où se trouvait Violetta! C’était lui qui venait; c’était tout naturel!… Farnèse eut un rugissement de joie folle, saisit le bras de Belgodère et balbutia:


– Ma fille!… Où est ma fille?


– Sa fille! gronda le bohémien. Est-ce qu’il est fou celui-là?…


À cet instant, il aperçut Claude, se débarrassa d’un geste brusque de l’étreinte du cardinal, et marcha sur l’ancien bourreau. Claude frémit.


– Voici longtemps que nous nous étions vus, dit Belgodère avec un rire qui résonna plus effroyable que la clameur de mort montant de la Grève.


– Ma fille! haleta Farnèse. Est-ce toi que Fausta m’envoie?… Parle!… Est-ce toi qui viens me rendre Violetta?…


Belgodère peut-être n’entendit pas. Il abattit sa main sur l’épaule de Claude.


– Depuis le temps, continua-t-il, où tu m’as refusé de me montrer mes enfants, ne fût-ce qu’une minute!…


Le regard de Claude se tourna vers la fenêtre avec une indicible expression d’effroi.


– Écoutez-moi, murmura-t-il d’une voix humble, je croyais bien faire… sauver ces pauvres petites dans leur corps et dans leur âme… oh! je vous le jure, celui qui les prenait était un homme de bien… je ne savais pas ce qui allait arriver…


– Sauver mes filles! gronda Belgodère. Sauver des enfants en les arrachant à leur père! Fameux!…Ainsi, digne bourreau, tu ne t’es pas demandé ce que le père allait souffrir!… Et tu ne t’es pas dit que je chercherais à te rendre deuil pour deuil, souffrance pour souffrance!… Fou! Triple fou! Et tu avais une fille, toi aussi!


Claude se redressa. Son regard flamboyant plongea dans le regard de Belgodère, avec une foudroyante interrogation.


– Que dis-tu?…


– Ta fille! hurla le bohémien. Ta Violetta!…


– Violetta! bégaya Farnèse, stupide d’épouvante devant ce qu’il entrevoyait.


– Ta Violetta! continua Belgodère qui ne semblait même pas voir Farnèse. Qui te l’a enlevée? Dis! Le sais-tu? C’est moi!… Moi! Comprends-tu cela?…


Une fois encore, le regard de Claude se porta vers la fenêtre avec une singulière expression d’horreur. Puis, ce regard, il le ramena sur Belgodère qui se redressa de toute sa hauteur, se drapa d’un geste qui lui était devenu familier, et avec des sanglots, avec un rire féroce, cria:


– Eh bien, bourreau!… Tu ne dis rien!… Veux-tu me dire ce que tu as fait de Flora?… ce que tu as fait de Stella? Moi je te dirai ce que j’ai fait de Violetta!… Je suis ici pour cela!


– Cet homme a tué ma fille! gronda Farnèse.


– Tué! hurla Claude. Est-ce cela que tu devais nous annoncer! Oh!… malheur! malheur sur toi, si cela est!…


Belgodère éclata de rire.


– Dent pour dent! grinça-t-il? Tu veux ta fille, dis?… Tu veux la voir?…


– Horreur et malédiction! que va-t-il dire? bégaya Farnèse.


– Ce matin, acheva Belgodère d’une voix de tonnerre, à cette heure, à ce moment, on prend, on brûle les Fourcaudes!…


Claude qui s’était redressé, Claude qui avait saisi son poignard, Claude à ce mot de Fourcaudes, se replia, se recula, se courba, son regard vacilla, et ses lèvres tremblantes dans un gémissement, murmurèrent:


– Pardon! oh! pardon!… Je croyais faire bien!…


– Les Fourcaudes!… Il y en a bien une sur le bûcher!… L’autre n’y est pas!… L’autre Fourcaude, sais-tu qui c’est? Dis! sais-tu qui va être pendue et brûlée à la place de Jeanne près de Madeleine Fourcaud?… Non, tu ne sais pas!… Eh bien, regarde!…


D’un bond terrible, Belgodère fut à la fenêtre; d’un coup de poing furieux, il repoussa les volets, le soleil entra à flots, inonda ces trois visages livides, convulsés, et avec le soleil entra l’épouvantable clameur de la foule. Farnèse délirant se rua à la fenêtre. Un cri lugubre déchira l’espace.


– Violetta!… Là!… Là!… Au bûcher!… Violetta!…


– Violetta au bûcher! rugit Claude.


– Regarde! tonna Belgodère.


Claude regarda… Sur le bûcher de gauche se balançait le corps de l’une des Fourcaudes déjà pendue, et les flammes l’enveloppaient… L’autre Fourcaude, à ce moment, était entraînée au bûcher de droite… Et celle-ci c’était Violetta!…


Claude empoigna Belgodère par le cou; terrible, effroyable à voir, avec un visage sans expression humaine, il se pencha et dans ce mouvement força le bohémien à se pencher. Les deux têtes, celle du bourreau et celle du bohémien, collées l’une contre l’autre, hideuses, crispées, apparurent semblables à ces têtes de damnés comme il y en a sur les vieilles cathédrales. Et la voix de Claude, voix rauque, voix à l’intraduisible accent, à l’oreille de Belgodère hurla ces paroles:


– Regarde à ton tour!… Regarde démon!… Regarde le corps de Madeleine Fourcaud!… Regarde!… La corde se brise!… Regarde!… La voilà dans les flammes!… Belgodère!… Belgodère!… Celle qui brûle ne s’appelle pas Madeleine!… Elle s’appelle Flora et c’est ta fille!…


À ces mots, Claude, d’un mouvement frénétique, repoussa Belgodère dans la chambre et, avec une imprécation sauvage, enjambant l’appui de la fenêtre, il sauta dans le vide. Belgodère avait poussé un de ces hurlements sinistres comme en ont les fauves qu’on égorge.


Ainsi que dans un cauchemar, il vit Claude traverser l’espace, tomber, rouler sur le dos, puis se relever, et la dague à la main, se ruer sur la multitude, vers le bûcher… vers Violetta!… Belgodère tendit les bras, des larmes de sang coulèrent sur son visage monstrueux, et cette voix rauque, cette voix de tigre qui gronde devint tout à coup d’une douceur ineffable:


– Flora!… ma Flora!… Morte!… Morte comme ta mère!… Morte de cette mort hideuse!… Oh! ma Flora!…


Tout à coup, il se recula avec une clameur déchirante.


– Et Stella!… Ma toute petite Stella!… Dire que je ne t’ai pas reconnue cette nuit! Oh! bénédiction des astres bienfaisants! Il m’en reste donc une!… À toi, ma Stella!… Attends, voici ton père qui accourt te délivrer!…


La vision de Stella enfermée par lui-même dans l’enclos de l’abbaye de Montmartre fulgurait dans son imagination. Il s’élança. Il se rua… Et tout à coup, il se sentit saisi à l’épaule par une main de fer. Son regard hébété de douleur et de joie, de désespoir et d’espérance, son regard où il y avait des ténèbres de mort et des aubes de vie, se fixa sur l’homme qui l’arrêtait.


– Qui es-tu? que veux-tu? gronda-t-il.


– Je suis le père de Violetta, dit Farnèse d’une voix glaciale. Et tu vas mourir ici!…’.


– Le père de Violetta! vociféra Belgodère stupide d’étonnement. Le père de Violetta, c’est Claude.


– Le père de Violetta, c’est moi! clama Farnèse avec un accent de surhumain désespoir. Et puisque c’est toi qui la tues, meurs donc! Meurs et sois damné!…


En même temps, la dague de Farnèse jeta un éclair. Mais les émotions qui venaient de le bouleverser avaient achevé de briser en lui les ressorts de la vie… La dague ne s’abattit pas! La main de Farnèse ne retomba pas sur Belgodère… Le cardinal ouvrit les bras tout grands, tournoya sur lui-même et s’abattit comme une masse, évanoui… Belgodère s’élança, descendit en quelques bonds, et une fois dehors se prit à courir vers la porte Montmartre.


L’évanouissement de Farnèse ne dura que quelques secondes. Les violentes pensées qui tourbillonnaient dans sa tête furent plus fortes que la faiblesse physique. Il ouvrit les yeux et se vit seul. De la place de Grève une immense rumeur montait… une étrange clameur qui n’était plus le hurlement de mort de tout à l’heure, mais un fantastique tumulte de cris furieux… Farnèse, pantelant, se traîna vers la fenêtre…


– Oh! que je la voie une dernière fois! balbutia-t-il.


Il se hissa, appuya ses deux mains crispées à l’appui… et alors… ce qu’il vit alors fut sans doute un de ces prodigieux spectacles comme en imagine l’esprit dans la fièvre des rêves insensés… car ses yeux se dilatèrent jusqu’à s’exorbiter, et son visage livide exprima un fabuleux étonnement!…

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