XII LA FAUSTA

Nous ramenons maintenant le spectateur de ces drames, notre lecteur, au mystérieux palais de la princesse Fausta, au moment où Pardaillan y vient d’entrer, c’est-à-dire quelques minutes après la scène d’orgie que nous avons essayé de retracer, c’est-à-dire le soir même du jour où Violetta a été saisie dans le logis de Claude, c’est-à-dire enfin quelques heures après le pacte qui vient de se conclure entre Farnèse et l’ancien bourreau.


Dehors, dans l’ombre, Maurevert guette la sortie du chevalier, avec Picouic et Croasse. Quant au chien Pipeau, soit paresse, soit tranquillité instinctive sur le sort de son maître, après avoir stationné et aboyé juste le temps nécessaire pour acquitter sa conscience, il a repris sournoisement le chemin de la Devinière.


Quant aux acteurs principaux que le lecteur a entrevus pendant l’orgie, ils sont au nombre de sept qui nous intéressent: trois hommes et quatre femmes.


Le duc de Guise: nous l’avons laissé évanoui de rage dans le cabaret où il est tombé en poursuivant Catherine de Clèves, duchesse de Guise…


Le moine Jacques Clément… celui-là même qui, dans Notre-Dame, a rappelé le cardinal Farnèse à la vie: nous avons vu qu’il s’est enfui dans la salle d’orgie – et nous le retrouverons.


Le comte de Loignes, amant de la duchesse: il a été transporté mourant au logis de Ruggieri.


Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, sœur des Guise: par la porte de communication, elle a pénétré dans la maison Fausta.


Claudine de Beauvilliers (qu’est-ce que Claudine de Beauvilliers? Nous le saurons bientôt): elle a suivi le même chemin que la duchesse de Montpensier, c’est-à-dire que du cabaret de la Roussotte elle est passée dans le palais Fausta.


Marguerite, reine de Navarre, qu’on appelle encore la reine Margot: elle s’est élancée au-dehors et a disparu.


La duchesse de Guise enfin: elle est allée tomber dans les bras de Pardaillan, qui a frappé à la porte de fer, et qui vient d’entrer dans le sinistre vestibule où deux gardes veillent incessamment.


Fausta vient d’avoir un bref entretien avec Ruggieri, et elle rentre chez elle persuadée que le comte de Loignes va mourir. L’intérêt qu’elle peut avoir à la mort de l’un des plus redoutables séides d’Henri III se dégagera de lui-même dans la suite de ce récit.


La voici maintenant dans cette sorte d’élégant boudoir où elle a reçu Henri de Guise. Ses suivantes préférées: Myrthis et Léa sont là, guettant anxieusement un regard, un sourire de leur maîtresse. Mais le front de l’étrange princesse se couvre de nuages; ses sourcils d’un beau noir se froncent, son sein palpite… et les deux femmes tremblent.


– Ah! le misérable lâche! gronde celle qu’on appelle tantôt Sainteté, tantôt Souveraine. Être l’homme qui fait trembler la France, s’appeler Guise, voir sa femme sur les genoux de son mortel ennemi… et s’évanouir!… Ce soudard a des faiblesses de ribaude…


Elle médita plus profondément.


– Qui sait, murmura-t-elle, si pour moi il ne vaut pas mieux que le futur roi de France soit ainsi?… Mais cette femme… cette Catherine de Clèves… comment la ramener dans le vaste filet que j’avais tendu?…


Elle sortit en adressant à ses deux suivantes quelques mots en une langue étrangère.


Le palais se divisait en trois parties bien distinctes. À droite, c’étaient les somptueuses pièces officielles entourant la salle du trône. À gauche, c’étaient les appartements privés, plus féminins, plus élégants, moins sévères. Au fond, c’étaient des logis de gardes et d’officiers et de serviteurs, et puis la chambre des exécutions… C’était plus qu’un palais… c’était une ville, un organisme complet… une sorte de Vatican… c’était Rome au cœur de Paris…


C’est dans la partie privée que se trouvait alors Fausta. Elle longea lentement un long couloir. Elle semblait avoir repris toute sa sérénité. Elle s’arrêta devant une porte et murmura, pensive:


– Ici, la petite bohémienne… nous verrons!


Plus loin, devant une autre porte, elle songea:


– Ici, Claudine de Beauvilliers… la solution, peut-être!


Plus loin encore, devant une troisième porte, elle dit:


– Ici, Marie de Lorraine m’attend… J’ai à lui parler du moine!…


Plus loin enfin, devant une quatrième porte, sur les confins de la partie réservée aux gardes:


– Ici, le bohémien Belgodère… Un bon limier à lancer sur Farnèse…


Ainsi, avec une effrayante lucidité, cette femme étiquetait pour ainsi dire sa multiple pensée; son esprit se mouvait à l’aise dans le tourbillon de la vaste intrigue; elle semblait dominer les événements, et d’avance assignait son rôle à chacun des personnages qu’elle avait sous la main et qui, sans se connaître, allaient manœuvrer sur la même scène, dans le formidable croisement des drames qu’elle agençait…


Comme elle revenait sur ses pas et qu’elle passait devant le grand vestibule, tout à coup une voix sonore et railleuse parvint jusqu’à elle. Chaque porte de ce palais était truquée; chacune possédait un judas, un œil invisible… Fausta n’eut qu’à s’approcher pour voir ce qui se passait dans le vestibule. Elle eut une exclamation de joie et d’étonnement.


– Dieu est avec moi! murmura-t-elle.


Au même instant elle fit un signe: et sans doute ses servantes ne la perdaient jamais de vue dans ses évolutions, car aussitôt deux femmes accoururent, deux femmes françaises, celles-là. Elle leur donna quelques ordres à voix basse et rapide, puis ouvrit toute grande la porte du vestibule, où Pardaillan, soutenant dans ses bras la duchesse de Guise, disait leur fait aux deux gardes et leur reprochait leur inhospitalité…


– À Dieu ne plaise, dit Fausta, que quelqu’un ait frappé à ce logis et qu’il n’y ait pas trouvé les secours qui se doivent entre chrétiens. Entrez, monsieur: vous êtes le bienvenu… Mes femmes vont donner les soins nécessaires à votre dame que je vois pâmée…


Pardaillan remit la duchesse de Guise aux bras des deux femmes qui s’avançaient et qui, à l’instant, disparurent dans l’intérieur, entraînant ou plutôt portant Catherine de Clèves sans connaissance. Alors Pardaillan se découvrit, salua de l’un de ses gestes où il y avait une charmante et naïve emphase, une politesse royale et une aisance cavalière de routier.


– Madame, dit-il, je vous dois mille grâces. Sans vous, je me fusse trouvé fort embarrassé. Cette noble dame n’est point mienne…


– Cela se peut-il? dit Fausta, qui considérait le chevalier avec une attention soutenue.


– Voici l’histoire en deux mots: je passais, par hasard, devant cette maison, lorsque je vois accourir vers moi une femme qui crie et, fort effrayée par je ne sais quel danger, s’évanouit dans mes bras en implorant aide et assistance. Je vois ici une fenêtre éclairée. Je frappe. On m’ouvre enfin. J’explique la situation à deux dignes serviteurs que je m’excuse d’avoir quelque peu ébaubis. Et ladite situation, cette dame dans mes bras, vos deux domestiques effarés et complotant entre eux, moi réduit à l’impuissance et commençant à me trouver ridicule, la situation, dis-je, menaçait de devenir gênante, lorsque votre bonne grâce est venue tout arranger d’un mot et d’un sourire, ce dont le chevalier de Pardaillan a l’honneur de vous présenter sa gratitude émerveillée.


Ceci fut débité avec cette élégance de geste et de voix et cette imperceptible émotion comme poudrée de raillerie, qui n’appartenaient qu’à Pardaillan.


– Sire chevalier de Pardaillan, dit gravement Fausta de cette voix harmonieuse qui enveloppait comme une caresse, votre air et vos paroles me donnent le désir de vous connaître mieux que par l’échafaudage de quelques politesses. Ne me ferez-vous pas la faveur de vous reposer un instant chez la princesse Fausta-Borgia, étrangère venue à Paris pour s’y instruire des arts, des lettres, de la noble élégance de la gentilhommerie française…


Le chevalier jeta autour de lui ce rapide, profond et sûr coup d’œil de l’homme habitué à la prudence que donne le courage poussé à ses dernières limites.


«Qu’est ceci? grommela-t-il en lui-même. Un lieu d’amour?… Bien sinistre en tout cas!… Un coupe-gorge, peut-être?… Hum!… Voilà aussi, par la mortdiable, une créature par trop délicieuse, et d’invraisemblable beauté pour un tel cadre… Ma foi, je me laisse tomber! Tant pis s’il y a un précipice sous les fleurs!…»


Et s’inclinant avec une grâce altière, non sans laisser entrevoir une longueur démesurée de sa rapière, et appuyant sur la garde:


– Madame, dit-il, l’illustre nom de Borgia m’est garant qu’en fait d’arts et de lettres vous pourriez être notre éducatrice. Et quant à l’élégance, je ne pourrai guère vous offrir que celle d’un bon routier, qui n’a eu pour maîtres que la nécessité de l’heure, le hasard du jour, la tristesse et la joie de la solitude. Cela dit, madame, je me déclare à vos ordres.


Fausta fit un geste comme pour inviter le chevalier à la suivre, et pénétra dans l’intérieur. Pardaillan entra derrière elle.


«Oh! oh! songea-t-il par les magnificences au milieu desquelles il se trouvait soudain transporté, est-ce ici le Louvre royal?… Non, car le roi de France n’est pas assez riche pour entasser de tels trésors… Est-ce la demeure d’une guerrière?… Non, car ces parfums énervants sont plutôt ceux d’une magicienne d’amour. Est-ce le logis d’une courtisane? Non, car ces panoplies d’armes que je vois rutiler aux murs sont l’ornement d’une combattante et non d’une amoureuse! Que vois-je dans cette salle immense?… Un trône! Un trône d’or!… Oh!… Est-ce donc une reine?… Oui, par le ciel! car il y a une couronne au-dessus du trône!… Une couronne?… Non pas!… par tous les diables… une tiare! une tiare papale!…»


Pardaillan ébloui, transporté en pays de rêve et de mystère, palpitait. Pourquoi un trône? Pourquoi une tiare? Qu’était-ce que cette femme dont il admirait devant lui la démarche onduleuse et souple?… Cependant, il ouvrait l’œil. Il avait maintenant la vague intuition qu’il se trouvait en présence d’une redoutable énigme.


Fausta s’arrêta dans cette façon de boudoir où elle avait reçu le duc de Guise et qui était sans doute destinée aux étrangers. Elle s’assit sur ce siège de satin blanc où sa beauté fatale prenait un relief de précieuse médaille comme patinée par la douleur ambiante. Et avant que Pardaillan fût revenu de cet étonnement qui le subjuguait:


– Monsieur le chevalier, dit-elle, c’est vous qui, sur la place de Grèves, avez tenu tête à M. le duc de Guise, et lui avez joué ce tour dont tout Paris a parlé et s’est émerveillé…


– Moi, madame? s’écria Pardaillan jouant la stupéfaction et se demandant déjà s’il ne ferait pas mieux de s’en aller purement et simplement sans autre explication…


– C’est vous, monsieur le chevalier, qui avez entraîné Crillon à travers la foule des bourgeois, et avez conduit sa troupe jusqu’au-delà de la Porte-Neuve…


«Que la peste m’étouffe! songea Pardaillan. Qu’avais-je besoin de secourir cette mijaurée qui m’est tombée dans les bras! Madame, reprit-il tout haut, êtes-vous bien sûre que ce soit moi?…»


– J’ai tout vu; du haut d’une fenêtre, je prenais plaisir à voir la place encombrée de bateleurs et de marchands… j’ai tout vu, et je viens de vous reconnaître. Oui: c’est bien vous.


– En ce cas, madame, je me garderai bien de vous contredire. Ce serait en effet vous donner une piètre idée de cette gentilhommerie française que vous êtes venue étudier sur place.


Pardaillan, son premier étonnement passé, redevenait maître de lui-même. Il avait une physionomie de naïveté ingénue et paisible. Il regardait en face la princesse Fausta et n’en paraissait pas troublé. En réalité, il étudiait avec cette rapidité et cette sûreté que donne seule l’intuition et qu’aucune science ne peut faire acquérir. Quant à Fausta, il était impossible de savoir ce qu’elle pensait. Mais pour la première fois, elle voyait un homme soutenir son regard avec une dignité mêlée d’une impassible ironie… Et, à un battement plus rapide des cils, à un mouvement plus accentué du sein de marbre, peut-être eût-on pu deviner que pour la première fois elle était émue, et que la statue s’animait, à son insu sans doute…


– Monsieur, dit-elle, sur la place de Grève, je vous ai admiré…


– Parole précieuse, madame, car je vois à votre air que vos admirations doivent être rares.


– Votre épée est sûre, monsieur, dit Fausta surprise de tressaillir; mais votre coup d’œil est encore plus sûr. En effet, je n’admire qu’à bon escient. Venons donc au fait. Je vois que vous êtes un de ces hommes avec qui la franchise devient l’habileté suprême…


– Que va-t-il m’arriver? se dit Pardaillan.


– Lorsque, sur la place de Grève, je vous ai vu à l’œuvre, continua Fausta en essayant vainement de faire baisser les yeux du chevalier, j’ai pris aussitôt la résolution de m’enquérir de vous et de vous connaître. Le hasard me sert à souhait, et maintenant que je vous ai vu de près, je me confirme dans mes résolutions.


– Ah! madame, vous m’aviez fait l’honneur de prendre des résolutions à mon égard?…


– M. de Guise doit vous haïr de haine mortelle, dit lentement Fausta.


– De haine, oui! fit le chevalier froidement; de haine mortelle, non; car si la haine de M. de Guise était mortelle, il y a longtemps que je serais mort…


– S’il vous hait depuis longtemps, raison de plus pour faire votre paix avec lui…


– Vous voulez dire, madame, qu’il serait sage à lui de faire sa paix avec moi?


Fausta jeta un regard plus aigu sur la figure étincelante de cet homme qui osait parler ainsi du maître de Paris. Dans ces yeux d’acier, elle ne vit aucune fanfaronnade. Sur ce front calme, elle lut une sereine intrépidité…


– Monsieur, dit-elle tout à coup, si vous voulez mettre votre épée au service du duc de Guise, je vous jure, moi, que non seulement il oubliera tout ressentiment, mais encore qu’il fera de vous un puissant seigneur…


– Il faudra donc, dit paisiblement le chevalier, qu’il touche cette main que voici?…


Et il tendit sa main droite.


– Il la touchera, fit-elle en souriant.


– Permettez-moi, madame, d’avoir meilleure opinion que vous d’un homme qui sera, demain peut-être, roi de France, dit Pardaillan avec cette tranquillité qui était son élégance, à lui. M. de Guise ne peut toucher la main qui l’a touché au visage…


Fausta éprouva un des ces frémissements qui venaient de l’agiter déjà deux ou trois fois.


– Vous avez fait cela! murmura-t-elle, vous avez souffleté le duc de Guise!…


– Dans une circonstance qu’il vous racontera lui-même, si vous le lui demandez. Il vous dira que lui, chevalier de Lorraine, haut seigneur, le premier du royaume après les princes du sang et peut-être même avant, n’a pas hésité à pénétrer avec une troupe armée et nombreuse dans la maison d’un vieillard sans défense, blessé, presque mourant. Il vous confessera qu’il a eu ce courage, lui, Henri Ier de Lorraine, de faire assassiner dans son lit ce malheureux. Il vous dira qu’il poussa la magnanimité jusqu’à jeter par la fenêtre le cadavre sanglant de l’amiral Coligny. Il vous dira enfin que sur ce front livide du mort, lui, l’homme de la chevalerie élégante, posa son talon; rude victoire, madame! Et ce ne fut pas la payer trop cher, du soufflet qui jaillit alors, si j’ose dire, de la main que voici!…


– Le duc défendait la cause de l’Église! dit sourdement Fausta.


– De quelle Église, madame?… Il y en a au moins deux…


Pardaillan avait prononcé ces derniers mots sans autre intention qu’une innocente raillerie. Mais Fausta pâlit soudain.


– Comment savez-vous qu’il y a deux Églises, vous? gronda-t-elle de cette voix si dure qu’à peine pouvait-on concevoir qu’elle sortît de cette bouche si délicate.


– Deux Églises! murmura Pardaillan étourdi. Que veut dire cela?…»


Est-ce que cet homme serait un espion!» songeait Fausta.


«Oh! oh! se disait le chevalier, est-ce que cette femme serait le chef occulte de la Sainte Ligue… Est-ce que Guise ne serait qu’un instrument!… Est-ce que la Ligue serait une nouvelle Église!… Ce merveilleux palais, ce trône surmonté d’une tiare… ces clefs symboliques brodées sur les tentures… Oh! mais, c’est fabuleux ce que je vais penser là!… Ce palais… ce serait donc… le palais d’un pape!… un autre pape que Sixte Quint!… Un pape installé à Paris!… Allons, allons, sornettes et visions!…»


Dans ce bref instant où ils songeaient ainsi, ils s’étaient regardés, plus profondément étudiés, tâtés comme deux lutteurs. Fausta avait rapidement pris son parti. De son examen, il résulta à ses yeux que Pardaillan devait être un de ces routiers comme il y en avait tant alors, s’attachant au plus offrant, et mourant pour le dernier enchérisseur… mais un routier héroïque, capable d’entreprises extraordinaires: une épée invincible qu’il s’agissait d’acheter à tout prix.


– Chevalier, reprit tout à coup Fausta, si vous ne pouvez être à M. de Guise peut-être ne refuseriez-vous pas de servir un autre maître?


– Cela dépend du maître, madame, fit Pardaillan de son air le plus ingénu. Qu’est-ce que je suis, moi? Un homme qui ne demande qu’à s’amuser, et qui s’ennuie dans la vie… J’avoue d’ailleurs que si je m’ennuie, c’est un peu par ma faute. J’ai rêvé jusqu’ici les hommes plus grands qu’ils ne sont. Ah! si je tombais sur quelque terrible chevalier au cœur indomptable, à l’esprit de diamant, aux pensées vastes, qui me demanderait de l’aider à renouveler le monde!… Oui, cela m’amuserait… Mais je dois confesser que, comme Diogène, j’ai pris en vain ma lanterne. J’ai vu de très près des gens qui de loin me semblaient formidables soit par leur méchanceté, soit par leur générosité. Or, il s’est passé un phénomène bien curieux, madame… À mesure que je m’approchais, ces géants perdaient de leur taille et de leur envergure. Et quand enfin, arrivé près d’eux, j’ai levé la tête en tremblant, je ne les ai plus vus! Je regardais trop haut, madame… Il m’a fallu baisser les yeux jusqu’à hauteur des miens… quand je n’ai pas dû les baisser plus bas… Voyons, madame, le maître que vous avez à me proposer est-il celui qu’attend le monde?…


Pardaillan parlait avec cette large poésie qui lui était naturelle. Son visage gardait son habituelle expression d’ironie à froid; parfois seulement, elle s’illuminait d’un rapide éclair. Et ce n’était pas seulement sa parole souple et nerveuse qui donnait cette impression d’étrangeté de force et en même temps de raillerie qui séduisait, étonnait et frappait l’imagination; c’était toute son attitude, la noblesse de la physionomie, la sobriété du geste; la beauté de cet homme si peu pareil aux autres hommes.


Fausta le regardait, l’écoutait. Et quand il eut fini de parler, quand elle s’interrogea, stupéfaite de sentir au fond d’elle-même elle ne savait quoi qui palpitait, elle gronda presque avec rage:


«Émue! Moi! Moi, émue!… Allons donc!… Par le ciel! Fausta la Vierge ne connaîtra pas un homme capable de troubler sa pensée!…»


Et pourtant cette pensée, entraînée comme d’un coup d’aile par la pensée du chevalier, s’élevait soudain. Fausta se mettait au diapason de celui qui faisait vibrer en elle ces sensations inconnues…


– Le maître que j’ai à vous proposer, dit-elle en gardant cette majestueuse froideur qu’elle devait à une longue étude, a rêvé ce que vous avez rêvé, chevalier…


– Ah! pardieu, madame, je serais bien aise de connaître un tel personnage!


– Vous l’avez devant vous, dit Fausta.


– Vous, madame!…


– Moi!… Moi, chevalier, moi qui cherche des hommes pour l’exécution de vastes entreprises capables de séduire les plus ambitieux… Voulez-vous être l’un de ces hommes?… Je devine en vous la grandeur d’âme, la force d’un esprit supérieur, la pensée qui permet de dominer l’humanité… Si je vous disais, chevalier, tout ce que je porte dans ma tête! Pourquoi suis-je entraînée à vous parler, à vous que je ne connais pas?… Je ne sais… mais je crois, je vois que vous êtes celui que j’ai souhaité!…


«Malheur de moi! songea le chevalier. Me voilà bien loti! Il n’y a donc pas moyen de vivre en paix sa pauvre vie?…»


– Sachez donc, continua Fausta d’une voix devenue ardente, sachez donc, ô vous que je ne connais pas, sachez mon rêve!… Sachez que je suis celle que des évêques, des cardinaux réunis en conclave secret ont élue pour conduire l’Église à ses destinées suprêmes!… Sachez que devant l’œuvre vertigineuse mon âme n’a pas tremblé. Aux princes qui m’offraient la plus éblouissantes des royautés, j’ai dit que je serais…


Elle s’arrêta palpitante… Soudain elle porta la main à son front. Et en elle-même, elle balbutia:


– Quoi! Émue à ce point par ce routier! Quoi! Moi qui parle aux rois de France en despote, je me sens fléchir devant cet aventurier!… Malheureuse! qu’ai-je dit! qu’allais-je dire!…


Mais Pardaillan avait compris!… le voile de mystère qui enveloppait Fausta se déchirait en partie!… Il demeura un instant ébloui de ce qu’il entrevoyait, en proie à cet étonnement fabuleux qui saisit l’homme devant l’impossibilité réalisée,…


– Oh! murmura-t-il, c’est donc vrai! C’est bien le Vatican dans Paris!… Et ce trône que j’ai aperçu, s’il n’est pas pour un pape… eh bien!… il est donc pour la Papesse!


La Papesse!


Pardaillan frissonna. Une femme!… Oui, une femme qui se dressait devant Sixte Quint!… Une femme qui, devant le trône de l’implacable et terrible vieillard, dressait le trône où elle asseyait sa beauté radieuse!… Il y avait dans cette monstrueuse supposition une telle démence apparente que Pardaillan haussa violemment les épaules et, presque à haute voix, prononça:


– Impossible!…


«Il m’a devinée! murmura Fausta au fond d’elle-même. Il faut que cet homme devienne sur l’heure un de mes serviteurs… ou qu’il ne sorte pas vivant de ce palais!…»


Les violentes émotions duraient peu chez Pardaillan. Ce fut avec plus de curiosité que d’effroi ou de vénération qu’il considéra l’étrange princesse.


– Madame, dit-il, puisque vous avez commencé à m’expliquer votre pensée, daignez achever… Je vois que vous êtes en France pour une œuvre que je ne connais pas, mais qui doit être terrible…


– Cette œuvre, dit alors Fausta redevenue maîtresse d’elle-même, vous en avez vu les premiers actes… Henri de Valois a succombé à nos premiers coups… il est en fuite… Le trône de France est inoccupé… Chevalier, que pensez-vous d’Henri III?…


– Moi, madame?… Mais je n’en pense rien, sinon qu’il est en fuite, comme vous venez de le dire.


– Oui… Mais avez-vous un motif quelconque de lui être dévoué?… Parlez franchement…


– Je connais à peine le roi, madame. Je ne l’ai vu qu’une fois ou deux, alors qu’il s’appelait le duc d’Anjou, et j’avoue que je le tiens en médiocre estime…


Le visage de Fausta s’éclaira.


– Bien, dit-elle. Maintenant, tout ressentiment à part, que pensez-vous d’Henri de Guise?


– Je pense, dit nettement le chevalier, qu’il est tout désigné pour monter sur le trône de France… C’est du moins l’opinion de tous les Parisiens.


– Oui! dit Fausta. Mais ne pensez-vous pas aussi qu’il est plus digne de la couronne que n’importe quel gentilhomme de ce pays? N’a-t-il pas la force d’âme, le courage, la générosité de pensée, l’intrépidité naturelle qui peuvent faire accomplir de grandes choses?…


– Mon Dieu, madame, fit Pardaillan avec ce sourire de naïveté aiguë qui faisait qu’on ne savait jamais s’il plaisantait, je crois que vous voulez me demander si Henri de Guise sera un roi capable de mériter autour de lui les dévouements héroïques?


– C’est bien ce que je vous demande, me faisant fort d’obliger le roi de France à oublier les insultes faites au duc de Guise…


– Mille grâces, madame! dit Pardaillan qui s’inclina. Je souhaite et espère au contraire que Guise se souviendra. Quant à mon avis, le voici tout franc: j’estime d’abord que le trône de France serait admirable si aucun roi ne s’y asseyait. Que voulez-vous! C’est une folle idée que j’ai ramassée le long des routes, en regardant le soleil qui est fait pour éclairer tout le monde, et en voyant que peu sont appelés à se chauffer à ses rayons!… Ensuite, s’il faut absolument qu’il y ait quelqu’un dans ce pays pour continuer à lever des impôts, occupation charmante, j’en conviens, il faudrait au moins que ce quelqu’un fût aimable, beau et généreux entre tous…


– N’est-ce pas le portrait d’Henri de Guise? dit Fausta avec un regard aigu.


Pardaillan prit un visage des plus stupéfaits.


– Comment, madame, n’avez-vous donc pas entendu ce que j’ai eu l’honneur de vous dire?… Comment l’homme qui pose son pied sur la tête d’un ennemi vaincu peut-il être généreux?… Comment peut-il m’apparaître brave et beau, à moi qui l’ai souffleté!…


Pardaillan se leva et s’appuya sur sa rapière.


– Tenez, madame, jusqu’ici j’ai plaisanté, je crois… je vous supplie de me pardonner… c’est plus fort que moi, je ne puis prendre au sérieux ce que font les hommes. Je me contente de les aimer quand ils sont aimables, de les admirer quand ils agissent en véritables hommes, et de les mépriser et encore!… plus simplement, de m’écarter d’eux quand ils agissent en fauves… Guise est un fauve, madame. Je ne le blâme pas; seulement, je le trouve hideux… Et puis… et puis…


– Achevez donc, chevalier, dit Fausta avec un sourire mortel.


– Soit! Je voulais vous dire ceci: que faites-vous, vous-même? Si belle, madame, si admirable de beauté, femme, admirablement femme, vous ne songez à rien de sérieux, c’est-à-dire à l’amour, au bonheur… Vous songez à des choses qui, d’avance, me font bâiller d’ennui… c’est-à-dire à des histoires de trône… Excusez-moi… Je vous le disais bien qu’avec moi vous ne connaîtriez pas les belles pensées de la gentilhommerie…


– Jamais je ne fus autant intéressée… continuez! reprit Fausta dont le regard lança un sombre éclair.


– Merci, madame!… Je continue… Encore si ces histoires de trône offraient un amusement quelconque… Mais non. Cela se complique… Ce sont des choses assez laides que j’entrevois… Voulez-vous que je vous dise?… Eh bien, Henri de Guise ne sera pas roi de France!…


– Pourquoi?… Voyons… pourquoi?…


– Parce que je ne veux pas, dit simplement Pardaillan. De grâce, madame, laissez-vous parler à cœur ouvert. Vous êtes venue en France pour accomplir cette œuvre. Eh bien, voyez-vous, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous en retourner dans l’admirable pays où l’on respire l’amour et la joie, où chaque passant est peut-être un grand peintre ou un beau poète, où les femmes ont des sourires de déesses… Ici, madame, vous ne réussirez pas!


– Pourquoi? gronda Fausta… pourquoi?…


– Parce que je vous ai devinée, madame! Parce qu’une femme qui rêve de s’appeler Papesse au lieu de s’appeler la Joie et l’Amour (Fausta pâlit horriblement) est une chose qui me blesse, moi, et me paraît extravagante! parce que vous voulez, enfin, monter sur le trône auprès d’un homme que j’ai résolu d’écarter du trône!…


– Mais pourquoi ne réussirais-je pas? dit Fausta d’une voix caressante.


– Parce que vous allez me trouver sur votre chemin, madame!


Sur ces mots, Pardaillan s’inclina profondément. À ce moment retentit un coup de sifflet strident. Et en se redressant, le chevalier put croire qu’il avait fait un rêve fantastique, car la mystérieuse Fausta avait disparu!… Il se retourna vivement.


– Ah! ah! s’écria-t-il en éclatant de rire, il paraît que la Papesse n’aime pas plus la vérité que le Pape! Peste! Trois… sept… douze!… Ça, messieurs, qu’êtes-vous? Évêques ou cardinaux, ou marguilliers?…


En parlant ainsi, Pardaillan, de ce geste qui le faisait si terrible dans l’action, avait tiré sa longue et large rapière, et s’acculant d’un bond à l’angle gauche de la pièce, était tombé en garde… En effet, au coup de sifflet, en même temps que Fausta disparaissait par une porte dissimulée derrière les tentures du dais, une douzaine d’hommes masqués s’étaient rués, l’épée où le poignard à la main… Ils ne disaient pas un mot, ne jetaient pas un cri…


À l’instant, la salle se remplit du cliquetis des fers froissés et choqués; puis, coup sur coup, il y eut un gémissement bref et un hurlement prolongé: le gémissement venait de l’un des assaillants qui venait de tomber raide mort; le hurlement venait d’un blessé qui se retirait de la bagarre.


Pardaillan, acculé à son angle, ramasse sur lui-même, l’œil calme et brillant, la physionomie étincelante d’une sorte de griserie, ne faisait que peu de gestes; seulement chacun de ses gestes était un éclair de foudre. Les assaillants serrés lui portaient coup sur coup sans s’inquiéter de leurs blessés… Un instant le chevalier fit trois pas en avant et s’enveloppa d’un tel flamboiement d’acier qu’il y eut un recul…


– Messieurs, un conseil! Voulez-vous?


Les assaillants se taisaient; ils frappaient seulement avec plus de rage, et si leurs visages n’eussent été couverts, on eût pu lire sur ces visages l’étonnement prodigieux que leur inspirait cet homme.


– Exorcisez-moi! cria Pardaillan en portant un nouveau coup suivi d’un cri.


– Tue! Tue! crièrent les assaillants oubliant toute recommandation de silence.


– Arrière, messieurs les marguilliers! cria Pardaillan.


Il n’avait pas une blessure. Parmi les assaillants, cinq étaient morts ou blessés. À ce moment, sept ou huit nouveaux combattants entrèrent en scène. Ceux-ci étaient armés de pistolets!… Pardaillan était perdu!


– J’aurais pourtant bien voulu dire un mot à Maurevert, avant de rejoindre Loïse dans le pays des rêves éternels! murmura le chevalier.


À cet instant précis, et avant qu’un seul des pistolets eût fait feu, une porte s’ouvrit!… Dans l’encadrement de cette porte, un homme parut!… Pardaillan, échevelé, bondit comme un lion. D’une poussée terrible, il envoya l’homme rouler à dix pas, et il franchit la porte!


* * * * *

Cette porte, c’était celle qui faisait communiquer le palais Fausta avec l’Auberge du Pressoir de Fer! Cet homme c’était le duc de Guise, que la Roussotte et Pâquette avaient rencontré et conduit jusque-là!…


Pardaillan se trouva dans la salle de l’orgie…


– Arrête! Arrête, vociférèrent les bravi de Fausta.


En quelques secondes, le chevalier eut traversé deux salles et se trouva dans le cabaret: la porte par où avait fui la duchesse de Guise était entrouverte…


– Malédiction! clama une voix que Pardaillan reconnut.


– Et moi, je vous bénis, madame! fit le chevalier dans un cri éclatant.


Il se trouvait dans la ruelle… L’instant d’après, il s’effaçait dans l’ombre…


– Ouf! dit-il en s’arrêtant au bout d’une centaine de pas. Au fond, je ne suis pas fâché d’avoir vu cela, moi!… Mais qu’est devenu maître Pipeau?… Il a fui, le lâche!… Ce chien-là finira mal.


Il fit dix pas encore et s’arrêta soudain.


– Ah çà! grommela-t-il, et la jeune personne qui s’est pâmée dans mes bras?… Que devient-elle?… Si j’allais la chercher?… Au fait, je suis son cavalier?… C’est peut-être une impolitesse de la planter là! Tout de même, ce serait excessif de me faire mettre en charpie uniquement pour aller présenter mes hommages et mes adieux à une inconnue… Ce serait une bonne amie… une Huguette, par exemple, je ne dirais pas non… Allons, chevalier, un peu de sagesse, que diable!… Et la petite bohémienne? Où vais-je reprendre sa piste?…


Il se secoua et se remit tranquillement en route.


– Allons dormir, fit-il. J’ai toujours vu que mes bonnes idées me sont venues en dormant.


Et, ayant franchi le pont, il se dirigea, en remontant le fleuve, vers la rue des Barrés où l’attendait Charles d’Angoulême…


Depuis qu’il était sorti de l’Auberge du Pressoir de Fer, trois ombres le suivaient, s’attachant à ses pas, et suivant chacun de ses mouvements. C’étaient Picouic et Croasse. C’était Maurevert qui avait guetté avec la terrible patience de la haine et de la peur combinant leurs suggestions hideuses. Maurevert avait entendu le tumulte qui se déchaînait dans la maison, et il avait dressé l’oreille, reconnaissant au bruit une de ces bagarres comme la seule présence de Pardaillan semblait en provoquer.


– S’il pouvait crever là! se dit-il, les dents serrées… Non! le voilà! Attention, vous deux!… Et vous savez, si l’homme succombe, vous aurez en moi un protecteur qui ne regarde ni aux coups ni à l’argent!


– Notre fortune est faite, alors! dit Picouic.


Les trois hommes franchirent la Seine derrière Pardaillan et comme lui, tournèrent le long des berges désertes. Arrivé au port Saint-Paul le chevalier s’enfonça à gauche dans une sorte d’étroit boyau qui allait s’ouvrir à son autre extrémité sur la rue des Barrés.


– Voici le moment! gronda Maurevert en s’arrêtant. Hardi!… Sus!… Sus!…


Les deux «hercules» s’élancèrent… Maurevert tira sa dague et s’apprêta à se ruer sur Pardaillan dès qu’il serait à terre; il voulait lui porter le dernier coup, qui serait le bon!…


Le chevalier, maintenant, marchait insoucieusement, sa longue rapière lui battant les talons, les plumes de son chapeau au vent de la nuit… Tout à coup, il entendit derrière lui le glissement de deux pas rapides. Il se retourna et vit deux hommes qui arrivaient sur lui. Sa main se porta vivement à sa rapière.


– Oh! dit-il, c’est une nuit de travail pour Giboulée!… Bon! ajouta-t-il en renfonçant sa rapière, ce ne sont que deux truands!…


À l’instant, ils furent sur lui.


– La bourse ou la vie! cria Picouic d’une voix glapissante.


– La bourse ou la vie! dit Croasse lugubrement.


En même temps, ils levèrent leurs dagues. Mais avant que leurs bras se fussent abattus, tous deux poussèrent un hurlement de douleur. Simplement, Pardaillan avait détendu ses deux poings, l’un à droite l’autre à gauche… Le poing droit écrasa le nez de Croasse. Le poing gauche enfla subitement un œil de Picouic.


– À genoux, truands! dit le chevalier, et demandez pardon au chevalier de Pardaillan…


Les deux hommes, malgré la douleur et l’effarement de cette réception à laquelle ils étaient loin de s’attendre, s’apprêtaient à porter quelque traître coup au chevalier; mais à ce nom ainsi brusquement prononcé, ils s’arrêtèrent stupéfaits… Croasse jeta son poignard… Picouic rengaina le sien…


– Ah çà! gronda le chevalier; à genoux, vous dis-je!…


En même temps, il les saisit l’un et l’autre par le cou, selon une manœuvre qui lui était familière, et les deux fronts, irrésistiblement rapprochés, se cognèrent avec un bruit de bois que l’on frappe. Les deux malandrins tombèrent à genoux.


– Grâce, monsieur le chevalier, gémit l’un… je vous dirai tout!… Sachez seulement que je suis Picouic!…


– Et moi, monseigneur, dit l’autre, plutôt que de toucher à un de vos cheveux, j’aimerais mieux jeûner un mois de suite: Croasse a la reconnaissance du ventre!


– Croasse? Picouic? fit Pardaillan; où ai-je entendu déjà ces deux noms de porte de grince et d’oiseau qui demande à boire?… Çà! levez-vous, mes drôles!… D’où sortez-vous? Où vous ai-je vus?


– Ce matin, monseigneur! dit Picouic. En l’auberge de la Devinière


– Auberge du paradis, monseigneur! ajouta Croasse. Auberge où vous nous fîtes manger et boire comme doivent boire et manger les bienheureux au ciel!…


– Hum! je vous reconnais maintenant. Donc, pour prix de ce dîner préparé par les divines mains d’Huguette elle-même, vous me vouliez meurtrir?


Picouic et Croasse répondirent ensemble:


– Ah! si j’avais su que ce fût vous, monseigneur!…


– Qu’eussiez-vous fait? Parlez, et je vous laisse aller sains et saufs, sans autre correction; mais soyez francs!


– Monseigneur, dit Picouic à voix basse, nous vous suivons depuis la rue de la Tisseranderie…


– Bah! Eh bien, mordieu, vous y mettez de la constance! Ceci mériterait une plus belle réussite.


– Éloignons-nous, monseigneur! dit à son tour Croasse; éloignons-nous, car il pourrait tomber sur vous à l’improviste…


– Qui ça!… Il?… Vous étiez donc trois?…


– Celui qui nous a payés pour vous mettre à mal! Ah! je vous jure que si nous avions su…


Mais déjà Pardaillan n’écoutait plus. Il s’était élancé vers la Seine… Être attaqué par deux malandrins qui en voulaient à son argent, ce n’était rien… mais que quelqu’un eût payé ces gens pour le faire assassiner, c’était plus grave. Un ennemi que l’on ne connaît pas, c’est la menace perpétuelle… Pardaillan eut beau battre les environs, il ne trouva personne… Il revint donc simplement aux deux truands, qui étaient restés dans la ruelle. Il les retrouva à la même place – preuve évidente qu’ils étaient de bonne foi.


– L’homme a disparu, dit-il; dépeignez-le moi un peu… c’est peut-être un de mes amis qui voulait m’amuser!…


Picouic et Croasse se regardèrent stupéfaits. Ils n’étaient pas habitués à ces façons de parler. Picouic, le plus intelligent des deux, entreprit alors une description de l’homme qui les avait payés. Il paraît que cette description fut assez exacte, et que Pardaillan finit par voir clairement de quoi il s’agissait, car peu à peu son visage s’enflamma, et un sourire crispa ses lèvres:


– Lui!… murmura-t-il. Ah! il sait déjà que je suis à Paris!…


Il demeura rêveur quelques instants; puis, redressant la tête:


– C’est bien, allez-vous-en vous faire pendre où vous voudrez…


– Monseigneur! supplia Croasse de sa voix lugubre.


– Qu’y a-t-il? fit Pardaillan qui déjà s’éloignait.


– Si monseigneur voulait nous permettre…, reprit Picouic.


– Quoi donc?… Êtes-vous devenus muets?…


– Voilà, fit Croasse: que nous puissions seulement escorter monseigneur…


Pardaillan éclata de rire.


– C’est-à-dire que vous avez peur!


– Heu!… Il y a un peu de cela, dit Picouic.


– C’est que cet homme avait vraiment une allure sinistre…, ajouta Croasse…


– Et vous craignez qu’il ne coure après vous. Ainsi c’est moi qui suis obligé d’escorter ceux qui me voulaient tuer? Eh bien! la chose me va… Par la mort-dieu, c’est trop drôle pour que je manque l’occasion… Marchez devant, mes braves! Et ne redoutez rien: le chevalier de Pardaillan vous escorte…


Et Pardaillan, gravement, tira sa rapière et se mit à marcher derrière les deux malandrins…


– Pour cette nuit, dit-il, je vous offre l’hospitalité…


Pardaillan servit donc d’escorte aux deux truands qui avaient voulu l’occire. Par-dessus le marché, et comme pour jeter un dernier défi à toute morale, il les voulait héberger. La petite troupe, Pardaillan en tête, la rapière au vent, les deux gueux en serre-file, arrivèrent sans encombre à la maison de la rue des Barrés.

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