Belgodère, on l’a vu, s’était élancé vers la porte Montmartre pour courir à l’abbaye. Il trouva la porte fermée: sur l’ordre du duc de Guise, nul ne pouvait sortir de Paris. Belgodère ne fit aucune objection aux gens d’armes qui lui crièrent de passer au large. Il s’écarta et, à deux cents pas de la porte, monta sur le rempart en grognant:
– À cette heure, dit-il, la fille de Claude doit être en cendres. Le tour est joué. Que dit-il? Que pense-t-il?… Il pleure. Je voudrais bien être près de lui pour le voir pleurer.
L’image qui s’évoquait dans son esprit, Violetta pendue au-dessus du bûcher, et Claude mourant de désespoir, appela l’image de sa propre fille que lui-même avait vue dans les flammes. Un long frisson le secoua. Mais il se raccrocha à sa haine.
– Flora est morte, gronda-t-il. Bon, il ne faut plus que j’y pense. C’est bien assez de penser aux vivants. Flora est morte. Mais Violetta est morte. Et il me reste Stella. Que reste-t-il à Claude?
Il se pencha sur le fossé et murmura:
– Impossible! Je me romprais les os. Et je veux vivre, moi! J’ai une fille, moi! Et qui sait si Claude…
Il pâlit à la pensée que Claude chercherait sans doute à se venger sur Stella Alors il redescendit en toute hâte et courut à la porte.
– Laissez-moi passer, dit-il au chef du poste, je payerai ce qu’il faudra.
Cet homme couvert de sueur, hagard, haletant, les yeux exorbités, éveilla les soupçons du sergent d’armes. Il fit un signe: cinq ou six gardes se jetèrent sur Belgodère et le poussèrent dans la rue. Le bohémien courut à la porte voisine, mais s’y heurta à la même consigne.
– Comment faire? grommela-t-il.
Tout à coup, il eut un cri de joie et se reprit à courir.
«Comment n’y ai-je pas songé tout de suite? Elle me fera sortir, elle.»
Il venait de penser à Fausta. Elle devait être sur la place de Grève: il y avait vu sa litière. Lorsqu’il arriva sur la Grève, il vit que l’estrade était vide, et qu’il n’y avait plus sur la place que des gens occupés à ramasser des blessés qu’ils emportaient sur des civières. Belgodère ne se demanda pas ce qui s’était passé. La fête était terminée, voilà tout. Il entra dans la Cité, et bientôt frappait au palais Fausta.
Fausta venait de rentrer.
Elle reçut Belgodère dès qu’il demanda à la voir. Et certes, jamais le bohémien n’eût pu soupçonner quels orages se déchaînaient à ce moment dans l’esprit de cette femme. C’est à peine si elle était un peu plus pâle que d’habitude. Peut-être, d’ailleurs, en recevant Belgodère, espérait-elle quelque renseignement.
– Que me veux-tu? demanda-t-elle avec une sorte d’avidité.
– Un sauf-conduit pour franchir les portes de Paris, dit le bohémien.
– Tu veux donc me quitter?
– Non, madame. Aujourd’hui, moins que jamais. Car grâce à vous, une de mes filles est vivante.
– Que dis-tu?
– La vérité… Je vous ai raconté mon histoire. Vous savez que mes deux filles Flora et Stella furent, après l’arrestation des miens, confiées à un chrétien. Ce chrétien-là, madame, c’était le procureur Fourcaud!
Belgodère essuya son front livide. Sous le calme de ses paroles, il y avait une formidable émotion. Quant à Fausta, si cette révélation l’émut, si le visage bouleversé de ce père lui inspira autre chose que de la curiosité, on n’eût pu le savoir.
Son visage demeurait de marbre.
– Ainsi, reprit le bohémien, celle qui a été pendue et brûlée, c’était ma fille aînée. Flora. Celle que vous avez sauvée, c’est Stella. Sur votre ordre, je l’ai conduite et laissée à l’abbaye de Montmartre. Et les portes de Paris sont fermées Vous comprenez qu’il me faut un sauf-conduit!
Ces derniers mots, Belgodère les prononça d’un ton rude.
– Je comprends, dit Fausta. Et tu vas avoir satisfaction.
Fausta tira en effet un papier d’un petit meuble et le remit au bohémien en lui disant:
– Garde ceci précieusement; ce papier te permet en tout temps de passer partout, même là où il est défendu de passer. Tu peux donc sortir de Paris par n’importe quelle porte. Va… Ce soir, tu me rendras ce parchemin.
Belgodère saisit le parchemin qui portait la signature et le sceau de Guise. Il s’élança au dehors sans songer à remercier Fausta. À peine fut-il parti que Fausta, ayant tracé en hâte quelques mots sur une feuille, appela et dit:
– Un cavalier pour l’abbaye. Cet ordre à Mme de Beauvilliers. Il est nécessaire que le cavalier arrive avant l’homme qui sort d’ici.
Belgodère avait reprit le chemin de la porte Montmartre. Lorsqu’il y arriva, c’était encore le même sergent qui était de garde. Il reconnut le bohémien. Et il s’apprêtait cette fois à le faire saisir lorsque Belgodère exhiba son papier. À peine le sergent y eut-il jeté un coup d’œil qu’il regarda Belgodère avec stupéfaction, puis s’inclina.
– C’est pour le moins un prince déguisé, songea-t-il.
Et tout haut:
– Monseigneur daignera pardonner la façon dont je l’ai reçu tantôt. La consigne était rigoureuse.
Belgodère regarda autour de lui avec effarement. Force lui fut de constater que «monseigneur» c’était lui.
– Ouvre! se contenta-t-il de dire d’un ton très bref en se redressant.
– À l’instant! dit le sergent, convaincu par ce ton et cette attitude qu’il avait affaire à un gros personnage.
Et il ajouta:
– Ce ne sera pas long; le pont-levis vient d’être baissé pour quelqu’un, et on n’a pas eu le temps encore de le relever.
Belgodère ne fit pas attention à ces paroles. Dès que la porte lui eut été ouverte, il se précipita au dehors, franchit le pont et s’élança vers l’abbaye. Tout en montant au pas de course, il ruminait:
– Comment vais-je lui apprendre la chose? Elle croit qu’elle s’appelle Jeanne Fourcaud. Pas du tout. Elle s’appelle Stella. C’est ma fille. Me croira-t-elle seulement? Pourvu qu’elle me croie!… Bah! Elle me croira… Ce serait fameux, par exemple, que je n’arrive pas à lui prouver que je suis son père!…
Telles étaient les pensées du bohémien, ce qui prouve une fois de plus que chez les êtres les plus pervers en apparence, la nature a laissé son indélébile empreinte.
– Elle me croira, c’est sûr! continua Belgodère. Et puis, que ferons-nous?… Nous partirons. Claude, assommé, râle quelque part, à moins qu’il ne soit mort… S’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux. Je n’ai plus rien à faire à Paris, moi. Alors, c’est bien simple. J’emmène ma fille, ma petite Stella…
Il riait nerveusement en grommelant ainsi, et il avait une effrayante figure.
Il atteignit l’abbaye et trouva plus expéditif de passer par la brèche. Là, il s’arrêta, tout pâle. Ce sacripant tremblait à l’idée de revoir son enfant.
– Que je me repose un peu, gronda-t-il comme pour s’excuser de sa propre faiblesse. Si je lui apparaissais ainsi tout hors de moi, je serais capable de l’effrayer. Effrayer Stella, moi!
Il se mit enfin en marche vers l’enclos, et quand il n’en fut plus qu’à cent pas, il vit que la porte en planches était ouverte. Belgodère fronça les sourcils, mais aussitôt il songea:
– C’est moi qui l’aurai laissée ouverte cette nuit…
Il se mit à courir, et quand il fut dans l’enclos, une sueur froide pointa à ses cheveux: non seulement la porte de la palissade était ouverte, mais celle du pavillon l’était également.
– Qu’est-ce que cela veut dire?…
D’un bond, il fut dans le logis, et alors un rugissement gronda dans sa poitrine; une troisième porte ouverte béait devant lui, et c’était celle de la pièce où il avait enfermé Jeanne Fourcaud… sa fille!
– Stella! hurla-t-il, oubliant que même si sa fille eût été là, elle n’eût pas répondu à ce nom qu’elle ne connaissait pas.
Il se rua dans la pièce qui avait servi de prison à Violetta, puis à Stella. Elle était vide…
– Stella! Stella! rugit-il. C’est moi! C’est ton père! N’aie pas peur! Où es-tu?…
Il se mit à courir comme un insensé, appelant, sanglotant et mêlant ses appels de tendresse de jurons terribles. Quand il fut bien sûr que Stella n’était plus ni dans le pavillon ni dans l’enclos, il courut au monastère, monta l’escalier en bousculant un homme qui à ce moment le redescendait, et frappa violemment à la porte de l’abbesse.
– Stella! où est Stella? gronda-t-il lorsqu’il se trouva en présence de Mme de Beauvilliers.
– Stella! fit Claudine d’un ton de surprise.
– Je veux dire la prisonnière. Voyons, où est-elle?
– Ne l’avez-vous pas emmenée? conduite à la Bastille?
– Je ne parle pas de Violetta. Je veux dire celle que j’ai ramenée…
– Ah! vous aviez donc ramené une autre prisonnière?
Belgodère saisit sa rude chevelure à deux mains. Il se rappelait maintenant qu’il n’avait prévenu personne. À mots entrecoupés, il fit le récit de ce qui s’était passé pendant la nuit, et comment ayant conduit Violetta à la Bastille, il avait ramené Jeanne Fourcaud.
– Vous disiez qu’elle s’appelle Stella? observa Claudine.
– C’est la même chose. Ou plutôt, Stella, c’est son vrai nom…
– Vous avez eu tort de ne pas m’informer, dit Claudine de Beauvilliers. Si la princesse demande compte de cette nouvelle prisonnière, c’est vous seul qui en êtes responsable. Je conçois votre émotion…
– Ah! vous ne savez pas; vous ne pouvez savoir…
Belgodère éclata en sanglots.
– Elle aura trouvé moyen d’ouvrir les portes, reprit l’abbesse, et se sera sauvée.
Mais déjà Belgodère n’écoutait plus. Il secoua la tête, et s’élançant au dehors, il retourna à l’enclos. Là, il s’assit sur une pierre, la tête entre les mains. Alors il roula dans son esprit des pensées de détresse et de désespoir qu’il entremêlait de jurons et d’imprécations.
– C’eût été trop beau!… Je me disais bien, aussi… Est-ce qu’un homme comme moi est fait pour être heureux et pour vivre avec des pensées de douceur! Une fille, à moi! Stella vivante! Stella rendue à mon amour paternel! C’était trop beau pour le bohémien! Des meurtres, des coups de dague, des pensées tortueuses et funèbres, oui! Voilà mon affaire, à moi!…
Une pareille explosion de sentiment ne pouvait durer longtemps dans un tel cœur. Comme Belgodère le disait lui-même, il avait dans sa vie roulé trop de pensées de meurtre et de vengeance. Ce désespoir sincère et farouche dura deux heures, au bout desquelles le bohémien commença à mettre un peu d’ordre dans son esprit.
Il songea d’abord à la facilité avec laquelle il était arrivé auprès de l’abbesse. Il eût été attendu qu’il n’eût été ni plus vite, ni mieux reçu. Car l’abbesse lui avait parlé avec une politesse et une douceur à laquelle il n’était pas accoutumé.
Alors, il alla étudier de près la porte de la pièce où Stella avait été enfermée. La serrure était intacte; elle n’avait pas été brisée ni forcée. Et d’ailleurs, pourquoi Stella, c’est-à-dire Jeanne Fourcaud, eût-elle eu l’idée de se sauver, puisque lui, Belgodère, lui avait affirmé qu’on allait la réunir à sa sœur Madeleine? Enfin, il y avait à cette porte un verrou extérieur.
La conclusion sautait aux yeux: Stella n’avait pas ouvert; on lui avait ouvert du dehors!
Mais qui?… Qui pouvait avoir eu un intérêt à délivrer cette jeune fille?… Délivrer!… Était-ce bien une délivrance?… Des soupçons, peu à peu, se formaient dans l’esprit du bohémien.
Qui savait que Stella était enfermée dans l’abbaye? Fausta!… Fausta et les cavaliers qui lui avaient servi d’escorte!…
Belgodère, alors, se rappela cet homme qu’il avait croisé dans l’escalier tout à l’heure. Quand il eut rassemblé, dans son esprit toutes les circonstances, quand il eut ruminé le pour et le contre de la question, Belgodère quitta l’abbaye et se mit à descendre lentement les pentes de Montmartre. Sa rude figure, à ce moment, paraissait calme. Seulement, ses lèvres étaient blanches, ses yeux étaient striés de fibrilles rouges, et parfois un tressaillement nerveux le secouait tout entier. Voici ce qu’il songeait: «Fausta savait que j’allais à l’abbaye reprendre mon enfant. Fausta a expédié un cavalier qui m’a dépassé et a enlevé mon enfant. Bien. Très bien. Que veut-elle? Je ne sais pas. Mais si elle se doute de ce que je pense, elle fera mourir ma fille… C’est bon… Je m’attache à elle! Je ne la quitte plus! Il faudra bien, alors, que je sache ce qu’elle a fait de Stella… Et quand je le saurai…»
Un geste menaçant compléta la pensée du bohémien. Quand dans la soirée, se jugeant assez calme pour maîtriser son émotion, il reparut devant Fausta, celle-ci fut la première à demander:
– Ma prisonnière?…
– Vous voulez dire ma fille…
– Oui… ta fille. Tu la ramènes ici?
– Elle a disparu, dit froidement Belgodère.
– Ta fille a disparu, fit-elle, et tu n’en es pas ému?…
– Mais vous-même, dit audacieusement Belgodère, vous ne semblez guère émue de la disparition de votre prisonnière.
Fausta ne parut nullement scandalisée, ni même étonnée de la réplique du bohémien. On a vu qu’elle savait prendre avec chacun l’attitude qui convenait. Elle avait donc habitué Belgodère à une franchise brutale, mais utile à ses projets. Elle répondit simplement:
– Celle que tu appelles ta fille, je ne sais trop pourquoi, celle qui, à mon sens, était bien la fille du procureur Fourcaud, cette Jeanne enfin n’était pas une prisonnière. Il était de notre intérêt de la garder quelque temps, afin que nul ne connût la substitution qui s’est opérée à la Bastille, voilà tout. Puisqu’elle est partie, bon voyage!
– C’est ça, bon voyage! dit le bohémien.
– Nous la retrouverons, d’ailleurs, sois tranquille. Tu peux donc te retirer en paix, Belgodère, non toutefois sans m’avoir rendu le sauf-conduit que je t’ai confié.
– Ce papier! s’exclama le bohémien en se fouillant vivement. Par le diable, où est-il?… Je ne l’ai plus…
– Tu l’as perdu?…
– Oui, dit Belgodère en regardant fixement Fausta, j’ai dû le perdre…
– Cela n’a pas d’importance, après tout. Va, Belgodère, et attends mes ordres. À moins que tu ne veuilles quitter mon service, auquel cas je t’enverrais à mon trésorier. Parle… Veux-tu quitter mon service?
– À moins que vous ne me chassiez, dit le bohémien, je préfère rester. Il me semble que je n’en ai pas fini avec votre illustre seigneurie.
– C’est bien aussi ce qu’il me semble, à moi, dit Fausta.
Et elle accompagna d’un sourire aigu le bohémien qui, après une humble salutation, se retirait. Belgodère grondait en lui-même:
– Maintenant, je suis tout à fait sûr que c’est elle qui a fait enlever Stella. Par l’enfer, signora mia, non seulement je n’en ai pas fini avec vous, mais cela ne fait que commencer!…