Généalogie des ducs de Lorraine et de Bar [8]!… C’était une interminable argumentation bourrée de documents plus ou moins apocryphes et de pièces justificatives. Le volume, grossièrement relié, comme un livre destiné à être répandu à un très grand nombre d’exemplaires, portait la signature de messire François de Rosières, archidiacre de Toul.
La liseuse parut s’absorber, les sourcils froncés et les lèvres pincées, dans les conclusions du livre qu’elle referma enfin d’un geste lent. Alors, sa tête pâle appuyée sur la main, elle murmura sourdement:
– Oui, René, voilà l’audace des Guise et de leurs partisans!… L’avocat David que j’ai fait tuer faisait remonter l’ascendance de Guise jusqu’à Charlemagne… Que ferai-je à ce Rosières à qui la ligne des Carlinges paraît insuffisante et qui donne Chlodion le Chevelu [9] pour père à Henri de Lorraine?…
– Ne vous plaignez pas, madame, dit l’homme à qui ces mots s’adressaient, et qui, debout, appuyé à un bahut, immobile, contemplait fixement la liseuse, ne vous plaignez pas: c’est vous qui avez couvé ce vautour; il fallait lui rogner les ailes quand je vous l’ai dit…
– Mon fils est un usurpateur; les Valois sont des usurpateurs, reprit la femme comme si elle n’eût pas entendu; la vraie race royale, c’est la race des Lorrains… le vrai roi de France, c’est Henri de Guise!…
– Songez au passé, Catherine! Songez que vous avez laissé tout le beau rôle au duc de Guise pendant les journées de massacre que ce livre appelle les pieuses matines de Saint-Barthélemy…
Cette fois la femme tressaillit et redressa la tête. Un éclair jaillit de ses yeux. Un rayon de soleil filtrant à travers les épais vitraux de la fenêtre vint accentuer le relief de cette tête énergique et sombre, et le visage de Catherine de Médicis, mère d’Henri III, avait à cette époque bien près de soixante-dix ans. Elle paraissait très fatiguée; il y avait dans ses gestes une lassitude de la vie, comme si vraiment elle eût vécu soixante-dix siècles, ou comme si ses pensées fussent devenues trop lourdes pour sa tête.
– La Saint-Barthélemy! fit-elle dans un souffle.
– Oui, dit l’homme qu’on avait appelé René, d’une voix terriblement calme, la mort de mon fils!…
La vieille reine n’entendit pas, ou feignit de ne pas entendre.
– Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthélemy est la grande faute de ma vie…
– Avez-vous des remords, ma reine?…
Une sinistre ironie éclatait dans ces mots. Catherine de Médicis ne la releva pas.
– J’eusse dû, continua-t-elle, me débarrasser des Guise d’abord. Et quand aux huguenots, il eût toujours été temps de les livrer à la sanglante pitié du peuple… Mais n’en parlons plus, René… Voici Guise maître de Paris… Mon fils a fui: le pauvre enfant n’a eu que le temps de franchir les portes, comptant sur sa mère pour tenir tête aux barricadiers… Ah! qu’il me connaît bien! Il savait que la vieille ne déserterait pas, elle!
Elle frappa violemment sur le volume de l’archidiacre Rosières.
– Qu’ils prouvent donc tout ce qu’ils voudront! Qu’ils tentent, qu’ils essaient la grande révolte! La vieille est là toujours. Et par le sang du Christ, tant que je serai debout, le trône de France est à nous. Il y a là, ajouta-t-elle en se frappant sur le front, de quoi répondre à toutes les malices.
Elle s’était redressée; une flamme de haine mettait une auréole tragique sur ce front vieilli… Mais bientôt, elle retomba dans son fauteuil et demeura méditative, les mains jointes. Une grande horloge, à ce moment, sonna lentement neuf heures.
– Dans quelques minutes, reprit-elle, le visiteur sera ici. Tu auras soin, René, de le placer de façon qu’il voie et entende tout. Quant à Guise, tu le feras introduire dans cet oratoire. Va, mon bon René… À propos, ce Loignes, comment est-il?… En réchappera-t-il?…
– Oui, ma reine. Il vivra. Dans un mois, il sera debout…
– Tu me l’amèneras alors, que je sache ce qu’on peut tirer de cet homme. Va, et occupe-toi d’une digne réception pour celui qui doit venir… Veille surtout que pas un mot, pas un geste ne trahisse le nom de l’auguste vieillard qui a voulu voir et entendre par lui-même…
Ruggieri, au lieu de sortir, s’approcha de la vieille reine, sortit de sa poche un sachet de velours, et en tira une pierre ronde qu’avec précaution il déposa sur la table devant Catherine.
– Qu’est-ce que cela? fit la reine dont les yeux se mirent à briller d’une joie enfantine. Un nouveau talisman?…
– Oui, madame, dit gravement Ruggieri. J’ai pensé qu’en ces effrayantes conjonctures, Votre Majesté ne saurait être assez protégée contre les maléfices et le mauvais sort. Je tenais ce talisman en réserve pour quelque suprême occasion; je vous l’offre… il vous sera d’un grand secours.
– Ah! René, tu me sauves! s’écria Catherine qui, de ses doigts tremblants, saisit la pierre et l’examina.
C’était un onyx rond, de deux couleurs, sur lequel était gravé un mot…
– Publeni… épela la vieille reine, qui d’un regard interrogea Ruggieri.
– Un mot de cabale que j’ai trouvé dans le manuscrit de Nostradamus, répondit l’astrologue. Sa vertu est à peu près infinie. Lorsque vous serez embarrassée pour trouver l’idée victorieuse, la réponse sans réplique, il suffira que vous le prononciez trois fois à voix basse…
– Publeni! répéta Catherine de Médicis. Merci, mon bon René. Tu es vraiment une Providence pour la pauvre reine abandonnée…
Déjà Ruggieri avait sorti d’une trousse des pinces d’acier pareilles à celles dont se servent les bijoutiers. Catherine dégrafa un bracelet qu’elle portait au poignet gauche. Ce bracelet se composait déjà de neuf chatons que Ruggieri avait donnés à la reine en diverses circonstances. L’astrologue y joignit l’onyx qu’il venait d’offrir, et le bracelet se trouva ainsi composé:
1° Une pierre d’aigle ovale sur laquelle était gravé en creux un dragon ailé, avec cette date: 1559.
1559, c’était l’année où Henri II avait été tué dans un tournoi par le coup de lance de Montgomery.
2° Une agate à huit pans, percée de trous en forme de petits tubes.
3° Un bel onyx ovale de trois couleurs sur lequel étaient gravés ces noms: Gabriel, Raphaël, Michaël, Uriel.
4° Une turquoise ovale arrêtée par une bande d’or transversale.
5° Un morceau de marbre noir et blanc.
6° Une agate brune, ovale. Sur l’une des faces de cette pierre étaient gravés un croissant, une caducée et une étoile; sur l’autre face la constellation du Serpent, entre le Soleil et le signe du Scorpion, le tout entouré de six planètes; sur la tranche, la figure de Jéhovah avec plusieurs signes de cabale.
7° Un morceau de crâne humain carré.
8° Une crapaudine ovale.
9° Une morceau d’or arrondi; sur la face convexe était représentée en relief une main de gloire sur un ombilic: la face concave représentait la Lune et le Soleil en conjonction.
10° Enfin, l’onyx que Ruggieri ajoutait aux neufs premiers chatons.
– Vous voilà solidement armée, ma reine, dit l’astrologue quand il eut terminé son travail et que Catherine eut remis le bracelet talismanique à un poignet. Voici une pierre d’aigle qui vous assure la puissance et la haute envolée d’un puissant affranchi de tutelle; voici les tubes de l’agate qui absorbent les pensées de faiblesse; voici Uriel, Michaël, Raphaël et Gabriel conjurés de vous secourir et tenus de vous entourer de leurs quatre épées invisibles; voici la turquoise à bande d’or qui vous a donné la richesse; voici le marbre qui vous assure la somptuosité du logis; voici sur l’agate les signes du zodiaque invités à préparer la réussite de vos projets; voici la crapaudine qui vous garantit contre les vices du sang; voici l’or qui fait de vous une puissance égale aux puissances occultes; voici enfin l’onyx qui doit vous inspirer dans les entretiens périlleux…
– Et ce morceau de crâne humain? demanda Catherine palpitante.
– Je vous dirai plus tard d’où je l’ai tiré, répondit Ruggieri d’une voix sombre. Il suffit que vous soyez secourue par toutes les forces célestes.
– Et par les forces infernales! dit Catherine. Tu oublies ce talisman que tu me donnas l’an dernier… le meilleur peut-être.
En même temps, elle tira de son sein une sorte de médaillon suspendu à une chaîne d’or…
– Oui, dit l’astrologue pensif, c’est peut-être là la meilleure de vos sauvegardes; car peut-être les puissances d’enfer sont-elles plus fortes que les puissances du ciel… J’ai fait cette œuvre sous les constellations en rapport avec votre naissance, j’y ai fait entrer du sang humain et du sang de bouc; j’y ai gravé votre image toute nue, afin que vous fussiez en communication plus directe avec les démons que j’ai invoqués et dont les noms magiques vous entourent…
Catherine, avec la même ferveur qu’elle eût mise à prier les saints, relut ces noms de démons et murmura:
– Elubeb, Asmodel, Haciel, Haniel, soyez-moi propices, et aidez-moi à convaincre celui qui va regarder et écouter.
Presque aussitôt, elle remit le talisman dans son sein et alla s’agenouiller sur un prie-dieu, continuant au Christ la prière qu’elle avait commencée aux quatre démons. Ruggieri était sorti…
– M. Peretti est-il arrivé? demanda-t-il à un laquais.
– Il attend depuis dix minutes dans la salle des Nymphes.
Ruggieri s’avança précipitamment vers cette salle, ainsi nommée parce que Catherine de Médicis, demeurée artiste passionnée jusqu’à la fin de sa vie, avait entassé là une vingtaine de toiles italiennes représentant toutes les demi-déesses de la mythologie grecque.
Là, un homme vêtu comme un modeste bourgeois, assis dans un fauteuil à coussins, examinait ces peintures d’un regard de souverain mépris. C’était un vieillard à cheveux gris; il pouvait avoir un peu plus de soixante-huit ans; mais sa taille élevée se tenait droite dans une attitude de force et d’orgueil; il y avait du défi dans son port de tête; ses yeux violents et sa bouche amère donnaient à son masque une formidable physionomie de reître ou de condottiere qui ne ménage ni le stylet ni le poison, tandis que son front vaste indiquait l’ampleur des pensées et que ses maxillaires énormes dénotaient l’astuce poussée à ses dernières limites.
Tel était M. Peretti.
Au moment où Ruggieri entra, cette magnifique tête de vieillard, flamboyante et rude, s’adoucit ou, si nous osons dire, s’éteignit soudain. Son buste s’affaissa. Il se leva en gémissant, comme s’il eût eu beaucoup de peine à se mouvoir et, courbé, s’appuya sur une canne de sa main droite, tandis que de la gauche il pesait de tout son poids sur le bras que Ruggieri lui tendait avec respect.
L’astrologue, sans prononcer un mot, conduisit le visiteur jusqu’à une pièce qui communiquait avec l’oratoire de la reine. De la place où il s’assit, M. Peretti pouvait voir et entendre à travers une baie assez large qui, dans l’oratoire, était dissimulée par une tapisserie.
Catherine de Médicis venait à peine d’achever la fantastique prière où les anges Gabriel et Michaël se mêlaient si étrangement aux démons Asmodel et Elubeb, lorsque des acclamations du peuple retentirent au loin dans les rues. Elle se releva les poings serrés, et haletante, l’oreille tendue vers ces bruits de joie qui venaient de souffleter sa tristesse, gronda:
– Voici Henri de Guise qui vient! On l’acclame, lui!… Il est le fils de David… Et mon fils à moi n’est plus qu’Hérode, le vilain Hérode contre qui les pierres se dressent en barricades!… Mais patience… Encore patience! Tout n’est pas fini… Je suis venue à bout des huguenots, de Coligny, du Béarnais… je viendrai bien à bout des Lorrains!…
La rumeur des vivats grossit, se rapprocha, puis s’affaissa presque tout à coup: Henri de Guise venait de pénétrer dans l’hôtel de la reine. Quelques instants plus tard, Catherine entendit le bruit d’une nombreuse escorte, le cliquetis des éperons sur les parquets; la porte de l’oratoire s’ouvrit; un valet de chambre, sorte de majordome dans l’hôtel, apparut. Mais avant même qu’il eût ouvert la bouche, la reine dit à haute voix:
– Allez dire à M. le duc qu’il nous plaît lui donner audience comme au plus fidèle sujet de Sa Majesté le roi…
– Je remercie Votre Majesté, dit le duc en entrant, de me donner ce nom de fidèle sujet qui est le plus beau titre auquel puisse prétendre un loyal gentilhomme…
La porte s’était refermée. La suite de Guise était demeurée dans la pièce voisine.
La reine prit place dans son fauteuil. Guise demeura debout, mais dans une attitude si hautaine et si agressive qu’il était difficile de savoir s’il venait en sujet du roi ou en conquérant qui va dicter ses conditions.
Catherine de Médicis avait pris cette physionomie de majestueuse dignité qu’elle adaptait comme un masque sur son visage mobile. Guise s’attendait à la voir humiliée, abattue, prête à demander grâce pour son fils…
– Mon cousin, dit-elle avec une sérénité qui était vraiment du grand art, quelles sont vos intentions? Nous sommes seuls. Nul ne peut nous écouter. Moi, je suis disposée à tout entendre et comprendre. Reine sans trône, épouse de l’époux qui m’attend au ciel, mère dont tous les enfants sont tombés l’un après l’autre et dont le dernier survivant vient de subir la plus effroyable catastrophe qui puisse atteindre un roi, vieille enfin et ne trouvant plus de repos que dans la prière, je suis peut-être la seule à qui vous puissiez parler franchement… Que vous ayez ou non voulu les barricades, vous n’en êtes pas moins le vainqueur des Valois. Duc, je vous le demande: jusqu’où prétendez-vous pousser la victoire?
Henri de Guise, connaissant de longue date la fourberie de Catherine, avait préparé ses batteries en conséquence. Cette noble simplicité, cette netteté absolue des paroles de Catherine, cette tranquillité d’âme en pareil moment le déroutèrent, le déconcertèrent. Il chercha les motifs de cette attitude extraordinaire.
Sa véritable pensée fut celle-ci:
«Je suis le plus fort. La vieille reine épuisée par vingt ans de guerres sourdes ou déclarées abandonne la lutte. Si je fléchis, je perds tout le bénéfice de ma position. Si je parle en vainqueur, j’obtiens tout… et le reste!»
– Madame, dit-il alors, ce n’est pas moi, vous le savez, qui ai fait les barricades. C’est le peuple de Paris qu’en vain j’ai essayé d’enchaîner. Ce qui a fait lever ce peuple, madame, vous le savez aussi: c’est la folie de votre malheureux fils livrant à M. d’O et à M. d’Épernon le droit de lever d’exorbitants impôts… les bourgeois étaient las de payer, madame.
La reine approuva d’un geste.
– Ce qui a exaspéré Paris, continua Guise en s’échauffant, c’est, pardonnez-moi, madame, d’obéir complètement à l’ordre que vous m’avez donné d’être franc, c’est l’hypocrisie de ce roi qui tantôt se donne à la Ligue et tantôt aux huguenots, c’est sa dépravation incroyable qui le fait s’entourer de mignons, c’est enfin l’immense souffle du royaume indigné réclamant un roi, un vrai roi…
– Et ce vrai roi… c’est vous!…
– Moi, madame!… Moi ou un autre! gronda Guise perdant toute mesure. L’hérésie nous envahit. Il faudra recommencer la Saint-Barthélemy!… le peuple n’a plus d’argent; les libertés des bourgeois sont supprimées, les seigneurs sont humiliés; il faut sauver la France…
– Et le sauveur… c’est vous!…
– Moi, madame… Moi… ou un autre! Qu’importe, pourvu que l’antique renom de la France ne sombre pas à tout jamais dans le ridicule et la honte des orgies entremêlées de processions hypocrites!…
La reine fit ce même geste d’approbation qui venait d’étonner Guise et l’avait incité à dire toute sa pensée.
– Tout ce que vous venez de dire, fit-elle, je le pensais. Mille fois j’ai prévenu mon fils. Mille fois je l’ai supplié de renvoyer ce d’Épernon et ce François d’O. Hélas! on ne m’a pas écoutée… N’en parlons plus: je suis trop vieille et trop fatiguée pour lutter encore. Mais j’avoue que je mourrais le désespoir dans l’âme si cette affreuse calamité m’était réservée de voir passer le trône à un hérétique… à ce Béarnais maudit qui, en ce moment même, rassemble à La Rochelle une formidable armée…
Guise pâlit et chancela presque sous le coup terrible que Catherine venait de lui porter tout en levant au ciel ses yeux mouillés de larmes. Henri de Béarn, roi de Navarre, était le seul qui pût lui tenir tête. C’était son cauchemar.
La reine, qui avec une prodigieuse habileté semblait admettre que le trône de France était dès lors vacant, assomma donc Henri de Guise d’un vrai coup de massue en lui rappelant soudain ce redoutable compétiteur.
– Hélas! continua-t-elle, qui donc est capable d’arrêter le huguenot dans sa marche à la couronne?… Mon fils en fuite, presque proscrit, sans soldats, ne peut rien… Et vous, mon cousin, comment feriez-vous la guerre au Béarnais? Vous n’avez pas de troupes suffisantes, et pas d’argent pour en lever!…
Ainsi, la question n’était plus de discuter les intérêts de Guise et d’Henri III… elle était d’empêcher le Béarnais de devenir roi de France!…
– Ah! madame, s’écria Guise, je mettrai le royaume à feu et à sang… mais Henri de Navarre n’arrivera pas à Paris!…
– Quelle autorité avez-vous pour conduire à bien cette entreprise? dit Catherine. Il faudrait donc tout d’abord vous faire proclamer roi! C’est-à-dire déposer mon fils, ce qui serait un crime abominable…
– Quelle que soit ma répugnance à ce crime, il faudra pourtant le commettre, madame!…
Et le duc de Guise frappa du talon le parquet. Son visage s’enflamma. Ses yeux jetèrent de sombres éclairs.
– C’est la guerre civile déchaînée, dit Catherine, et Dieu sait au profit de qui elle tournera…
Une fois encore, elle semblait abandonner son fils!… Elle admettait la royauté de Guise!
– Voyez-vous un autre moyen d’arrêter le Béarnais? demanda le duc avec une insolente ironie.
– Il y en a un, dit Catherine gravement, un seul… c’est d’attendre la mort de mon fils…
Guise tressaillit violemment. Catherine, à ce moment, paraissait auguste de douleur et de majesté. Elle poussa un profond soupir.
– Vous savez, dit-elle d’une voix infiniment douce et triste, que le pauvre enfant est condamné; vous savez que les médecins les plus experts ne lui accordent pas plus d’un an à vivre maintenant… Duc, écoutez-moi… Ne voyez en moi qu’une mère affligée, une chrétienne qui veut mourir en paix, en accomplissant jusqu’au bout son devoir… Henri est mon dernier enfant… tous les autres sont morts… Après lui, la dynastie des Valois est donc éteinte.
Guise, maintenant, écoutait avec une telle attention que le chapeau qu’il tenait à la main lui glissa des doigts et roula jusqu’aux pieds de Catherine sans qu’il s’en aperçût… Sur ce chapeau, la reine posa le bout de son pied…
Un imperceptible sourire, rapide et livide comme un éclair d’orage, balafra ses lèvres minces.
– Mon fils meurt dans quelques mois, reprit-elle avec ce calme terrible d’une mère qui a renoncé à tout au monde en présence de la catastrophe attendue, qui va succéder à la race des Valois éteinte?… Qui donc, sinon celui que le roi Henri III aura désigné lui-même?…
– Achevez, madame, balbutia Guise en prenant une attitude plus respectueuse.
– Et qui donc Henri III désignera-t-il, sinon celui que je lui aurai nommé moi-même? car grâce à Dieu, si je ne suis plus reine, je suis encore mère; si je n’ai plus de pouvoir à la cour, j’ai gardé tout mon pouvoir sur le cœur de mon enfant… Il reste donc uniquement à savoir qui est celui que je désignerai!… Vous voyez, duc, que je puis encore beaucoup… et que moi morte… car je mourrai de la mort de mon fils… c’est encore celui qui m’aura agréé qui aura le plus de chance de régner sur ce pays…
– Et celui-là, madame, palpita Guise, qui est-il?…
À ces mots, Catherine comprit que la victoire lui appartenait. Elle vit tout le travail qui venait de s’accomplir dans l’esprit de Guise, et qu’il se rendait à discrétion.
– Celui-là, dit-elle avec cette sorte d’indifférence qu’elle avait adoptée, celui-là, c’est celui qui m’aidera, je veux dire aidera mon fils à terrasser pour toujours le Béarnais… Par la naissance, la force, l’énergie et la grandeur, je ne vois qu’un homme capable de remplir ce rôle: c’est vous, mon cousin.
Guise s’inclina profondément, prêt à s’agenouiller devant cette femme si vraiment supérieure par sa connaissance du cœur humain. Le duc frémissait d’espoir et d’orgueil. Ce que lui offrait Catherine, c’était la royauté assurée, la royauté sans la conquête, sans la guerre avec Henri III, sans la guerre avec les huguenots, la victoire sûre, la reconnaissance de ses prétentions par le roi légitime!… Et pour cela, que lui demandait-on en revanche?…
D’attendre que le roi fût mort.
Pas d’avantage. Un an à peine, et Guise était roi sans contestation possible. Un an?… Qui savait?… Et si la mort était trop lente au gré du prétendant, ne pouvait-on la hâter?…
Voilà les effroyables pensées qui s’agitaient à cette minute dans l’esprit de Guise. Et il éprouvait un immense soulagement à se dire que l’intervention de la vieille reine arrangerait la situation d’un seul coup. Ainsi le duc de Guise, qui une heure avant était résolu à pousser sa victoire, à se faire sacrer roi et à commencer la guerre, songeait maintenant à faire de la diplomatie.
Guise était un loup: il oublia qu’il devait agir en loup… En cette minute, peut-être, il consentit sa perte! Aux dernières paroles de Catherine, il répondit en se redressant:
– Madame, quand voulez-vous que j’aille chercher le roi pour le ramener triomphant à son Louvre?
Catherine ferma un instant les paupières comme pour réfléchir, en réalité pour voiler l’éclair de malice et de gaieté sinistre qui pétillait dans ses yeux.
– Mon cousin, dit-elle, nous irons ensemble. Mais pour nos Parisiens, il faudra que la rentrée de mon fils soit précédée de quelque discussion. Ne craignez pas de demander beaucoup… pour vous et pour vos amis: il ne faut pas que vous ayez eu l’air de vous soumettre, si vous voulez que les ligueurs vous demeurent fidèles au jour… prochain hélas! où vous serez sacré Majesté…
– Madame, dit Guise ébloui, j’admire la profondeur de votre génie. Il sera donc fait comme vous dites. Je me présenterai au roi en lieutenant-général de la Ligue… et non…
– Et non en sujet par trop fidèle! acheva Catherine avec un sourire aigu. Seulement, prenez-y garde: vous aurez à combattre de redoutables malveillances… À propos, ajouta-t-elle en toussant et en jetant un rapide regard vers la tapisserie, il sera de toute nécessité de vous assurer le concours de Rome…
Le duc de Guise haussa les épaules.
– Rome! fit-il sourdement. Tenez, madame, il est temps que le pape s’occupe un peu plus des affaires de l’Église et un peu moins des affaires de la France. Le roi votre fils a montré jusqu’ici une incroyable faiblesse vis-à-vis de Sixte…
– Le roi de France est le fils aîné de l’Église…
– Soit! Mais à condition que le pape se montre bon père. Sixte est envahissant. Ce vieillard ombrageux, hypocrite et ambitieux à l’excès, rêve peut-être je ne sais quel asservissement du royaume. Il faudra compter…
– Prenez garde, mon fils… Sixte est puissant…
– Il l’a été, madame!… Nous pouvons aujourd’hui nous passer de lui. Par son despotisme, il s’est attiré la haine d’une foule de cardinaux. Qu’il prenne garde lui-même! le gardeur de pourceaux a lassé la patience des princes: et je sais qu’un conclave secret…
Guise s’arrêta soudain.
– Eh bien? fit Catherine. Achevez, duc, puisque nous sommes alliés!
– Ce que je pourrais dire à Votre Majesté est tellement incroyable que j’ose à peine le croire moi-même… Seulement sachez ceci: c’est que si la chrétienté a comme chef visible Sixte Quint, elle a aussi un chef occulte… Et c’est à ce dernier qu’obéira la Ligue, madame!… Sixte m’avait promis deux millions. Où sont-ils? Sixte m’avait promis l’appui de Philippe d’Espagne, et Philippe me boude. Sixte joue double jeu. Quand je le voudrai… quand je le pourrai, du moins…
– C’est-à-dire quand vous aurez succédé à mon fils…
– Oui, madame! dit Guise enivré. Eh bien, ce jour-là, Sixte verra se dresser devant lui un autre pape plus puissant.
– Oh! ceci est impossible!… Un schisme!… Vous songeriez à un schisme!…
– Pourquoi pas, madame! Si le schisme assure la prédominance du pouvoir royal!
– Hélas! dit Catherine en secouant la tête. Je ne souhaite rien voir de ce que vous m’annoncez là… je ne souhaite plus qu’une seule chose au monde… C’est que mon fils vive à peu près tranquille les deux mois qui lui reste à vivre… après quoi je m’éteindrai, n’ayant plus rien à faire sur cette terre.
Guise s’inclina avec une apparente émotion. Puis il alla lui-même ouvrir la porte. Son escorte apparut aux yeux de la vieille reine… une quarantaine de seigneurs armés en guerre, cuirassés et prêts à monter à cheval.
– Messieurs, dit à haute voix le duc de Guise, Sa Majesté la reine a bien voulu me promettre en ce jour mémorable d’employer son crédit à faire cesser la guerre qui désole Paris et le royaume… Messieurs, vive la reine!…
Et Guise accompagna ces paroles d’un regard si impératif que ces gentilshommes, malgré leur stupéfaction, crièrent d’une seule voix:
– Vive la reine!…
– La reine, messieurs, reprit alors Guise, a accepté et promis de faire accepter par Sa Majesté le roi les articles les plus importants de notre Sainte Ligue. Chacun de nous ne peut trouver qu’honneur et profit à la paix qu’elle va nous préparer!
Cette fois, la stupéfaction s’accentua. Cette escorte qui était venue pour arrêter Catherine, pour en faire un otage, assistait avec stupeur et presque avec angoisse à cette réconciliation imprévue.
– Messieurs, dit alors Catherine, veuillez préparer un cahier de vos désirs: je réponds de le faire accepter par le roi. Je réponds de faire convoquer au plus tôt les états généraux.
– Vive la reine! répéta le duc.
– Vive la reine! crièrent les gens de Guise qui commencèrent aussitôt à se retirer.
La reine mère debout, appuyée à son fauteuil, les regardait s’éloigner en souriant. Lorsque le dernier d’entre eux eut disparu, elle abaissa lentement son regard sur le bracelet talismanique qu’elle portait au poignet gauche et murmura:
– Ruggieri n’a pas menti. Ces pierres diaboliques m’ont vraiment inspiré les paroles nécessaires… Oui, ajouta-t-elle avec un grondement de haine… les paroles qui tuent! mon fils vivra!… mon fils régnera!… Et toi, misérable Lorrain, orgueilleux imbécile… prépare-toi à mourir!…
Alors, elle se dirigea vers la tapisserie qui masquait la baie par où M. Peretti invisible avait assisté à cette scène; elle le trouva assis sur son fauteuil, à la même place où Ruggieri l’avait conduit. La reine Catherine de Médicis demeura debout devant ce bourgeois, comme Guise était demeuré debout devant elle.
– Votre Sainteté a vu et entendu? demanda la Reine.
– Oui, ma fille, répondit M. Peretti, tout vu, tout entendu…