Lorsque le lamentable Croasse, tremblant de tous ses membres, fut entré dans la maisonnette, Belgodère qui le suivait, son terrible gourdin au poing, ferma la porte soigneusement et s’adressant à son piteux hercule que la frayeur rendait vacillant comme un homme ivre:
– Or ça, tu me cherchais, m’as-tu dit… Eh bien, me voilà. Que me veux-tu?… Qu’as-tu à me dire?…
– Maître… je voulais… vous nous aviez quittés… je… mai… aî… tre…
Croasse, qui louchait lamentablement sur la menaçante trique, bégayait éperdument ne sachant à quel saint se vouer et surtout ne trouvant pas, malgré tous ses efforts, une explication plausible.
– Cornes du diable! fit Belgodère, peu patient de son naturel, es-tu donc mué en mouton moutonnant?… Tu bêles et ne réponds pas!… Faut-il te délier la langue tout de suite?…
Et le bohémien levait déjà sa matraque pour frapper… ce qu’il appelait délier la langue. Le coup n’était pas encore porté que déjà Croasse s’écroulait en faisant entendre un beuglement lugubre. Pourtant, tout en tendant le dos avec résignation, l’ancien chantre mugissait:
– Jésus!… je suis mort!… Holà!… ne frappez pas… je vous dirai tout…
Et dans son for intérieur il ajoutait: «Ah! Philomène! Philomène!… où m’as-tu conduit?… Ah! misère de moi!…»
– As-tu fini de m’écorcher les oreilles?… Tout à l’heure tu bêlais, et maintenant tu beugles comme un veau… Ça, fleur de potence, explique-toi… et fais bien attention à ce que tu vas dire… ou, par Belzébuth, je te frictionne si bien qu’il ne restera pas un pouce de ta vilaine carcasse que mon bâton n’ait caressé d’importance.
– Hélas! gémit Croasse, je ne sais que trop qu’il me faudra toujours en venir à cette triste extrémité… Quoi que je dise ou quoi que je fasse, je serai rossé quand même… Ah! pauvre de moi!…
– Peut-être!… dit le bohémien; si tu parles sincèrement, tu seras épargné… pour cette fois-ci.
Belgodère ne faisait pas cette vague promesse par bonté d’âme, ou parce qu’il s’était senti ému par les plaintes sonores de son «hercule», mais tout simplement parce qu’il importait essentiellement à ce sacripant de savoir comment et pourquoi son ancien employé se trouvait inopinément à un endroit où il était à mille lieues de s’attendre à le voir.
Quoi qu’il en soit, et si vague qu’eût été sa promesse, elle rendit, avec une lueur d’espoir, un peu de force et de courage au malheureux Croasse qui en avait bien besoin.
– Si je vous dis la vérité, vous ne me frapperez pas? interrogea-t-il anxieusement.
– Cela dépendra de ce que tu me diras… Va!… je t’écoute.
Croasse vit bien qu’il lui fallait se contenter de ces paroles, si peu encourageantes fussent-elles, et qu’il ne tirerait pas davantage de ce maître qu’il maudissait du fond de l’âme. La vue du solide gourdin au poing robuste du bohémien, paralysait tous les efforts de son imagination. Si bien que sur un geste d’impatience de son bourreau, il résolut tout uniment de dire la vérité toute nue sans s’inquiéter des suites qu’elle pourrait avoir pour ses nouveaux maîtres: le sire de Pardaillan et le duc d’Angoulême qu’il regrettait amèrement en ce moment, car ceux-là du moins ne lui parlaient pas la matraque au poing. Ce fut donc d’une voix mal assurée qu’il commença son récit:
– Voilà, maître… Votre disparition soudaine… car soit dit sans reproches, vous nous avez quittés brusquement, sans nous rien dire…
– Après… interrompit brutalement le bohémien… Ai-je des comptes à vous rendre?…
– Je ne dis pas cela, dit précipitamment Croasse, je ne dis pas cela… Vous êtes bien maître d’aller où bon vous semble… et vous n’avez rien à nous dire en effet… Je veux dire simplement que votre brusque départ nous a laissés, Picouic et moi, dans un cruel embarras… l’hôte de l’auberge de l’Espérance nous ayant mis dehors, nous ne savions que devenir!
– Cet animal a raison au fait, murmura Belgodère.
Notons ici que Croasse mentait effrontément, car on se souvient que Picouic et lui avaient bellement profité d’une absence du bohémien pour gagner la rue et se mettre en quête d’un maître qui eut à leur disposition autre chose que des coups de trique, et que ce maître, ils croyaient bien l’avoir trouvé en la personne du chevalier de Pardaillan.
Mais si peu perspicace qu’il fût, l’ancien chantre avait fort judicieusement fait cette remarque que son ancien patron, s’il avait été au fait de cette désertion, aurait commencé par le rosser sans plus attendre, et il en avait conclu, non sans raison, que s’il ne l’avait pas fait, c’est qu’il l’ignorait. Aussi, voyant que Belgodère ne relevait sa phrase par aucun argument frappant, respira-t-il plus librement et continua-t-il avec plus d’assurance:
– Nous avons erré plusieurs jours autour de l’auberge et ne vous voyant pas revenir, pensant que pour des raisons… excellentes sans doute… vous aviez décidé de nous quitter… comme il nous fallait vivre quand même, nous nous sommes mis en quête d’un autre maître qui… en attendant votre retour… voulût bien nous donner le gîte et la pitance…
– Bref, dit Belgodère, vous m’avez abandonné… Et ce nouveau maître que vous cherchez, l’avez-vous trouvé?…
– Nous avons eu cette fortune inouïe.
– Ah! ah! fit narquoisement le bohémien, il est donc vrai que la chance favorise les sacripants de ton espèce. Enfin!… Et comment se nomme ce nouveau maître que vous avez eu la bonne fortune de rencontrer!…
Ici Croasse eut un instant la velléité de nommer Pardaillan, mais le désir légitime qu’il avait d’éblouir par sa nouvelle position fit qu’il donna la préférence au duc, dont le titre était autrement pompeux et imposant que celui, modeste, de chevalier. Aussi répondit-il avec orgueil, en se rengorgeant:
– C’est monseigneur le duc d’Angoulême!…
Belgodère bondit, et n’en pouvant croire ses oreilles s’exclama:
– Tu dis?…
– Je dis monseigneur le duc d’Angoulême, répéta complaisamment Croasse, qui pensait avoir abasourdi son interlocuteur.
– Peste!… fit le bohémien qui réfléchissait profondément, mes compliments… Il est honorable pour moi d’être remplacé par un duc… un fils de roi… Mes compliments, monsieur Croasse.
Croasse, qui n’entendait pas malice, se gonflait démesurément et oubliait presque le gourdin, cependant toujours aux mains du comédien. Celui-ci, toujours ironique, reprenait:
– Tout cela ne me dit point comment et pourquoi je vous ai rencontré si inopinément, monsieur Croasse.
– Ah! voilà, dit M. Croasse, qui devant cette considération soudaine qu’on lui témoignait, reprenait de plus en plus son aplomb et oubliait de plus en plus aussi la raclée en expectative, voilà… Il paraît que mon jeune maître – à ce que j’ai cru comprendre du moins par des bribes de conversations surprises de-ci de-là – mon jeune maître est amoureux…
– Oui da!
– D’une jeune fille qui a disparu soudainement.
– Est-ce possible!… fit Belgodère en serrant nerveusement son bâton, geste inquiétant, qui n’eût pas échappé à l’œil perspicace de maître Croasse l’instant d’avant, mais qui passa inaperçu tant l’ancien chantre se croyait maintenant digne de respect, et par conséquent à l’abri de la correction promise.
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, reprit-il d’un air très digne.
– Continuez, monsieur Croasse, votre récit est d’un intérêt palpitant.
Encouragé par ces louanges d’autant plus flatteuses qu’il y était moins habitué de la part de ce maître qu’il sentait décidément fasciné, ébloui, maté, Croasse, de sa voix caverneuse, reprit:
– Or il y a, paraît-il, dans ce couvent une bohémienne… Belgodère tressaillit.
– Une bohémienne qui prédit l’avenir d’une façon miraculeuse… Mon jeune maître, monseigneur le duc, est venu ici pour la consulter, pensant qu’elle pourrait lui dire, peut-être, ce qu’est devenue la jeune fille… une noble demoiselle, belle comme le jour… dont il est amoureux.
– En sorte que c’est pour consulter cette bohémienne… qui se trouve dans un couvent… que le duc d’Angoulême est venu ici? C’est très remarquable!… Mais vous? Comment vous ai-je trouvé devant cette palissade… que vous aviez escaladée?…
Croasse toussa légèrement, ce qui produisit un bruit semblable à celui de deux chaudrons fêlés qu’on heurterait violemment.
– Moi? dit-il, j’avais été laissé dans le jardin… seul… et comme j’avais aperçu des figures… qui ne m’inspiraient aucune confiance… j’avais résolu de passer de ce côté-ci de la palissade… pour mieux surveiller ces figures suspectes…
– Oui da!… en sorte qu’au service de votre nouveau maître vous seriez devenu brave… Mais si cela continue, vous deviendrez la perfection même…
– Peuh!… fit modestement Croasse, vous m’avez toujours un peu méconnu…
– Ah! sacripant! éclata soudain le bohémien, qui saisit incontinent Croasse stupéfait au collet et laissa retomber à bras raccourcis son bâton sur sa squelettique échine, ah! scélérat! gibier de potence!… tu te moques de moi, je crois… Tiens! tiens! me prends-tu pour un imbécile comme toi?
Tout en parlant, Belgodère frappait à tour de bras. D’abord saisi d’étonnement. Croasse s’était laissé choir sur le sol en gémissant:
– Ah! misère de moi!… cela devait m’arriver… Jésus Seigneur!… je suis mort…
Puis les gémissements s’étaient haussés d’un ton et enfin s’étaient changés en hurlements qui déchiraient l’air chaque fois que le terrible bâton tombait sur ses épaules. Enfin le malheureux s’était relevé, fuyant son bourreau qui le poursuivait, le bâton levé, à travers la pièce, ne lui ménageant pas plus les injures que les coups, et la voix douloureusement lamentable du supplicié hurlait:
– Grâce!… Miséricorde!…
Finalement, s’étant rendu compte du néant de ses tentatives de fuite, il s’aplatit à terre en geignant:
– C’est fini!… je suis mort!…
– Debout, chien! cria le bohémien en le frappant du pied, debout et écoute…
Toujours geignant et pleurant, Croasse se redressa péniblement et attendit.
– Ah! tu es venu m’espionner ici!… Ah! ton scélérat de maître veut enlever Violetta… Eh bien, écoute: Je vais sortir… sois tranquille, tu seras soigneusement enfermé ici… avec Violetta… je reviens dans un instant… si je ne retrouve pas Violetta ici… si quelqu’un s’est approché de la palissade… je t’arrache la langue et t’en frotte ton bec de corbeau avec (Croasse se sentit défaillir)… je te crève les yeux et je te coule du plomb fondu à la place (Croasse verdit)… enfin je te fais rôtir à petit feu et je te force à manger ta propre chair (Croasse s’évanouit tout à fait)…
Voyant cela Belgodère ferma soigneusement toutes les portes et se rendit tout droit chez l’abbesse Claudine de Beauvilliers, à qui il raconta tout ce qu’il savait ou devinait. Celle-ci se chargea d’aviser séance tenante la princesse Fausta qui prendrait telles mesures qu’elle jugerait utiles, cependant que Belgodère regagnait promptement la maisonnette où il retrouvait tout comme il l’avait laissé, avec cette différence que Croasse, étant revenu à lui claquait des dents de frayeur dans un coin où il s’était blotti, ce qui ne l’empêcha pas de pousser un hurlement à la seule vue du terrible Belgodère et de dire en joignant les mains:
– Grâce! maître… je ferai ce que vous voudrez!