XLVI LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC

Maurevert, comme il l’avait dit, était attendu dans la rue par Bussi-Leclerc. En sortant de Saint-Paul, il le rejoignit sous un auvent de la rue Saint-Antoine où il lui avait donné rendez-vous. Aussitôt ils se mirent en route vers la Bastille.


– Tout s’est bien passé? demanda Bussi-Leclerc qui songeait en souriant à la présence du duc de Guise.


– Sans doute! fit Maurevert étonné. Pourquoi?…


– Pour rien! Marchons…


– Oui, marchons. J’ai hâte de voir l’homme. Est-il enchaîné?


– Bien et dûment. Ne crains rien…


Bussi-Leclerc se mit à siffler une fanfare de chasse et Maurevert, livide, tête basse, hâta le pas. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient le pont-levis et entraient dans la Bastille!


– Voilà mes domaines! fit en riant Bussi-Leclerc. Ce n’est pas gai. Drôle d’idée qu’a eue notre duc de me faire gouverneur de la Bastille!


– Non, ce n’est pas gai! C’est même terrible, dit Maurevert avec une sombre joie. Où est-il?… Allons!…


– Patience, que diable! Holà! quatre gardes et un falot!…


Quatre soldats armés d’arquebuses et un geôlier porteur d’une lanterne s’élancèrent à l’ordre.


– Les clefs du numéro dix-sept! ajouta Bussi-Leclerc.


Le geôlier se précipita et revint quelques instants après avec un trousseau de clefs.


– Le numéro dix-sept? dit-il, à tour du Nord. Deuxième sous-sol. Voilà, monsieur le gouverneur!


– Marche devant, dit Bussi-Leclerc. Et vous, suivez-nous, ajouta-t-il en se tournant vers les quatre arquebusiers.


On traversa des cours enfermées entre des murailles hautes et noires; on passa sous des voûtes aux pierres rongées par le temps; Bussi-Leclerc sifflait entre ses dents; Maurevert frissonnait. Et pourtant, une joie sauvage faisait battre son cœur à grands coups. Pour parler, pour échapper à l’impression d’horreur que dégageait la formidable prison d’État, il dit:


– Non, Bussi, ton domaine n’est pas gai… Et combien as-tu de sujets dans ce royaume de la douleur?


Bussi-Leclerc se retourna vers le geôlier et l’interrogea du regard. Lui ne savait pas.


– Vingt-huit prisonniers, dit laconiquement le geôlier.


– Tu entends, Maurevert. Vingt-huit. C’est peu. Et je suis un bien pauvre sire.


– Qu’ont-ils fait?


– Qu’a fait celui que tu vas voir? répondit le gouverneur en éclatant de rire.


– Allons, allons! dit Maurevert en grinçant des dents.


Ils étaient arrivés dans une étroite cour où on entrait après avoir franchi une lourde grille. La cour était infecte. Le soleil n’y descendait jamais. Là s’arrondissait un colosse de pierre dont la tête se perdait dans le ciel noir: c’était la tour du Nord. Une porte de fer s’ouvrait au pied de la tour.


– C’est là que nous mettons les plus intraitables. N’est-ce pas, Comtois?


Comtois, le geôlier, hocha la tête et se mit à ouvrir la porte, opération qui demanda plusieurs minutes. La porte ouverte, une bouffée d’air méphitique frappa Bussi-Leclerc au visage.


– Oh! oh! fit-il en reculant. Cela sent la mort!…


– Entrons! dit Maurevert en aspirant avec une joie terrible ces émanations d’air corrompu.


– Attention! dit Comtois; il y a des pierres éboulées.


Il commença à descendre; Maurevert, derrière lui, jetait un avide regard au fond des ténèbres où il s’enfonçait; puis venait Bussi-Leclerc; puis les quatre arquebusiers. L’escalier tournait et s’enfonçait comme une effroyable vis de pierres verdâtres; aux parois des murs à demi disloqués brillaient les paillettes impures du salpêtre. Au bout de trente marches, on s’arrêta. L’air était à peine respirable. Sur le sol fangeux rampaient des choses immondes.


– Est-ce là? haleta Maurevert.


– Plus bas! fit le geôlier Comtois.


Bussi-Leclerc toucha du bout du doigt une porte et dit:


– Numéro quatorze!


– Numéro quatorze? fit Maurevert hagard.


– Eh! oui… ce bon petit duc… le rejeton des Valois… M. d’Angoulême…


– Et que m’importe le duc d’Angoulême! gronda Maurevert. Descendons!


Et il poussa le geôlier. À ce moment, du fond du cachot numéro quatorze, un grand cri dément jaillit et réveilla de sinistres échos dans l’escalier. De l’intérieur, la porte fut secouée… une malédiction traversa les ténèbres… puis le silence se rétablit.


– Ils sont tous ainsi dans les premiers temps, dit Comtois en haussant les épaules.


Bussi-Leclerc avait pâli. Ce bretteur, ce spadassin sans foi ni loi, n’avait pas encore l’âme d’un geôlier. Maurevert n’avait rien entendu: il descendait sur les talons de Comtois; il éprouvait une terrible ivresse de vengeance enfin satisfaite. Il eût voulu cet antre plus hideux encore, cet air plus irrespirable, il eût voulu dans cet enfer plus d’épouvante et d’horreur… et pourtant!…


– Voici le numéro dix-sept! dit tout à coup Comtois en s’arrêtant devant une porte.


Ils étaient au deuxième sous-sol.


– Ouvre! dit Maurevert d’une voix rauque.


Il prit le falot des mains du geôlier, et comme celui-ci ne se hâtait pas assez à son gré, il poussa lui-même les verrous. La porte s’ouvrit toute grande. Maurevert, le falot à la main, fit deux pas dans cette sorte de trou qui était un cachot. La faible lueur de la lanterne éclaira le trou, les pierres rongées portant des inscriptions, prières suprêmes, malédictions, menaces, cris de douleur gravés dans le granit et à demi effacés et pareils à des balbutiements de la pierre… les gouttes d’eau qui se formaient à la voûte pour retomber ensuite, comme des larmes… le sol raboteux comme si des ongles l’eussent labouré… les flaques d’eau bourbeuse… Maurevert vit tout cela d’un coup d’œil qui eut la durée d’un éclair. Et son regard s’arrêta au fond du cachot.


Là, contre la paroi, deux anneaux scellés dans le mur supportaient deux chaînes rouillées.


Et l’extrémité de chacune de ces chaînes allait se frapper sur un anneau… Les deux anneaux inférieurs encerclaient les deux chevilles d’un homme. Et cet homme debout, appuyé à la paroi, cet homme sur qui Maurevert levait son falot, cet homme le regardait…


– Ce n’est pas sans mal que nous l’avons enchaîné, dit Comtois, remplissant en conscience son rôle de cicérone. Par le diable! il en a coûté la vie à trois d’entre nous…


Bussi-Leclerc entra et fit sortir le geôlier. Maurevert tremblait légèrement. Il considérait le prisonnier avec un sourire indescriptible. Le prisonnier souriait aussi – mais d’une autre manière. Maurevert, au bout d’un instant de contemplation, accrocha son falot à un clou, sans doute destiné à cet usage. Et il dit:


– Te voilà donc, Pardaillan. Depuis seize ans que nous passons le temps à courir l’un après l’autre, nous nous retrouvons donc enfin…


– Tiens! fit paisiblement Pardaillan, voici M. de Bussi-Leclerc, geôlier en chef de ce gai séjour. Salut, monsieur Leclerc!…


Maurevert grinça des dents et dit:


– Tu n’oses ni me regarder, ni me parler, sire de Pardaillan. Mais moi je te parle et te regarde. Je suis venu pour cela. Tu m’écouteras donc, malgré toi…


– Monsieur Leclerc, dit Pardaillan, l’épée qui vous bat les mollets est bien longue, moins longue pourtant que celle que je vous fis sauter des doigts dans le moulin.


Bussi-Leclerc pâlit et grommela un juron.


– Hâte-toi, gronda-t-il, hâte-toi, Maurevert, car je ne répondrais pas de daguer le démon…


– Bah! fit Pardaillan, vous n’oseriez, monsieur Leclerc. En effet, on ne m’a enchaîné que par les pieds, et mes mains libres encore vous font peur… Fi! la vilaine figure que vous faites!… Mais n’écumez donc pas ainsi!… Vous me rappelez trop bien le visage effaré que vous aviez quand je vous attachais sur l’aile du moulin… Prenez garde… vous risquez de me faire mourir de rire, ce dont le bourreau vous en voudrait fort…


Pardaillan se mit à rire, d’un rire qui fit frissonner les quatre arquebusiers restés dans le couloir…


– Par la mort-dieu, vociféra Bussi-Leclerc en dégainant.


– Laisse! laisse! fit Maurevert d’une voix qui coula comme du fiel. Le sire de Pardaillan a raison, le tourmenteur qui va venir demain serait trop vexé de n’avoir qu’un cadavre à torturer… Et alors…


Pardaillan riait toujours.


– Monsieur Leclerc, continua-t-il, interrompant Maurevert comme s’il n’eût pas été là, couvrant sa voix de sa voix, monsieur Leclerc, savez-vous que j’ai cru, moi aussi, à votre illustre renommée de maître d’armes invincible? Quand je vous ai vu devant moi, l’épée à la main, je n’ai pu m’empêcher de recommander ma pauvre âme à Dieu. Je me suis dit: Voici donc ce fameux maître que nul ne peut se vanter d’avoir touché! Je suis mort, tout au moins! Miséricorde, je suis en capilotade, en marmelade, et bien malade!… Juste comme je me disais cela, monsieur Leclerc, votre épée s’est mise à décrire dans l’air un arc de quinze pieds. Quel saut! Et quel sot j’étais de croire que j’avais un maître devant moi, quand vous n’étiez qu’un méchant prévôt… un écolier!


Maurevert s’était croisé les bras et murmurait:


– J’ai attendu seize ans ce moment; je puis patienter encore seize minutes!


Bussi-Leclerc écumait. Chaque parole de Pardaillan était un coup de poignard à sa vanité de maître invincible… une seule fois vaincu par ce démon qui riait, riait au fond de ce trou noir, enchaîné, debout, et le regardait d’un œil étrange où flambait une petite flamme d’ironie aigue, pointue, pareille à une pointe d’acier.


On ne pouvait faire au maître d’armes un plus sanglant affront que de lui dire qu’il n’était pas un maître, et que quelqu’un sous le ciel pouvait se vanter de le toucher.


Abomination! Ce n’est pas seulement touché, mais désarmé qu’il avait été! Et celui qui lui avait fait sauter la rapière des mains était là devant lui qui riait si fort.


– Tu trouveras demain un maître à enfoncer les coins! rugit Bussi-Leclerc.


– Un maître à arracher les ongles! ajouta doucement Maurevert.


– Un écolier? reprit Pardaillan, un bon écolier, je l’avoue. On voit que vous avez fréquenté les tripots, monsieur Leclerc. Oui, il faut être juste: avec une dizaine d’années d’étude encore, vous serez un écolier avouable, presque un bon prévôt…


Cet aveu et cette justice loyale arrachèrent au maître d’armes une imprécation de rage:


– Misérable! Tu me pris en traître!


Peu à peu, il en arrivait à oublier la situation. Il ne voyait plus en Pardaillan qu’un maître qui se vantait de l’avoir vaincu. Il se croyait à la salle d’armes et, tirant son épée, il commença une démonstration.


– Voici, écumait-il, je tenais mon épée en tierce, comme ceci… regarde, Maurevert… lorsque…


– Oh! monsieur Leclerc, interrompit le rire terrible de Pardaillan, quelle garde avez-vous là?… Trop de raideur dans le poignet, que diantre! N’allongez pas ainsi l’avant-bras…


– Démon! vociféra Bussi-Leclerc; il me donne la leçon!…


– Eh! payez-moi, en ce cas! dit Pardaillan. Tenez, je vais vous dire; votre bras ne doit pas trembler comme il tremble; le poignet seul doit agir… vous ne comprenez pas? Non! Il ne comprend pas! C’est à déshonorer un tripot d’armes!


Leclerc rengaina son épée. Il était livide de rage. Et soudain, il tendit le poing vers Pardaillan, grommela un juron, fit deux, appels du pied comme s’il eût répondu à une provocation, et sortit du trou noir, du cachot, de l’antre effroyable, poursuivi par le rire féroce et ces derniers mots de Pardaillan:


– Allez trouver maître Ambroise de ma part; il vous enseignera à tenir proprement votre épée.


Maître Ambroise était un mauvais prévôt aussi célèbre par ses défaites que Bussi-Leclerc l’était par ses victoires.


– Le démon est enragé! gronda Leclerc en se bouchant les deux oreilles.


Il eût pleuré. Son amour-propre saignait à vif. Il fit un geste pour ordonner aux arquebusiers d’attendre Maurevert et remonta l’escalier quatre à quatre.


– Or çà! dit alors Maurevert, tandis que tu vis encore, sire de Pardaillan, tandis que le tourmenteur-juré apprête ses coins, ses pinces et ses tenailles, écoute-moi. Je ne suis pas Bussi-Leclerc, moi, et j’avoue que j’ai eu peur de toi… Maintenant que te voilà enchaîné, je n’ai plus peur, tu comprends?… L’homme qui est devant toi s’appelle Maurevert… comprends-tu cela?… ce Maurevert qui porte à la figure la trace du coup de rapière dont tu la cinglas!… Maurevert qui porte l’un des derniers coups dont mourut ton truand de père!… Maurevert qui fournit là-haut, sur les pentes de Montmartre, ce joli petit coup de poignard, cette égratignure dont mourut la demoiselle Loïse de Montmorency, ta maîtresse!…


Le misérable étudiait attentivement l’effet de ces paroles. Il avait d’ailleurs mesuré du regard la longueur des chaînes et il était sûr que Pardaillan ne pouvait l’atteindre.


Sur la physionomie étrangement paisible du chevalier, il ne vit aucun frémissement. Pardaillan ne le regardait pas. Seulement, il avait mis sa main droite dans son pourpoint. Et au souvenir de son père mort entre ses bras criblé de blessures, au souvenir de celle qui était l’adoration fidèle de sa vie, cette main s’était crispée; les ongles labouraient la poitrine; la clameur de détresse qui grondait dans cette poitrine ne s’échappa pas.


Pardaillan souffrit comme un damné… Mais son visage, dont on ne pouvait distinguer la pâleur, garda la même immobilité, et au coin des lèvres, sous la moustache hérissée, tremblante, le même pli d’ironie.


«Enfer! gronda en lui-même Maurevert plus livide, est-ce qu’il ne souffrirait plus du passé?…»


– Tu m’as bien cherché, reprit-il tout haut. Voilà des années et des années que tu cours après moi. Voilà des années que je passe, moi, à te fuir… À la fin, je me suis demandé ce que tu pouvais bien avoir à me dire… et je me suis arrangé pour nous ménager ce rendez-vous… Voyons, je suis prêt à t’entendre. Qu’as-tu à me dire?…


Pardaillan suivait des yeux le vol affolé d’une chauve-souris qui, étant entrée dans le cachot, s’irritait sans doute de cette lumière du falot, et tournoyait dans l’étroit espace, se heurtant aux murs, allant, venant, obstinée, silencieuse…


– Voyons si elle trouvera moyen de sortir, murmura le chevalier.


Maurevert trembla de rage.


– C’est bon, dit-il; toi aussi tu sortiras d’ici; mais tu en sortiras les pieds devant, cadavre sanglant que le bourreau, demain, aura façonné pour la tombe. Sois tranquille, Pardaillan. Tu ne t’en iras pas seul au cimetière des suppliciés; je te suivrai jusque-là… Et quand j’aurai vu jeter la dernière pelletée de terre sur ton cadavre, après avoir, ici, assisté à ton dernier soupir, eh bien, je m’en irai, enfin libre et tranquille. Je t’assure, Pardaillan, que je passerai alors une bonne nuit à me dire: Ça y est, le sire de Pardaillan est dans la fosse… Et si, par hasard, quelque terreur posthume vient encore m’inquiéter, eh bien, j’aurai ma femme pour me rassurer et me consoler…


Maurevert s’arrêta un instant. Il espérait cette fois porter un coup terrible à Pardaillan, et puisqu’il ne souffrait plus dans son passé, le faire souffrir dans le présent.


– Ma femme! continua-t-il. Au fait, tu la connais…


Pardaillan, d’un geste de la main gauche, écarta la chauve-souris qui venait de se heurter à lui. Et Maurevert, à ce geste, recula vivement, d’un bond de terreur.


«Quelle sottise! pensa-t-il en comprimant les battements de son cœur. Puisqu’il est enchaîné…»


Pourtant, il demeura à la place qu’il venait de gagner en reculant.


– Il est juste, reprit-il, que tu saches qui est ma femme, et ce que sont devenus tes amis. Je suis venu pour cela… Ma femme, tu la connais. Elle s’appelle Violetta; je viens de l’épouser, il n’y a pas plus d’une heure. Maurevert, l’époux de Violetta. Qu’en dis-tu?…


Pas un geste, pas un battement de paupières ne vint prouver à Maurevert que Pardaillan eût entendu.


Mais l’effort que le chevalier devait faire à cette minute pour commander à son visage et à son corps l’immobilité absolue, cet effort devait être affreux. Si Maurevert avait pu voir cette main que le chevalier avait mise dans son pourpoint, il l’eût vue toute sanglante…


– Quand tu seras mort, continua Maurevert, je partirai avec Violetta. Si elle m’aime ou ne m’aime pas, peu m’importe à moi!… Au contraire, je souhaite sa haine, car ce me sera un double plaisir que d’être le maître de cette fille malgré son amour pour un autre… L’autre, c’est un de tes plus chers amis… Encore un que je hais, puisqu’il est ton ami. Un que je condamne à mort… Tiens… écoute… l’entends-tu qui hurle?… Là! au-dessus de toi!… le cachot numéro quatorze, comme dit cet excellent Leclerc… eh bien, c’est le cachot de Charles d’Angoulême! Tu ne dis rien?…


La poitrine de Pardaillan se gonfla. Maurevert crut que c’était un soupir… un simple soupir… et cela lui parut bien peu pour sa soif de haine.


– Donc, reprit Maurevert, la jolie bohémienne porte mon nom et, tout à l’heure, je l’emmène: c’est mon bien, c’est ma chose. Et d’une! Le petit Valois est là-haut, dans un cachot pareil au vôtre, vous pouvez l’entendre hurler: ce sera toujours une distraction, en attendant la question que viendra vous faire appliquer M. de Guise escorté par votre humble serviteur. Et de deux!… Qu’en dites-vous?… Rien? Passons…


Maurevert souffla fortement. Il alla décrocher le falot et, à pas lents, fit le tour du cachot. Il avait l’air d’examiner curieusement ces pierres noires rongées, moisies, sur la face ravagée desquelles coulaient des pleurs. En réalité, il surveillait Pardaillan du coin de l’œil et s’enivrait d’une jouissance prodigieuse. Il respirait avec délices cet air de tombe, et son cœur se dilatait dans ces ténèbres.


– Tiens, fit-il en appliquant le jet de lumière sur une inscription… Un mot écrit là… Écrit? Non pas, par la mort-diable! Gravé, incrusté, un mot qui fait corps avec cette jolie habitation… l’enseigne de cette auberge!


Et il épela les lettres aux jambages tordus, fiévreux, désespérés… et il lut:


– DOULEUR…


– Oui, continua-t-il en hochant la tête, douleur! C’est ici le royaume de la douleur… Et dire que moi, moi Maurevert, MOI! comprends-tu, Pardaillan? moi que tu poursuis depuis seize ans… depuis le coup de poignard qui piqua le sein de ta chère Loïse… À propos! sais-tu qui m’avait donné ce poignard, sachant à quoi il était destiné?… Une de tes vieilles amies! cette excellente Catherine de Médicis que tu fis enrager un peu, jadis!… Donc, moi, moi qui tremble depuis seize ans, moi qui fuis depuis seize ans… Oh! que tu m’as fait peur, Pardaillan!… Comprends-moi bien. J’ai mené une existence atroce, j’ai erré de maison en maison, de ville en ville, j’ai fui par monts et par plaines! Pendant seize ans, j’ai tremblé, Pardaillan!… Non, tu ne sauras jamais quelle affreuse chose c’était que d’avoir peur de ton ombre, le jour, la nuit, dans la forêt, au fond du Louvre, toujours, partout!… Eh bien, moi, moi Maurevert, dis-je! moi que tu hais, moi que tu as cherché seize ans, moi dont tu aurais mangé le cœur si ta griffe s’était appesantie sur moi… ah! moi, je vais sortir d’ici, libre, heureux, respirant à pleins poumons, riche, sûr de vivre en paix, honneur et prospérité pendant de longues années, heureux comme tu ne fus jamais! Et à chaque heure de ma vie, je me dirai: L’infernal Pardaillan est mort. Je l’ai vu mourir sous les tenailles du bourreau. J’ai jeté la dernière pelletée sur son cadavre de bête fauve! Et j’ai tué son ami, le petit Valois. Et ce soir, son amie, la petite Violetta, me versera du vin et de l’amour! Ah! qu’en dis-tu, Pardaillan?


Pardaillan souriait. Mais Maurevert ne remarqua pas qu’il s’était appuyé du dos au mur pour ne pas tomber.


Pardaillan souriait. Maurevert, dans l’obscurité, ne remarqua pas que les veines de son front se gonflaient, comme si l’afflux de sang allait faire éclater le crâne du prisonnier…


Pardaillan souriait… Il continuait à regarder la chauve-souris qui voletait de-ci de-là dans le cachot.


– La voilà partie! dit-il tout à coup d’une voix si paisible que Maurevert, écumant, grinçant, se laboura le visage à coups d’ongles.


– Oh! démon!… Je t’arracherai bien une plainte! Une seule! Pour que je puisse me repaître du souvenir de cette plainte jusqu’à la fin de ma vie!…


La chauve-souris était sortie du cachot. Pardaillan murmura:


– C’est curieux comme j’ai sommeil… Dormons donc en ce cas!


Il s’allongea sur le sol, posa sa tête sur son bras replié, et ferma les yeux. Si Maurevert avait pu voir l’effroyable souffrance qui déchirait cet homme, il fût devenu fou de joie. Mais ayant dirigé le jet de lumière sur lui, Maurevert vit qu’il dormait paisiblement, la poitrine soulevée par un souffle rythmique, les lèvres souriantes… Et Maurevert gronda une imprécation furieuse et hurla:


– Ton dernier sommeil! Dors ton dernier sommeil! Moi, je vais voir M. de Guise, et ensemble nous reviendrons, accompagnant le tourmenteur… Dors bien, Pardaillan!… Mais tu n’en entendras pas moins tout ce que je voulais dire!… Violetta, et d’une!… Charles d’Angoulême et de deux!… Bon, mais on m’a assuré que tu avais deux amis encore. Deux amis? Tu vas savoir ce que j’en ai fait: Claude et Farnèse sont aux mains d’une femme que tu connais: la toute-puissante Fausta. Ils sont condamnés à mourir de faim! Comprends-tu?…, Au fond du palais de la Cité, tes deux derniers amis meurent de faim!… Qu’en dis-tu?… Claude, ça fait trois! Farnèse, ça fait quatre!… Tiens, Pardaillan, parmi toute la souffrance que je te verse, je vais te donner une joie; j’ai beau chercher, je ne trouve pas qui peut être encore ton ami pour le tuer!… J’enrage, Pardaillan, de savoir qu’il y a peut-être encore sous le ciel des gens que tu aimes et que je ne connais pas… Mais enfin, quatre désespoirs pour accompagner ton désespoir! je m’en contente!… Violetta, Charles, Claude, Farnèse: cela fait quatre! Quatre qui souffrent et vont mourir d’une façon ou d’une autre, uniquement parce qu’ils étaient tes amis! Au revoir, Pardaillan, à bientôt!


Pardaillan ne bougea pas. Il continuait à dormir…


– Au revoir, te dis-je! À demain, ou peut-être à après-demain, car je te laisserai peut-être un jour ou deux à croupir dans ton désespoir avant de t’achever… Allons, dors bien… moi aussi, je vais me coucher… la blonde Violetta m’attend, la chambre est parfumée… dans le mystère de l’alcôve, la petite bohémienne attend son époux… À bientôt, Pardaillan!…


Il sortit à reculons, les yeux fixés sur le prisonnier, espérant encore surprendre un tressaillement, une plainte, une larme… Paisible et souriant, Pardaillan dormait.


Alors Maurevert mâcha une insulte, tendit le poing et, étant sortit referma la porte lui-même. Lui-même poussa les verrous. Il écouta à la porte, et il n’entendit rien… Alors, il remonta précipitamment l’escalier, suivi par le geôlier et les quatre arquebusiers, grondant de sourdes imprécations, et essuyant la sueur de rage qui inondait son front… Quelques minutes plus tard, il entrait dans l’appartement de Bussi-Leclerc.


– Oh! oh! s’écria le gouverneur, par les cornes de Satan, d’où sors-tu donc pour être ainsi livide comme un mort?…


– De l’enfer! répondit Maurevert en se laissant tomber sur une chaise.


– Je comprends, ricana Bussi-Leclerc, le damné Pardaillan t’a injurié comme il a fait pour moi, hein?… Il a dû t’en raconter… Car il a la langue bien pendue, le sacripant! Que t’a-t-il dit, voyons?


– Rien! dit Maurevert en se versant un verre d’une bouteille que le gouverneur était en train de vider.


– Rien!… Je ne comprends pas! fit Bussi-Leclerc. Enfin, peu importe. Tu as satisfait ton envie, c’est l’essentiel…


– Pour quand le bourreau est-il prévenu? demanda Maurevert en se calmant à cette pensée du bourreau.


– Quand? Après-demain soir; notre grand Henri veut voir appliquer la question. Toi aussi, hein?


– Sans doute. J’accompagnerai le duc comme je l’accompagne partout. À quelle heure sera-ce?


– Mais vers les neuf heures. Après quoi notre duc s’ira coucher; car il part le lendemain pour Chartres, avec une grande procession. Demain, il ne sera bruit que de cela dans Paris… Seras-tu du voyage à Chartres et de la belle procession?


Maurevert ne répondit pas à cette question: il balbutia quelques paroles d’adieu et se retira; puis, une fois hors la Bastille, il prit aussitôt le chemin de Montmartre. Bussi-Leclerc demeuré seul haussa les épaules et grommela:


– Le Pardaillan a dû l’étourdir d’insultes… comme il m’a étourdi, moi!… Oui, mais moi, je ne me laisse pas insulter… Pardieu, c’est bien sûr qu’il m’a pris en traître, au moulin… Je ne connaissais pas son coup… mais je le connais maintenant!…


Bussi-Leclerc se coucha. Il paraît qu’il passa une mauvaise nuit, car trois ou quatre fois, il dérangea son valet de chambre pour se faire apporter du vin. Et à chaque fois, il demandait:


– Dis-moi, as-tu jamais entendu dire que Bussi-Leclerc ait été désarmé?


– Jamais, monseigneur!…


– À la bonne heure! Sans quoi, je t’eusse coupé les oreilles.


Le valet de chambre s’enfuyait épouvanté, non sans remarquer que son maître maugréait toutes sortes de jurons et malédictions. En effet, cette nuit-là, Bussi-Leclerc fit une effrayante consommation de sang-Dieu, de mort du diable de tripes de Satan, de tête et ventre, sans compter la consommation de vin. Le lendemain, il se leva de très bonne heure et son valet, qui l’habillait, l’entendit grommeler:


– Oui, mais s’il meurt avant, il n’en sera pas moins établi que j’ai été vaincu. Je suis perdu de réputation. Autant crever au coin d’une borne que de continuer à vivre avec cette pensée qui m’assassine de rage. Et tous ces freluquets qui me regardent en souriant depuis l’affaire du moulin!… Enfin!… S’il meurt avant, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau!


Bussi-Leclerc passa toute cette journée dans la galerie d’armes qu’il venait de faire installer dans son appartement de la Bastille et qui était la plus belle qu’on eût vue depuis celle que Charles IX avait agencée autrefois dans son Louvre. Il fit venir successivement les prévôts et les maîtres les plus réputés de Paris. À tous, il disait:


– Je vais vous montrer le coup; je l’ai étudié; je le tiens. Vous allez voir…


Et en effet, à peine, prévôt ou maître, l’adversaire était-il en garde, que Bussi, après quelques passes rapides, lui faisait sauter l’épée des mains. Ce jour-là, la renommée de Bussi-Leclerc fut à son apogée.


Parmi les spadassins, bretteurs, ferrailleurs et traîneurs de rapière, le bruit se répandit que le célèbre maître ès armes offrait soixante doubles ducats à qui le toucherait une fois ou le désarmerait. Il en vint cinq ou six qui passaient pour tuer leur homme du premier coup. L’escrime italienne et l’escrime espagnole, tout l’art des imbroccata, et des punto riverso, l’escrime française et même des escrimes inconnues pratiquées dans les bouges à truands où l’on apprenait à assassiner, toutes ces escrimes furent représentées en cette joute mémorable.


Ce fut un merveilleux spectacle. Bussi-Leclerc, successivement, se battit contre une quinzaine de maîtres, prévôts ou spadassins réputés. Aucun ne le toucha. À tous, avant d’engager l’épée, il montra par quelle savante et simple manœuvre il allait les désarmer; et tous, bien que prévenus, furent désarmés.


Une foule de gentilshommes accourus assistèrent à cette fameuse passe d’armes. Le soir, Bussi-Leclerc fut proclamé le maître des maîtres.


– Oui, dit Maineville, mais en somme, tu fus désarmé un jour.


– C’est vrai, dit Bussi-Leclerc en grinçant des dents; mais celui qui m’a désarmé ne pourra jamais s’en vanter.


La nuit vint. Leclerc dîna sobrement, puis dormit quatre heures. Puis il se fit masser et frotter d’huile comme les lutteurs antiques. Puis il demeura une heure au repos, étendu sur son lit, ruminant et grommelant parfois:


– Il ne faut pas qu’il meure avant…


Il était un peu plus de minuit lorsqu’il s’habilla de vêtements légers et souples. Il se sentait fort comme Samson. Entraîné par les assauts d’armes de la journée, sa force décuplée par l’orgueil de ces victoires, nerveux et calme à la fois, il comprenait, il sentait qu’à ce moment il n’y avait pas au monde d’adversaire capable de lui tenir tête.


Il s’enveloppa de son manteau et, sous ce manteau, cacha deux épées. Alors, il descendit, appela Comtois le geôlier de la tour du Nord et, suivi comme la veille de quatre arquebusiers, il se dirigea vers le cachot de Pardaillan.


Au premier sous-sol, il laissa les gardes et le geôlier, leur ordonnant de l’attendre là. Puis, prenant le falot, il descendit, entra dans le cachot, referma la porte derrière lui, accrocha la lanterne à son clou, jeta bas son manteau, et tendant une épée à Pardaillan:


– Monsieur, dit-il, par un coup de traîtrise, vous m’avez désarmé une fois. Je pourrais vous tuer. Mais M. de Guise qui veut absolument vous questionner serait capable de m’en vouloir. Vous êtes enchaîné par les pieds, c’est vrai; mais vos chaînes ont assez de jeu pour que vous puissiez vous mettre en garde. De mon côté, je vous jure bien que je ne romprai pas, ni en arrière, ni par les flancs. Nous sommes donc à égalité. Voici une épée. Vous m’avez désarmé: je vous désarmerai. Et quand j’aurai fait constater que je suis votre maître, je serai à votre disposition, monsieur, pour toutes commissions que vous voudriez faire exécuter après votre mort qui doit advenir demain au jour levant. Je pense, monsieur, que vous serez assez galant homme pour ne pas refuser ma revanche.


– Monsieur de Bussi-Leclerc, dit Pardaillan, d’une voix qui malgré lui frémit d’une joie puissante, j’étais sûr qu’un homme tel que vous ne voudrait pas rester sous le coup d’une défaite aussi affreuse. Aussi, vous voyez, je ne dormais pas… JE VOUS ATTENDAIS!…

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