Cependant, comme Mariange l’avait ou ne l’avait pas remarqué, Paris s’agitait, et cette agitation demeurée sourde les jours précédents, menaçait d’éclater. Voici ce qui se passait:
La noblesse, étonnée de l’inertie de Guise, commençait à prendre peur. De sinistres rumeurs circulaient de bouche en bouche. On se répétait sous le manteau que le chef suprême de la Ligue trahissait. La journée des Barricades, assuraient les plus audacieux, n’avait été qu’un jeu pour effrayer Henri III: jeu terrible, où beaucoup de gentilshommes risquaient leurs têtes!… Henri de Guise ayant ainsi démontré sa puissance à Valois, songeait à le ramener dans Paris, sûr alors d’obtenir quelque chose comme une vice-royauté qui lui assurerait les brillants avantages du pouvoir exercé sous le nom d’un autre. Voilà quels bruits couraient parmi les plus compromis de la noblesse. Il était trop évident que si la paix se faisait entre les deux Henri, elle se ferait à leurs dépens.
Les bourgeois, de leur côté, recommençaient les patrouilles armées et faisaient entendre ces murmures précurseurs de l’émeute. L’affaire du moulin de la butte Saint-Roch avait, par surcroît, envenimé les esprits. Les Parisiens, en effet, étaient persuadés qu’une troupe nombreuse de parpaillots était cachée dans le moulin et étudiait la possibilité de surprendre la ville; on disait que le roi de Navarre s’approchait avec une armée. Or, le moulin ayant été pris d’assaut, on n’avait trouvé personne: qu’étaient devenus les huguenots, cette troupe cachée qui était comme une avant-garde du Béarnais? Ils avaient fui… Mais comment?…
À coup sûr les bourgeois, plus fanatiques de Guise que la noblesse, n’accusaient pas leur duc; mais ils jugèrent prudent de veiller, c’est-à-dire qu’ils se répandirent dans les rues ce qui accrut l’agitation, en sorte que le lendemain même du jour où Charles d’Angoulême et Pardaillan s’étaient rendus à l’abbaye de Montmartre, le lendemain de ce jour où sœur Mariange fut chargée par Claudine de porter une lettre à Fausta, l’agitation était à son comble.
Ce jour-là, donc, vers quatre heures de l’après-midi, le duc de Guise était enfermé dans son cabinet avec Maurevert. Le duc se préoccupait fort peu de l’émotion des Parisiens; il savait qu’il n’avait qu’à parler pour être acclamé, et à parler pour être cru comme le Messie. Du moins, jusqu’à ce moment, il ne s’était pas inquiété de ces rumeurs qui, passant par-dessus les têtes des six cents gardes qui emplissaient les murs, arrivaient parfois jusqu’à lui.
Guise était sombre. Pour lui, comme pour Charles d’Angoulême, Violetta était perdue. Il n’avait plus à s’inquiéter des trahisons de sa femme Catherine de Clèves; Catherine ne pouvant le tromper qu’au fond de sa lointaine province et non sous les yeux de la cour, la trahison ne comptait plus pour Guise. Dès lors, cette passion qui s’était abattue sur lui, pareille à une irrésistible tempête, était seule à le bouleverser à la fois dans son esprit, ses sens et son cœur.
Il allait et venait dans le vaste et somptueux salon qui lui servait de cabinet. La tête penchée sur la poitrine, les mains croisées au dos, un rude soupir lui échappait parfois, et il n’écoutait Maurevert que d’une oreille distraite. En effet, Maurevert lui rendait compte de l’état de Paris, de la colère qui commençait à gronder, de l’impatience des bourgeois, des soupçons de plusieurs gentilshommes qu’il nommait… Maurevert lui parlait de tout ce qui eût dû l’intéresser, mais dont il se souciait peu à ce moment, et Maurevert ne parlait pas du seul être qui occupât la pensée de Guise… Violetta ni de la seule chose qui l’intéressât réellement… son amour!
Pourtant Guise dressa tout à coup les oreilles et s’arrêta devant Maurevert, lorsque celui-ci en vint à prononcer un nom. Ce nom, c’était celui du chevalier de Pardaillan.
– Eh bien? dit-il, l’as-tu retrouvé? Sais-tu où il se cache?
– Hélas! non, monseigneur.
– Et le bâtard d’Angoulême? reprit Guise.
– Monseigneur, si nous retrouvons le Pardaillan, nous mettrons du même coup la main sur Charles.
– Ils auront quitté Paris…
Maurevert secoua la tête.
– Ah! continua amèrement le duc, si tu haïssais cet homme, ce misérable Pardaillan comme je le hais…
L’œil de Maurevert étincela.
– Tu ne l’aurais pas perdu de vue ni laissé sortir de Paris!
– Monseigneur, j’ai la conviction que Pardaillan n’a pas quitté Paris.
– Qui te le fait croire?
Maurevert frissonna, jeta un regard d’angoisse autour de lui, comme s’il se fût attendu à voir soudain paraître celui qu’il redoutait, et il murmura:
– Tant que je serai à Paris, il y sera…
– Je ne te comprends pas, dit Guise d’un air narquois; mais je ne veux me souvenir que d’une chose: c’est que sur notre prise de la butte Saint-Roch, tu devais toucher deux cent mille livres, et que ces deux cent mille livres, tu les abandonnais pour avoir la joie de voir Pardaillan mort une bonne fois…
Ces paroles ramenèrent brusquement le duc au souvenir cuisant de la déception que Pardaillan lui avait ménagée. Il eut un geste de rage.
– Puisque cet homme est à Paris, puisque tu le hais, que ne le cherches-tu?… Aurais-tu peur… toi!
Maurevert pâlissant cherchait une réponse, lorsque le valet familier de Guise ouvrit la porte et annonça que Bussi-Leclerc, le gouverneur de la Bastille, venait d’arriver.
– Qu’il entre! qu’il entre!… Lui aussi doit avoir une dent féroce contre le Pardaillan, et il nous aidera…
– Monseigneur, fit en entrant Bussi-Leclerc qui avait entendu, pour ce qui est de la dent que vous dites, je vous la garantis, longue, aiguë et solide.
– Te voilà, mon pauvre crucifié, ricana le duc qui était sans pitié pour les mésaventures des autres, comment vas-tu? Par la barbe du pape, sais-tu que tu faisais une plaisante figure sur ton aile de moulin! Et Maineville! En poussait-il des cris! J’en ris encore lorsque j’y pense…
– Le spectacle devait être assurément fort galant, dit Bussi glacial.
– Ne te fâche pas, dit le duc en riant plus fort. Je te revois encore les pieds au ciel, la tête en bas, roulant des yeux terribles… allons, ne grince pas des dents, c’est moi qui t’ai détaché… il était temps, hein? tu t’es évanoui dans mes bras, toi le fort des forts!
– Hé, monseigneur, j’aurais voulu vous voir à ma place! Ficelé sur l’aile de l’infernal moulin… Le monde tournoyait, le ciel et la terre se confondaient dans un tourbillon… Je vous jure que c’était atroce.
– Donc, tu en veux fort au Pardaillan?…
– Oui, mais pas de cela! gronda Bussi-Leclerc entre ses dents.
Il songeait à ce duel où, pour la première fois, il avait été désarmé, vaincu, et il grommelait:
– J’ai étudié sa garde, la garde basse; rien devant moi, pas de pointe, pas de fer… je porte le coup droit, et alors, mon fer est enveloppé, saisi dans une série de contres, et une saute de la main!… Ah! je connais son coup, maintenant: je l’étudie dix heures par jour… que je tienne une fois encore mon homme devant moi, et nous verrons!
– Tu es sûr, maintenant, de le battre?
– Comme je suis sûr de vous voir, monseigneur. Mais puisque je vous vois, cela me rappelle que j’ai d’étranges choses à vous rapporter. Il y a de rudes émotions dans Paris, monseigneur.
– Bon! Et que veulent encore nos Parisiens?
– Ils veulent un roi, monseigneur! dit Bussi-Leclerc en regardant fixement le duc.
– Un roi, un roi! gronda Guise. Ils en avaient un, ils l’ont chassé. Oui, je sais ce que tu vas dire. C’est moi qu’ils veulent. Eh! pardieu, qu’ils attendent! J’attends bien, moi!
– Aussi les Parisiens attendent-ils que vous vous rendiez au Louvre; mais pour prendre patience, ils s’amusent, ou plutôt nous cherchons à les amuser.
– Comment cela?…
– Je leur ai promis les Fourcaudes à pendre un peu, dit Bussi-Leclerc en ricanant.
Les Fourcaudes, c’étaient les deux filles du procureur Fourcaud, lequel avait été arrêté deux mois avant la fuite d’Henri III et enfermé à la Bastille comme suspect d’hérésie; en d’autres termes, ce malheureux avait adhéré à la Réforme; le jour où on l’avait arrêté, ses deux filles avaient crié qu’elles aussi étaient de la religion nouvelle, c’est-à-dire protestantes, on les avait donc traînées à la Bastille, où leur père n’avait pas tardé à succomber, les uns disent au chagrin, d’autres aux coups qu’il avait reçus.
Sommées d’abjurer, moyennant quoi on leur offrait la liberté, les filles de Fourcaud, celles que le peuple appelait les Fourcaudes, avaient répondu qu’elles préféraient mourir. L’une de ces infortunées s’appelait Jeanne; elle avait dix-sept ans et était jolie à damner un saint, l’autre s’appelait Madeleine et avait vingt ans.
– Je leur ai promis les Fourcaudes, continua Bussi-Leclerc. Ils étaient tout à l’heure dix mille qui m’assourdissaient de leurs cris et qui se démenaient le long des fossés de la Bastille. J ’étais justement à dîner, et je vis bien que j’aurais les oreilles rompues si je n’y mettais bon ordre. J’ai donc fait entrer une douzaine des plus enragés, je les ai fait boire à votre santé, puis je leur ai demandé ce qu’ils voulaient.
– Nous voulons pendre et brûler les hérétiques Fourcaudes, ont-ils dit tout d’une voix…
– Qu’ils les pendent donc! grommela Guise interrompant le récit de Bussi-Leclerc.
– C’est ce que j’ai dit, monseigneur! reprit celui-ci.
– Et alors? dit Guise en bâillant.
– Alors, monseigneur, il y aura demain un beau feu de joie en lequel les damnées Fourcaudes seront bellement grillées, non toutefois sans avoir été un peu pendues.
– Et alors? dit Guise en poussant un deuxième bâillement.
– Alors, j’ai pu tranquillement achever mon dîner, dit Bussi-Leclerc.
– Le sire de Maineville demande à être introduit auprès de Monseigneur, dit à ce moment un valet.
Guise fit un signe. La porte s’entrouvrit de nouveau, laissant voir la salle remplie de gentilshommes armés, qui attendaient anxieusement les décisions qu’allait prendre le maître, le roi de Paris, plus roi dans son hôtel que jamais Henri III ne l’avait été dans son Louvre. Maineville entra, et comme s’il se fût trouvé en effet devant le roi, attendit en silence.
– Parle, dit Guise, qu’as-tu à nous raconter?
– Monseigneur, j’ai à dire qu’il y a dans Paris une étrange émotion.
– Toi aussi!… Ah! tu fais bien le pendant de Bussi, comme là-bas, sur les ailes du moulin!…
– Sire, dit Maineville… oh! pardon, je voulais dire monseigneur…
– Oh! murmura Maurevert avec admiration. Et je n’ai pas trouvé celle-là!
– Un peu de patience, Maineville, fit Guise en souriant; car la flatterie, si grossière qu’elle fût, le trouvait toujours faible et sensible comme un enfant ou comme un roi…
– Il se trompe de si peu! s’écria Maurevert qui voulait prendre sa part de la trouvaille de Maineville.
– Monseigneur, donc, reprit Maineville, je ne sais ce qu’a pu vous dire Bussi pour qu’il fasse si bien le pendant avec moi. Ce qui est sûr, c’est que les Parisiens…
– Je sais, interrompit Guise; ils demandent un roi.
– Bref, continua Maineville, à force de demander, nos Parisiens enragent de soif… et pour une soif pareille, monseigneur, il faut une boisson rouge. Il n’y a que le sang pour étancher la soif des Parisiens quand ils se mettent à crier.
– Eh bien, qu’on leur en donne! dit Guise. Demain, les Fourcaudes…
Il se fit un moment de silence. Ces nouvelles, successivement apportées à Guise par Bussi-Leclerc, par Maineville et par d’autres qui les avaient précédés, lui indiquaient qu’il était temps de prendre une décision. Et c’était justement devant cette décision qu’il reculait encore.
Sous leurs airs enjoués, ses courtisans lui signalaient un véritable danger; mais ce danger, il ne voulait pas le voir! Guise avait le cœur pris par une de ces passions foudroyantes qui ne laissent pas de répit. Ses conventions avec Catherine de Médicis l’obligeaient d’ailleurs à ne pas brusquer la situation: il avait juré d’attendre patiemment la mort d’Henri III. Et dans cette patience qui inquiétait la noblesse, qui étonnait Paris, il ne voyait pas seulement le moyen de parvenir au trône sans secousses, sans avoir à redouter des chances d’une guerre déclarée; il voyait aussi la possibilité de rechercher, de retrouver cette Violetta à laquelle il songeait. Voilà pourquoi Guise faisait la sourde oreille aux objurgations de ses courtisans et aux clameurs des Parisiens.
Pendant ces journées où nous le voyons si hésitant, si tourmenté d’un amour qui le rongeait, Guise était aussi préoccupé d’une pensée de vengeance. L’affaire de la place de Grève avait remis en sa présence ce Pardaillan dont depuis l’effroyable journée de la Saint-Barthélémy, il avait gardé un terrible souvenir. Or, le même Pardaillan venait de lui porter un coup qui pouvait être mortel.
On avait fouillé le moulin et le logis du meunier, on avait creusé la terre, sondé les murs, et on n’avait retrouvé aucune trace des précieux sacs qui pourtant existaient!… Donc, Pardaillan avait fait partir l’argent!… Pourquoi? Dans quel intérêt? S’était-il lui-même emparé de l’énorme somme?
Quoi qu’il en fût, lui, Guise, était frustré, volé!… Et où était ce Pardaillan, à cette heure? Qui pouvait le dire?… Maurevert affirmait que le chevalier se trouvait encore à Paris. Mais ce n’était là qu’une supposition, sans doute!
Comme Maineville venait d’achever son récit, et que Guise roulait ces diverses pensées, le valet entra pour la troisième fois et remit une lettre au duc qui, ayant examiné la suscription et l’ayant reconnue sans doute, se hâta de briser le cachet. Les trois courtisans virent alors un livide sourire passer sur le visage du duc et ils l’entendirent murmurer:
– Nous le tenons!…
Cette lettre était de Fausta!… Et Fausta, prévenue elle-même par Claudine de Beauvilliers, annonçait au duc que Pardaillan et Charles d’Angoulême se trouvaient à Paris.
«Demain, ajoutait la princesse en terminant, demain je vous dirai l’endroit exact où vous pourrez faire saisir cet homme.»
– Tu disais, rit alors Guise, que ton ami Pardaillan se trouve encore à Paris?
– J’en répondrais! répondit en frissonnant Maurevert à qui ces mots s’adressaient.
– Eh bien! tu as dit la vérité…
– Pardaillan! gronda Bussi-Leclerc, Pardaillan qui m’a vaincu!…
– Pardaillan qui m’a crucifié au pilori du moulin! fit de son côté Maineville en serrant ses poings.
Et tous les quatre se regardèrent pâles de haine.
– Oui, messieurs, reprit le duc. Je reçois l’assurance que ce démon est encore à Paris, et que demain je saurai en quelle maison il se cache.
– Demain! s’écrièrent Maineville et Bussi-Leclerc en saisissant leurs dagues.
– Demain! murmura Maurevert en pâlissant davantage.
– Cette fois, je pense qu’il ne nous échappera pas. Et pour commencer, Maurevert, ordre à toutes les portes de Paris de ne plus laisser passer âme qui vive. Va, et fais diligence… Et sois tranquille: tu assisteras à la prise de Pardaillan!…
Maurevert s’élança, et donnant des ordres à son tour, expédia sur tous les points de Paris des messagers porteurs de la décision ducale. Moins d’une heure plus tard, toutes les portes de la ville se fermaient, tous les ponts-levis se levaient et le bruit courait dans Paris enfiévré que l’armée d’Henri III, unie à celle du roi de Navarre, avait été signalée. Lorsque chacun des émissaires qu’il avait envoyés à chacune des portes fut de retour, Maurevert rentra dans le cabinet du duc de Guise en disant:
– Monseigneur, la bête est cernée!…
– À demain l’hallali, dit le duc.
– Et la curée! acheva Maineville.
– Un instant! s’écria Bussi-Leclerc, je réclame, moi! Je ne veux pas, messieurs, vous céder ma part; je désire, Monseigneur, que le sire de Pardaillan me soit livré cinq minutes, avant d’être conduit aux fourches… Rassurez-vous, je ne le tuerai pas tout à fait…
– Ah! ah! Tu veux ta revanche?
– Monseigneur, dit Bussi-Leclerc, j’ai été vaincu par cet homme; il est vrai qu’il m’a pris en traître; mais qui le saura? Maineville a déjà raconté à cent gentilshommes que Bussi-Leclerc est peut-être encore l’Invincible, mais qu’il n’est plus l’Invaincu. Je ne t’en veux pas, Maineville.
– Je suis prêt à te rendre raison!… dit Maineville.
– Je t’embrocherais comme un poulet, et tu es trop utile à notre sire le duc…
– La paix! commanda Guise.
– Donc, reprit Bussi-Leclerc, je veux que Maineville puisse dire, je veux qu’on répète que, surpris une fois par un traître de hasard, j’ai pris une rude revanche. Monseigneur, je vous offrirai le Pardaillan au bout de ma rapière.
– Soit! Tu auras satisfaction, dit le duc; mais n’oublie pas que tu n’as pas permission de le tuer tout à fait, vu que je veux lui faire avouer où il a caché les sacs de ce bon froment romain auquel vous mordrez tous, messieurs…
Sur un signe de Guise, les trois gentilshommes sortirent. Et parmi les courtisans du Roi de Paris, qui encombraient en permanence les antichambres de l’hôtel, la rumeur se répandit qu’un conseil de guerre venait d’être tenu et que de graves événements étaient proches.