Maître Claude revint sur ses pas. Un instant, il s’arrêta devant le pavillon où il avait laissé le prince Farnèse aux prises avec ses remords et ses terreurs personnifiés par ce spectre du passé qui s’appelait Saïzuma. Mais bientôt, haussant les épaules, il se dirigea vers la brèche. Il songeait, en marchant lentement:
«Fausta sait que le cardinal Farnèse veut la tuer. C’est elle qui a amené la malheureuse Léonore au cardinal. Pourquoi?… Elle avait une escorte suffisante pour faire saisir Farnèse… elle s’éloigne simplement. Pourquoi?… Quelle est la pensée de cette femme?… Pourquoi n’a-t-elle pas essayé de me saisir moi-même?…»
Claude franchit la brèche par où il était entré avec le cardinal Farnèse et s’enfonça sous les beaux châtaigniers mêlés de hêtres, qui élevaient leurs masses touffues sur la montagne aujourd’hui couverte de maisons.
Comme Claude descendait les rampes abruptes, il vit monter quatre hommes qui marchaient en deux groupes. Il se demanda ce qu’ils venaient faire là et s’il ne devait pas les suivre jusqu’au couvent vers lequel ils paraissaient se diriger. Mais à quoi bon?… Que lui étaient ces étrangers? Et puis, dans le couvent, il n’y avait plus rien d’intéressant pour lui. Plus rien d’intéressant au monde, puisque Violetta était morte!…
Claude continua à descendre et croisa les deux premiers de ces inconnus qu’il salua gravement. Ils lui rendirent son salut, le plus âgé d’un signe de la main, le plus jeune en soulevant son chapeau. Et Claude continua son chemin vers Paris.
Ce jeune seigneur que Claude ne connaissait pas et qui venait de lui rendre son salut plus courtoisement que ne faisaient en général les gentilshommes à un simple bourgeois comme lui, c’était celui-là même qu’il avait été chercher à l’Auberge de l’Espérance pour le conduire auprès de Violetta… c’était Charles d’Angoulême.
Il rayonnait d’espoir, le petit duc! Cette bouche d’or de Pardaillan lui avait si bien répété qu’il retrouverait Violetta, lui avait donné de si bonnes raisons, lui avait tant affirmé qu’en amour, il n’y a que la mort qui sépare pour de bon!…
Il montait donc fort allègrement les pentes de Montmartre, trouvant la nature charmante, Pardaillan le meilleur des compagnons, convaincu que là-haut il allait trouver la bohémienne Saïzuma, et que par la bohémienne, il finirait par savoir la retraite de Belgodère, et par conséquent de Violetta. Car selon toutes les apparences, Violetta devait se trouver où se trouvait le bohémien.
Les quatre hommes parvinrent à la brèche. Pardaillan passa le premier, et ne voyant rien d’anormal et d’inquiétant, fit signe à Charles qui le suivit aussitôt. Bientôt ils furent rejoints par Croasse et Picouic… Dans le jardin, les deux vieilles religieuses continuaient à bêcher sous le grand soleil, la tête abritée par un voile, seule partie de leurs pauvres vêtements en loques qui rappelât que c’étaient là des sœurs appartenant à une communauté de bénédictines.
La même vieille, qui avait tant grommelé lorsqu’elle avait aperçu maître Claude traversant tranquillement le potager, aperçut soudain les quatre nouveaux venus. Elle se redressa, s’appuya sur sa bêche et, avec un sourire amer, les désigna à sa compagne.
– Cela va bien, dit-elle, ils viennent à quatre, maintenant! Jésus, dans un peu de temps, c’est toute une armée qui viendra s’installer au couvent!
– Allons, allons, sœur Philomène, dit l’autre religieuse plus sceptique ou plus résignée, à quoi sert-il que vous vous mettiez en colère? Si nos jeunes sœurs se veulent damner, cela les regarde… nous n’y pouvons rien!
– Je sais que nous n’y pouvons rien, mais néanmoins, je pense, sœur Mariange, que c’est une honte, une abomination, une désolation et une extermination que des hommes puissent entrer librement dans notre communauté. Vertudieu! – je puis bien jurer, nos jeunes sœurs font bien autre chose – vertudieu! dis-je, aucun homme jamais ne m’adressa la parole. Ils voient bien, les sacripants, à qui ils ont affaire!
Sœur Mariange (Marie-Ange) opina d’un sourire aigre-doux.
– Ce n’est pas, reprit sœur Philomène, qu’on ait été toujours ce qu’on paraît aujourd’hui. Il n’y a pas bien longtemps encore, on avait des yeux et une taille digne d’être regardés et qui l’étaient. Mais on était sévère, selon la règle… Et même aujourd’hui, il me semble qu’on n’est pas si décatie. Mais on a de la vertu… et une langue!… Et si un homme, sœur Mariange, avait jamais l’audace de m’adresser une œillade, ou un mot, je vous jure bien qu’il en entendrait de dures…
– Le fait est, dit sœur Marie-Ange doucement, qu’en ce qui concerne la langue, Dieu vous fut prodigue de ses faveurs.
Sœur Philomène, redressée comme un coq sur ses ergots, s’apprêtait à riposter vertement à cette insinuation qu’elle jugeait malveillante et exagérée, mais l’orage qui s’amoncelait sur la tête de Mariange se dissipa soudain.
– Jésus Marie, murmura sœur Philomène, on dirait qu’ils tiennent à nous, regardez, sœur Mariange…
– Oui, vraiment, c’est à nous qu’ils en veulent… Allons-nous-en, sœur Philomène.
Sœur Philomène, d’un geste rapide, défripa sa pauvre vieille jupe et, d’un coup de main, rentassa sous la coiffe les mèches de cheveux qui voltigeaient au vent.
– Restons au contraire, dit-elle. Il faut savoir s’ils auront l’audace de ne pas nous respecter.
Pardaillan et le duc d’Angoulême s’avançaient en effet vers les deux religieuses. Sœur Mariange regarda en face les deux arrivants. Sœur Philomène baissa pudiquement les yeux.
Sœur Mariange était une petite personne grasse et replète, toute en embonpoint, avec une figure rougeaude. Elle prenait le temps comme il venait, acceptait la pluie et le soleil non pas avec indifférence, non pas avec résignation, mais en employant toutes les ressources de son esprit matois à les faire tourner à son profit.
Sœur Philomène, anguleuse et sèche comme un sarment, ne décolérait pas. Elle trouvait la vie injuste, bougonnait à propos de tout et de tous. Elle avait dû toujours être laide, et elle en gardait une rancune à tout l’univers. Elle ignorait d’ailleurs parfaitement la vie, et par certains côtés, elle était d’une innocence enfantine.
Pardaillan souleva son chapeau avec beaucoup de politesse et ouvrit la bouche pour parler.
– N’approchez pas! Arrêtez! s’écria sœur Philomène, en essayant de rougir.
Le bon Pardaillan, qui s’était déjà arrêté avant cette injonction palpitante, demeura interloqué. Charles d’Angoulême, à son tour, salua et dit:
– Madame…
– Ne me parlez pas! interrompit la vieille femme avec un geste de pudeur outragée.
– Mais, madame…
– Que voulez-vous? Qu’espérez-vous? s’écria alors sœur Philomène. Dites! Parlez! Je lis vos intentions perverses sur vos visages. En vain vous feignez un respect qui n’est pas dans vos cœurs. Jour de Dieu, je vous préviens que si faible que je paraisse, je suis de taille à défendre ma vertu. Ainsi vous feriez mieux…
– Madame, dit Charles, je vous jure bien que nous n’avons pas l’intention que vous nous prêtez…
– De vous en aller! poursuivit sœur Philomène après avoir repris du souffle. Allez! jeune homme, vous devriez être honteux. Mais je suis bonne personne au fond, et je veux bien oublier…
Ici Pardaillan fut pris d’un éclat de rire qui, malgré ses soucis, gagna aussitôt le jeune duc. Les deux laquais, voyant rire leurs maîtres, crurent de leur devoir de faire chorus. Picouic se mit à rire comme une porte qui grince et Croasse rit aussi, comme il riait, c’est-à-dire lugubrement. En présence de ces quatre éclats de rire, sœur Philomène s’arrêta court, ébahie, le flux de paroles fut enrayé. Et Pardaillan en profita.
– Par tous les diables, dit-il, avons-nous l’air de Maures ou de Turcs? Sommes-nous faits comme des gens qui viennent violenter la vertu de deux femmes d’apparence aussi vénérables?… Non, madame, ne redoutez de nous aucune entre prise malséante. Notre vénération vous est acquise, vous y avez tous les droits…
Sœur Philomène avala sa salive et d’une voix étranglée:
– Ainsi, vous n’avez aucune intention perverse?
Pardaillan mit la main sur son cœur, s’inclina et répondit gravement:
– Aucune! Je vous le jure par le jour qui nous éclaire!
Sœur Philomène poussa un soupir.
– Cette vieille est encore en enfance, murmura le duc à l’oreille de Pardaillan.
– Dites qu’elle y est déjà, répondit le chevalier. Madame, reprit-il tout haut, nous venons simplement vous prier de nous donner un renseignement. Et pour achever de vous rassurer, je vous dirai que mon ami que voici a eu un grand malheur… il aime une jeune fille – oh! ne craignez rien, ce n’est pas une religieuse – et cette jeune fille a été enlevée.
– Pauvre jeune homme! murmura sœur Philomène en regardant le petit duc avec un intérêt qui eût fait rougir celui-ci, si les derniers mots du chevalier n’eussent ramené son esprit à sa triste préoccupation.
– Or, continua Pardaillan, il y a ici une femme, une bohémienne, que j’ai mené moi-même jusqu’au porche du couvent, et à qui on a bien voulu donner l’hospitalité. Cette bohémienne peut nous être d’un précieux secours pour retrouver celle que nous cherchons… et nous voudrions la voir. Voilà tout le mystère.
– J’ai vu la femme dont vous parlez, dit alors sœur Mariange, qui jusque-là avait rempli le rôle de personnage muet.
– Une créature d’enfer! grommela sœur Philomène.
Charles fit vivement deux pas vers la sœur Mariange.
– Madame, dit-il d’une voix émue, faites que je puisse voir la bohémienne, et vous n’aurez pas obligé un ingrat.
– Par Notre-Dame! grommela sœur Philomène, le bel homme!…
Et en parlant ainsi, elle examinait l’un des deux laquais.
Sœur Mariange tendit sa large main ouverte et nasilla:
– La charité chrétienne nous fait un devoir d’obliger le prochain. Si seulement j’avais de quoi mettre quelques cierges à Notre-Dame des Anges, ma patronne…
Le duc tira sa bourse et la mit dans la main de la vieille femme, qui l’ouvrit sans vergogne et en examina le contenu. Ses yeux brillèrent et ses grosses joues s’enflammèrent.
– Vous voulez parler à la bohémienne? dit-elle.
– Nous sommes venus pour cela.
– Eh bien, vous voyez ce vieux pavillon, là-bas, près de la brèche?… Elle y est en ce moment: je l’ai vue y entrer. Allez, et que Dieu vous conduise, mon jeune seigneur…
Pardaillan et Charles n’en écoutèrent pas davantage et se dirigèrent en toute hâte vers le pavillon signalé.
– Voyons? demanda sœur Philomène.
Mariange ouvrit la bourse et dit:
– Nous avons de quoi vivre trois mois, ma sœur. Trois mois de prières et de béatitudes sans travailler la terre!
– C’est le ciel qui récompense ma vertu, dit sœur Philomène.
Et jetant l’une sa bêche, l’autre sa serpe, elles rentrèrent dans l’intérieur du couvent. Il y avait entre ces deux femmes une sorte d’association: elles avaient mis en commun le gain et le dommage – et surtout leur misère, mais Mariange, rusée finaude et matoise, trouvait toujours à manger là où sa compagne mourait de faim; comme dans toutes les associations possibles, l’une des deux parties était sacrifiée, l’autre s’engraissait à ses dépens. Mariange, donc, parvenue dans le réduit où deux mauvaises paillasses servaient de couchettes aux deux religieuses, s’accroupit, versa dans son giron le contenu de la bourse et se mit à compter à doigts tremblants. C’était une fortune!
Et déjà la matoise cherchait le moyen de frustrer sa compagne de la part qui en toute justice eût dû lui revenir. Mais Philomène, moins pratique, allait et venait, songeant à ces étrangers et surtout à quelqu’un dont la noble prestance l’avait vivement frappée et qu’elle n’avait cessé d’examiner du coin de l’œil. Ce quelqu’un, c’était le magnifique Croasse. Elle maugréait, grommelait, et enfin, n’y tenant plus:
– Je suis curieuse, oui! curieuse comme une pie, puisse le Seigneur me le pardonner! Il faut que je sache ce que ces gens sont venus faire!
– Courez-y, dit sœur Mariange. En cas pareil, la curiosité est un devoir.
Philomène ne se le fit pas répéter et, rapidement, se dirigea vers le vieux pavillon, tandis que Mariange s’empressait d’enfouir la précieuse bourse dans une cachette…