AUBERGE DU PRESSOIR DE FER

tenue par la Roussotte et Pâquette


L’autre maison, très grande, avait une face muette, effrayante, des murs pourris, lépreux, lézardés, de rares fenêtres clignotantes; elle paraissait prête à s’effondrer de vétusté, d’abandon, de ruine; elle suintait la tristesse, elle suait l’épouvante; et son portail de fer, avec son énorme marteau de bronze, lui donnait une apparence de forteresse… une forteresse qui eût gardé des morts, des secrets monstrueux.


Le promontoire a disparu, rongé par les eaux patientes; la maison terrible n’existe plus; à sa place – ou presque – émerge timidement aujourd’hui un bâtiment humble et bas aux pieds duquel la Seine se lamente, comme alors, en clapotis d’effroi, et qui semble perpétuer l’horreur dans ce coin de Paris… La morgue!…


Belgodère, tenant toujours Violetta par la main, s’arrêta un instant devant l’Auberge du Pressoir de Fer; mais, secouant la tête, il marcha droit au formidable portail de la construction voisine.


– Où sommes-nous? bégaya Violetta en jetant autour d’elle un regard éperdu.


Belgodère ne répondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze.


– J’ai peur! Oh! j’ai peur!…


La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arrière; le bohémien la harponna solidement; dans la seconde qui suivit, elle se vit dans un vaste vestibule dallé, aux hautes murailles nues, faiblement éclairé, où se tenaient deux hommes masqués, la dague nue à la ceinture.


– Où suis-je! Où suis-je!… palpita la jeune fille.


– Voici la petite que moi, Belgodère, devais amener ici. C’est bien ici? fit le bohémien.


– C’est ici! dit l’un des deux gardes.


Au même instant, cet homme jeta sur la tête de Violetta un sac de toile noire qu’il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle, paralysée par une de ces terreurs extraordinaires comme on n’en a que dans certains hideux cauchemars, Violetta se sentit soulevée, entraînée, emportée elle ne savait où!… L’autre géant masqué tendit à Belgodère une bourse bien gonflée:


– Voici les cent ducats d’or que tu as demandés…


– Ce n’est pas moi qui les ai demandés, grommela le sacripant. C’est monseigneur le duc qui m’a dit la chose: dix bourses contenant chacune dix ducats…


– Monseigneur le duc? demanda l’homme avec étonnement. Tu veux dire: le prince?…


– Duc, prince si vous voulez. Peu importe. L’essentiel est que ma besogne est faite.


– C’est vraiment l’essentiel. Prends ton or, et file! Un instant, l’ami: si tu veux avoir la langue arrachée, si tu veux être écorché vif, tu n’as qu’à souffler à âme qui vive un mot de ce que tu viens de faire… Encore un conseil: tâche d’oublier si bien cette maison que jamais on ne te voie rôder par ici… Et maintenant, au large!


Le bohémien s’inclina jusqu’à terre, avec un sourire narquois, et sortant à reculons, s’évanouit dans la nuit.


* * * * *

Dix heures sonnèrent à Notre-Dame. Belgodère avait disparu depuis longtemps. Ce fut à ce moment que maître Claude, s’approchant à son tour de la terrible maison, heurta le marteau de bronze, comme avait heurté le bohémien.


Comme pour le bohémien… comme pour Violetta! La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Après la victime, le bourreau!… Sans doute les deux hommes masqués le reconnurent, car l’un d’eux, lui faisant signe de le suivre, se mit à le précéder dans l’intérieur de la maison. Et sans doute, aussi, maître Claude connaissait cet intérieur… car il ne manifesta aucun étonnement de ce qu’il voyait.


Et pourtant, il y avait là de quoi stupéfier l’esprit, et affoler l’imagination!


Dès le vestibule franchi, cette maison hideuse dont la façade branlait, dont les murs extérieurs poussiéreux, noircis et rongés par la lèpre des siècles tombaient en ruine, oui, cette maison devenait un fabuleux palais de monarque asiatique, une succession de pièces vastes et ornées avec une magnificence inouïe, aboutissant à une salle immense au fond de laquelle, sous un dais, s’élevait un trône d’or, merveille de sculpture et de ciselure…


Les plafonds de ces pièces peints à fresque, les hautes murailles couvertes des toiles du Primatice, du Tintoret, d’Annibal, Carrache, de Raphaël, du Corrège, de Véronèse, les dressoirs de chêne précieusement fouillé, les admirables tapisseries des fauteuils, les mosaïques prestigieuses des parquets, les somptueuses tentures, les panoplies d’armes étincelantes, formaient un prodigieux ensemble d’un luxe écrasant, d’une beauté sévère, d’un goût très pur…


Dans la salle du trône, douze torchères en or massif supportant chacune douze flambeaux de cire rose, des colonnes alternativement de jaspe et de marbre, d’énormes vases de porphyre contenant de gigantesques bouquets aux fleurs radieuses, des tapisseries d’Arabie, soixante fauteuils aux dossiers très hauts, tous surmontés d’une tiare sculptée, tous portant une F brodée sous laquelle se croisaient deux clefs symboliques, les statues de marbre entre les colonnes, constituaient un décor fantastique, exorbitant, qui tenait du rêve et que semblaient garder, comme un trésor des Mille et une Nuits, vingt-quatre hommes d’armes vêtus d’acier, silencieux, immobiles, hallebarde au poing, douze à gauche du trône, douze à sa droite…


Et ce décor, dans sa splendeur, gardait on ne savait quoi de menaçant et de formidable, comme s’il eût été fait pour quelque souveraine orientale, pour quelque antique impératrice, distribuant autour d’elle selon son caprice l’amour ou la mort.


Le bourreau passa parmi ces merveilles sans un frémissement, suivant son conducteur muet. Il parvint ainsi, de salle en salle, jusqu’à une pièce qui devait se trouver aux confins de ce palais, vers la Seine, et faisait pendant au lugubre vestibule de l’entrée. Elle était nue, froide, humide, avec des murs en pierre grise, sans un meuble; seulement, au long des murailles, il y avait des chaînes accrochées à des anneaux de fer, comme si d’une enchanteresse résidence de fée magicienne, on fût soudain passé dans un cachot servant d’antichambre au condamné qui va marcher au supplice!


Là se tenait une femme vêtue de noir, la tête couverte d’une mantille en dentelle noire. On ne voyait pas son visage; mais à sa main étincelait un anneau pareil à celui du prince Farnèse, avec les mêmes signes; seulement, tandis que l’anneau du cardinal était en fer, celui qui brillait à cette main de femme était en or pur; et les caractères du chaton étaient tracés par des diamants qui fulguraient dans la pénombre.


Cette femme, c’était celle-là même que nous avons entrevue place de Grève, c’était celle que Farnèse avait appelée Sainteté… C’était Fausta!


Du premier coup, les yeux de Claude se portèrent sur l’anneau, comme s’il l’eût avidement cherché. Alors il frissonna et tomba à genoux en murmurant:


– La Souveraine!…


Et tremblant d’une terreur mêlée de vénération, il se prosterna, courba le front jusqu’à lui faire toucher les dalles. De cette voix qui berçait comme une mélodie d’amour et suscitait l’effroi comme le verbe d’un archange exterminateur, Fausta prononça avec une étrange et glaciale solennité:


– Bourreau! Nous, grande-prêtresse de l’ordre auquel vous avez juré obéissance, avons jugé et condamné à mort une créature humaine de qui la vie était une menace pour les projets sacrés dont nous sommes la dépositaire. Bourreau! vous avez accepté d’être l’exécuteur de secrètes sentences qui ne relèvent que de la divine justice… Entrez donc dans la chambre des exécutions où la condamnée attend et accomplissez votre œuvre…


Claude releva le front et tendit les mains vers Fausta.


– Vous avez à Nous parler!… Nous vous le permettons… dit Fausta.:


– Souveraine, dit Claude avec un tremblement convulsif, moi chétif et humble, j’ose adresser une supplique à l’éblouissante Majesté aux pieds de laquelle je me prosterne…


– Parlez, bourreau: Nous sommes sur cette terre pour punir, mais aussi pour consoler…


– Consoler!… Oui! C’est de consolation dont j’ai besoin… Mes nuits sans sommeil sont peuplées de spectres. Le vent qui passe m’apporte les larmes et les malédictions de ceux que j’ai tués… En vain je me crie que je fus seulement un instrument de la justice humaine! En vain j’implore de Dieu tout-puissant de rendre un peu d’apaisement à mon cœur! Je vois la Mort avec une inexprimable terreur… sans quoi je me fusse tué!… J’ai peur, Souveraine! J’ai peur de mourir sans cette absolution suprême qui me fut promise par votre envoyé!… Depuis deux ans que j’ai juré obéissance, par trois fois j’ai dû venir ici exercer mon terrible ministère… et la Seine n’a redit à personne le secret des trois cadavres que je lui ai jetés!…


Un effroyable sanglot râla dans la gorge de Claude, et cette figure monstrueuse parut bouleversée par toutes les affres d’une superstition délirante. Il frappa son vaste front sur les dalles, et, avec un désespoir insensé:


– J’ai consulté vingt docteurs, reprit-il. Et, en apprenant qui j’étais, aucun n’a voulu me répondre! J’ai imploré la pitié de plus de cent prêtres: et aucun n’a voulu tracer sur ma tête le signe rédempteur qui m’eût rendu le repos!…, À votre envoyé, Souveraine, j’ai refusé l’or qu’il m’offrait… mais lorsqu’il m’a promis la sainte absolution, j’ai signé le pacte!… Par trois fois, dis-je, j’ai obéi, Souveraine! Maintenant, je ne peux plus; l’horreur me submerge, et je vois s’ouvrir devant moi les effroyables mystères de la damnation éternelle… Souveraine, ayez pitié de moi!…


– Vous avez bien fait de m’ouvrir votre âme, dit Fausta d’un accent de douceur pénétrante. Bourreau, l’épreuve est terminée. Allez demain dans Notre-Dame. Après la messe, vous serez entendu en confession générale, non pas par un simple prêtre, mais par un prince de l’Église muni, à votre seule intention, des pleins pouvoirs de Sa Sainteté… C’est donc Sa Sainteté elle-même qui répandra sur votre front le trésor des indulgences qui feront de vous un homme semblable aux autres, vous rendront le sommeil, écarteront de votre esprit les terreurs infernales, et vous berceront dans la sérénité des apaisements paradisiaques…


Et d’une voix de commandement suprême, tandis que son bras tendu désignait une porte, elle ajouta:


– Maintenant, bourreau, va!… Éteins cette vie encore!… À ce prix, demain, tu seras absous de tous tes meurtres, et délivré de tous tes spectres…


Claude se releva d’un bond, le visage resplendissant d’une épouvantable extase. Un changement terrible dans sa soudaineté se fit sur cette physionomie où domine une implacable et sauvage résolution.


– Vous dites, gronda-t-il, que je serai absous de tout mon passé?…


– Tu seras absous!…


– Et que cette exécution est la dernière… qu’après cette femme, je ne tuerai plus personne?…


– Cette femme sera ta dernière victime!


– Qu’elle meure donc! rugit maître Claude, en se dirigeant vers la chambre des exécutions.


C’était un homme qui s’était prosterné aux pieds de Fausta: celui qui marchait maintenant vers la porte qu’on lui avait désignée, d’un pas rude de fauve, c’était le bourreau!… Il entra brusquement, refermant la porte derrière lui… Alors Fausta s’approcha, colla son visage à un invisible treillis, et regarda ce qui allait se passer dans la chambre des exécutions…


C’était une large pièce qui, greffée sur les murs de la maison, était suspendue au-dessus de la Seine. Il n’y avait pas de fenêtres. La lampe suspendue au plafond très élevé, au lieu d’éclairer ne faisait qu’accentuer les ténèbres, et, pour ainsi dire, donner un relief aux ombres entassées dans cet antre. Les parois étaient en bois mal équarri. De même le plancher…


Seulement, au milieu de ce plancher, apparaissaient les rainures d’une trappe fermée. Il y avait un anneau à cette trappe. Une corde y était adaptée; elle montait droit au plafond, puis, par un système de poulies, descendait le long d’une paroi où elle était fixée à un gros clou par un nœud. Il n’y avait qu’à défaire ce nœud: la corde glissait dans ses poulies, et le couvercle de la trappe, n’étant pas soutenu par elle, s’abaissait, retombait…


Quiconque se trouvait alors sur ce couvercle était précipité… En bas, la Seine coulait, avec de sourdes lamentations, des froissements d’eau qui ressemblaient à des plaintes, des clapotis qui étaient pareils à des malédictions.


Le bourreau, en entrant, saisit un paquet de cordes… Il s’agissait de lier la victime, de l’étrangler d’un coup sec, puis de pousser le cadavre sur la trappe, et de laisser retomber le couvercle!… C’était là sa besogne!…


* * * * *

En entrant, le bourreau aperçut au milieu de la salle, dans la livide clarté diffuse, celle qu’il allait tuer. Elle était étendue sur le plancher, évanouie de terreur sans doute; sa tête enveloppée d’un sac noir touchait au couvercle même de la trappe. Elle ne bougeait pas… Peut-être ne respirait-elle plus… Le bourreau eut comme un geste de déception… ou de honte!… Sa résolution tomba.


– Qui est cette malheureuse? murmura-t-il. Qu’a-t-elle fait? Pourquoi faut-il qu’elle meure?… C’est moi qui vais la tuer!…


Il frissonna longuement. Aux trois exécutions précédentes, c’étaient des hommes, et la lutte… l’effroyable lutte réveillait en lui les instincts du carnassier, du fauve qui ne pardonne pas… mais là! une femme… jeune, belle peut-être… innocente… qui savait?… une malheureuse créature qu’il n’était même pas besoin de tuer!… qui se livrait, la tête déjà sur la trappe fatale… comme s’il n’y eût qu’à la pousser dans la mort!… Claude détourna la tête… ses yeux vacillèrent de pitié… Non! jamais il n’aurait le courage de porter la main sur sa dernière victime!…


Il se dirigea vers le clou auquel était accrochée la corde qui soutenait la trappe!… Mais pour y aller, il fit un long détour, rasa les parois de bois, sans regarder la victime. Il marchait courbé, sur la pointe des pieds, haletant, formidable et pitoyable… la sueur coulait à grosses gouttes sur son visage… Et ce fut ainsi qu’il atteignit la corde. Sans oser se retourner, il porta une main tremblante sur le nœud, qu’il commença à défaire… À ce moment, la condamnée, la victime poussa un soupir qui résonna dans la tête du bourreau comme la clameur des trompettes du jugement dernier. Il eut un violent recul en arrière… et il demeura immobile, ramassé sur lui-même, écoutant, luttant contre cette pensée épouvantable:


– Elle se réveille… il faut que je la tue avant de la précipiter… Elle pourrait se sauver!…


Il ajouta en grelottant:


– Et puis… elle souffrirait trop… si elle se noyait tout de même… je dois tuer, non faire souffrir!…


Alors il se retourna, avec un rauque grondement, une violence, par quoi il cherchait à s’exciter, bondit jusqu’à la condamnée, et s’agenouilla ou plutôt s’accroupit près d’elle, disposant les cordelettes de l’étranglement!…


– Il faut qu’elle meure! grogna-t-il, je dois agir… Encore celle-là!…


La victime fit un mouvement… Des paroles à peine bégayées parvinrent jusqu’à l’oreille du bourreau.


– Adieu, mère… ma mère chérie… Père! Père!… Où es-tu?…


– Elle appelle sa mère, haleta le bourreau, livide d’angoisse… elle appelle son père… Comme sa voix est douce et triste… et comme elle me remue le cœur!…


Une irrésistible curiosité s’emparait de lui! Voir! oh! voir le visage de cette victime… de cette enfant étrangement vêtue comme une bohémienne… Oui… la voir!… lire peut-être sur sa figure le crime qui la condamnait. Il résistait encore à la tentation, que déjà ses doigts avaient délié le cordon qui maintenait le sac noir autour du cou, déjà il soulevait l’étoffe, déjà lui apparaissait l’adorable visage, les paupières closes sous ses longs cils, le front pur et la radieuse chevelure de Violetta… Il la contempla une longue minute, avec un indicible effarement devant cette parfaite harmonie de grâce, d’innocence et de beauté.


– Qu’elle est belle! fit-il dans un souffle rauque. Et elle va mourir!…


Il devint pensif… Peu à peu, il oubliait ce qu’il faisait là et pourquoi il y était!…


Puis, à force de la regarder, il sentit tout à coup comme un battement sourd et profond de son cœur, quelque chose qui pleurait et riait en lui, une joie délirante et une douleur prodigieuse, un bouleversement de son âme qui – si les âmes ont des yeux! – fermait ses yeux, éblouie par un jet d’aveuglante et surhumaine clarté!…


– Ah çà! gronda-t-il en saisissant sa crinière de ses deux mains crispées, mais je deviens fou, moi!… Que vais-je imaginer là!… Seigneur Dieu! Est-ce le châtiment suprême! Vais-je sombrer dans la folie!… ce visage… oh! ce visage!… il me rappelle… non!… c’est insensé!… l’enfant aurait cet âge-là! elle aurait cette figure-là!… (Il eut un sanglot et un éclat de rire.) Ce sont bien ses cheveux, tout de même, ses beaux cheveux d’or… il n’y a pas à dire… c’est sa bouche… oh! si je pouvais voir ses yeux! (Le sanglot devint un rugissement, et le rire un râle.) Si c’était elle!… Ma fille! hurla-t-il dans un cri terrible, en secouant la victime. Ma fille!… mon enfant!… Violetta! Violetta!…


Violetta ouvrit les yeux, les posa, timides et craintifs, sur le bourreau… Ce fut une seconde indescriptible, où l’on n’eût pu entendre que le souffle tragique du colosse agenouillé. Les yeux de l’enfant, soudain, s’emplirent de lumière… Elle tendit vaguement les bras, comme jadis, au pied du gibet, et avec un infini ravissement, murmura:


– Mon père!… Mon bon petit papa Claude!…


Claude jeta une déchirante clameur qui fit trembler les parois de la chambre.


– Seigneur Dieu! c’est elle! c’est mon enfant!…


Il se redressa et recula, comme si la joie furieuse et le doute encore l’eussent enveloppé d’un tourbillon. Ses mains énormes, secouées d’un tremblement convulsif, se tendaient vers elle, puis se reculaient vivement. Il n’osait la toucher! Il riait et pleurait. Et il grommelait:


– Comment, comment! C’est mon enfant?… Je ne suis pas fou?… Oh!… Est-ce bien toi?…


L’enfant sourit divinement:


– C’est moi, père!… C’est moi!


Puis il se rapprocha tout d’un coup. Alors, avec une sorte de rudesse, il empoigna la jeune fille dans ses bras puissants, la souleva comme une plume, l’emporta dans l’angle le plus éloigné de la trappe fatale, s’assit sur le plancher, et la mit sur ses genoux.


Il pleurait à grosses larmes; ses lèvres barbouillées de pleurs, tremblotantes, bégayaient des choses incompréhensibles, et il y avait sur son visage monstrueux une irradiation de bonheur inouï, de prodigieux étonnement et de suprême extase… Violetta souriait et répétait:


– Mon père… mon bon père Claude… c’est vous… c’est bien vous… mon père…


Et quand elle put comprendre quelques mots de ce qu’il balbutiait, elle l’entendit qui disait:


– Oui… c’est ça… appelle-moi encore ainsi… encore… que j’entende ta voix… comme tu es belle!… mets-moi ton bras autour du cou… tu sais bien… Ah çà! que s’est-il passé? Non, tais-toi, tu me diras ça plus tard… Dire que c’est toi!… Je ne rêve pas, dis!… C’est toi! Ce sont bien toujours tes chers yeux… tes beaux cheveux… mon enfant… ma vie… ma Violetta… Dire que ce que je tiens là dans mes bras… c’est mon enfant!…


Il sanglotait, ses énormes épaules toutes secouées… il oubliait le monde, le lieu où il se trouvait, et pourquoi il y était, et ce qu’il était venu y faire…


– Ah çà! fit-il en riant avec délices, rentrons chez nous… Comprends-tu cela?… chez nous?…


– Dans notre bonne petite maison de Meudon…


– Non… c’est-à-dire, si fait… c’est là!… Que diable faisons-nous ici?… Viens, rentrons…


– Ici! murmura Violetta reprise par un frisson d’épouvante. Oh! Père… qu’est-ce donc, ici?…


– Ici!…


Claude jeta ce mot comme une clameur d’enfer. Son visage se convulsa Ses regards eurent des lueurs de folie. Il répéta en grelottant:


– Ici!… Nous sommes ici!…


– Père, père! quelle horrible angoisse vous saisit! Oh! j’ai peur! Qu’est-ce donc que cette maison?…


– Ce que c’est! gronda Claude qui tressaillit, passa une main sur son front et jeta autour de lui des yeux hagards. Ce que c’est!… Oh!… je me souviens!… Damnation! Fuyons… vite, fuyons!…


Il se releva d’un bond, saisit par un bras la jeune fille terrifiée par cette expression d’horreur qui éclatait soudain dans la voix de son père… À ce moment la porte s’ouvrit. Fausta parut, voilée de noir.


* * * * *

Fausta fixa sur Violetta un regard d’ardente curiosité.


– C’est donc là, murmura-t-elle, l’enfant que recueillit le bourreau! C’est donc la fille de Farnèse! Nouvelle raison, plus puissante encore, pour qu’elle disparaisse!… qu’elle meure!


Claude s’était arrêté pétrifié. Fausta étendit les bras et dit avec une funèbre simplicité:


– Qu’attendez-vous?…


Claude eut un recul de bête sauvage à l’instant de l’égorgement. Un soupir de damné s’exhala de sa vaste poitrine. Violetta, tremblante, fixait un regard éperdu sur cette femme vêtue de noir qui parlait si étrangement à son père. Fausta, de sa même voix affreusement simple, répéta:


– Qu’attendez-vous?


Alors Claude frémit. D’un geste violent, il repoussa derrière lui Violetta comme pour une protection suprême. Puis il joignit ses mains énormes et, la tête perdue, balbutia d’une voix très basse:


– Mon enfant, madame, c’est mon enfant… ma fille! Figurez-vous que je l’avais perdue… et je la retrouve ici!… Figurez-vous que vous avez perdu le paradis… et que vous le retrouvez dans l’enfer… Vous ne voudriez pas, n’est-ce pas? maintenant que vous savez. Allons… laissez-nous passer…


– Maître Claude, dit Fausta, qu’attendez-vous pour faire votre besogne?… Bourreau, qu’attends-tu pour exécuter la condamnée?…


À ce mot de bourreau, Violetta regarda la femme noire avec stupeur… puis son père… avec épouvante! Et un cri d’angoisse et d’horreur jaillit de sa gorge tandis qu’elle reculait en cachant son visage dans ses mains:


– Mon père!… Bourreau!… Mon père est bourreau!…


Claude entendit ce cri! Et son visage devint couleur de cendres… Et il se replia, se tassa, les épaules basses, la tête tombée sur le poitrail, avec des soupirs affreusement tristes… Alors, il se tourna vers la jeune fille. Une sublime expression de désespoir s’étendit sur sa physionomie. Et d’un accent indiciblement navré, avec une immense lassitude de résignation:


– Ne t’effraye pas… je ne te toucherai plus, si tu veux… je ne te parlerai plus… je ne t’appellerai plus ma fille… mais ne t’effraye pas, allons… tu peux bien encore faire cela pour moi… Je t’en supplie, n’aie pas peur… Madame, gronda-t-il soudain en se retournant vers Fausta, vous venez de commettre un crime; vous avez brisé le lien d’affection qui rattachait cette enfant à l’infortuné que je suis. Or, je vous le dis en face: ceci est une chose abominable que d’avoir révélé mon ignominie au seul être qui m’ait aimé en ce monde! Et je vous le déclare: prenez garde, maintenant…


– Prends garde toi-même, bourreau! interrompit Fausta sans colère, pareille à la Fatalité qui tue parce que c’est sa fonction de tuer. Finissons vite. Es-tu en rébellion? Obéis-tu?


– Obéir! Ah çà! vous ne comprenez donc pas? Ma fille! Je vous dis que c’est ma fille!… Ne crains rien, ma petite Violetta, ne crains rien, va… Je dis que tu es ma fille, mais je ne t’importunerai pas… tout ce qu’il faut, c’est que tu vives… Sortons d’ici!


– Bourreau! dit Fausta d’une voix éclatante, choisis: de mourir avec elle, ou d’obéir!…


– Obéir, moi! hurla Claude d’un accent sauvage. Assassiner ma fille, moi!… Vous êtes folle, ma Souveraine! Place! place, par l’enfer! Ou ta dernière heure est venue!…


De son bras gauche, il entoura la taille de Violetta qu’il souleva, qu’il emporta… Et levant son bras droit, balançant dans l’espace son poing formidable, flamboyant il marcha sur Fausta…


Fausta vit venir sur elle l’homme, effroyable, pareil à quelque fauve des forêts. Elle ne recula pas, ne fit pas un mouvement de défense, mais d’un sifflet qu’elle portait à la ceinture elle tira un son bref et aigu… À l’instant même, quinze gardes armés d’arquebuses firent irruption dans la funèbre salle, et se rangèrent sur une seule ligne devant Fausta… Cette manœuvre s’était accomplie avec une foudroyante rapidité…


Claude, portant Violetta à demi évanouie dans ses bras, recula en grondant, montrant les dents comme un dogue furieux; il s’accula à la paroi du fond, darda des yeux sanglants sur les gardes, et grogna quelques sons incompréhensibles, qui sans doute signifiaient:


– Venez-y donc! Touchez-la, si vous osez…


Mais les gardiens n’avançaient pas: sans doute, Fausta leur avait donné ses ordres avant d’entrer. Ils n’avançaient pas!… Mais Claude les vit apprêter leurs armes!


– Comment! comment! Ils vont arquebuser ma fille?… bégaya-t-il.


Les cheveux hérissés, le regard fou, les veines du front gonflées à éclater, il sentait craquer son cerveau, il entendait son cœur se briser, ses muscles se tordre et ses nerfs pleurer. Dans une effrayante tension d’esprit, il cherchait encore à cette minute définitive le moyen de sauver Violetta!…


– Attention! commanda une voix rude.


À cet instant, les quinze gardes entendirent un hurlement qui se termina par un éclat de rire de tempête; ils virent une ombre géante qui bondissait, d’un bond prodigieux; dans la même seconde, ils firent feu! Le tonnerre des quinze arquebuses éclata! La sinistre chambre s’emplit d’une fumée noire!… Et les gardes, alors, sortirent…


Fausta demeura seule, immobile, un mystérieux sourire aux lèvres. Lentement, les volutes de fumée se dissipèrent… Alors, elle chercha les cadavres de Claude et de Violetta… du bourreau et de la condamnée! Et elle ne les vit pas!… Violetta et Claude avaient disparu!…


Les yeux de Fausta errèrent, fouillèrent les coins sombres… et enfin, s’arrêtèrent sur la trappe, au milieu de la pièce… la trappe était ouverte!… Il y avait là comme l’ouverture béante d’un puits au fond duquel la Seine se lamentait… Fausta eut un imperceptible tressaillement: elle venait de comprendre ce cri et cet éclat de rire sauvage, et ce bondissement furieux de Claude!…


Fausta s’approcha de la trappe, se pencha, écouta et demeura là, inclinée sur ce gouffre noir, au fond duquel, sans doute, tournoyaient maintenant les deux cadavres enlacés… Et ce gouffre était moins noir, moins terrible que le gouffre de ses pensées!

Загрузка...