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La nuit tombait déjà lorsque Malberg sortit de l'immeuble. La Via dei Coronari était calme, ce qui n'avait rien d'étonnant puisque la plupart des Romains avaient fui la ville pour passer le mois d'août à la mer ou à la campagne. Quant aux touristes, ils préféraient les trattorias de la Piazza Navona, ou celles du Trastevere, situé sur l'autre rive du Tibre.

Malberg prit la direction de son hôtel. Sa chemise lui collait à la peau. La chaleur du soir ne pouvait expliquer qu'en partie cette transpiration abondante, causée avant tout par l'idée qu'un drame passionnel avait pu se jouer entre Lorenza et Marlène.

En se remémorant son entrevue avec la marquise, il se souvint qu'elle avait encore les yeux gonflés de larmes au moment où elle l'avait accueilli, mais qu'elle avait très vite engagé la conversation sur l'objet de sa venue.

Et elle avait réagi vivement aux doutes qu'il avait émis concernant les causes de sa mort.

D'un côté, elle prétendait ne pas bien connaître Marlène et, de l'autre, elle avait dans sa chambre une série de photos de Marlène nue. Comment expliquer cette contradiction dans son discours ?

Il y avait quelque chose qui clochait, mais quoi ?

Malberg arriva à l'hôtel, monta dans sa chambre, prit une douche froide, puis il enfila un pantalon léger en lin et un polo.

Il demanda au réceptionniste s'il y avait un restaurant dans le coin où il pourrait manger du poisson. En guise de réponse, celui-ci l'avertit qu'une jeune femme l'attendait devant la porte donnant sur le patio de l'hôtel. La jolie femme en question s'avançait déjà vers Malberg.

- Je m'appelle Caterina Lima et je travaille pour le Guardiano.

Malberg ne put cacher son étonnement.

- Et que puis-je faire pour vous, signorina ? Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés. Je n'aurais certainement pas oublié une femme aussi jolie que vous.

Caterina sourit sans se laisser troubler, car elle était habituée à ce qu'on lui fasse de tels compliments.

- La marquise Falconieri m'a dit que vous étiez un ami de Marlène Ammer. Je veux dire : que vous aviez été un ami. C'est elle qui m'a informée que je pourrais vous trouver ici, dans cet hôtel.

- Qu'entendez-vous par le terme « ami » ? répliqua Malberg sur un ton brusquement très différent. Nous avons été dans la même classe pendant quelques années, puis nous nous sommes perdus de vue. Cela arrive fréquemment. Il y a quelque temps, nous nous sommes revus. (Il marqua un silence.) Mais en quoi cela vous intéresse-t-il ?

- Eh bien... Voilà, commença la journaliste lentement, en cherchant ses mots. En tant que reporter, on est amené à avoir des contacts avec des personnes importantes...

- Je l'imagine bien, signorina.

- Et une de ces personnes m'a conseillé de m'intéresser de plus près à la mort d'une certaine Marlène Ammer. Je peux compter sur votre discrétion, n'est-ce pas ?

Malberg, subitement inquiet, entraîna d'un signe de la main la jeune femme dans la cour intérieure de l'hôtel.

- Et évidemment, la marquise vous a aussi parlé de moi ? s'enquit Malberg, une fois qu'ils se furent assis dans les fauteuils blancs en rotin.

- Oui, répondit Caterina. Elle n'aurait pas dû ?

Malberg haussa les épaules sans répondre.

- Je sais par mon informateur au sein de la préfecture de police que l'enquête concernant Marlène Ammer a été classée sans suite ; l'ordre venait de « très haut ». Et cela bien que - à cet instant, elle se pencha vers Malberg en le regardant d'un air entendu - bien que tous les indices portent à croire qu'il s'agit d'un meurtre. L'enquête a conclu à une mort accidentelle à la suite d'une chute dans la baignoire.

- L'ordre venait de très haut, dites-vous ?

- Exact.

Malberg se tut un instant. Effectivement, cela paraissait tout à fait étrange. Il regarda la journaliste.

- Et vous doutez de cette conclusion ?

Caterina acquiesça.

- Mon informateur est parfaitement fiable !

Malberg eut un sourire amer.

- Vous savez, je ne suis pas un spécialiste en matière d'assassinat et de meurtre. Pour être franc, je n'ai encore jamais eu affaire à la police. Quel intérêt un homme qui travaille à la préfecture de police peut-il bien avoir à relancer une enquête déjà close ?

- Les raisons peuvent être multiples. Il pourrait par exemple avoir personnellement connu Marlène Ammer.

- Possible, mais invraisemblable.

- Ou bien, une histoire de rivalités entre chefs.

- C'est déjà plus vraisemblable.

- Si nous excluons une vengeance de la mafia, on pourrait imaginer l'implication dans le meurtre d'un secrétaire d'État du ministère de l'Intérieur, ou même celle du ministre lui-même...

- Je crois, l'interrompit Malberg, que vous surestimez l'importance de Lénou.

- Lénou ?

- C'est ainsi que nous l'appelions, autrefois.

- Lénou ! C'est étrange. Excusez ma remarque idiote. Vous permettez que je vous pose quelques questions ?

Malberg acquiesça. Pourquoi la marquise avait-elle lancé cette journaliste à ses trousses ? Que savait-elle de lui ?

- Quel genre de personne était Marlène ? s'enquit la journaliste avec prudence.

- En tout cas, elle n'était pas de celles qui sont désespérées de vivre et qui se noient dans une baignoire, répondit Malberg, agacé. Lorsque nous nous sommes vus pour la dernière fois, elle ne donnait pas l'impression d'être maladroite au point de faire une chute dans une salle de bains.

- Si je vous comprends bien, vous penchez vous aussi pour la thèse du meurtre ? Pourquoi ? Avez-vous des indices allant dans ce sens ?

Malberg sursauta. Dès le début, il avait été persuadé que Marlène avait été assassinée. Tout à coup, les deux hommes qui l'avaient bousculé dans l'escalier lui revinrent à l'esprit. Mais il ne pouvait pas en parler à la journaliste. Il la fixa sans dire un mot.

Ce n'est qu'à cet instant qu'il remarqua qu'elle était vraiment très belle. Sa tenue décontractée, pour ne pas dire négligée, l'avait peut-être empêché de s'en apercevoir plus tôt. Caterina portait un jean délavé rose et un corsage d'une couleur indéfinissable dont seuls les trois boutons à l'encolure attiraient l'attention, parce qu'ils étaient déboutonnés et qu'ils offraient une vue imprenable sur la naissance de ses seins, lesquels semblaient être de toute beauté. Caterina était grande. Et Malberg aimait les femmes grandes.

En regardant ses longs cheveux blonds noués en chignon, il douta que le blond soit leur couleur naturelle, d'autant que des sourcils bruns, presque noirs, surplombaient ses yeux en amandes.

Les sourcils et les cheveux ne sont pas toujours de la même couleur ; ce n'est pas une loi de la nature, mais quand même... Le mignon petit nez de Caterina, ses lèvres aussi pulpeuses que celles de Sophia Loren firent momentanément oublier à Malberg la raison de leur rencontre. Elle parlait vite, comme une Italienne du Nord. Malberg, qui maîtrisait bien la langue, avait néanmoins du mal à la suivre.

Les regards de Malberg n'avaient pas échappé à Caterina.

- Excusez ma tenue pour le moins décontractée, mais quand je suis sortie de chez moi ce matin, je ne savais pas que j'allais vous rencontrer.

Se sentant pris sur le fait, Malberg se tira de son embarras en répondant à sa question :

- Oui, je crois à l'hypothèse du meurtre.

- Je comprends, dit la journaliste avant de réfléchir un instant en dodelinant de la tête. Pardonnez ma curiosité, mais quelle relation entreteniez-vous avec la signora Ammer ?

- Vous voulez savoir si nous avions une liaison ? répondit Malberg en s'efforçant de sourire. La réponse est non. C'était une ancienne camarade de classe. Ça n'allait pas plus loin.

- Et elle n'a jamais été mariée ?

- Non. En tout cas, pas à ma connaissance.

- Étonnant. Il paraît qu'elle était très attirante.

- C'est vrai. Elle s'était incroyablement métamorphosée, avec le temps. Le vilain petit canard était devenu un beau cygne. Jusqu'à la fin du lycée, elle était tout, sauf jolie. Mais lorsque je l'ai revue après toutes ces années, j'en ai presque eu le souffle coupé. L'insignifiante Lénou était devenue une Marlène très séduisante.

- Marlène Ammer avait-elle encore des parents ?

- Pas que je sache. Elle m'a raconté que sa mère était décédée il y a deux ans. Son père avait trouvé la mort quelques années plus tôt dans un accident de voiture. Non, elle n'a pas laissé de famille.

- Avait-elle des ennemis ? A-t-elle fait des allusions donnant à penser qu'elle se sentait menacée ?

Malberg s'efforçait de garder la tête froide.

La touffeur du soir et les questions précises de la journaliste ne lui facilitaient pas les choses, vu la situation où il se trouvait.

- Écoutez-moi, signorina Lima : quand on se revoit après vingt ans, on a beaucoup de choses à se raconter. On ne peut pas parler de tout.

- Je comprends, s'excusa Caterina, avant de poser une autre question dans la seconde qui suivit :

- Au fait, comment avez-vous appris la mort de la jeune femme ?

Malberg tressaillit. La journaliste avait-elle remarqué sa réaction ? Il tenta de n'en rien laisser paraître :

- C'est la marquise qui m'a informé. Elle ne vous l'a pas dit ?

- Non, je ne me souviens pas qu'elle en ait parlé.

Caterina Lima posa le bout de l'index sur ses lèvres, comme si elle réfléchissait.

Malberg n'était pas du genre à se laisser cuisiner par une journaliste. D'autant qu'il n'y avait aucune raison à cela. Mais la conversation prenait lentement l'allure d'un interrogatoire. Malberg se retrouvait tout à coup dans le rôle de celui qui va devoir se défendre. Ce qui était inadmissible pour lui : il se leva.

- Je regrette de ne pas pouvoir vous être plus utile. Je vous ai dit ce que je savais de Marlène. Je vous prie de m'excuser, j'ai un rendez-vous.

- Mais non, signore, vous m'avez beaucoup aidée. Je vous prie d'excuser mes questions directes, je n'en suis qu'au début de mes investigations. Permettez que je vous laisse ma carte au cas où quelque chose d'important vous reviendrait à l'esprit.

Malberg répondit plus par politesse que par conviction :

- Cela va de soi. Je vais certainement rester à Rome quelques jours encore. Vous savez où me trouver.

Et, l'air absorbé, il glissa la carte dans la poche de son polo.

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